L'art contemporain et le kilt écossais : à propos de Murakami à Versailles

Visite au musée d'Orsay : j'y croise une jeune fille portant un de ces T-shirt à l'effigie de Kurt Cobain qui sont tellement mal faits que Kundera en couvrirait des pages et des pages sur le kitsch. La rencontre des débuts de l'abstraction et de cette horreur figurative est presque une œuvre d'art en soi. Évidemment, je pense immédiatement à la polémique autour de Murakami et Versailles. Et au fait qu'un bout de tissu pourrait également nous permettre d'y voir plus clair : un kilt écossais plus précisément. Autrement dit, "l'invention de la tradition".

L'art contemporain a de grandes vertus sociologiques. Tout d'abord, parce qu'en rompant radicalement avec les conceptions les plus courantes de ce qu'est l'Art, en jouant perpétuellement avec ces définitions et en les mettant de toutes les façons possibles à l'épreuve, il nous rappelle tout ce qu'elles ont d'arbitraires, de fragiles, et d'historiques. Il nous montre, en fait, combien le sens esthétique, le jugement, n'est en rien une qualité personnelle, mais demeure une compétence sociale, apprise et intériorisée. Après tout, si nous trouvons un tableau classique plus "beau" qu'une pissotière, est-ce vraiment lié à une qualité de l'objet ou à la façon dont nous y réagissons ? L'art se trouve plus dans le regard que dans la chose, voilà la façon dont la sociologie peut prendre la chose.

C'est d'ailleurs pour cela que l'art contemporain a tendance à énerver. Alors qu'il y consacrait une semaine de son émission Les nouveaux chemins de la connaissance il y quelques temps, Raphael Enthöven ne pouvait cacher son irritation par rapport à un art qui, selon lui, avait besoin d'être compris et expliqué plus qu'il ne permettait de ressentir "spontanément" une émotion esthétique. Là est justement la vertu sociologique de l'art contemporain : pour se sentir ému devant une oeuvre d'art, il faut, comme le dirait Howard Becker, participer au "monde de l'art" correspondant. Chaque monde de l'art est caractérisé par certaines conventions qui permettent aux différents acteurs de coordonner leurs activités : pour qu'une symphonie soit possible, il faut que les compositeurs et interprètes partagent les mêmes codes en matière de notation musicale et de pratique instrumentale, il faut aussi qu'il y ait un public disposé à rester assis calmement tout le temps de la représentation - si ce dernier veut tenter un pogo, les choses ne seront simplement plus possibles. De même, pour se sentir touché par un objet, encore faut-il posséder les codes pour la saisir. Pour ce qui est de l'art contemporain, ces conventions doivent apprises la plupart du temps à l'âge adulte. Pour les arts plus classiques, il existe également tout un apprentissage, mais celui-ci est plus discret : il commence, par exemple, par toutes les reproductions de tableau dans nos manuels d'histoire qui nous font comprendre, dès le plus jeune âge, que cela est de l'art et que cela est beau...

Dès lors, on peut mieux éclairer la bataille qui se joue autour de Murakami (et avant lui Koons ou Veilhan) à Versailles. Comme toujours, il s'agit d'une bataille de papier, où les différents opposants s'affrontent à coups de textes de justifications et de critiques (voir par exemple les différentes tribunes dans le Monde). Ce n'est ni la première ni la dernière des batailles de l'art contemporain, et encore moins de l'art en général. Toujours dans une perspective beckerienne, on peut voir au travers de ces affrontements transparaître un aspect fondamental de l'activité artistique, prise comme celle de l'ensemble des acteurs d'un monde de l'art et non celle des seuls artistes. L'art est avant tout une affaire de discours, des discours par lesquels on justifie les œuvres. A certaines périodes, ces justifications allaient de soi, uniquement parce qu'elles étaient inscrites dans les principes de fonctionnement même de l'Académie. L'art contemporain joue ici une fois de plus son rôle de dévoilement sociologique en mettant cette activité de justification au premier plan.

Troisième dévoilement de l'art contemporain, et plus spécifiquement des expositions à Versailles : mettre au jour la construction des traditions. Aujourd'hui, il semble évident que porter un kilt est une très ancienne et très respectable tradition écossaise, et nombre d'écossais sont eux-mêmes convaincus que cette pièce de tissu a été porté par leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux. Il est pourtant connu de toute personne qui s'est un peu frotté aux sciences sociales contemporaines qu'il s'agit là d'une invention assez récente, lorsqu'un marchand écossais voulut écouler un stock important de tissu. La représentation classique de l'origine des traditions doit donc être révisé : il ne s'agit pas forcément de pratiques anciennes que l'on perpétue dans le présent, mais plus souvent de pratiques récentes que l'on invente comme ancienne.

Aujourd'hui, face à Murakami et Jean-Jacques Aillagon, on invoque l'ancienneté de Versailles et la tradition. L'art contemporain doit ici nous permettre de voir qu'il y a là non pas une référence à une tradition pré-existante, mais invention de celle-ci comme moyen de défense d'un monde de l'art contre un autre. On pourrait tout aussi bien rappeler que le château de Versailles a eu longtemps vocation à accueillir ce qui était l'art contemporain de l'époque et en être la vitrine pour les élites européennes qui s'y pressaient. Dans cette perspective, en exposant la fine fleur de l'art contemporain, il ne ferait que poursuivre cette "tradition". Comme l'analysait Weber, la tradition est avant tout, ici, une forme de légitimité que mobilisent les acteurs, dont Murakami dans le texte que publie le Monde. Opposée à la légitimité charismatique de l'exceptionnalité des œuvres et des artistes, elle constitue l'une des deux positions qui s'affrontent dans toute l'activité artistique. Si l'art contemporain parvient, par ces expositions, à gagner la force de la tradition, il aura sans doute définitivement gagné la bataille.

Eclairé sous ce jour sociologique, la "polémique" en cours autour de Versailles et des artistes contemporains prend donc un jour bien particulier : celle de la dernière bataille avant une victoire de l'art contemporain. Il est en effet parvenu tout au moins par là à faire rentrer un nombre beaucoup plus importants d'acteurs dans son propre monde : acteurs institutionnels comme l'administration du fameux château, mais aussi publics qui verra les oeuvres soit sur place soit à la télévision dans les nombreux reportages consacrés à "l'affaire", et surtout adversaires qui, en rentrant dans le jeu, lui donnent une publicité importante. Ces derniers courent finalement derrière un agenda fixé par ceux contre qui ils luttent. Un art qui s'appuie sur la transgression continuelle des règles a besoin de tels gardiens du temple pour vivre. Les protestations en cours sont donc partie intégrante du monde de l'art contemporain, puisqu'elles contribuent à conférer aux œuvres et aux gestes leurs qualités subversives et novatrices. On le sait depuis Simmel : le conflit est une relation sociale positive dans la mesure où elle crée des liens. C'est bien de cela dont se nourrit le monde de l'art contemporain.
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3 commentaires:

Jean-no a dit…

Au XIXe, les visiteurs du "salon" se promenaient avec à la main une édition du dictionnaire de la fable qui leur expliquait en détail qui étaient les personnages mythologiques figurés par Bouguereau ou Gérôme, et ils jugeaient les peintures en fonction de leur rapport aux mythes décrits... Donc cette idée d'un art qui se consomme sans codes n'existe pas, mais il y a aussi la question de l'art qui ouvre la porte au public ou pas : tout le monde peut regarder la Grande Vadrouille à la télé, parce que c'est chez soi, qu'il n'y a pas de cérémonie ou de jugement, pourtant c'est du cinéma, une technique remplie de codes (ellipses, montage alterné, etc.) que nous avons dû apprendre. Inversement, un concert de Jazz semble moins accueillant : si on n'y connait rien, on applaudit toujours au mauvais moment, par exemple. De même, tout le monde ne se sent pas à sa place dans une expo d'art contemporain, ni au Louvre, ni à l'Opéra, ni dans tout un tas de lieux d'ailleurs, culturels ou pas.

b, dubitatif (mais tenace) a dit…

Comme vous le soulignez, un art qui ne serait basé que sur la transgression perdrait assez vite toute substance.

Ce serait le principe de l'avant-garde, qui, une fois rattrappée par l'arrière garde, ne serait plus qu'un ramassis de vieux grincheux aigris.

(Si cette description colle pour les Surréalistes français, par exemple, elle ne marche plus pour, mettons, même les surréalistes belges : là où Breton conchie les mouvements qui émergent de son vivant (Lettrisme, Situationnistes, etc…) Mariën les accueille les bras ouverts et les Lèvres Nues.

Bon, la situation est plus confuse de nos jours, parce qu'il n'y a plus de mouvement artistique dominant contre lequel créer ; c'est le marché qui a remplacé ça. Ça soulève d'autres questions…

Ça n'empêche que nombre d'artistes sont "accessibles" en dehors de toute culture artistique, et c'est l'erreur élitiste de Einthoven : Murakami se fiche un peu de cette polémique, elle ne lui sert que de support de parole : il a toujours revendiqué une continuité culturelle avec (par exemple) les mangas d'Hokusaï, les dessins de monstres qui ont toujours existé par là-bas ; les peintures de fleurs dérivent de son apprentissage aux beaux-arts. Il ne se considère pas "en rupture", mais plutôt en phase, en prise, avec le monde. (D'où l'acceptation totale du système marchand, et son détournement partiel : il a imposé chez Perrotin ses assistants comme artistes : Mr, Aya Takano, Chiho Aoshima…)

C'est là où votre jeune fille kiltée grunge ré-intervient : la polémique, elle s'en fiche, elle "entre" dans les travaux de Murakami par la façade orientale du Manga.
Elle comprend le côté décoratif, le jeu entre le 'mignon' et le 'trop', là où le philosophe radiophonique cherche à tout prix à transformer ça en 'savoir savant' manipulable avec des mots.

Émotion directe, il y a toujours devant une œuvre d'art ; même un urinoir. C'est un 'objet à regarder' avant d'être un 'objet à penser', et sa vérité passe par l'appréhension, pas (tout de suite) la compréhension.

(trop long, trop long !)

Denis Colombi a dit…

Je ne suis pas d'accord avec votre dernière remarque : il n'y a pas d'"émotion directe". Celui qui lit Murakami à partir du Manga a également eu un apprentissage. Certes moins formalisés, mais un apprentissage quand même.

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