Rappel à la loi à l'attention de MM. Zemmour et Bilger

Eric Zemmour, l'un de ces "chroniqueurs" dont la légitimité reste un grand mystère pour le commun des mortels, s'est fendu d'une remarque plus que douteuse quant au fait que les délinquants seraient surtout des Noirs et des Arabes. Philippe Bilger, avocat général à la cour de Paris, a pris sa défense sur son blog. L'un comme l'autre aurait non seulement besoin de quelques cours élémentaires de sociologie, mais aussi d'un bon rappel à la loi - ce qui pour le second est tout de même assez savoureux.

Reprenons la citation qui a valut à Zemmour une nouvelle volée de bois vert de la part de différentes organisations anti-racistes :

Les français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C'est un fait.

Pierre Bilger défend cette idée en écrivant sur son blog :

En effet, je propose à un citoyen de bonne foi de venir assister aux audiences correctionnelles et parfois criminelles à Paris et il ne pourra que constater la validité de ce "fait", la justesse de cette intuition qui, aujourd'hui, confirment un mouvement né il y a quelques années.

Je me permet donc d'inviter officiellement MM. Zemmour et Bilger à venir assister à un des cours en première Economique et Sociale. Je n'aurais même pas à prendre la parole : mes élèves se chargeront eux-mêmes de leur expliquer ce que je leur ai appris il y a quelques mois, lorsque nous avions ensemble abordé la sociologie de la déviance. A savoir que l'appareil judiciaire n'enregistre pas la délinquance telle qu'elle est, mais telle qu'elle est perçue par l'activité policière. S'il y a un biais dans l'activité de la police pour appréhender surtout des Noirs et des Arabes, alors les audiences correctionnelles et criminelles seront plus souvent peuplées de Noirs ou d'Arabes. En tirer des conclusions sur la délinquance en général, sans prendre aucune précaution méthodologique, est une faute grave qu'un élève de première attentif en cours sait éviter. Ce serait comme penser que le bâton est tordu puisque lorsque je le trempe dans l'eau il paraît l'être.

Maître Eolas, d'ailleurs, ne dit pas autre chose. Je regrette simplement qu'il se sente obligé de s'agenouiller devant la statue de commandeur de Freakonomics. Je ne saurais trop lui conseiller de lire cet excellent livre qu'est Outsiders d'Howard Becker : il se rendra alors compte combien l'approche sociologique a déjà dit tout cela et beaucoup plus - et beaucoup mieux. Le reste de son propos est par contre tout à fait exact, et je ne peux qu'y renvoyer mes lecteurs : Zemmour suggère simplement, dans la simplicité de sa formule, qu'il y a un lien direct entre le fait d'être Noir/Arabe et celui d'être délinquant ; or cela ne tient pas compte de toutes les autres variables qui interviennent dans la délinquance, a fortiori les caractéristiques socio-économiques des personnes. Pour valider le raisonnement zemmourien, il faudrait raisonner "toutes choses égales par ailleurs" : les Noirs/Arabes sont-ils plus délinquants que les Blancs/Autres à caractéristiques socio-économiques égales ?

C'est là qu'apparaît toute la mauvaise fois d'Eric Zemmour : il n'exprime pas le fond de sa pensée, mais joue sur le sous-entendu et présente comme un fait "brut" et incontestable ce qui est en fait déjà une interprétation de la réalité. La formulation a son importance, et faire croire que l'on peut laisser "parler les faits" pour eux-mêmes est toujours, comme le disait déjà Max Weber, absolument malhonnête : selon la façon dont on les organise, ils ne disent plus la même chose. Ce point rend l'hommage rendu par Philippe Bilger à "l'audace" de Zemmour totalement ridicule. Zemmour n'est pas audacieux : il est lâche et n'ose pas dire directement ce qu'il pense. L'usage de mauvais procédés rhétoriques n'a jamais été un signe de courage intellectuel.

Mais il y a plus grave : nos deux pourfendeurs de la "bien-pensance" ont simplement oublié la loi. Pour ce qui est du bouffon médiatique qu'est Eric Zemmour, tenu de raconter n'importe quoi de choquant pour que l'on parle de lui, ce n'est guère étonnant. C'est plus embêtant pour un avocat général. Reprenons, une fois de plus, la formulation de Zemmour en grassant un point trop facilement oublié, y compris par ses critiques :

Les français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C'est un fait

Eric Zemmour justifie, en fait, les contrôles au faciès : ce qu'il nous dit, c'est qu'il est bien normal que la police contrôle plus les Noirs et les Arabes, puisque ceux-ci sont plus souvent délinquants. Passons sur le fait que ce raisonnement confine à la tautologie : les Noirs et les Arabes sont plus représentés dans l'activité de la police, il faut donc qu'il y soit encore plus représentés. Il y a quelques mois à peine, Fabien Jobard publiait une enquête révélant, sur la base d'une solide méthodologie, l'importance des contrôles au faciès, toutes choses égales par ailleurs, dans les transports en commun parisien - disponible sur le site de Laurent Mucchielli. Il rappelait alors dans les différents médias qui faisait appel à lui que l'on ne pouvait justifier ces pratiques par des questions d'efficacité : la loi interdit simplement les contrôles au faciès. Un contrôle doit s'effectuer parce que le comportement de la personne suggère qu'il peut avoir commis ou se prépare à commettre un acte délictueux. Etre Noir ou Arabe ne rentre pas - et c'est heureux - dans ce cas. Par conséquent, Eric Zemmour et ses défenseurs n'exercent pas un droit à dire des faits, mais encouragent un comportement contraire à la loi. Rien qu'une petite convocation dans un commissariat pour rappel à loi ne saurait arranger.

Read More...

Le vrai danger de la télévision

Imaginons un instant que, parvenu à la fin de son expérience, Stanley Milgram ait dénoncé la science en expliquant que celle-ci n'était qu'un avatar du totalitarisme, une nouvelle dictature, un danger pour nous tous. Est-il besoin d'expliquer en quoi cela aurait été ridicule ? C'est pourtant ce à quoi l'on a assisté hier soir sur France 2.


Annoncé depuis des mois, entouré d'une réputation déjà sulfureuse, le documentaire Le jeu de la mort a enfin été diffusé, hier soir, sur France 2. Le message des organisateurs de ce Milgram 2.0 est sans nuance : la télévision nous contrôle et peut nous amener à tuer. Pourtant, à bien y regarder, on peut douter que ce qui a été montré soutienne cette conclusion, surtout si on le compare avec l'expérience originale. Olivier Mauco a brillamment ouvert le feu de la critique - son post est à lire à tout prix - je me permet ici de compléter brièvement.


Tout le propos du film repose dans la comparaison avec l'expérience fameuse menée par Stanley Milgram - et qu'il est inutile que je décrive ici tant cela a été fait depuis quelques semaines dans pratiquement tous les médias imaginables. Le documentaire commence par un discours de la méthode, où l'on nous explique que l'on a adapté au plus proche le dispositif originel, que l'on a la caution de quelques scientifiques, qui publieront les résultats dans des grandes revues, etc. Là dessus, il n'y a pas vraiment de problème : la chose a été bien menée, même si certaines différences affleurent (on y reviendra), et on peut en tirer des conclusions tout à fait intéressantes. Mais celles qui sont mises en avant par la voix-off, dispositif dramatique en soi, sont bien étranges.

Imaginons un instant que, parvenu à la fin de son expérience, Stanley Milgram ait dénoncé la science en expliquant que celle-ci n'était qu'un avatar du totalitarisme, une nouvelle dictature, un danger pour nous tous. Est-il besoin d'expliquer en quoi cela aurait été ridicule ? C'est pourtant ce à quoi l'on a assisté hier : à la toute fin du documentaire, le psychologue qui a assuré le suivit de l'expérience dénonce le fait que tous les candidats qui sont allé jusqu'à la torture ont été nourris aux mêmes émissions de télévision, aux mêmes séries, aux mêmes publicités... Or, peut-on croire que les cobayes de Milgram étaient nourris de sciences, que leurs cours de physique au lycée - là où ils avaient pu croiser des personnes en blouse blanche et au verbe sûr - soient l'explication centrale de leur comportement ? Certainement pas. Sans doute avaient-ils des dispositions bien différentes par rapport à la science. De la même façon, les candidats de La zone Xtrem ont sans doute eu des expériences télévisuelles bien différentes.

C'est là, à mon sens, l'erreur la plus grave du documentaire, qui en fausse les conclusions. La télévision y est abordée comme une totalité, alors qu'elle est extrèmement diverse : les séries ne sont pas la publicité, le ciné-club du dimanche soir n'est pas le débat politique, les cartoons du matin ne sont pas les talk-show de l'access prime-time. Et tout cela est encore pondéré par les différentes conditions de réceptions : qui regarde, avec qui, à quel moment, etc. Qu'importe que les Français, comme le souligne le documentaire dans ses derniers instants, passent beaucoup de temps devant la lucarne si on ne sait pas ce qu'ils regardent ! On ne peut simplement tout mettre dans le même panier.

Mais alors est-ce la télé-réalité ? Pas sûr. Le dispositif de Milgram ne permettait pas de dire que les psychologues en particulier avaient une autorité excessive sur les Américains - la plupart des cobayes ne devaient sans doute même pas savoir précisément ce qu'est un psychologue. Simplement, c'est l'ensemble du dispositif qui les amenait à l'obéissance, et non la seule autorité magique du scientifique : imaginons qu'un scientifique en blouse blanche vous interpelle dans la rue et vous dise "hé, vous, torturez cet homme là-bas !". Il y a peu de chances que vous vous exécutiez, quand bien même ce serait Tania Young et qu'elle vous dirait "c'est pour la télé". La preuve de ce point se trouvait dans le commentaire : une légère modification du dispositif, le retrait de la présentatrice, conduisait la majorité des cobayes à s'arrêter. Pourtant les caméras ne s'arrêtaient pas de tourner, le public ne disparaissait pas, la télévision, autrement dit, était toujours là. C'est donc toute une relation très particulière qui est nécessaire à l'obéissance, et non simplement quelque chose d'aussi vague que la télévision.

L'obéissance s'appuie d'abord sur un mécanisme qui n'a pas été soulevé par la voix off, alors qu'il était identifié par Milgram : c'est l'engagement très progressif, la dépendance au sentier, du cobaye. Une fois qu'il a envoyé les premières décharges, s'arrêter devient extrèmement difficile, pour la simple et bonne raison que cela oblige à reconnaître que l'on a eu tort dès le début. Aller au bout est une ligne d'action cohérente, le refus une remise en cause de soi. Et la présence du public, l'ajout le plus important par rapport à l'expérience originale, celui qui change tout, renforce cet effet : le regard de ces juges élève le coût de l'arrêt.

D'ailleurs, la présence du public introduit un autre effet psychologique qui n'est malheureusement pas soulevé : celui de la déresponsabilisation. Comment ne pas penser à l'effet Kitty Genovese, même si l'on sait que l'anecdote originale a été exagérée ? Lorsqu'un groupe est grand, la responsabilité a tendance à se perdre, les individus ont tendance à la reporter sur les autres. Sans doute, dans le public, certains attendaient-ils que d'autres élèvent la voix, sans doute, si quelqu'un l'avait fait, le cobaye aurait-il trouver là un appui pour son refus - Milgram introduisait d'ailleurs une autre variante intéressante : si un deuxième scientifique venait faire part de ses doutes à celui qui supervisait l'expérience, alors tous les cobayes saisissaient l'occasion pour tirer leur révérence.

Au final, à quoi a-t-on assistait hier soir ? Peut-être à une belle démonstration des limites de la télévision : le documentaire exploite à la perfection tout le langage télévisuel, jusque dans l'utilisation de certaines musiques d'Orange Mécanique pour renforcer l'effet dramatique et le message ; il tombe aussi dans les pièges de ce langage, en préférant une conclusion simpliste à un véritablement questionnement. Le "c'est la faute à la télé" n'est pas à la mesure de l'expérience menée. Celle-ci aurait dû conduire à une réflexion beaucoup plus générale sur les mécanismes de l'obéissance et de la résistance, à un questionnement sur notre capacité à nous extraire de certaines relations tissées précisément pour nous contrôler, et qui sont loin de se limiter au pouvoir du petit écran. Stanley Milgram mettait en scène, dans son expérience, la légitimité de la science, mais c'était pour mieux généraliser à toutes les formes d'autorité, et particulièrement aux légitimités étatiques et politiques. Christophe Nick n'a même pas voulu étendre son propos à l'ensemble des médias : il a préféré le buzz à l'ambition. C'est peut-être cela, le vrai danger de la télévision.

Read More...

Un prophète, figure de l'entrepreneur

Un prophète a fait le plein aux Césars, mais n'a pas eu l'Oscar qu'il méritait. C'est bien dommage, d'une part parce qu'il s'agit de l'un des rares films français qui ne parlent pas des malheurs de trentenaires parisiens qui vivent dans des lofts, d'autre part, parce que c'est un film brillant sur les marges de la société et la prison. Mais il est aussi d'un intérêt sociologique qui dépasse le cadre strict de l'univers carcéral. Un prophète, c'est aussi une belle illustration de ce qu'est un entrepreneur. Une analyse qui devrait ravir mon grand ami Yvon Gattaz. A ne pas lire si vous n'avez pas encore vu le film (ce qui est un tort).

"L'histoire d'Un prophète dépeint quelqu'un qui va accéder à une position qu'il n'aurait jamais atteinte s'il n'était pas allé en prison. Le paradoxe se situe là." (Jacques Audiard, sur le site Allociné)

Voilà comment le réalisateur résume en une petite phrase le propos de son film, et c'est la façon dont le protagoniste va atteindre une position supérieure en passant par la case prison qui peut attirer l'attention du sociologue, et surtout du sociologue économiste. Reprenons l'histoire un peu plus en détail : un petit délinquant analphabète, Malik, rentre en prison à 19 ans sans que la raison ait une quelconque importance dans le film. Là, un parrain de la mafia corse va le prendre "sous son aile" - en fait, en faire son obligé, corvéable à merci - après l'avoir obligé à assassiner un autre détenu arabe. Par la suite, Malik va se construire une carrière de grand délinquant, d'abord en travaillant pour le corse, puis, peu à peu, pour lui-même, en particulier lors de ses permissions.

Le film peut donc donner lieu à une première interprétation : c'est la prison qui fait le délinquant, ou du moins l'enfonce un peu plus dans cette carrière, plus qu'elle ne l'en éloigne. Mais celle-ci est incomplète : tous ceux qui passent par la prison ne deviennent pas de grands délinquants, certains parviennent même à se réinsérer, d'autres, plus simplement, n'acquièrent pas un pouvoir aussi grand que celui de Malik à sa sortie - où on le voit suivit par plusieurs voitures de ce que l'on devine être ses hommes, régnant finalement sur un petit empire de la drogue. La question reste donc entière : qu'est-ce qui permet à un tel individu de parvenir à cette position ? La prison seule ne permet pas de la comprendre.

Pour se faire, il est bon de considérer Malik comme un entrepreneur. En effet, il gère d'abord sa propre carrière : sur un marché du travail délinquant ou mafieux, dont on discutera de la nature par la suite, il cherche à trouver des partenaires de toute sorte pour faire des coups de plus en plus importants, et ainsi obtenir retributions tant symboliques que matérielles - les premières rendant l'obtention des secondes plus probable et plus simple. Il gère aussi peu à peu une organisation délinquante de son propre chef : en s'alliant avec un co-détenu, Jordi le gitan, et un ami fraîchement passé hors les murs, Ryad, il monte un petit trafic de drogue, avec voitures, livraisons, concurrence et tout le bazar. En prenant les choses de cette façon, on peut mieux comprendre ce qui permet à un tel individu de "réussir" dans son champ particulier d'action.

Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? La réponse à cette question est moins simple qu'il n'y paraît. Une définition simple serait de définir l'entrepreneur comme le propriétaire d'une entreprise. Dans le monde de la délinquance organisée, le seul entrepreneur serait alors le parrain. Mais, tant dans les activités légales qu'illégales, cette définition pose problème : que fait-on des hauts managers, des directeurs salariés, ou des lieutenants qui gèrent une partie importante de l'organisation ? Ne peut-on aussi les qualifier d'entrepreneurs ? Lorsque les sociologues se penchent sur l'entrepreneur, ils ont tendance à avoir une conception assez large de celui-ci :

[...] il existe, au moins dans les économies de marché, des acteurs sociaux travaillant au développement de leurs entreprises par la recherche du profit et par l'innovation, acteurs que la sociologie peut donc étudier. Ces entrepreneurs peuvent être propriétaires de leur entreprise, indépendants, ou cadres dirigeants. [1]

Le jeune délinquant de Un prophète rentre progressivement dans ce rôle : loin de se cantonner à l'exécution des ordres de sa hiérarchie - c'est-à-dire le parrain corse qui lui offre sa protection en échange d'un petit service d'assassinat - il va poursuivre ses propres objectifs de profits et d'innovation. Cette figure n'a en soi rien d'exceptionnel : tout un courant de recherche s'intéresse aux boundaryless careers - les "carrières sans frontières" - où les individus sont moins insérés sur les rails d'une carrière défini par une organisation supérieure qu'ils n'évoluent entre plusieurs organisations, plusieurs postes, menant leur barque comme autant de petits entrepreneurs, des "craftmen" (littéralement : des artisans, au sens que pouvait avoir ce mot pour les compagnons ou les sublimes) [2]. S'il y a quelques risques à généraliser ce modèle, il n'en reste pas moins qu'il entre en résonance avec le "nouvel esprit du capitalisme" [3], où l'indépendance et la flexibilité sont valorisées. Malik s'impose donc comme une figure économiquement tout ce qu'il y a de plus légitime, si ce n'est qu'il choisit de se consacrer à des activités illégales. On peut se demander si c'est ce que Jacques Audiard avait en tête lorsqu'il déclarait :

"Donc oui, le projet du film était de décloisonner autant le casting que de prendre en compte le fait que le monde change et que les figures héroïques doivent évoluer. A mon sens, il y a de nouvelles mythologies à bâtir sur de nouveaux visages et de nouveaux parcours."

La question que va poser la sociologie est rarement soulevé : qu'est-ce qui fait qu'un individu devient un entrepreneur ? Il y a certes la mythologie que se construisent les grands capitaines d'industries, les dirigeants d'entreprises et autres managers internationaux à grands coups d'autobiographies et d'autres constructions légendaires. L'intérêt d'Un prophète est justement de sortir de cette légende en montrant un individu qui très précisément un comportement d'entrepreneur, sans entrer nullement dans les images d'Epinal que l'on nous sert à n'en plus finir.

L'une des vertus d'Un prophète est de mettre en scène un individu qui ne part véritablement de rien : au moment où il arrive en prison, ses ressources se limitent à un billet de 50f qu'il essaye, sans succès, de cacher dans sa chaussure. Il ne sait ni lire, ni écrire, et devra apprendre par le biais de formations spéciales adressées aux détenus. Ainsi, pas de risque de tomber dans l'apologie des qualités "exceptionnelles" des entrepreneurs, de leur "esprit d'entreprise" et autres "esprit de compétition". Rien ne prédestinait Malik à devenir ce qu'il sera à la fin du film. Rien, si ce n'est la position sociale bien particulière qu'il va occuper, une position qui est précisément celle d'un entrepreneur. C'est sur ce point là que le film est fondamentalement sociologique, et même, n'hésitons pas à le dire, granovettien [4] : c'est la position de l'individu dans un réseau, son encastrement, qui fait de lui ce qu'il est.

Pour le comprendre mieux, il faut en revenir à ce qui fait la spécificité d'un entrepreneur. Pour l'économie standard, l'entrepreneur est celui qui organise la production : le profit est alors la rémunération de la mise à disposition du capital pour la production. Cette approche ne nous dit pas grand chose de ce que fait un entrepreneur - ce qui souligne le paradoxe à voir des défenseurs de l'entreprise exiger que l'on enseigne en priorité Milton Friedman, lequel n'a jamais rien écrit d'intéressant sur leur activité... Il en va tout autrement dans la tradition autrichienne : sans entrer dans le détail des différents auteurs, l'entrepreneur se caractérise par sa capacité à mettre en relation des univers normalement séparés [1]- c'est l'entrepreneur innovateur schumpeterien ou l'arbitragiste de Mises. Le profit rémunère précisément cette activité. C'est alors la position sociale qui fait le propre de l'entrepreneur : il est entre des univers séparés et peut profiter de cette séparation. Pour Granovetter, il s'agit pour lui de trouver le bon équilibre entre encastrement dans un environnement et désencastrement, entre les liens qu'ils entretient avec les individus nécessaires à son activité et sa nécessaire extériorité [5].

Or, que fait Malik sinon profiter d'une telle position ? Arrivant en prison, il ne connaît certes personnes, mais peut s'intégrer plus facilement à certains réseaux : son origine ethnoraciale lui offre un point d'entrée dans le groupe des Arabes. Ce lien est exploité par son "employeur" corse pour l'envoyer assassiner un détenu "gênant". Et voilà Malik qui se retrouve à pouvoir gérer des relations avec les Corses et les Arabes, se trouvant précisément dans une relation d'extériorité et d'intériorité vis-à-vis des deux groupes qui s'affrontent - et cette capacité s'étend peu à peu, comme en témoigne les scènes d'apprentissage de la langue corse. C'est précisément la position de l'étranger telle que la décrit Simmel [6], et il rappelle que l'étranger est avant tout le commerçant, c'est-à-dire l'entrepreneur. Et comme "nul n'est prophète en son pays", le titre du film prend alors tout son sens.

Cette capacité à gérer les relations avec ce qui est socialement séparés devient encore plus claire lorsque Malik bénéficie de permissions pour aller travailler à l'extérieur de la prison : le voilà qui se retrouve à pouvoir gérer les informations qu'il donne au Corse, celles qu'il fait passer à l'extérieur, etc. Il ne fait rien d'autre que d'exploiter ce que Ronald Burt appelle un "trou structural" [7], c'est-à-dire le trou qui, dans un réseau, fait d'un individu l'unique "pont" entre deux "cliques", le seul point de passage pour aller d'un sous-réseau à un autre. Dans sa célèbre enquête, Burt montre que la capacité des cadres supérieurs qu'il étudie à obtenir de meilleurs salaires et des avancements est directement liée à l'étendu des trous que comporte son réseau. De la même façon, Malik progresse dans la hiérarchie particulière des délinquants à mesure que son réseau s'enrichit de la sorte. De même, il ne peut mettre en place tout un trafic de drogue assez complexe parce qu'il peut faire le lien entre Gitans et Arabes et entre intérieur et extérieur de la prison.

Ainsi, c'est une structure très particulière de la structure de la carrière délinquante qui se dessine : une carrière où la manipulation des réseaux apparaît centrales, où les différentes étapes entre un étage et un autre sont scandées par la capacité à s'allier avec des individus de plus en plus importants, qui donnent eux-mêmes accès à un réseau plus étendu. Peu à peu, Malik peut rentrer en relation avec des chefs de mieux en mieux situés, jusqu'à pouvoir, à la toute fin du film, se débarrasser de son ancien parrain corse. Les marges de la société que pourraient constituer la prison et la délinquance n'apparaissent alors plus si marginales, tant elles ressemblent aux carrières des artistes telles que les décrit Pierre-Michel Menger [8] ou à celles des acteurs hollywoodiens que j'évoquais il y a peu [9]. Or, ce ne sont là que les avatars les plus avancés du capitalisme.

Un prophète est un film complexe, qui prête à bien des lectures. Parmi celles-ci, la parabole économique, peinture saisissante du capitalisme et du libéralisme tel qu'il va, n'est pas la moins développée, même si ce n'est pas celle qui a été la plus commentée. Car il s'agit rien de moins d'une critique sociologique d'une certaine idéologie à la mode qui réadapte, en des termes plus raffinés, le "quand on veut, on peut". La volonté ne suffit pas, loin de là, la position que l'on occupe, et que l'on vient souvent à occuper par un grand hasard - se retrouver l'Arabe exclu en prison - implique des différences très nettes dans la carrière et la trajectoire des individus. Il aurait suffit de peu de choses pour que Malik demeure le délinquant à la petite semaine qu'il est au début du film. Il n'a pas fallut beaucoup pour qu'il se retrouve le pied à l'étrier. L'histoire d'un prophète, en d'autres termes, que la grâce divine touche par hasard.

Bibliographie
[1] Pierre-Paul Zalio, "Sociologie économique des entrepreneurs", in Philippe Steiner, François Vatin, Traité de sociologie, 2009
[2] Michael B. Arthur, "The Boundaryless career : a new perspective for organizational inquiry", Journal of Organizational Behavior, 1994
[3] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
[4] Mark Granovetter, Sociologie économique, 2008
[5] Mark Granovetter, "La sociologie économique des entreprises et des entrepreneurs", Terrains & Travaux, 2003
[6] Georg Simmel, "Digression sur l'étranger", Sociologie, 1908
[7] Ronald Burt, Structural Holes, 1993
[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, 2002
[9] Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.

Read More...

Dèces de Richard A. Peterson

On a appris aujourd'hui le décès du sociologue Richard A. Peterson. Moins connu du grand public que quelqu'un comme Claude Levi-Strauss, il n'aura pas l'honneur des médias français. Et c'est bien dommage, parce qu'il faisait partie de ces excellents chercheurs qui rendent notre discipline intéressante.

J'ai connu son oeuvre au moment où je préparais le concours qui me donne la légitimité de bloguer aujourd'hui. Le simple fait de se plonger dans les approches sociologiques de la culture rendait sa rencontre obligatoire. Peu de traductions existent de son oeuvre, et nous devions souvent nous contenter de connaissances de seconde main, bout de manuel et de digests en tout genre, l'approche des épreuves rendant toute autre stratégie peu rationnelle. On ne dira jamais combien les traductions sont importantes pour sortir une oeuvre du petit monde des chercheurs et l'amener aux autres étudiants.

L'apport de Peterson y est présenté comme étant celle de "l'hypothèse omnivore" : les représentations classiques de la répartition sociale des pratiques culturelles avaient tendance à présenter les individus comme "univores", c'est-à-dire n'ayant des pratiques que dans un seul ordre de légitimité, ce que Bernard Lahire appelerait aussi des "profils consonants". Autrement dit, celui qui boit du champagne joue aussi au golf et ne regarde jamais une autre chaîne qu'Arte. Or, on constate facilement dans n'importe quelle enquête, que les choses sont plus complexes : ainsi, seule une petite fraction des catégories dominantes adoptent les pratiques culturelles qu'on considère généralement comme étant représentatives de leurs groupes. Ainsi, si l'essentiel des amateurs d'opéra se recrutent dans les catégories les plus aisés, ils ne sont que 10% au sein de celle-ci à fréquenter régulièrement les salles correspondantes. Au contraire, ils sont plus nombreux à puiser dans des genres généralement jugés comme "peu légitimes", comme la musique de variété, le rock, la télévision, etc.

Faut-il dès lors considérer qu'il n'y a pas vraiment de détermination sociale, et encore moins que les pratiques culturelles permettraient de marquer la distinction entre les groupes et les classes, comme le pensait Bourdieu ? C'est là que les travaux de Peterson prennent leur importance : parmi les individus, certains sont "univores" et ne puisent que dans un seul ordre de légitimité, d'autres sont "omnivores" et vont avoir la capacité de puiser dans tous. Les réceptions ne sont dès lors pas les mêmes : on peut avoir une lecture savante de pratiques populaires ou peu légitime, comme quand j'explique que j'apprécie le jeu No More Heroes parce qu'il emprunte au déconstructivisme - une autre forme de distinction finalement. Jean-Claude Passeron parle, avec le style flamboyant mais pas toujours très accesible pour le profane qui est le sien, de "droit de cuissage symbolique". L'hypothèse "omnivore" ouvre ainsi un vaste champ de réflexion, et surtout de dialogue entre une sociologie de la culture toujours très marquée par le modèle de la distinction d'un côté de l'Atlantique et une tradition plus proche des cultural studies de l'autre. Un auteur incontournable, qui mériterait d'être enfin traduit en France.

Read More...

Alexandre Dumas et la convention naturaliste

Eric Fassin signe un excellent article sur le début de polémique à propos du film L'autre Dumas. Rappel des faits : Alexandre Dumas était métis - dans le monde anglo-saxon, il est d'ailleurs souvent présenté comme un auteur noir - ce que n'est assurément pas son interprète, Gérard Depardieu. S'ensuit la question évidente, peut-on accepter qu'un Blanc joue un rôle de Noir ? Voici mes propres réflexions, avec un peu de sociologie économique dedans. Car derrière cette affaire, il est aussi question de concurrence et de marché du travail.

Qu'un acteur joue le rôle d'un personnage auquel il ne ressemble absolument a longtemps été la norme. C'est ce que rappelle Benoît Laplante dans un article consacré aux carrières professionnelles des comédiens [1]. A l'époque de Shakespeare, par exemple, les rôles féminins étaient joués par des hommes. Plus que cela, le système alors en place était celui des emplois : chaque comédien se voyait attribué, au début de sa carrière, un type de rôle : premier amoureux, première amoureuse, soubrette, duègne, petit marquis, etc. Ce rôle était conservé en principe jusqu'à la retraite, les auteurs eux-mêmes les utilisant pour dérouler leurs intrigues. La ressemblance n'avait que peu d'importance : dans une pièce donné, au sein d'une troupe, chacun prenait le rôle correspondant à ses habitudes. La concurrence entre comédien n'intervenait qu'au moment où la troupe recrutait un nouveau comédien - elle était donc toujours extérieure à celle-ci.

Dans ce système, le choix d'un acteur Blanc pour jouer le rôle d'un personnage Noir n'aurait choqué personne. Et les traces de ce système se retrouvent encore au XXème siècle, alors qu'il a été pourtant remplacer, progressivement, par une convention naturaliste qui cherche à renforcer l'effet de réel. Le fait que Orson Welles ait joué le rôle titre de son adaptation d'Othello ne pose pas de problème : pour les grands rôles classiques, on comprend bien que c'est l'interprétation qui compte. D'autres cas moins glorieux ont malheureusement existé, comme les Minstrel Shows américains, ces spectacles où des Blancs grimés se moquaient des Noirs qui subsistèrent jusque dans les années 50.

Mais cela est resté limité à certains rôles issus du théâtre classique, et il n'est pas sûr que si un grand acteur Blanc réclame aujourd'hui le rôle du Maure de Venise, il ne rencontre pas quelques résistances ou quelques interrogations. La convention naturaliste qui s'est imposé, notamment par et dans la télévision et le cinéma, exige en effet une ressemblance entre l'acteur et son personnage. Il n'y a qu'à voir l'effort de Joan Sfar de présenter un acteur qui ressemble un tant soit peu à Gainsbourg. Cela ne veut pas dire que cette concordance est systématique, mais lorsqu'un réalisateur fait le choix d'enfreindre cette règle, c'est généralement avec une idée plus précise que simplement trouver un bon acteur pour un rôle. Ainsi le choix de faire jouer Bob Dylan par six acteurs différents dont une femme et un Noir dans le film I'm not there est un choix artistique visant à faire passer un message supplémentaire.

Il n'a va pas de même pour le cas de Dumas. La défense du choix de Gérard Depardieu ne se fait pas en ces termes : elle vise plutôt à dire qu'il n'y a rien de plus naturel, parce que la couleur de peau n'a pas grande importance ici, ou parce que Alexandre Dumas n'était pas si Noir que ça. Mais pourtant, si le choix avait été fait de donner le rôle de Victor Hugo à disons Isaach de Bankolé, n'y aurait-on pas vu au moins un choix artistique particulier à discuter ? Si cette défense est possible, c'est parce que la convention décrite par Benoit Laplante admet une exception : un acteur joue généralement un rôle qui lui ressemble, sauf s'il est un homme Blanc, dans ce cas-là, il peut (presque) tout jouer. La couleur Blanche est considéré, comme souvent, comme la couleur par défaut...

Or, cela n'est pas sans importance : la convention naturaliste, comme celle qui avait cours précédemment, structure le marché du travail des comédiens. Elle signifie en effet que le nombre d'opportunité d'un comédien n'est qu'une petite fraction de l'offre globale : la concurrence autour d'un rôle est limité aux acteurs présentant certaines caractéristiques. Si la couleur Noire est une caractéristique qui exclut de plus de rôles que la couleur Blanche, il y a sans doute un problème. C'est d'autant moins anodin lorsque l'on a en tête la façon dont se construisent les carrières dans le cinéma [2] : les individus passent certes d'un contrat à l'autre sans qu'une organisation centrale impose une forme à leurs parcours, mais, de fait, par le jeu des appariements, ils passent d'un marché à l'autre. Pour qu'un film soit réussi, c'est-à-dire soit un succès, il faut rassembler différents individus - acteurs, réalisateurs, autres professionnels - qui soient tous situés au même niveau d'une hiérarchie implicite. Le seul moyen de gravir ces échelons est d'avoir accès à des postes avec des "grands" : de fait, si les meilleurs rôles sont plus difficiles à avoir pour certaines catégories d'acteurs, ceux-ci peuvent être durablement exclus...

On dira peut-être que j'exagère à partir d'un seul cas, et que je sur-interprète. Peut-être. Mais on ne peut s'empêcher de se poser la question : il existe aujourd'hui des rôles quasiment réservés aux Noirs, aux Arabes, aux Maghrébins ; on attend d'eux, en tant qu'acteurs, certains types de jeux, certains types de rôles bien particulier. Tandis que les Blancs ont accès à un champ de rôle beaucoup plus vaste. L'affaire "Depardieu-Dumas" joue peut être bien ici un simple effet de loupe sur une situation plus globale. En tout cas, il aurait été facile d'éviter la polémique en faisant le même choix d'acteur : assumer cette rupture de la convention naturaliste comme un geste d'auteur, d'artiste, doté d'une intention et d'un sens. Il semble bien que ce ne soit pas le cas, mais un simple retour du refoulé.

[1] Benoît Laplante, "L'étude des carrières professionnelles comme production individuelle. La structure du marché du travail des comédiens", in Pierre-Michel Menger (dir.), Les professions et leurs sociologies, 2003
[2]Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.

Read More...