De Piss Christ aux théories du genre : Sociologie des offensives néo-réactionnaires

Il y a d'abord eu les attaques contre la théorie de l'évolution, à grand coup de constructions pseudo-scientifiques mais vraiment religieuses qui ne valent pas beaucoup mieux qu'un mauvais plat de spaghetti. Il y a, depuis peu, l'extension de ce "combat" contre l'astronomie, la condamnation renouvelée de Galilée et le retour tonitruant de la Terre au centre de l'Univers. Il y a eu, surtout, juste à côté de chez vous, la destruction d'une œuvre d'art dans une indifférence presque totale. Et, dernier épisode de cette triste série, ce sont les théories du genre, introduites dans les programmes d'éducation sexuelle du collège, qui font l'objet des assauts des néo-réactionnaires. A chaque fois, la même stratégie : occuper le terrain pour re-définir le monde à leur avantage. Et ce qui est inquiétant, c'est que ça marche.

C'est donc Christine Boutin, des "associations familiales chrétiennes", l'enseignement catholique et quelques autres qui ont décidé de s'en prendre aux théories du genre au moment où celles-ci apparaissent dans les cours d'éducation sexuelle du collège - bientôt, ils tomberont sur les manuels de sciences économiques et sociales et pousseront sans doute les mêmes cris d’orfraie.

L'objet de leur ire ? L'idée qu'il faut différencier le sexe du genre, en considérant le sexe comme une donnée biologique et le genre comme une construction sociale. Ce que l'on appelle également les gender studies, et autour desquelles se rassemblent des disciplines aussi variées que la philosophie, l'anthropologie ou la sociologie, s'attachent à montrer que ce que nous attribuons comme étant des caractéristiques "féminines" ou "masculines" - comme la douceur aux femmes et la force aux hommes, le romantisme fleur bleu aux premières et le sexe sans sentiments mais avec alcool aux seconds (voyez l'image suivante si vous ne me croyez pas...), etc. -, loin de reposer sur des différences de "nature" sont des constructions sociales. Et ces constructions sociales débouchent sur des traitements différenciés et des inégalités.

Un bel exemple de construction du genre : le "steak and blow job day", une soi-disante réponse masculine à la St-Valentin parce que, bien sûr, la fête des amoureux, c'est pour les gonzesses, les mecs, ça veut du sexe et de la bidoche...

J'ai déjà longuement documentée cette approche sur ce blog. Il s'agit aujourd'hui de quelque chose de tout à fait classique pour les sciences sociales, à tel point que Science-Po Paris les a rendu obligatoire pour tous ses étudiants. Et c'est pas du luxe. Ces travaux montrent par exemple que les stéréotypes de genre sont très prégnants à l'école : à niveau égal, les enseignants ont des attentes plus fortes pour les garçons - dont on pense toujours qu'ils en ont "sous le pied" - que pour les filles - toujours perçues comme de bonnes petites travailleuses scolaires qui tournent à pleine capacité ; les sanctions au collège viennent raffermir la construction de la masculinité des garçons.

Il en va de même dans le domaine de la sexualité : le genre des individus ne peut se réduire à leur sexe. Que l'on pense par exemple à la façon dont l'homosexualité féminine est érotisée pour le regard masculin, au point de constituer une catégorie pornographique à part entière : on voit bien que les pratiques sexuelles, loin d'être fixées par une donnée biologique, sont un produit social. Si les femmes sont plus nombreuses à pouvoir se livrer occasionnellement à des pratiques lesbiennes - dans un récent numéro de Place de la Toile, Marie Bergstorm soulignait que sur les sites de rencontre libertins, les femmes se signalaient plus souvent que les hommes comme "bisexuelles" - c'est parce que la sexualité est une construction sociale. Le simple enfermement dans des catégories hermétiques, la bisexualité étant toujours perçues comme un mensonge à soi-même surtout si elle est masculine, témoigne déjà de ce que la société travaille nos comportements sexuels.

Evidemment, rien de tout cela ne trouve grâce aux yeux des intégristes chrétiens. L'objectif de ceux-là est de revenir coûte que coûte à une vision aussi naturalisante que possible de la sexualité. Notamment parce que celle-ci permet de dévaloriser et d'exclure l'homosexualité, bête noire de ce christianisme politique qui se donne à voir de plus en plus dans les médias.




On peut avoir un sentiment de malaise face à ces gesticulations : est-il bien utile de prendre la peine de répondre à des gens qui sont non seulement totalement incompétents à comprendre ce dont ils prétendent parler - comme nous allons le voir dans un instant - mais qui en outre ne constituent qu'un groupe minoritaire au sein de la société et, du moins je fais l'effort de l'espérer, au sein de ce qu'il faut bien appeler la communauté chrétienne ? N'y a-t-il pas une formidable perte de temps à essayer de répondre à des excités qui sont simplement incapables de mettre le nez hors de ce qu'ils croient être la vérité révélée ?

Ce que nous a enseigné l'affaire Piss Christ, ou, du moins, ce qu'elle aurait dû nous apprendre, c'est que ce qui n'est pas défendu finit par être détruit, y compris par des groupes minoritaires mais suffisamment excités pour occuper l'espace public. Personne n'a cherché à expliquer ce qu'était l'oeuvre "Piss Christ" d'Andres Serrano, ce qui a laissé toute la place à la bêtise des intégristes qui n'ont eu aucun mal à convaincre qu'il ne s'agissait que d'une provocation sans valeur dont la perte n'avait pas à être pleuré. Même un défenseur patenté de la liberté d'expression comme Daniel Schneidermann s'est fait avoir : dans un post publié quelques jours après, il moquait la photo en question, oubliant l'offense faite à la plus élémentaire liberté d'expression. Puisque c'est de l'art contemporain et qu'il ne l'apprécie - surtout si c'est de l'art qui se vend... - Daniel Schneidermann pense que tout cela n'est pas très grave... On se demande ce qu'il aurait dit si les mêmes intégristes s'en étaient pris à une oeuvre un peu plus légitime, comme un Caravage, qui, il fut un temps, ne soulevait pas de moins grandes indignations...

Il en va de même pour les théories du genre. la stratégie des intégristes est d'ailleurs la même : pour "Piss Christ", il s'agissait d'imposer une lecture unique de l’œuvre comme un blasphème ou une provocation volontaire, évacuant le sens chrétien et modeste que peut avoir l’œuvre ; pour les théories du genre, il s'agit d'évacuer pas moins que la valeur scientifique des travaux attaqués pour les ramener à une simple question d'opinion ou d'option plus ou moins philosophique, en fait purement personnelles. La lettre de Christine Boutin est particulièrement explicite là-dessus :

Comment ce qui n’est qu’une théorie, qu’un courant de pensée, peut-il faire partie d’un programme de sciences ? Comment peut-on présenter dans un manuel, qui se veut scientifique, une idéologie qui consiste à nier la réalité : l’altérité sexuelle de l’homme et la femme ? Cela relève de toute évidence d’une volonté d’imposer aux consciences de jeunes adolescents une certaine vision de l’homme et de la société, et je ne peux accepter que nous les trompions en leur présentant comme une explication scientifique ce qui relève d’un parti-pris idéologique.

Ce qu'oublie la si fièrement "ancienne ministre", c'est que les travaux qu'elle stigmatise sont le produit d'enquêtes, qu'ils s'agit de résultats scientifiques, les exemples cités ci-dessus en témoignent. Ce qu'elle présente comme la "réalité" butte sur des faits étonnamment réels : il y a une variété de pratiques sexuelles chez les êtres humains qui dépassent très largement ce qu'un représentant de l'enseignement catholique appelle, dans le Figaro, "l'anthropologie chrétienne". Car l'anthropologie est une science, et donc parler d'anthropologie chrétienne est aussi crétin que de parler de "physique chrétienne" ou de "biologie musulmane".

Ce que cache donc cette attaque contre les théories du genre, c'est donc une attaque plus générale contre la science, la raison et, finalement, le plus bel héritage de la modernité. C'est une attaque réactionnaire. Elle se présente sous le masque du respect de la position de la chacun et de la "neutralité républicaine". C'est une attaque néo-réactionnaire.

"Définir la situation" est le mot clef : toutes ses attaques, même émanant de groupes minoritaires, ont pour objectif d'imposer une définition particulière des choses qui, une fois acceptées par des personnes moins convaincues par le cœur du discours intégristes, laisseront ceux-ci donner libre cours à leur haine. "Piss Christ" a été redéfini comme simple provocation. La "théorie de l'évolution" est redéfinie comme une simple hypothèse dont on est pas vraiment sûr, alors que l'évolution est un fait scientifique, confirmé par des milliers de fossiles, d'observations et d'indices, et que les théories de l'évolution, au pluriel, portent sur les explications à donner de ce fait (selon que l'on privilégie, par exemple, la sélection du plus adaptée ou la sélection sexuelle) et sont, elles aussi, solidement argumentées. Une fois que l'on a accepté ce premier message, qui, en invoquant le respect de la liberté de pensée de chacun, se veut présentable, on est amené à reconnaître le bien-fondé du reste de la position intégriste.

La stratégie néo-réactionnaire est complétée par un choix assez subtil des cibles contre lesquelles lancées des offensives : attaquer là où il se trouve peu de personne pour venir défendre les idées que l'on veut abattre. Il s'est trouvé peu de personnes pour défendre l'art contemporain attaqué au travers de "Piss Christ" parce que l'on n'a pas fait assez d'efforts pour diffuser et rendre accessible celui-ci. Les théories de l'évolution sont certes bien diffusées, mais peu de gens ont une connaissance un peu fine de la différence entre un fait et une théorie, et les thèses darwiniennes sont généralement mal connues ou saisies avec des biens importants, souvenez-vous. Avec des arguments un peu pédants, un créationniste peut semer le doute chez quelqu'un qui n'a qu'un très vague souvenir de ses cours de SVT de collège. Voilà pourquoi l'astronomie est, pour les plus motivés des intégristes, la nouvelle frontière : peu de gens connaissaient les démonstrations, parfois anciennes, du mouvement des astres et peuvent se laisser avoir par un discours un peu assuré et d'apparence cohérent même si le contenu est complètement délirant.

Et bien sûr, c'est exactement ce qui se passe avec les théories du genre. Celles-ci sont d'usage essentiellement universitaire, parfois militant du côté des féministes. Elles n'ont fait l'objet d'une vulgarisation au mieux limitée au pire franchement confidentielle. Il faut entretenir une certaine proximité avec les sciences sociales pour avoir été en contact avec elles. Et leur caractère contre-intuitif, leur refus du naturalisme primaire et leur goût pour l'utilisation des situations marginales pour éclairer les problèmes dominants - comme l'étude de la transexualité pour comprendre la construction de toutes les sexualités, y compris "hétéro" - achève de les rendre fragiles à une entreprise de "définition de la situation" menée avec suffisamment de conviction. Et comme il n'y a pas de petits artifices rhétoriques, on va les renommer "théories du gender" parce qu'un terme anglais fait encore plus peur et souligne bien que c'est un truc américain pas bien de chez nous...

Une fois ceci posé, on comprend qu'il est essentiel de prendre la défense des théories du genre contre les attaques des néo-réactionnaires, aussi minoritaires et fermés à la discussion soient-ils. C'est qu'un groupe minoritaire peut avoir un grand pouvoir s'il parvient à imposer sa définition de la situation, encore plus s'il parvient à s'approprier une "neutralité républicaine" dont il ne connait que le nom. Il arrivera toujours un moment où la science sera en désaccord avec les religions. Dans ce cas-là, le devoir d'un Etat qui se veut laïc au point de vouloir en faire le quatrième terme de sa devise nationale sera toujours de trancher du côté de la science. Car ce n'est qu'à cette condition qu'il peut réaliser la sacro-sainte laïcité, cette règle que l'Etat s'impose à lui-même de ne reconnaître aucune religion. On pourrait espérer que Luc Chatel adresse cette réponse à Christine Boutin. On pourrait même rêver que les nouveaux hérauts de la laïcité se manifeste plus ici que pour le moindre bout de tissu qui passe. Mais peut-être que l'on berce d'illusions...
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La rationalité du chauffard

On a les débats enflammés qu'on mérite : en France, ce sont ceux autour des radars et des limitations de vitesse. D'un côté, des associations pour la sécurité routière qui dénoncent le "clientélisme" des élus qui cherche à ménager leur électorat contre les amendes toujours mal vécues, de l'autre, des automobilistes et des représentants qui ont tôt fait de dénoncer le "fascisme" ou le "totalitarisme" des dites associations qui veulent soumettre tout un chacun à un contrôle permanent. Bref, du débat comme on les aime : inaudible. Pourtant, il y aurait quelques choses à en dire, si on prenait la peine de regarder la conduite automobile comme un objet sociologique.

Le débat, s'il a fait grand cas de diverses études scientifiques brandies par l'une ou par l'autre des parties prenantes, s'est en effet cantonné à une discussion statistique pour savoir si, oui ou non, la vitesse est le facteur, ou un facteur, déterminant des accidents ou de la gravité de ceux-ci. D'ailleurs, c'est toute la stratégie de lutte contre l'insécurité routière qui est marqué par ce biais : ses cibles ont été, depuis bien des années, la vitesse et l'alcool. Avec toujours la même idée : il faut que les conducteurs changent de comportements.

Laissons de côté la question de savoir si la vitesse est un facteur de risque ou pas - et à quel moment elle le devient, et dans quelles conditions, etc. Quelque soit la réponse que l'on donne à cette question, la suite est toujours la même : il faut fixer les bonnes normes en matière de conduite - celles qui réduisent les risques - et obliger les conducteurs à les respecter.

La question de la norme et de son respect est pleinement une question sociologique, peut-être l'une des plus classiques qui soit. Mais elle est considérablement appauvrie dans les débats sur la sécurité routière. Le comportement des conducteurs est généralement présenté suivant deux topiques : d'un côté, il serait la mise en œuvre presque aveugle des normes imposées par le code de la route - et ce serait pour certains le comportement idéal, qu'il faudrait obtenir coûte que coûte par la multiplication des contrôles et des sanctions -, de l'autre, il serait l'expression de passions, celles de la vitesse, un magma d'irrationalité où les individus se laisseraient aller à la recherche de leur seul plaisir et de leur seul intérêt : arriver le plus rapidement à destination, faire les kékés en grosse bagnole pour se la péter grave.

Dans un cas comme dans l'autre, on perd de vue le fait que la conduite automobile est une action sociale dans un sens tout ce qu'il y a de plus weberien, c'est-à-dire dont le sens prêté par l'individu est rapporté aux autres. Le conducteur, quel qu'il soit, même le plus soucieux de sécurité routière, ne sera jamais une simple machine à appliquer les règles du code : celles-ci sont générales, et l'automobiliste fait face à des situations particulières où il faut composer et faire des choix en quelques instants. La majorité des contrevenants n'est pas non plus constituée de purs amoureux de la vitesse qui confondent circuits de F1 et routes départementales. Ils se contentent de conduire de la façon qui leur semble la plus appropriée étant données les conditions auxquelles ils font face. "Leur semble" est le point important : leurs décisions ne sont pas les meilleures dans l'absolu, et les erreurs d'appréciation sont monnaie courante, mais la plupart des conducteurs, on peut en faire sans trop de mal l'hypothèse, essayent de faire au mieux.

Autrement dit, comme le défend Patrick Peretti-Wattel dans un article portant précisément sur ce sujet, les automobilistes mettent en œuvre une rationalité cognitive. Ils ont de "bonnes raisons" de faire ce qu'ils font. "Bonnes" de leur point de vue : ils n'agissent pas de façon irrationnelle ou incohérente, et ils peuvent donner des justifications de leurs actes. Ainsi, lorsqu'ils ne respectent pas une règle, comme, disons à tout hasard, une limitation de vitesse, ce n'est pas par folie ou par amour immodéré du risque, mais plus souvent parce qu'ils pensent soit que c'est ce qu'il faut faire - ils s'y sentent contraint par le comportement des autres, par exemple pour effectuer un dépassement - soit qu'il n'y a pas de risques particuliers à le faire. Certains peuvent par exemple penser qu'ils sont moins dangereux en roulant vite sur une autoroute qu'en y roulant doucement. D'autres savent bien que, sur telle ou telle route, le panneau de limitation de vitesse n'a pas de sens parce qu'il n'y a pas vraiment de danger.

Les représentations de la conduite et du bon conducteur ont donc leur importance pour comprendre les comportements routiers. Et ces représentations ne sont pas forcément des rationalisations a posteriori des amoureux de la vitesse : celui qui est obligé de déboîter soudainement pour éviter la petite voiture qui fait du 60 sur la file de gauche de l'autoroute voit bien, de ses propres yeux, que l'on peut être plus dangereux en roulant à une allure plus que modérée plutôt qu'en allant vite. Les certitudes des uns et des autres peuvent très bien s'enraciner dans les expériences les plus concrètes. Une fois de plus, cela ne les rends pas vraies : l'expérience est souvent trompeuse. Si une voiture très lente au milieu d'une route très rapide peut être dangereuse, cela n'implique pas, du point de vue logique, qu'une réduction globale de la vitesse augmente les risques. Mais ce genre d'expériences enracine les croyances et donc les modes de conduite.

Regarder les choses sous cet angle amène à réfléchir sur la façon dont on peut influencer les comportements des conducteurs. On a privilégié jusqu'ici la sanction : radars, amendes, etc. Mais cela se heurte au fait que les individus considèrent, pour la plupart, qu'ils conduisent bien, qu'ils n'ont pas de fautes parce que, même s'ils peuvent reconnaître avoir enfreint la règle, ils avaient quelques bonnes raisons de le faire. Difficile alors d'accepter la sanction, difficile, même, d'accepter d'être surveillé sur le respect d'une règle dont on peut reconnaître la légitimité sans toutefois cesser de percevoir que sa grande généralité exige des aménagements. De là vient la grogne permanente à l'encontre d'une sanction qui ne peut, simplement, être bien comprise. De là aussi son interprétation comme un simple moyen de remplir les caisses de l'Etat.

Ce qu'il faudrait - et cela n'est pas exclusif des radars, automatiques ou pas - c'est appuyer sur d'autres leviers visant à modifier les comportements des individus. C'est à leurs bonnes raisons qu'il faut s'attaquer, et donc aux représentations de ce qu'est un conducteur ou une voiture. Celles-ci, le plus souvent marketées comme des objets masculins - difficile de faire l'économie d'une analyse en terme de genre - témoignant de la force et de la maîtrise (cf. le magnifique exemple ci-dessous : ou comment une voiture peut remplir exactement la même fonction qu'une bonne chaussette roulée en boule dans le calbar), ne sont pas sans lien avec la sous-estimation des risques et la sur-estimation de ses propres compétences.



On pourrait aussi prendre en compte plus sérieusement cette rationalité cognitive des automobilistes : puisqu'ils ont toujours de "bonnes" raisons de faire ce qu'ils font, y compris lorsqu'il s'agit de faire des erreurs ou de prendre des risques inconsidérées, alors il faut leur donner de bonnes raisons de faire des choix mieux adaptées. C'est plus ou moins ce que font les ralentisseurs - ou "gendarmes couchés" comme on les appelle de par chez moi : les gens ralentissent, comme avec un radar, mais râlent sans doute moins ou ressentent moins profondément une injustice. Si les gens ont tendance à rouler trop vite, on peut soit concevoir des routes qui leur permettent de le faire avec le minimum des risques, soit mettre en place des dispositifs qui les amènent naturellement à lever le pied, sans les faire crier à l'injustice. Il y aura toujours des incorrigibles sur qui cela n'aura que peu d'effet, et pour eux la sanction sera toujours possible. Mais ici comme ailleurs, elle n'est pas la seule solution. Nous avons toujours autant de mal à oublier notre marteau de la responsabilité individuelle.
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Près d'un jeune sur trois voudrait bien qu'on arrête avec les sondages idiots

Un sondage tombe toujours comme un arbre dans la forêt : il ne fait du bruit que s'il y a quelqu'un pour l'entendre. Le problème, comme le fait remarquer Terry Pratchett, c'est qu'il y a toujours quelqu'un : habitants de la forêt, animaux, insectes, parasites et autres. En matière de sondage, on a l'équivalent : hommes politiques, commentateurs et éditorialistes peu scrupuleux, chroniqueurs divers... Nul doute qu'ils vont se repaître avec gourmandise pour les années à venir de ce nouveau résultat : "près d'un jeune sur trois souhaite être fonctionnaire".

Il ne reste plus qu'à s'assoir et à attendre patiemment le début de la rumeur, puis de la curée, des commentaires culturalistes qui vont s'appuyer sur un tel chiffre - qui perdra bien assez vite son origine pour devenir une vérité tenant d'elle-même - pour nous expliquer que, décidément, la France a un problème avec les entreprises, que les jeunes Français manquent de cette volonté d'entreprendre, cet esprit d'initiative, cette disposition générale de l'entrepreneur seul contre tous, debout au bord d'une falaise avec le vent dans les cheveux qui seule pourrait nous sauver des Chinois qui vont nous bouffer. Ce n'est pas la première fois : il y a peu de temps encore, on pouvait entendre dire, sans savoir d'où cela venait, que 75% des jeunes voulaient devenir fonctionnaire. Ce ne sera pas la dernière. Il faut malheureusement reconnaître que la répétition d'une même farce finit par avoir quelque chose de tragique.

Il suffit, pour se convaincre que c'est là le destin qui attend ce chiffre, de lire un peu plus l'article du Monde que je prends en référence. Son titre est clair : "Près d'un jeune sur trois souhaite devenir fonctionnaire". Mais lorsque l'on lit un peu plus avant, on tombe sur ceci :

La proportion de jeunes attirés par le statut de salarié du privé est également nettement plus marquée que la moyenne (27%, + 8 points), tout comme celle de ceux qui se verraient bien en travailleurs indépendants (24%, + 4 points), précise ce sondage effectué selon la méthode des quotas auprès d’un échantillon de 1139 personnes représentatifs de la population française âgée de 18 ans et plus.

Pourquoi l'auteur de l'article n'a-t-il donc pas titré "Un jeune sur quatre souhaite travailler dans le privé" ou "Près d'un jeune sur quatre voudrait devenir travailleur indépendant" ? Si l'on fait mine de prendre au sérieux ce sondage, ce sont là des résultats tout aussi significatifs et importants. La différence avec la moyenne nationale est même plus marquée pour ceux qui veulent travailler dans le privé que pour ceux qui veulent rejoindre les rangs des fonctionnaires ("+ 4 points par rapport à la moyenne nationale" nous précise l'article).

C'est donc que ce résultat s'inscrit dans un cadre idéologique bien particulier qui, soit par l'intention consciente du commentateur, soit par le poids que font peser les débats passés sur l'écriture présente, pousse à privilégier cette information là sur les autres. Les autres commentaires suivront, dans les colonnes du Figaro ou dans la bouche d'Alain-Gérard Slama et consorts, pour expliciter ce qui n'est ici qu'implicite : que tant de jeunes veuillent perdre leur vie à devenir fonctionnaire est un problème pour la France.

Il y a quelque chose d'admirable dans la capacité qu'a le débat public à brasser ainsi du vent. Car c'est bien ce que fait ce sondage : agiter, avec une force et une conviction peu commune, de l'air. Je l'ai dit précédemment : le plus gros problème avec le sondage n'est pas dans leur méthodologie mais dans la capacité de ceux qui les commentent à les interpréter. Ceux-là se laissent prendre par un piège positiviste qui prêtent une objectivité et une évidence au chiffre en tant que tel : un sondage dit forcément quelque chose puisque c'est un chiffre ! Et un chiffre, c'est simple à lire ! Pourtant ce chiffre de 30% des jeunes souhaitant devenir fonctionnaire ne nous dit strictement rien.

En effet, qu'est-ce que que cette question "Dans l’idéal,vous souhaiteriez être / auriez aimé être …? (une seule réponse possible)" avec comme proposition de réponse "Fonctionnaire ; Travailleur indépendant (comme artisan, commerçant...) ; Salarié du privé ; Profession libérale ; Homme/Femme au foyer ; Ne se prononce pas". Que veut dire fonctionnaire ? La fonction publique est malheureusement pour les sondeurs quelque chose de vaste et de complexe : à peine quelques millions de membres... Et les représentations de ce qu'est un fonctionnaire ne sont pas simples : on y confond facilement la fonction publique territoriale et d'Etat, les contractuels et les titulaires, les différentes catégories, etc.

Que peut donc vouloir dire ce terme pour les répondants ? Sans doute des choses très différentes : certains ont en tête un poste précis, et auraient souhaité devenir enseignant ou conservateur du patrimoine ou professeur au Collège de France ou facteur, d'autres n'y attache que l'idée que c'est un emploi de bureau, éloigné des difficultés du travail ouvrier auquel ils ont pu être confronté - les jeunes interviewés par Stéphane Beaud par exemple -, d'autres encore ne doivent y voir qu'un poste tranquille et protégé et hésiteraient peut-être si on leur proposait de devenir militaire ou policier... Bref, on agrège ici des réponses qui ont des origines tellement différentes, des raisons, des justifications et des causes qui sont si diverses, que l'on ne peut strictement rien en dire : impossible d'en inférer, par exemple, un refus de la concurrence ou une paresse bien française, car certains espèrent trouver dans la fonction publique un travail qui fasse sens pour eux et d'autres seront attirés par les postes de pouvoir... Aucun commentaire n'est possible. C'est la conclusion à laquelle devrait parvenir toute personne qui se pencherait un peu sur ce chiffre.

Il aurait été possible pourtant d'avoir des informations plus précises, soit en posant une série de questions sur les préférences des individus en matière d'emploi ("préféreriez-vous un salaire élevé ou un faible risque de perdre votre emploi ?", "Quelle est la caractéristique de l'emploi qui est la plus importante pour vous ?", etc.), soit en proposant une liste d'emplois divers et en demandant aux enquêtés de les classer en fonction de leurs préférences. Mais tout cela prends du temps, en conception et en analyse. Et pour cela, ni les instituts de sondages ni ceux qui consomment leurs produits jusqu'à plus soif n'y sont bien disposé.

En soi, ce sondage n'est pas sans intérêt. Mais il nous apprends plus de choses sur ceux qui l'ont commandé, conçu et commenté, et sur tous ceux qui à l'avenir l'utiliserons, que sur la population et les phénomènes qu'il prétend mettre en lumière. Il nous dit beaucoup de l'allant-de-soi concernant les problématiques de l'emploi et du travail en France. Le sondage prétend "appréhender l’image que les Français, et plus particulièrement les premiers concernés à savoir les 18-24 ans, ont de la situation professionnelle des jeunes". Mais cette situation professionnelle se résume en fait à des questions sur l'emploi : ni sur le contenu du travail, ni sur les conditions de celui-ci. la question privilégié est celle de l'obtention d'un emploi, et les questions tournent essentiellement autour de l'optimisme ou du pessimisme des jeunes.

C'est dans ce cadre-là que l'on peut mieux comprendre le sens de l'échelle proposée dans le sondage "Fonctionnaire ; Travailleur indépendant (comme artisan, commerçant...) ; Salarié du privé ; Profession libérale ; Homme/Femme au foyer ; Ne se prononce pas". Ce que doit mesurer, dans l'esprit de ceux qui ont fait le sondage, cette échelle est très probablement le risque et l'optimisme des jeunes, - "Fonctionnaire" constituant, semble-t-il, le degré le plus bas. L'interprétation est presque déjà écrite donc. La curée peut commencer.
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"Marx likes it"

Sociological Images me rappelle que c'est l'anniversaire de papy Karl. Alors oui, je n'ai pas fait ceux de Durkeim, Weber ou Simmel sur ce blog. Mais je ne peux résister au plaisir de partager cette photo récemment prise non loin de chez moi.


Difficile de dire si la figure de Marx et le "Marx aime ça" sont l’œuvre de la même personne. Il est possible que le texte et la main soient un ajout au pochoir du barbu. Voilà en tout cas un graffiti qui organise la rencontre entre le mur réel et le mur virtuel, celui de Facebook d'où est tiré - est-il besoin de le rappeler - le "aime ça/likes it".

D'ailleurs, ce n'est pas la seule mention de cette expression sur un mur "analogique" que j'ai trouvé. Etant retourné dans les toilettes que j'ai très modestement contribué à rendre célèbre (pour des toilettes, hein...), j'ai pu prendre cette nouvelle photo :


Le dialogue a donc continué, et cette mention du "j'aime", accompagné du dessin sans ambiguïté du fameux pouce levé, s'est tout naturellement inséré dans la conversation. Alors, contamination du réel par le virtuel ? Pas vraiment : ce serait plus un échange, Facebook ayant bien emprunté l'idée de mur/wall comme lieu d'expression publique ou semi-publique au graffiti et au street art.

On peut filer la métaphore : qu'est-ce que ce mur sinon une forme de troll, dans le sens qui a été donné à ce mot sur Internet ? Après tout, Wikipédia, qui ne peut qu'être une référence extrêmement légitime sur ce sujet, définit ainsi le troll :

Un troll est une action de nature à créer une polémique en provoquant les participants d’un espace de discussion (de type forum, newsgroup ou wiki) sur un réseau informatique, notamment Internet et Usenet. Le mot désigne également un utilisateur qui a recours à ce type d’action.

Par métonymie, on parle de troll pour un message dont le caractère est susceptible de générer des polémiques ou est excessivement provocateur, ou auquel on ne veut pas répondre et que l’on tente de discréditer en le nommant ainsi.

Certains messages laissés sur des murs bien réels s'apparentent bien à ce type d'attitude. En témoigne celui-ci, toujours tiré du même affrontement, que je soupçonne d'être la réponse de l'auteur du message originel qui appelait déjà de ses vœux une nouvelle commune :


Cela permet de comprendre que ce n'est pas Internet qui a fait naître une pratique comme celle du troll. C'est bien plutôt une forme particulière de dialogue qui conduit à ce genre de réaction. Non pas tellement, comme on pourrait a priori le penser, l'anonymat que partagent le graffiteur avec le posteur, mais plutôt la multiplicité des intervenants et des spectateurs. Dans un tel contexte, la principale difficulté est d'obtenir une réaction des autres : le fameux "I like it" que partagent ici mondes réel et virtuel (bien que cette distinction n'est pas vraiment de sens...). Rien n'est pire qu'un message sans réponse. Dès lors, pour obtenir en fait une forme de validation qu'est la réponse, le troll devient une solution viable.

Une fois de plus, le débat politique plus classique n'est pas éloigné de cela. Là aussi, il faut conquérir une existence au travers des réactions des autres, médias ou politiques. Là aussi, les mêmes stratégies, petites phrases chocs et provocations, ont le même rendement. Dès lors, on ne devrait pas s'étonner que ce soit les meilleurs trolleurs que l'on entendent le plus. Une fois de plus, la forme même du dialogue y contribue, sans tout expliquer. On ferait sans doute bien d'y réfléchir.
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Le problème dans la cuisine

Une vigilante lectrice m'a fait part de son énervement devant une des nombreuses publicités sexistes qui émaillent notre quotidien. Elle a bien raison : l'objet d'une délit est en effet superbe dans son genre. Surtout qu'il me permet de faire quelques réflexions sur l'évolution des représentations de la femme, et sur la place des hommes.


Voici donc une publicité pour une grande marque de cuisine, accompagnée de son slogan "la recette du bonheur". A chaque fois qu'une slogan aussi manifestement nul est utilisé, un diplômé d'école de commerce gagne sa place au paradis.

Une femme donc bien sûr. Mais attention : pas une femme qui se contente de faire la cuisine. Non bien sûr, nous sommes au XXIème siècle quand même, et il est quand même arrivé aux oreilles de certains publicitaires que les femmes n'avaient plus tellement envie qu'on les cantonne à faire la popote en attendant que le chéri revienne avec son attaché-case à la main. Donc une femme qui visiblement travaille. Surfe sur Internet. Fait la cuisine. Et, quand même, s'occupe du gosse parce qu'il faut pas déconner, faut bien que quelqu'un se le cogne le chiard.

Et cette femme, elle est vachement forte parce que, wahou, elle y arrive. Bon, ok, elle est aidée par la super-cuisine de la mort qui tue qu'à tout les coups, tu y met un poulet vivant dans le four, il en sort un magret de canard au miel pommes salardaises. Mais quand même elle assure.

En sociologie, on parle de "double journée des femmes". Ou comment celles-ci, si elles ont pu conquérir le monde du travail, n'ont vu ces responsabilités ne faire que s'ajouter à ce qu'elles avaient déjà. L'injustice ménagère fait que, revenues à la maison, elles peuvent commencer leur deuxième journée, en plus de celle du travail. On y ajoute aussi généralement la "charge mentale" : même si l'homme participe aux tâches ménagères, il est courant que ce soit à la femme que soit dévolue la responsabilité d'organiser, planifier et contrôler les dites tâches. Et on sait, depuis Jean-Claude Kaufmann, que les hommes, même s'ils sont des gros geeks qui t'installent la dernière version de Linux tout en roxant du noobs sur WOW, sont biens démunis quand il s'agit de s'y retrouver dans les trois programmes de lavage du lave-linge. La "tactique du mauvais élève" qu'on appelle ça : ils voudraient bien, mais ils y arrivent pas, jusqu'au moment où le professeur craque et fait les choses lui-même.

Mais au-delà de cela, on peut aussi voir dans cette publicité une modification de la femme idéale. A l'idéal traditionnel de la féminité se sont ajoutées certaines caractéristiques jadis réservées à la masculinité : l'activité, le travail, l'initiative, l'informatique même ici... Mais il est notable que les incitations s'ajoutent et ne s'annulent pas : loin d'avoir étendu le choix des femmes, cela a surtout contribué à empiler quelques obligations dans une liste déjà longue. Cela provient en grande partie du fait que ce qui est attaché à la masculinité demeure dominant dans nos sociétés et que ce qui est attaché à la féminité est dévalorisé : difficile, dès lors, d'inciter les hommes à se ruer sur des activités que les femmes désirent abandonner. Une fois de plus, le problème qu'il y a derrière tout cela, ce n'est pas seulement la femme, c'est aussi l'homme.

Ah, et pour ceux que ça intéresse, la cuisine, c'est mon domaine. Au quotidien, pas seulement quand il s'agit de se croire dans TopChef.
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Remarques en vrac sur les geeks

Vous avez sans doute déjà écouté l'émission Place de la Toile qui vient juste de se terminer sur France Culture. Si ce n'est le cas, je suis très fâché, mais je veux bien vous pardonner si vous allez la podcaster fissa. Une très belle expérience que cette participation à une émission de radio : ce fut un moment vraiment très agréable, et la discussion a été à la fois très intéressante et très amusante. Le problème, c'est bien sûr qu'on y serait bien rester des heures... Du coup, quelques réflexions en vrac sur la même thématique : la culture "geek"

Je n'avais pas pu mettre mon t-shirt de geek le jour de l'émission, alors j'en poste un aperçu ici

On n'a pas parlé du terme "geekette" : il est pourtant très intéressant, parce qu'il témoigne d'un certain sexisme bien implanté dans notre langage propre. En effet, pourquoi dire, comme l'ont fait beaucoup de magazines féminins, "une geekette" plutôt que "une geek" ? Pourquoi féminiser le mot en "-ette" alors que l'anglais originel ne voit pas l'intérêt, à raison, de genrer tout cela ? De toute évidence, on considère que geek, c'est par essence masculin, et que si ce doit être féminin, il faut le montrer de façon ostensible, i.e. les femmes sont un type particulier tandis que les hommes sont le type "standard" ou "normal" comme dirait une députée UMP. Mais encore ne marque-t-on pas cette spécificité par une simple accentuation de la syllabe finale, mais par un diminutif qui sonne comme "coquette" ou "pauvrette". De la même façon qu'on a Superman et Supergirl, on dévalorise la féminité en la renvoyant au monde du petit et de l'enfance.

On a juste évoqué les problèmes de l'importation du terme "geek" en France : il y aurait long à en dire et on ne pouvait pas tout traiter. Mais il faut bien reconnaître que le geek made in France n'est pas le geek US. Le terme doit son explosion à un travail journalistique de mobilisation du terme, sur le thème du "les geeks sont comme ci, les geeks sont comme ça". Le terme pouvait déjà exister dans certains milieux très proches de l'informatique (comme les écoles d'ingénieur) mais n'était pas aussi répandu qu'aujourd'hui. Ce sont très largement les journalistes qui ont modelé la vision la plus courante aujourd'hui du geek, contrairement aux Etats-Unis où le terme avait un ancrage scolaire et universitaire plus marquée. On pourrait faire le parallèle avec le terme "bobo" qui a connu une même importation en France. D'ailleurs, un certain Xavier de la Porte avait écrit un très bel article là-dessus dans La France invisible...

J'ai avancé l'hypothèse que les geeks ne se rencontraient pas dans n'importe quel "habitat" - plutôt urbain que rural - et pas dans n'importe quelle classe - classes supérieures plutôt que populaires : c'est peut-être un peu audacieux de ma part dans la mesure où je n'ai pas fait d'enquête là-dessus, mais il y a de bonnes raisons de le pensée. Dont celle-ci qui ne m'est venue en tête qu'après l'émission : la culture geek témoigne d'un rapport "savant" à la culture populaire. Il s'agit en effet toujours de traiter des biens culturels peu légitimes, souvent rejetés par l'école par exemple, comme pouvant s'apprécier sur le même mode que les œuvres légitimes. On fait l’exégète de Douglas Adam comme on ferait celle de Robert Musil, on acquiert une connaissance extensive de Star Trek avec le même sérieux que d'autres se plongent dans la Comédie Humaine. Et on s’enorgueillit d'en savoir plus que les autres, d'être plus fan, plus savant, plus lettré, plus connaisseur que le commun des mortels et que les autres geeks. D'où le succès de jeux comme The Unseen University Challenge qui exige une connaissance de l’œuvre de Terry Pratchett dans ses moindres recoins. Tout cela demande, il faut bien le dire, un certain capital culturel. Une raison de plus de penser que nous ne sommes pas tout égaux face à la geekitude.

Les vrais geeks éprouveront sans doute un vif besoin de nous allumer de toutes parts, nous reprochant sans doute de ne pas parler d'eux, les "vrais geeks". Qu'il me soit permis de leur répondre ici. Dans l'émission, je soutiens que la culture geek repose largement sur un modèle de distinction. Et que sont les interminables débats pour savoir ce qu'est vraiment le "vrai geek" si ce n'est une forme profonde et radicale de distinction, une façon de se poser comme plus savant, comme plus raffiné, comme plus geek que l'autre ? Être geek, ce n'est peut-être finalement pas si différent que d'être un(e) fashionisto(a) à la poursuite de la dernière tendance. Simmel analysait la mode comme la combinaison de la passion démocratique pour l'égalité et de la passion aristocratique pour la distinction. Je crois pouvoir dire sans trop me tromper qu'il aurait trop kiffé le geeks.
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Le feminisme est l'avenir de l'homme (et réciproquement)

Deux articles de Libération, deux hommes qui se disent féministes, deux dérapages sexistes. Face à cela, moi-même, féministe récent, mais pour de vrai - enfin, j'espère. Entre les deux, une question fondamentale : qu'est-ce que c'est d'être féministe lorsqu'on est un homme ? Et pourquoi est-ce aussi important, et aussi libérateur, de l'être ? Petit récit de ma conversion, qui doit beaucoup, si ce n'est tout, à la sociologie.





Commençons par le comment : deux articles de Libé, donc. Points communs : les deux sont écrits par des hommes ; les deux parlent de femmes ; les deux se prétendent féministes ; les deux sont sexistes. Le premier est écrit par Régis Jauffret, que je ne connaissais pas avant et que je n'ai pas plus envie de connaître après. Il parle de Marine Le Pen. L'article, sous forme d'une espère de récit au style passablement pédant, commence ainsi :

Elle entre dans l’hôtel Saint-Aygulf (Var). Jeans, bottes à talons, plus sexy que son père. Si je n’étais pas féministe et partisan de la parité au Parlement, je me serais dit que c’est exactement le genre de fille qu’on a envie de sauter entre deux portes en espérant qu’elle vous demande de lui donner des baffes avant de jouir pour pouvoir se mettre un instant dans la peau d’un sans-papiers macho et irascible.

Bonheur que d'être écrivain et de pouvoir, sous couvert de style, écrire des horreurs sans avoir à les assumer. Quel est l'intérêt de cette remarque ? Aucun. Si ce n'est confondre le sexe et la haine, le sexe et la domination masculine. Parce que, visiblement, dans l'esprit de Régis Jauffret, coucher avec une femme, c'est l'humilier. Humilier Marine Le Pen, soyons clair, je suis pour. Mais je veux que cela se fasse dans le débat d'idée, par la confrontation, pas par les corps, pas par ce qui est, parait-il, un acte d'amour.

Deuxième article, à l'écho beaucoup plus important, celui de Philippe Caubère, que j'avoue avoir découvert également à cette occasion, et que je n'ai pas non plus envie de connaître plus. Le titre de son article brandi déjà son "féminisme" - oui, là, les guillemets sont nécessaires. C'est censé légitimer son point de vue apparemment. Le brave homme se livre à une critique de la proposition de Roselyne Bachelot de pénaliser les clients de prostituées. Et quelle critique, il mène notre acteur de gauche. Lisez plutôt :

Interdire, réprimer, ostraciser, humilier, frapper au plus intime, au plus secret, au plus fragile, dégrader enfin à travers le désir et le sexe, l’homme, la femme et en jouir. Et faire jouir. En toute tranquillité, toute bonne conscience. Voilà la vérité. J’avais de l’estime pour madame Bachelot. Mais je me souviens, comme d’une drôle d’histoire, d’un conflit qui l’avait opposé à un animateur de télévision qui, lors d’une soirée - où d’ailleurs, l’on se demandait un peu ce qu’elle foutait là… Que font les hommes ou femmes politiques dans de telles galères ?- s’était moqué de son rire, lui prêtant une connotation sexuelle. Sa réaction, très violente, dramatique même -elle était allée jusqu’à refuser les excuses publiques de cet animateur- m’avait paru compréhensible et légitime.

L’ayant vu l’autre soir à la télévision, les mâchoires serrées, le visage fermé, déclarer sa faveur pour ce texte répressif, dégradant, attentant de plein fouet aux libertés publiques, celle de se prostituer, comme celle de payer un service sexuel à un adulte consentant, j’ai pensé soudain que Laurent Ruquier avait du mettre le doigt (si j’ose dire…) sur un vrai problème. Que je connais. Ma mère avait le même. Il m’a fallu quelques années (et que je la joue dans de nombreux spectacles) pour le comprendre et l’assumer. Ma mère était une obsédée. Une vraie. Gravement perturbée, que sa frustration agitait parfois jusqu’à la démence, déclenchant en elle des accés d’une violence affreuse, castratrice et terriblement prédatrice. Pour ses enfants, pour son mari et surtout pour elle-même. Elle en a tout perdu, jusqu’à la vie.

Oui, vous avez bien lu : Caubère le féministe nous explique que si Roselyne Bachelot propose de pénaliser les clients des prostituées, c'est parce qu'en fait, c'est une obsédée frustrée qui trouve aussi son plaisir. Osons une traduction plus directe : c'est qu'elle est mal-baisée, la pauvre. Ce n'est pas que c'est un être rationnel, doué d'intelligence, qui défend une position parce qu'elle y croit, c'est juste qu'elle est handicapée par une sexualité insuffisante, sans quoi, bien évidemment, elle serait d'accord avec notre ami qui lui "ne représente pas vraiment le prototype du mec frustré, sexuellement ou sentimentalement" comme il dit. Autrement dit, il baise donc il peut avoir un avis éclairé.

Quel est le point commun entre ces deux références au féminisme ? Les deux le brandissent comme un bouclier contre les critiques à venir, une façon de dire : "vous ne pouvez pas nous attaquer là-dessus, nous sommes féministes !". Mais surtout les deux partagent une conception relativement simple du féminisme : une vague inclinaison, très vague même, pour l'égalité entre les hommes et les femmes. Pour Regis Jauffret, c'est la parité. Pour Philippe Caubère, c'est que les femmes doivent travailler et ne pas dépendre d'un homme. Ici commence et s'arrête leur féminisme. C'est un féminisme qui s'applique aux femmes : jamais il n'en vient à affecter les hommes. Il faut que les femmes s'élèvent au niveau des hommes, pas que les hommes changent.

Longtemps, j'ai partagé cette vue du féminisme. Peut-être est-ce beaucoup dire : j'étais féministe par obligation, parce qu'il fallait bien se dire comme tel et parce que, oui, l'égalité, c'est quand même important. Ce n'est que très récemment que j'ai compris que le féminisme pouvait et devait être beaucoup plus. C'est aux approches sociologiques du genre, et à un certain nombre de blogs sociologiques américains car ce thème est beaucoup plus développé et dynamique de l'autre coté de l'Atlantique, que je dois cela.

Beaucoup de gens sont conscients, certes parfois de façon confuse, que les comportements que nous qualifions de féminins sont des constructions sociales qui n'ont rien de nécessaires. La lutte contre les discriminations, c'est précisément cela : lutter contre le fait que l'appartenance au sexe féminin aille de pair avec des traitements de moins bonne qualité. Mais la sociologie oblige à ne pas se limiter à ce point de vue : la masculinité est tout autant un construit que la féminité. C'est inévitable dès lors que l'on fait l'effort de penser scientifiquement le monde. Or il est encore courant de la considérer comme l'appareillage de base de l'humanité, comme le point de vue neutre. Comme disent les américains : "men = people ; women = women", soit "les hommes, c'est les gens ; les femmes, c'est les femmes".

On connaît toutes les injonctions faites aux filles et aux femmes : "être belle", "être sexy", "être passive", "être une princesse", etc. Et on sait tout le mal qu'elles font. On voit moins toutes les injonctions, non moins nombreuses, qui sont faites aux hommes : "être viril", "être dominateur", "être violent", "être le plus fort", "être sportif", etc. Les hommes, pour être des "vrais mecs", doivent se plier à certaines normes extrêmement pesantes. Un seul exemple : l'obligation d'être disposé à coucher avec n'importe qui, n'importe quand, sans sentiment. Souvenez-vous du premier épisode de Sex and the City : c'est ainsi qu'est définit "have sex as a man". Dans Friends, dans "The One With Joey's New Brain", Chandler révèle à une Monica étonnée qu'il ne s'inquiète pas de ne pas avoir l'occasion de coucher avec d'autres femmes une fois qu'ils seront mariés : pour lui, cela représente beaucoup de stress et d'anxiété. La surprise attendue sur laquelle repose le ressort comique de la situation souligne combien le désir sexuel sans objet est un trait naturalisé de la masculinité. En même temps, elle souligne combien ces incitations enferment les hommes : les obligations de performances masculines ne sont pas forcément plus faciles à vivre que l'obligation faite aux femmes de porter des talons hauts pour être féminine...

De la même façon, pensons au fait que l'expression "avoir des couilles" est devenue synonyme de courage et de force, comme si la possession de ces attributs suffisaient à garantir la force de caractère. Et l'on sera par conséquent admiratif des femmes "qui ont des couilles". On ne fera pourtant jamais un compliment que de dire à un homme ou à une femme qu'il ou elle a un "sacré vagin".

C'est cela qui se retrouve dans les deux articles pré-cités : une idéologie largement viriliste, où l'homme est incontestablement dominant, surtout quand il baise. Tout deux répondent à l'obligation pour un homme d'afficher une sexualité dominante et tout azimut et de s'affirmer au travers d'elle, à tel point que chez Philippe Caubère cela devient une caution que sa parole a de la valeur. Leur féminisme s'arrête à l'idée qu'il faut que les femmes se comportent de la même façon. C'est en cela qu'il ne sont pas féministes, si ce n'est un féminisme de façade. Pour un homme, être féministe ne peut signifier simplement considérer que les femmes doivent pouvoir accès avoir à ce que l'on attache à la masculinité. Il faut pousser plus loin le "trouble dans le genre" et poser la question de cette masculinité et de sa légitimité. Et les femmes féministes doivent également s'y intéresser.

Ce carcan masculiniste est d'autant plus puissant qu'il est valorisé : il est facile de mener une critique de la féminité et de défendre l'idée que les femmes doivent s'en extraire, dans la mesure où cette féminité est largement dévalorisée. Il est beaucoup plus difficile de le faire pour la masculinité : quelqu'un comme Philippe Caubère aura toujours beau jeu de dire que ma position féministe et ma critique de l'idéologie viriliste qu'il défend ne peut provenir que du fait que je suis un "mec frustré, sentimentalement ou sexuellement". De même, quelqu'un comme David Douillet pourra toujours dire que je suis un homme "qui ne s'assume pas", autrement dit, comme il le dit joliment, une "tapette".


C'est là sans doute que le féminisme a du travail. Ce mouvement a contribué à améliorer de façon significative la position des femmes. Le chemin reste encore long j'en conviens. Je suis cependant convaincu que la libération des femmes ne pourra se poursuivre qu'à la condition de libérer également les hommes de la tyrannie du genre, qu'à la condition qu'ils se sentent autorisés à exprimer des désirs, des envies et des attitudes que l'idéologie viriliste dominante leur interdit pour l'instant. Car la domination masculine blesse aussi les hommes, surtout lorsque les femmes y adhèrent également. La poursuite du féminisme passe par les hommes et les hommes ont besoin du féminisme comme discours critique. C'est du moins ce que la sociologie m'a permis de comprendre, et pour cela, je pense qu'elle valait bien une heure de peine.
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Yakking it up on the old yak box

Ce dimanche, de 17 à 18h, vous pourrez m'entendre ramener ma fraise sur le thème de la culture geek chez Xavier de la Porte, tenancier de l'émission Place de la toile sur France Culture. Et bien sûr, vous pourrez podcaster la chose parce que vous êtes de vrais geeks, et que vous allez quand même pas écouter la radio comme au moyen-âge. En attendant, vous pouvez toujours aller relire mon post sur les origines de la culture geek à l'origine de cette invitation.

Et si vous savez d'où j'ai tiré le titre de cette note, et bien vous êtes un bon gros geek quand même.


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Bienheureux les simples d'esprit...

Il aura donc fallu que la haine qui se rassemblait depuis quelques temps en Avignon se manifeste sous une forme irréparable pour que quelques voix commencent timidement à s'élever contre elle. On apprenait hier, quelques heures après que j'ai terminé un billet désormais obsolète sur cette question, que deux des chrétiens qui manifestaient depuis la galerie Lambert s'y étaient introduit et avaient pu détruire à coups de pioches et de marteaux le Piss Christ de Andres Serrano, une œuvre controversée depuis sa création mais qui vient donc de disparaître ici, en France. Mais au-delà de la haine qu'expriment ces extrémistes, c'est bien à la place de l'art que nous devrions réfléchir : car il ne s'est pas trouvé grand monde pour défendre cette fameuse photo.


Photo empruntée à Wikipedia

Si l'on regarde rétrospectivement les réactions à cette affaire, les prises de position face aux manifestations initiées par des groupements catholiques, des mouvements proches de l'extrême droite et même par la hiérarchie catholique en la personne de l’archevêque d'Avignon, ce qui étonne, c'est l'absence de réactions des défenseurs de la liberté d'expression et de la laïcité. Que des musulmans en viennent à prier dans la rue parce qu'ils manquent de place pour se faire, et ils sont une menace pour la laïcité. Que des chrétiens organisent des prières de rue dans l'espoir d'interdire ce qu'ils appellent un blasphèmes, et les hérauts de la laïcité ne se sentent pas tenus de réagir.

Photos Pascal Pochard, empruntée ici

Où sont les Claude Guéant qui ne voyaient dans les prières de rues "une véritable entorse au principe de laïcité" et affirmait qu'on "ne prie pas son dieu dans la rue" ? Où est le "débat sur la laïcité" qui aurait pu suivre les premières manifestations ? Je n'évoque même pas le cas du Front National : sans surprise, le nouveau champion de la laïcité apportait samedi son soutien sans ambage à ceux qui, le lendemain, s'armeraient de masse et de pioche pour aller détruire quelque chose qu'ils ne comprenaient pas.

Les manifestants catholiques ont beau se plaindre du "deux poids, deux mesures", arguant que l'on défend mieux l'Islam que leur religion : l'acte de destruction qu'ils ont perpétré ne sera pas interprété comme un signe de l'incompatibilité totale de toute leur religion avec les "valeurs de la République". On ne remettra pas en cause leur position en France, et sans doute reconnaîtra-t-on sans difficulté qu'il n'y eu là que l'acte isolé de quelques extrémistes et que cela ne remet nullement en cause ni la religion ni la portée de son message. Qu'ils le veuillent ou non, le christianisme est la seule religion en France qui peut ainsi toujours éviter d'être confondues avec ses extrêmes - rien de nouveau sous le soleil, il faut bien le dire. Qu'importe la destruction d'une œuvre d'art, certains ne se sentiront pas gêner pour continuer à faire l'apologie des "racines chrétiennes" de la France.

Mais il y a peut-être plus étonnant ou plus choquant. Si l'on reprend les articles et les réactions qu'a suscité les manifestations catholiques contre "Piss Christ", ce qui étonne ou, du moins, ce qui devrait étonner, c'est la solitude de cette œuvre : il n'est pas trouvé grand monde, dans la presse, pour tenter de la défendre, ou même seulement de l'expliquer. Personne n'a seulement posé la question du sens de la photographie, personne n'a essayé même d'en expliquer ou d'en comprendre la portée.

Parmi les nombreuses leçons que l'on peut tirer du maître-ouvrage d'Howard Becker sur Les mondes de l'Art, il y a celle-ci : une œuvre d'art est fondamentalement quelque chose de fragile, quelque qu'en soit la nature, quelque qu'en soit la forme. Qu'est-ce qui fait une œuvre en effet ? C'est toujours, nous dit Becker, des discours, des justifications, des théories. Elle n'existe pas par elle-même, elle n'existe même pas dans l'objet qu'elle peut, dans certains cas être, comme le support photographique. Elle existe en tant qu’œuvre d'art parce qu'elle est intégré à un monde de l'art, lequel produit une esthétique, c'est-à-dire un discours et des conventions venant en justifier l'existence. C'est cela qui fait que tout peut devenir art, même un urinoir.


Si l'on peut parler d’œuvre pour le célèbre ready-made de Duchamp, c'est précisément parce qu'il existe un discours, une théorie qui le justifie en tant qu’œuvre, parce qu'il a pu être replacé dans l'histoire de l'art. Mais on oublie trop facilement l'autre projet de Duchamp, jamais mis en œuvre : celui d'utiliser une toile célèbre comme planche à repasser, inverser le ready-made, refaire de l'art un objet. C'est ce que souligne en creux tant le travail du sociologue que celui de l'artiste, c'est qu'il suffit que le discours qui institue l'art en tant que tel cesse pour que celui-ci soit ravalé à un rang autre, et puisse donc être traité de la sorte.

Or on est bien en peine de trouver quelques tentatives de défendre "Piss Christ" en tant que tel. Rien, dans la presse ou dans les déclarations qui ont été faites autour des manifestations d'Avignon, n'a tenté d'expliquer et de justifier le geste de Serrano de tremper un petit crucifix en plastique dans sa propre urine et d'en prendre une photo. Le champ libre était donc laissé aux extrémistes pour en proposer et en imposer leur propre sens et leur propre lecture : celle d'un blasphème.

Pourtant d'autres interprétations étaient possibles, et même une simple consultation de la page Wikipedia peut le laisser entrevoir. On peut y lire ceci :

Sister Wendy Beckett, an art critic and Catholic nun, stated in a television interview with Bill Moyers that she regarded the work as not blasphemous but a statement on "what we have done to Christ": that is, the way contemporary society has come to regard Christ and the values he represents.

Étrangement, on pouvait trouver une traduction de ce passage sur la version française jusqu'à hier. Elle a aujourd'hui disparu.

Mais qui s'est intéressé à cela ? Qui s'est intéressé au fait qu'Andres Serrano se dise lui-même chrétien ? Qui s'est intéressé à la charge critique que pouvait avoir cette photo quant à la modernité, quant au sacré, quant à la religion, quant au monde qui nous entoure ? Qui a essayé de replacer cela dans l'histoire de l'art, en faisant le lien par exemple avec les nombreuses représentations du christ qui n'ont longtemps qu'était une façon pour les artistes de représenter, de façon parfois érotisé, des corps nus voire de la souffrance ? Qui a essayé de montrer les liens qui peuvent exister avec une histoire de la photographie où le jeu avec les immersions et les couleurs est un processus ancien ?

Si l'on regarde la presse et le débat public des dernières semaines, la réponse est simple : personne. On s'est interrogé vaguement sur la position de l'artiste, mais pas sur la réception par le public. Qu'on le veuille ou non, ce silence a fragilisé l’œuvre, et il continuera à fragiliser l'art. Il a laissé la place aux extrémistes pour imposer leur propre interprétation de l’œuvre, celle d'un blasphème. Voilà la seule interprétation qui a été proposé au public de cette photo : celle d'un blasphème qui excite les milieux conservateurs de tout poil.

Je ne suis pas en train de dire qu'il aurait suffit que l'on explique tout cela aux catholiques qui faisaient leurs prières dans la rue pour sauver "Piss Christ" : on ne peut pas discuter avec ceux qui sont abrutis par la haine. Mais il n'en reste pas moins que pour le reste du public, il ne restera de cette affaire que cet épilogue : des catholiques ont détruit la photo d'un crucifix dans un pot d'urine. L'enjeu de l'art et donc l'art lui-même sont passé à la trappe. On ne comprends pas ce qui s'est réellement passé.

Les néo-conservateurs français s'en prennent pourtant de plus en plus à l'art, et spécifiquement à l'art contemporain. Ce sont eux qui protestent à chaque fois que celui-ci investit Versailles, inventant de toutes pièces une tradition pour un lieu qui a toujours accueilli l'art contemporain. C'est qu'ils ont, eux aussi, une théorie esthétique : on peut la trouver dans le communiqué de presse du Front National sur l'affaire qui nous occupe, même si elle s'exprime également à d'autres occasions :

Cette abjection n’est pas seulement odieuse ; elle est minable. Comme tant d’autres, elle ne traduit que l’incapacité de son auteur à créer de la beauté, ce qui est pourtant la finalité du travail de l’artiste. Ici l’ « artiste » Andres Serano n’a trouvé que ce moyen de se venger ainsi de sa propre impuissance.

Pour les extrémistes, l'art, c'est le beau. Et le beau définit par eux. Cette définition peut d'autant plus avoir du succès qu'elle a l'aspect de l'évidence. Mais elle signifie aussi que l'on abandonne tout art qui dénonce, tout art qui fait réfléchir, tout art qui se donne d'autres questions que celles de la pure recherche formelle. En fait, à peu près tout ce qui fait la dynamique de l'art, pas seulement de l'art contemporain. Symboliquement, la soif de destruction du commando catholique s'est étendu à une autre photo :

Photo empruntée ici

Face à cela, il n'y a malheureusement pas grand monde qui ait pris la parole. Et pas seulement dans cette affaire. L'habitude française est de croire que l'art se suffit à lui-même, qu'il suffit de mettre le public devant les œuvres pour qu'il soit touché et qu'il les apprécie. C'est sur cette base que se construisent nos musées, nos programmes d'éducation artistique, nos politiques culturelles et notre débat public. Cette idée est on ne peut plus fausse : tout art fait l'objet d'un apprentissage. On apprend à reconnaître les tableaux classiques comme étant de l'art en voyant leurs nombreuses reproductions dans les manuels scolaires : si cela ne conduit pas forcément à les apprécier, tout au moins retient-on qu'il s'agit bel et bien d'art, et qu'il mérite d'être défendu. Il n'en va pas de même pour l'art contemporain, qui doit être soit transmis par la famille soit conquis au prix d'un apprentissage ou d'une conversion bien moins encadrée. Et c'est cela qui fragilise les œuvres. Et c'est cela qui peut faire le lit des extrémismes quant on ne donne pas les clefs au public pour comprendre les œuvres auxquelles il se confronte.

Une telle violence aurait-elle été possible s'il n'existait pas une certaine coupure entre l'art contemporain et une partie importante de la population ? Peut-être pas. Mais cette coupure ne doit pas être attribuée aux œuvres elles-mêmes qui ne sont ni plus ni moins ésotériques que ne peut l'être n'importe quelle représentation classique du Christ sur la croix. Elle repose avant tout sur le refus ou la négligence de défendre l'art contemporain auprès du public, si ce n'est en montrant les œuvres sans jamais les expliquer. On laisse ainsi le champ libre à tous ceux qui promettent le royaume des cieux à ceux qui ne comprennent pas des choses que l'on ne veut pas leur expliquer. C'est peut-être là la leçon qu'il faudrait retenir de cette affaire : la lutte contre les extrêmes passe aussi par la lutte esthétique.
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Scènes de la lutte politique dans des toilettes publiques

La sociologie a ce défaut qu'elle finit rapidement par contaminer tous les aspects de votre vie, au point qu'il peut être difficile d'arrêter de regarder le monde sous cet angle. Même lorsque l'on se rend dans un lieu normalement dédié à la satisfaction de bien naturels besoins. Certains y voient des signes divers d'inégalités ou de sexisme. Pour ma part, dans la continuité de ce que j'ai pu écrire récemment, j'ai vu dans des toilettes récemment visité un espace d'expression politique.

C'est en me rendant dans la bibliothèque d'une grande école parisienne que je suis tombé par hasard sur quelques graffitis qui m'ont réfléchir. Commençons tout d'abord par poser les choses, afin de rendre le propos aussi vérifiable que possible. L'objet du délit se trouve donc situé au 30 rue Saint-Guillaume dans le 7ème arrondissement de Paris, au premier étage du bâtiment - et, pour des raisons évidentes, je n'ai visité que le côté réservé aux hommes. Voici une photo générale (oui, sortir son appareil photo dans un tel lieu peut sembler étranger, mais c'est aussi ça, d'être sociologue) :

Cliquez sur les images pour les voir en plus grand

A priori, rien de bien folichon. Des tags dans les toilettes, ce n'est pas exactement ce que l'on peut appeler une découverte sociologique de première ampleur. Et j'ai traîné mes guêtres dans suffisamment d'établissements d'enseignement, secondaires ou supérieurs, pour ne pas m'étonner outre mesure de la présence de quelques graffitis. Alors pourquoi ceux-ci ont-ils retenus mon attention ? Observons de plus près :


Il ne s'agit pas des habituels petites annonces invitant à des échanges que Benoit XVI réprouve, mais d'un véritable dialogue politique qui s'est visiblement instauré entre plusieurs participants. Un tag originel, en noir, peut-être distingué au centre : il liste une série de grandes dates historiques, toutes renvoyant à des révolutions ou révoltes françaises - de 1793 (étrange d'ailleurs de choisir la Terreur comme point de référence) à 1968 - et se termine par un "2011" accompagné d'un point d'interrogation. La signification ne demande donc pas d'avoir fini son cursus dans la maison pour être saisie. Mais au cas où, l'auteur a cru bon de rajouter "la commune refleurira".

Ce premier message me fascine pourtant. Habitué à chercher à expliquer les comportements des individus, celui-ci, le fait de laisser à cet endroit une marque écrite, et celle-là en particulier, me pose quelques problèmes. Difficile d'y voir l'intérêt quand le gain d'un tel message, anonyme qui plus est, est de l'ordre du zéro absolu. Difficile aussi d'y voir, simplement, le sens prêté par l'auteur à sa propre action. C'est donc de là dont je suis parti, de la difficulté de comprendre l'expression politique par les tags dans les toilettes publiques.

On pourrait d'abord essayer de rationaliser tout cela en se tenant compte de l'institution où cette forme d'expression prend place. Que les étudiants qui fréquentent le plus cette bibliothèque fassent sciences popo, ça pourrait ne pas être si étonnant (désolé, il fallait que je fasse ce jeu de mot). Il me semble cependant que la chose est ici un peu différente de ce qui peut se faire le plus souvent. Fions-nous pour cela à une source inattaquable, à savoir le Guide du Routard de l'IEP de Bordeaux, édition 2005-2006, création de Mie de Pain et Démocratie, journal simple et funky auquel j'ai eu l'honneur et la joie de participer en mon jeune temps. Voilà ce que l'on peut lire dans une rubrique consacrée aux toilettes de l'institut de Pessac (le texte n'est pas de moi, mais probablement de Choléra ou de Bartabas, je ne suis plus sûr) :

Vous avez le temps de repérer les meilleurs citations. Dans mon meilleur de (je me refuse à parler de best of, parce que j'aime pas le McDo), citons le mythique : "- M. Le tapon est professeur d'économie ? - Héron, Héron, petit, pas Tapon", le grinçant "Sardin m'a tuer", le facile "Institut de l'Eradication de la Pensée", le philosophique "Dieu est mort (Nietzsche)/Nietzsche est mort (Dieu)", ou encore le suréaliste "message de l'Amicale des bouchers girondins"...

Florilège rigoureusement authentique (je le sais, j'y étais), et qui laisse à penser que, si dans ces lieux de haute tenue intellectuelle, on préfère tutoyer les hautes sphères de la pensée plutôt que d'y rechercher quelques partenaires d'un soir, on y exprime d'abord des messages à caractère humoristique (d'une folle drôlerie, il faut bien le dire) plutôt que des incitations à la mobilisation politique. On a d'ailleurs un exemple sur la photo ci-dessus avec le "Mieux vaut chier à la bibli ici que bosser à l'Apple Store en face" (je vous avais prévenu, on se bidonne grave).

On notera toutefois qu'un certain nombre de ces graffiti, tant ceux relevés à Bordeaux que les parisiens que je commente ici, ont pour thème la dévalorisation de l'institution dans laquelle les étudiants se sont pourtant plus ou moins battu pour rentrer (voir l'image suivante, qui a subit une rotation de 90° pour être plus lisible). Ce type d'expression se comprend plus facilement, parce qu'elle est finalement assez classique dans la pratique du graffiti. Porter un regard désabusé ou humoristique sur l'environnement dans lequel on évolue est presque la raison du graffiti depuis qu'il a dépassé le stade du simple tag, c'est-à-dire de la simple signature. S'exprimer dans les toilettes a dès lors du sens.


Pour un slogan politique plus radical, les choses sont encore un peu difficile à comprendre. Continuons donc à observer le mur en question. Comme on peut le voir, le premier graffito et son invitation à la révolte populaire n'est pas resté sans répondre. On peut tenter de reconstituer une chronologie. Un deuxième intervenant, armé d'un marqueur violet, lui a fait une première réponse par un commentaire laconique sur chaque date, concluant que l'on était pas "parti pour" le refleurissement de la commune, avec visiblement quelques regrets au bout de la plume. Vient ensuite un commentaire du commentaire au-dessus, relié au premier par d'autres flèches. Et en même temps, ou après, ou avant - il devient difficile de reconstituer la séquence - d'autres remarques soit sur les réponses, soit sur le débat lui-même (voir photo suivante).


Voici donc cet innocent mur de toilette transformé en lieu de débat politique, où l'on s'affronte avant tout sur la définition des évènements et le sens à leur prêter - définir si les dates évoquées sont, ou non, de "vraies" révolutions, de vraies révoltes. L'actualité, d'ailleurs, intervient assez vite dans cet affrontement. Trois semaines après avoir pris la première photo, je suis retourné au même endroit pour découvrir qu'un nouvel intervenant avait pris part à la discussion.


Le stylo bille noir pense que les révoltes dans le monde arabe constituent le soulèvement tant attendu pour l'année en cours. Ce point est important. Il témoigne qu'il ne s'agit pas simplement de réactions rigolardes à quelqu'un qui aurait le mauvais goût de s'exprimer dans les toilettes, mais bien d'un dialogue politique : il y a des gens qui discutent d'un sujet, et d'autres qui commentent leurs discussions, éventuellement en s'en moquant ou en remettant en cause sa légitimité ou sa forme. C'est exactement ce qui se passe quotidiennement dans le débat public français.

Mais pourquoi répondre au message original ? Pourquoi prendre la peine d'interrompre ou de prolonger son passage aux lieux d'aisance pour ajouter une intervention à un débat dont on n'est même pas sûr qu'il s'agisse bien d'un dialogue ? Alors que l'on n'a aucune certitude, loin de là, que celui à qui on s'adresse verra la réponse qu'on lui fait ?

On peut supposer que c'est la forme écrite du message qui suscite la réponse, ce qui verse de l'eau au moulin d'une performativité de l'écrit. C'est parce que le message est là, parce qu'il n'est pas une parole qui s'envole mais un écrit qui reste, parce qu'il acquiert, en étant transformé en partie d'un environnement quotidien, une certaine permanence qu'il appelle à une réponse. On ne se sentirait pas obliger de faire la leçon à quelqu'un qui, se présentant dans le hall de la bibliothèque, crierait haut et fort la même série de date et la même conclusion. On se contenterait sûrement d'attendre qu'il soit mis dehors manu militari et on le considérait comme fou. Mais à celui qui prend la peine d'écrire le message sur un mur, même celui le moins considéré du monde, on se sent obligé de répondre, nonobstant le fait que son geste n'en est peut-être pas moins fou.

Mais la force de l'écrit n'est pas une explication suffisante. En effet, il y a dans ces mêmes lieux, d'autres messages écrits qui ne suscitent pas de réponses.


Faut-il donc chercher l'origine de la réponse dans le contenu du message, dans quelque caractéristique grammaticale des propos tenus qui serait de nature à susciter une réponse ? C'est douteux. Le message d'où tout est parti est assez péremptoire. S'il contient un point d'interrogation, celui-ci n'est que rhétorique, et d'ailleurs les premières réponses n'ont absolument pas porté sur celui-ci. Il faut donc qu'il y ait autre chose.

La meilleure explication que je puisse trouver est la suivante. Les graffiti ont toujours été une pratique profondément agonistique, c'est-à-dire une forme de lutte et d'affrontement par l'écriture. L'objectif des premiers taggers étaient de laisser leur "signature" partout, y compris dans des endroits que les autres ne pouvaient pas atteindre - par exemple, les métros new-yorkais. Il s'agit toujours de se mesurer aux autres. On peut se reporter par exemple à ce passage de Street Art. The graffiti revolution de Cedar Lewishon, où ce dernier interviewe la graffiti writer Lady Pink :

Cedar : From 1975 to when you started in 1979, graffiti expanded incredibily fast from just being very basic tags to being this fully formed art form. Why do you think it developed so quickly ?
Lady Pink : Because of the competition in the different boroughs. The subway trains would travel from Brooklyn to the Bronx and people would challenge each other, not verbally or physically, but for better work, bigger work, more work.

C'est à une forme d'affrontement assez proche que l'on assiste sur le mur qui nous intéresse : on rivalise d'à propos, d'esprit ou même de culture, comme en témoigne le texte de Chateaubriand apparaisant sur la photo suivante :


On y voit aussi la façon dont des mots d'esprit, dont je laisse chacun seul juge de la qualité et de la profondeur, viennent se mêler aux commentaires sur le message originel. On est bien dans une forme d'affrontement, et c'est cette relation particulière qui est à l'origine des différents tags, c'est la lutte qui donne la motivation suffisante pour rentrer dans le jeu, braver l'interdiction d'écrire sur les murs pour apporter son trait d'esprit au débat. Et cet affrontement découle avant tout de la forme du message : c'est parce que celui-ci est inscrit sur un mur que ce type de relation se met en place entre les participants.

En effet, les premiers graffiti, en se présentant sous une forme humoristique, changent la signification du mur et font de lui un lieu d'affrontement. Le reste découle naturellement de cette redéfinition de l'espace des toilettes en espace politique et en espace de lutte. La série de dates s'inscrit ainsi dans cette logique : puisque le lieu existe en tant qu'espace d'expression et d'affrontement, autant proposer un message guerrier, qui n'appelle pas tellement de réponses mais sonne plutôt comme une prévision ou un défi, en tout cas, quelque chose qu'il faut mettre à l'épreuve.

Il est sûr cependant que n'importe quel espace ne peut pas être redéfini ainsi. D'ailleurs, il existe d'autres pratiques de graffiti au sein de la même institution (cf. photo suivante). Celles-ci, parce qu'elles sont plus aisées à contrôler par ceux qui exercent un pouvoir sur l'espace, ne peuvent être subverties de la même façon. Il faut également tenir compte du fait que les murs des toilettes sont définis comme des lieux potentiels d'expression depuis bien longtemps.


On pourrait penser qu'une réflexion sur les murs des toilettes, fussent-elles susceptibles de recevoir les postérieurs de futurs leaders politiques, ne mérite pas une heure de peine. Mais il y a peut-être des leçons plus générales à en tirer. A commencer par celle-ci : parce qu'il est défini comme un lieu d'affrontement, ce mur n'est pas un lieu de dialogue ou de débat, pas un espace où l'on n'essaye de convaincre l'adversaire mais l'où on essaye avant tout de l'humilier et de le ridiculiser aux yeux d'un public que l'on ne rencontre vraiment jamais. Or, de quelle façon est défini le débat politique plus classique si ce n'est celle-là ? Si l'on trouve parfois que le débat public n'a pas la qualité qu'il devrait avoir, il faut peut-être moins en chercher la raison dans les caractéristiques de ce qui y prennent part que dans la façon dont ils s'affrontent. C'est sans doute la restitution de leurs paroles sous une forme écrite ou enregistré, dans la presse écrite, puis dans la télévision et aujourd'hui, encore plus, via Internet, qui conduit à cette forme de lutte qui, finalement, n'est peut être pas si différente de ce qui se passe ici, dans ces lieux d'aisance...
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De la pédagogie en politique

Le désormais fameux sondage Harris, à défaut d'avoir quelque pertinence, a au moins joué son rôle : celui de lancer la campagne électorale de 2012 (ou au moins de l'avoir officialisé, car elle a plus probablement démarré le 7 mai 2007) et d'en fixer la narration. La question du Front National est malheureusement destinée à faire de la question de l'immigration une des thématiques centrales du débat politique des prochains moins. Encore... Mais les commentateurs commencent à traduire cela sous la forme d'une "inquiétude des Français" face à la mondialisation. On peut souligner que, par rapport à celle-ci, la classe politique française fonctionne généralement selon un deux poids, deux mesures : d'un côté, la "pédagogie", de l'autre, la "réponse aux inquiétudes des Français".

D'un côté, il y a la mondialisation de l'économie, sa concurrence internationale et surtout celle des travailleurs entre eux, sa mobilité des capitaux, sa nécessité d'être "compétitif", son incitation, devant laquelle on ne peut guère reculer, à "réformer" le système français, particulièrement en ce qui concerne la protections sociale, pour le mettre à l'heure du monde. Face à cette mondialisation-ci, la forme d'approche politique qui s'est imposée a été celle de la "pédagogie" : il faut expliquer aux Français que le monde a changé et que pour survivre dans ce nouveau contexte, ou tout au moins maintenir sa place et sa situation, il faut consentir à quelques sacrifices plus ou moins important.

De l'autre, il y a une mondialisation complémentaire à la première, celle des hommes et des femmes, ceux qui quittent leurs pays pour aller travailler ailleurs. Non moins ancienne que la première (sans doute même plus), elle en partage certains traits, comme une invisibilisation partielle - on fait plus attention aux déplacements des pauvres qu'à ceux des riches comme on fait plus attention à certains mouvements de capitaux qu'à d'autres. Tout au moins ne les voie-t-on pas sur le même mode : il faudrait attirer les riches et empêcher les pauvres de rentrer. Comme la précédente, elle est vécue sur le mode de la menace pour notre pays. Mais la réaction politique a été tout autre : plutôt que de tenter d'expliquer aux Français ce qu'il en est, il faut "répondre à leurs inquiétudes" sans les remettre en question.

Pourtant, on pourrait traiter politiquement la mondialisation humaine comme on traite la mondialisation économique (la distinction entre les deux étant d'ailleurs douteuse). On pourrait expliquer, par exemple, seulement par exemple, que la France est très loin d'être le pays qui reçoit le plus de migrants en Europe. Que accueillir l'immigration ne revient pas, selon une formule trop souvent entendue et mal comprise, à accueillir "toutes la misère du monde". Que la misère, le chômage et leurs cortèges de difficultés qui frappent certains quartiers doivent moins à l'immigration qu'à la ségrégation urbaine, l'enfermement scolaire et social, et autres, bref à ce qui se passe ici et maintenant et qui frappe des personnes qui sont aussi française que moi plutôt qu'à une vague frappant depuis l'extérieur. Qu'il faudrait peut-être aussi réfléchir sur les conditions d'accueil et d'arrivée, et que même Hughes Lagrange est d'accord avec ça. En un mot, on pourrait faire preuve de "pédagogie" et expliquer aux Français quels sont les vrais enjeux.

On pourrait, mais on ne le fait pas. Au contraire, celui qui s'y risquerait prendra toujours le risque de se voir reprocher un "angélisme" de mauvais aloi, de refuser de répondre aux angoisses des Français, voire de mépriser ceux-ci par "parisianisme" ou je ne sais quoi. Autant de reproches que l'on ne fera pas à celui qui voudra défendre que ces mêmes Français doivent accepter le jeu de la mondialisation économique.

Ce point nous rappelle que les "problèmes politiques" ne s'imposent jamais tout seul, simplement parce qu'ils sont problématiques. Ils font toujours l'objet d'une lecture de la part de la classe politique. On me dira sans doute que, même si tous et toutes décidaient demain que l'on peut ignorer la mondialisation économique, celle-ci n'en cesserait pas moins d'exister et d'imposer certaines défis à la France, à sa situation économique et à sa politique du même tonneau. Et on aura raison de le dire. Mais de la même façon, continuer à lire les problèmes d'insécurité comme se ramenant à des problèmes d'immigration n'empêchera jamais que ceux-ci aient d'autres origines. On ne réglera pas les problèmes de ségrégation urbaine, par exemple, en retirant la nationalité aux Français par acquisition ayant commis certains crimes... Et pourtant, c'est ce que l'on continue à faire. En le faisant passer pour une attitude responsable qui plus est.

Deux topiques du débat politique donc : la "pédagogie" et la "réponse". Mais pourquoi l'une parvient-elle à s'imposer dans certains domaines tandis que l'autre domine sur certaines questions ? Comment expliquer leur répartition dans le débat public ? Surtout que l'on pourrait s'attendre à ce que la "réponse aux inquiétudes des Français" ait une popularité plus grande auprès de ceux qui veulent séduire "l'opinion publique" (qui n'existe toujours pas, par ailleurs).

Sans doute faut-il revenir à la question de l'activité politique elle-même, et au fait qu'elle consiste le plus souvent à qualifier des évènements d'une certaine manière : les hommes politiques ne sont jamais que désigner ce contre quoi on peut lutter et ce que l'on doit accepter. Mais pour que ces tentatives de qualification soient acceptés, il faut pouvoir en donner des "preuves" - même faussées. Difficile d'obtenir des résultats en matière économique : difficile, donc, de tenter la topique de la "réponse". La "pédagogie" est donc une ressource. Il est plus facile, en revanche, d'exposer des résultats en matière d'immigration, qu'il s'agisse de lois ou d'arrestation. La "réponse" peut donc pleinement jouer. Derrière cette question, il y en a une autre, plus profonde : celle du pouvoir des Etats, de ce sur quoi ils peuvent encore jouer. Rien que ça.
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