Le genre n'est pas une théorie, c'est un fait

Le genre n'est pas une théorie : c'est un fait. Cette formule, j'ai eu l'occasion de l'utiliser dans des billets précédents. Et j'ai dû souvent la marteler à nouveau contre les néo-réactionnaires qui se sont fait un devoir de continuer leur lutte contre l'égalité en la rhabillant "lutte contre la théorie du djendeur". Je me suis dit qu'il était temps que j'explicite complètement cette formule. Pas tellement pour convaincre les personnes en question, qui n'ont de toutes façons rien à faire d'une discussion un tant soit peu rationnelle, mais plutôt pour fournir à ceux qui ont un peu de curiosité intellectuelle et qui ne sont pas familier avec les sciences sociales une clarification du raisonnement.

Partons d'un point qui est consensuellement considéré comme un fait : "la Terre est ronde et elle tourne autour du Soleil". La formule est simple, et l'idée ne devrait pas être trop difficile à accepter... Qu'est-ce qui fait que ces deux propositions peuvent être considéré comme des faits et non comme des théories, celles "de la Terre ronde" et "de la Terre en orbite autour du Soleil" ? On pourra répondre que c'est parce que c'est vrai. On peut aussi dire que c'est parce que l'on est parvenu à le prouver. On aurait alors dans l'idée qu'une même proposition est une "théorie" tant qu'elle n'a pas été prouvé, et un "fait" une fois qu'elle l'a été.

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Mais poussons le raisonnement un peu plus loin : comment peut-on faire pour savoir que "la Terre est ronde" est vrai ? Une solution simple serait de monter dans un vaisseau spatial et d'aller faire un petit tour en orbite. Je pourrais ainsi facilement vous montrer que la Terre est ronde et non pas plate. Comme je pourrais vous montrer que la Terre tourne autour du Soleil, et que ce n'est ni l'inverse ni une danse aléatoire des corps célestes. Notons donc ceci : un fait, ça se montre.

Il n'est pas forcément facile de le montrer : un fait ne se donne pas à voir immédiatement. Si je regarde par ma fenêtre, ce que je vois par mes seuls sens, c'est que la Terre est plate. Pour voir que la Terre est ronde, il me faut des outils. Dans mon exemple, c'est un vaisseau spatial. Puisque tout le monde n'a pas sous la main, il y a d'autres outils disponibles : le Grec Eratosthène s'est contenté de planter deux piquets au sol à la même heure dans deux villes différentes et de regarder les ombres. A ces outils matériels, il ajoutait d'autres, intellectuels : les mathématiques. Il s'agissait là encore de montrer, même si devant l'impossibilité de montrer tout l'objet, on se basait sur les conséquences logiques de la qualité qui lui était prêté. Notons donc également ceci : il peut être nécessaire d'approcher un fait avec des outils. Parmi ceux-ci, les outils de mesure ne sont pas les moindres. Si je vous dis "il y a 142 kilomètres entre ces deux points" ou "cette eau contient une dose mortelle de cyanure" ou encore "la population française est constituée à 51% de femmes", j'ai besoin de faire des mesures, parfois à partir d'un simple échantillon (d'eau ou de population). Formulons cela d'une autre façon encore : un fait peut être enregistré. C'est ainsi que l'on constitue des données.

Considérons maintenant un autre point : puisque je sais que la Terre est ronde, je peux avoir envie de savoir pourquoi. Je peux alors me dire que ça doit avoir quelque chose à voir avec la gravitation et plus particulièrement avec un ensemble de lois relatives aux forces qui façonne et ont façonné l'univers. Je vais donc dire que la Terre est ronde parce que "gravitation" - je ne rentre pas dans le détail parce que ce n'est pas le sujet. Mais cette proposition "gravitation" est-elle un fait ou une théorie ? Posons-nous la question : peut-on montrer la gravitation comme on montre que la Terre est ronde ?

Je peux montrer que les corps chutent dans certains contextes. Je peux mesurer l'attraction qui s'exercent entre deux corps dans certains contextes. Et je peux montrer que la Terre est ronde et pas carré ou octogonale. Mais je ne peux pas montrer les principes qui organisent tout cela. Ce n'est pas que les lois de la gravitation sont fausses. C'est qu'il ne s'agit pas de les montrer : il s'agit de les démontrer, c'est-à-dire de montrer la cohérence entre les principes et les faits. La gravitation est en fait un ensemble de lois, de règles et de principes que l'on a dégagé d'un certain nombre de faits, qui vont de la chute des corps à la forme des planètes. Ce qui fait sa valeur et sa véracité, ce n'est pas le fait qu'on la mesure - ce qu'on mesure, c'est la chute des corps par exemple, ou l'attraction entre ceux - mais sa capacité à expliquer les faits que l'on observe. C'est la cohérence entre les faits et l'explication qui fait la valeur des théories relatives à la gravitation. Autrement dit, une théorie, c'est ce qui vient expliquer la forme que prennent nos données, ce qui vient expliquer les faits.

Pour que les choses soient plus claires, considérons un autre cas : l'évolution. C'est d'autant plus intéressant que le langage courant a adopté l'expression de "théorie de l'évolution", et confond régulièrement l'évolution avec le darwinisme. Qu'est-ce que l'évolution ? C'est le fait que les espèces ont évolué au cours du temps et se sont transformées pour donner les formes de vie que nous connaissons aujourd'hui. Il s'agit bien d'un fait au sens que nous avons donné précédemment : quelque chose qu'il s'agit de montrer. De la même façon que le fait de la Terre ronde repose sur des observations et des mesures, le fait de l'évolution repose sur l'observation, la collection et la mise en rapport de centaines de milliers de fossiles, ainsi que sur des observations in situ. Pour se convaincre que les espèces évoluent, il suffit de voir que les éléphants en Afrique perdent leurs défenses : on est bien devant une évolution de l'espèce.

Mais dire "les espèces évoluent" ne nous dit rien du pourquoi et du comment de ces évolutions. C'est là qu'interviennent les théories de l'évolution. Pour Darwin, les individus de chaque espèce avaient plus ou moins de chances de survivre du fait de certaines de leurs caractéristiques, ce qui débouche sur une sélection naturelle : le plus apte à survivre a plus de chances de se reproduire, si, se faisant, il transmet le caractère qui le rend plus apte, son descendant aura également plus de chance de survivre, etc. C'est la collection de faits concordant avec cette explication qui fait la force de la théorie darwinienne, dont on comprends qu'il est inexact de la résumer à l'idée que les espèces évoluent. D'autres théories se sont développées, en particulier mettant en avant une sélection sexuelle qui parvient à expliquer des faits qui restent incompréhensibles avec l'idée de survie du plus apte : par exemple, la roue du paon. On peut aussi mettre plus ou moins l'accent sur l'environnement climatique ou la lutte avec les autres espèces. Il existe, bien sûr, des combinaisons de ces différentes théories dans des modèles synthétiques.

Les spécialistes de physiques et de biologie évolutionniste trouveront sans doute ma présentation schématique. Mais on peut en retenir les idées suivantes. Nous avons deux classes de propositions différentes : les faits et les théories. On prend connaissance des faits par leur enregistrement et leur mesure, qui permet de les montrer. Les théories sont elles des explications que l'on apporte aux faits et aux données. On ne peut en prendre connaissance que par la forme spécifique que prennent les faits.

Venons-en au genre enfin. Commençons donc par récolter des faits : il existe des normes différentes qui s'appliquent aux hommes et aux femmes, ne serait-ce que les normes vestimentaires ; il existe des contradictions entre le sexe biologique d'une personne et le sexe qui lui est attribué dans ses relations aux autres (certains comportements amèneront ainsi les hommes à être traité de/comme des femmes, et inversement) ; on attribue un sexe à des choses qui n'en ont pas (on parlera d'une activité féminine ou masculine, d'une couleur féminine ou masculine, etc.) ; ces normes, ces représentations et ces relations varient de façon importante dans le temps et dans l'espace ; on ne réagira pas de la même façon à la même activité selon qu'elle est faite par un homme ou une femme (cela va de passer l'aspirateur à faire de la boxe) ; les hommes et les femmes ne sont traités de façon égales dans la société. Toutes ces choses, on peut les montrer, on peut les mesurer (différences de salaires), on peut les enregistrer. Ce sont des faits.

Et c'est cela le genre. Ces faits définissent simplement un objet d'investigation particulier que l'on peut caractériser comme la construction sociale de la différence des sexes. Il ne s'agit pas d'essayer d'expliquer quelque chose : il s'agit simplement de désigner cette construction, et éventuellement d'en fixer les limites.

Ensuite, ce que l'on va enregistrer, c'est une forme particulière de cette construction sociale de la différence des sexes : plus ou moins marquées, avec plus ou moins de domination et de pouvoir, attribuant des positions différentes, etc. Une fois cet enregistrement fait, il faut expliquer la forme des données enregistrées. Si l'on découvre, ô surprise, que la situation des femmes est défavorable par rapport à celle des hommes, il va falloir fournir une explication. On va alors formuler des théories, c'est-à-dire des propositions d'explications. Certaines vont mettre l'accent sur l'aspect matériel de cette construction sociale (des ressources inégalement réparties, des positions économiques différentes, un rapport d'exploitation), d'autres sur l'aspect symbolique (des formes de légitimité, des normes culturelles, l'importance des significations). Certaines vont proposer d'isoler cette construction d'autres types de relation, d'autres vont au contraire vouloir tisser des liens avec, par exemple, les relations économiques. Parmi ces théories, la plus convaincante sera celle qui pourra expliquer le plus grand nombre de faits.

Voilà ce que veut dire "le genre n'est pas une théorie, c'est un fait" : qu'il existe un objet d'investigation spécifique que se donne les scientifiques, cet objet étant la construction sociale des différences de sexe. On peut montrer le genre : il est incroyablement aisé de montrer qu'il existe des normes différentes pour les hommes et pour les femmes. C'est même plus simple que pour montrer que la Terre est ronde... Évidemment, certains autres aspects demandent un travail de mise à jour un peu plus important, comme la mise en jour d'une socialisation différente au sein de la famille et de l'école. Mais il s'agit là encore de rassembler des faits, c'est-à-dire d'enregistrer et de mesurer différents phénomènes.

Si certains veulent contester ce fait, c'est toujours possible. On peut toujours discuter un fait. Il faut alors proposer d'autres enregistrement, d'autres instruments de mesure, d'autres données. Ceux qui voudront montrer que la Terre est plate auront un sacré travail à faire... Et ceux qui voudront montrer qu'il n'existe pas de différences dans le traitement des hommes et des femmes, qu'il n'existe pas, dans nos sociétés, une distinction sociale et culturelle entre le "féminin" et le "masculin", que la socialisation des hommes et des femmes est parfaitement identique, auront un travail encore plus titanesque à faire. Mais finalement, on comprends que ce n'est jamais leur objectif : ce qu'ils veulent, c'est protéger ces différences de traitement... Autrement dit, ils luttent pour maintenir le genre en place, pour que les données ne changent pas, pour que les faits restent ce qu'ils sont. Je dois dire que cette ironie me console certains jours.

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