Politique des espaces publics : changer le monde par ses murs

La politique, dit-on, se donne pour objectif de transformer la société. Une expression bien générale, mais qui peut trouver une réalisation lorsqu'il s'agit de changer, tout au moins, un peu de la façon dont nous percevons les choses. C'est du moins ce que peut rendre visible quelques photos prises au Louvre.

Si le travail politique est essentiellement un travail sur les mots, c'est que les mots contribuent à faire le monde social. En politique, rien n'est plus réaliste que les querelles de mots. Mettre un mot pour un autre c'est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer.

Voilà ce que disais Pierre Bourdieu dans une interview donnée à Libération en 1982. Difficile de ne pas lui donner raison : l'essentiel de l'activité politique consiste à s'affronter sur les mots, à tenter ou à parvenir à imposer un jeu de langage qui, en devenant la réalité politique du moment, entraînera les activités, les transformations, les réformes et les politiques publiques idoines. Parler d'émeutes ou de révolution, d'évènements ou de guerre, d'exclusion ou d'assistanat, de coût du travail, de pouvoir d'achat ou de salaire : rien de tout cela n'est neutre, bien au contraire.

On aurait tort cependant de faire résider l'essentiel de cette activité dans les prises de paroles publiques des hommes politiques. Les affiches politiques et leur slogan s'inscrivent totalement dans cette logique. Le "je lutte des classes" qui a connu un succès certain dans les dernières manifestations et qui pourrait bien se maintenir encore quelques temps en témoigne : c'est que les classes sociales, au-delà de leur réalité sociologique indéniable, sont aussi des constructions langagières qui ont besoin d'être construites et défendues par les acteurs qui veulent s'appuyer sur elles, contre les tentatives de ceux qui veulent les effacer au profit de l'individu en majesté. Mais il y a plus que les affiches : de simples informations peuvent prendre un tour bien politique. Lors d'une visite au Louvre, j'ai pu prendre cette photo (toujours de piètre qualité, je ne suis pas un grand photographe - cliquez pour la voir en plus grand) :


De simples travaux dans un musée - l'installation d'une arcade - deviennent, par la magie de l'affichage un morceau de la relance économique et d'une stratégie économique globale, courageusement menée par le gouvernement. Il s'agit, comme souvent, de "définir la situation" : par le biais de l'écrit, on transforme la signification des choses et on impose au passant une autre façon de voir les choses. Des travaux qui pourraient être ignorés, voire perçu comme une nuisance pour le visiteur du musée qui se voit privé d'une partie de la visite, sont ici parée d'une vertu économique incontestable. On ne s'excuse pas "de la gêne occasionnée", mais on affirme fièrement sa contribution au bien-être de tous. "L"Etat restaure votre patrimoine ! Projet soutenu par le plan de relance" dit le bas de l'affiche.


Cette pratique est courante, et n'est pas exclusive ou caractéristique de la politique gouvernementale actuelle : un peu plus tôt dans la journée, rue de Rivoli, j'ai pu voir que les murs de ce qui était la Samaritaine clamaient avec une égale fierté qu'avaient été créés pas moins de 2000 emplois... Mais le bus allait trop vite pour que je puisse comprendre qui il fallait remercier pour cela. Il me semble cependant que la municipalité de la capitale avait quelque chose à voir avec ce miracle.

C'est dire que la politique peut s'inscrire assez profondément dans l'espace public, ou, comme le dernier espace le suggère, dans l'espace urbain. Celui-ci peut contribuer à former notre perception du monde, des choses et des gens. Mais cette action de conformation des perceptions du monde n'est pas mécanique : parce qu'elle est politique, elle fait également l'objet d'une lutte. C'est ce que le street art a, finalement, très bien compris :

The people who run our cities don’t understand graffiti because they think nothing has the right to exist unless it makes a profit. The people who truly deface our neighborhoods are the companies that scrawl giant slogans across buildings and buses trying to make us feel inadequate unless we buy their stuff. Any advertisement in public space that gives you no choice whether you see it or not is yours, it belongs to you, it’s yours to take, rearrange and re-use. Asking for permission is like asking to keep a rock someone just threw at your head (Banksy dans Wall and Piece)




Reste qu'il ne faut pas exagérer la puissance de ce mode d'expression politique. Si les oeuvres de quelqu'un comme Banksy peuvent avoir un tant soit peu d'audience et, peut-être, d'influence, c'est en grande partie du fait de la qualité de sa performance : performance artistique, basée sur la rupture avec ce qui est attendu - ce dont témoigne la photo ci-dessus. Au contraire, l'affichage de la réforme apparaît de façon beaucoup plus normalisé. Alors que l'artiste s'appuie sur ce que Max Weber aurait considéré comme une attitude prophétique, dont le charisme vient briser les rets de la tradition et du monde allant de soi, l'expression politique normale vient d'une attitude plus proche de celle du prêtre, qui prêche une parole validé par l'institution qui le surplombe. Elle n'est pas forcément moins puissante, mais s'exprime de façon sans doute plus douce. Il faudrait enquêter plus avant pour savoir quels effets produisent effectivement ce genre d'affiche sur le public et les passants.

Une dernière question peut être soulevé : pourquoi afficher de cette façon la politique de relance économique ? On pourrait répondre que c'est pour garantir la réélection des dirigeants. Mais le jeu demeure dangereux : après tout, si la relance marche, cela se verra de façon concrète dans l'amélioration de l'économie, le retour de la croissance et la réduction du chômage, ce qui devrait suffire pour une réélection triomphante. Il se pourrait que cette affichage participe également de la légitimation des politiques économiques, qui serait en fait une condition de leur efficacité. Une politique de relance ne doit-elle pas commencer par changer le "climat des affaires" et pour cela changer la perception que l'on a de l'état du monde ? Dès lors, c'est peut-être là aussi, dans la rue et sur les murs, que se joue la réussite de la politique... Finalement pas si éloignée de la performance artistique : changer le monde par ses murs.
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1 commentaires:

yoshi a dit…

la flèche dans le cercle indiquant le mot "relance" fait penser au signe astrologique du masculin, comme si c'était l'homme (avec un petit h) qui était responsable de cette relance...

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