Ce que c'est que d'être un Français

Notre auguste ministre de l'identité nationale nous propose de débattre joyeusement de la question de savoir ce que c'est que d'être Français. Une fois n'est pas coutume, je vas lui répondre franchement et directement. Le problème, c'est que la réponse, dans le cas finalement très improbable où elle lui parviendrait, ne va pas du tout lui plaire.


En effet, cette réponse va principalement s'appuyer sur un document bien particulier, à savoir le communiqué du ministère annonçant le lancement de ce "grand débat sur l'identité nationale", et ce que l'on va voir, c'est que sa formulation même est très révélatrice des attendus de ce débat.

Commençons par le commencement : le communiqué nous invite à nous poser et à répondre à une question précise :

La question « Pour vous, qu’est ce qu’être Français aujourd’hui ? » devra être posée à chacun.

Fort bien. Voici ma réponse, puisque je fais partie des "chacun" : être Français aujourd'hui, c'est ne pas avoir à répondre à cette question. Du moins, à ne pas avoir à répondre pour soi, pour sa situation personnelle. Rhétorique comme réponse ? Ce serait sans doute le cas si elle ne s'ancrait pas dans une réalité que tous ceux qui ont eu l'occasion de fréquenter des immigrés peuvent connaître - et inutile pour cela d'aller chercher dans les zones les plus défavorisées et les plus difficiles de notre beau pays, une simple université ou tout autre établissement d'enseignement supérieur acceuillant quelques étudiants de nationalité étrangère, et surtout extra-communautaires (comme disent subtilement les Italiens) fera l'affaire.

Ce n'est en effet que rarement aux insiders, à ceux qui sont à l'intérieur de certaines relations, à ceux qui disposent de la légitimité, d'expliquer pourquoi ils sont là, et pourquoi ils légitimes. Ils se contentent le plus souvent d'expliquer pourquoi les autres ne devraient pas être là, ne devraient pas les rejoindre, pourquoi ceux-ci sont illégitimes et indignes de participer des mêmes activités et des mêmes droits qu'eux. Max Weber écrit fort justement à ce propos :

Cela se passe généralement de la manière suivante : une partie des concurrents tirent argument de certaines caractéristiques extérieures de leurs adversaires réels ou virtuels pour chercher à les exclure de la compétition. Ces caractéristiques peuvent être la race, la langue, la confession, le lieu d'origine ou l'extraction sociale, l'ascendance, le domicile, etc. Il est indifférent que, dans telle circonstance donnée, on choisisse telle caractéristique, car on recourt, en fait, à celle qui apparaît le plus immédiatement. L'activité communautaire qui surgit peut alors susciter une activité correspondante de ceux contre qui elle était dirigée [1].

Bien que Max Weber s'intéresse dans ce passage plutôt aux corporations et aux relations économiques fermées, il convient tout aussi bien pour la compréhension de ce "grand débat sur l'identité nationale". En effet, il s'agit toujours de défendre ses "possibilités de gains", ses chances d'accès à certains biens, à certaines grandeurs : comme le révèle l'excellent ouvrage d'Alexis Spire sur les guichets de l'immigration, la question de l'immigration est de plus en plus présentée et vécue par ceux qui la mettent en oeuvre comme la défense d'opportunités que les étrangers viendraient compromettre :

Longtemps l'activité de ces soutiers des politiques migratoires a consisté à protéger la communauté nationale à protéger la communauté nationale contre des étrangers suspectés de vouloir prendre l'emploi des Français. Désormais, ils conçoivent le contrôle de l'immigration comme une condition dinspensable au maintien d'un modèle de protection sociale auquel ils s'identifient. Les responsables politiques attisent leurs craintes en même temps qu'ils les confirment : le gouvernement présente la lutte contre les sens papiers comme un élément nécessaire à l'équilibre des comptes sociaux et, simultanément, il réclame une "immigration choisie" qui encourage le dumping social [2].

Ainsi, Weber attire notre attention sur le fait que c'est avant tout ceux de l'extérieur qui sont questionnés sur leur légitimité à rentrer et non ceux de l'intérieur sur leur légitimité à être là. C'est exactement ce qui se passe avec ce débat sur l'identité nationale. Le rapprochement, dans le même intitulé de ministère, de l'identité nationale et de l'immigration en témoigne : l'identité nationale est une question qui se pose avant tout par rapport aux nouveaux venus, aux étrangers, à ceux de l'extérieur, et non à ceux qui sont déjà là, aux "déjà nationaux".

Mais, me dira-t-on, ne s'agit-il pas justement, par ce débat, de définir ce que nous sommes à l'intérieur, justement, de ramener cette question vers l'intérieur ? Une simple lecture du communiqué du ministère nous renseigne beaucoup sur ce point : la partie 1, consacrée à "L'identité nationale" et qui veut s'adresser à tous, est très réduite, tandis que la seconde qui aborde, justement "L'apport de l'immigration à l'identité nationale" est deux fois plus longue. Au-delà de ces considérations quantitatives, les deux questions que pose cette partie sont les suivantes :

Comment mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale auprès des ressortissants étrangers qui entrent et séjournent sur le territoire national ?
Comment mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale auprès des ressortissants étrangers qui accèdent ensuite à notre communauté nationale ?

On voit bien, dans ces formulations mêmes, que l'intérêt de la définition de l'identité nationale de la partie 1 réside essentiellement dans ce que l'on va pouvoir en faire pour traiter la question des "extérieurs", à savoir des étrangers et des immigrés. S'il ne s'agissait que de définir des principes d'identité à l'intention des Français, il faudrait poser une question embêtante : il est possible que certaines personnes françaises depuis des générations et à qui personne ne jugerait pertinent de nier le droit à être français ne répondent pas à cette identité nationale... Mais, justement, celle-ci s'adresse avant tout à ceux qui ne sont pas encore Français. Ceux qui le sont déjà n'ont pas à se poser la question de ce que cela veut dire, sauf pour pouvoir l'opposer aux autres...


L'immigré qui passe par les différentes phases nécessaires d'abord pour obtenir ses titres de séjours, puis pour obtenir sa naturalisation, a largement le temps de s'interroger sur ce qu'il fait là et comme il se situe par rapport à la France. Intérrogé sans cesse quant à sa présence ici, sa légitimité, ce qu'il peut "apporter" à la France, il se pose beaucoup plus de questions que n'importe quelle autre personne de nationalité française. Les intéractions avec les guichetiers des services de l'immigration, plus ou moins cordiales en fonction des lieux et des personnes, mais aussi les intéractions avec les autres immigrés, quand il s'agit d'attendre de longues et nocturnes heures pour s'assurer une petite chance d'atteindre le guichet avant qu'il n'y ait plus ni places ni rendez-vous, tout cela renforce le sentiment d'illégitimité qui ne se pose jamais à un Français quant bien même celui-ci connaît des situations d'une précarité au moins aussi profonde, si ce n'est plus pour les plus malchanceux.

On pourrait croire, d'ailleurs, que ce questionnement s'arrête au moment de la naturalisation. Il n'en est rien, comme le révèle l'étude menée par Sarah Mazouz et Didier Fassin [3]. Les deux sociologues s'intéressent à l'ensemble de la procédure par laquelle un étranger acquiert la nationalité française, véritable Saint Graal dans certains cas, quand il s'agit pour certains d'une chance de pouvoir accéder aux quelques 3 millions d'emplois interdits aux étrangers. On peut relever combien celle-ci est construite autour de l'imposition de la problématique de savoir si l'on est vraiment motivé pour être français. Ainsi, les procédures durent en moyenne trois ans alors que la loi prévoit une durée maximum de 18 mois : une sous-préfète commente ainsi "La longueur de la procédure s'expliquer par le fait que devenir français est un choix et une réfléxion qui doivent mûrir longuement, et tout ce temps vous a permis de réfléchir". On peut se demander ce qu'il en est du choix quand la naturalisation est la condition nécessaire pour avoir une chance de travailler dans le pays de son conjoint... Et de fait, la réfléxion précède bien souvent la simple demande de naturalisation, les candidats à celle-ci ayant largement eu le temps de réfléchir avant.


Mais l'un des point les plus intéressant de leur analyse est la cérémonie finale qui vient marquer l'obtention de la nationalité, sous les ors de la République et en la présence d'un préfét ou d'un sous-préfét. Le message de bienvenue qui leur est délivré apparaît alors bien ambigu. Ainsi, ce discours d'un des représentants de l'Etat :

En sollicitant la nationalité française, vous avez exprimé le désir d'adhérer aux valeurs fondamentales de la République et aux règles de la démocratie. Certains d'entre vous viennent de pays où, par tradition, l'inégalité entre l'homme et la femme est la règle. Vous avez fait un choix de société. L'acceptation de votre demande montre que vous avez suffisamment adopté le mode de vie et les coutumes de notre pays, non pas au point de ressembler complètement aux Français de souche mais cependant assez pour que vous vous sentiez à l'aise parmi nous. Vous êtes le lien entre les communautés étrangères et les Français d'origine.


On retrouve l'opposition entre "vous" et "nous", entre "Français de souche" et "communautés étrangères" dont les "nouveaux" Français ne semblent visiblement pas s'être extrait, bref, entre un intérieur et un extérieur dont les "naturalisés" semblent condamner à fréquenter la frontière. En un mot, "il ne suffit pas d'être devenu français pour être un Français" comme l'écrivent Sarah Mazouz et Didier Fassin. La naturalisation ne semble même pas être un signe d'engagement assez fort dans la société...

Etre Français, c'est donc ne pas avoir à se poser toutes ces questions que l'on impose sans cesse à tout ceux dont on doute de la légitimité de la présence parmi nous, et auxquels on oppose des frontières administratives, légales, économiques et bien souvent sociales.  Et poser, aujourd'hui, la question "qu'est-ce qu'un français aujourd'hui ?" est surtout une façon de parler de l'immigration, d'essayer de trouver des moyens de la limiter, de nouvelles façons de tracer des frontières. C'est une façon de renforcer cette frontière entre eux et nous, sans jamais s'interroger sur toutes les difficultés et les souffrances qu'elle peut provoquer, sans jamais s'intéresser, finalement, au sort des immigrés, parce que que l'on pose la question à leur propos mais sans les inviter au débat. On pourrait, à ce propos, méditer la remarque de Weber que j'ai reproduite ci-dessus : "L'activité communautaire qui surgit peut alors susciter une activité correspondante de ceux contre qui elle était dirigée".


Bibliographie :
[1] Max Weber, Economie et société 2. L'organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l'économie, Agora, 1995
[2] Alexis Spire, Acceuillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l'immigration, Raisons d'Agir, 2008
[3] Sarah Mazouz, Didier Fassin, "Qu'est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d'institution républicain", Revue Française de Sociologie 47-4, 2007

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Il fallait bien que quelqu'un le fasse...

Comme le dit si bien le Global Sociology Blog, à qui je reprend ignomineusement l'information, il fallait bien que quelqu'un le fasse... Et je m'avoue assez déçu de ne pas y avoir penser le premier. A quoi ? Mais à faire la sociologie des zombies, bien sûr.


Voilà en tout cas un blog que je vais vite fait rajouter à mon blogroll. J'aime beaucoup la micro-économie appliquée, surtout la conclusion, tellement bien trouvée, comme quoi ce n'est pas qu'un post pour rigoler :

Applied micro-economics. We combine two unique datasets, the first being military satellite imagery of zombie mobs and the second records salvaged from the wreckage of Exxon/Mobil headquarters showing which gas stations were due to be refueled just before the start of the zombie epidemic. Since humans can use salvaged gasoline either to set the undead on fire or to power vehicles, chainsaws, etc., we have a source of plausibly exogenous heterogeneity in showing which neighborhoods were more or less hospitable environments for zombies. We show that zombies tended to shuffle towards neighborhoods with low stocks of gasoline. Hence, we find that zombies respond to incentives (just like school teachers, and sumo wrestlers, and crack dealers, and realtors, and hookers, …).

Dans la même veine, le paragraphe de criminologie n'est pas mal du tout - toujours dans la remarque finale :

Criminology. In some areas (e.g., Pittsburgh, Raccoon City), zombification is now more common that attending college or serving in the military and must be understood as a modal life course event. Furthermore, as seen in audit studies employers are unwilling to hire zombies and so the mark of zombification has persistent and reverberating effects throughout undeath (at least until complete decomposition and putrefecation). However race trumps humanity as most employers prefer to hire a white zombie over a black human.

Et en France, ça donnerait quoi ? On pourrait imaginer de faire passer le fait social "zombis" au crible de quelques uns des poncifs, ponts-aux-ânes et autres incontournables de nos manuels de sociologie. Imaginons juste ce que cela donnerait pour l'indispensable présentation de l'approche bourdieusienne :

La zombification est un phénomène de classe, caractérisé par un habitus zombi qui génère des dispositions à la fois classées et classantes. Celles-ci contribuent fortement à la reproduction sociale, dans la mesure où les classes supérieures, par l'exercice de la violence symbolique au travers des institutions sociales qu'elles contrôlent, peuvent disqualifier les comportements propres des classes zombifiés. On notera cependant, à la lumière de recherches plus récentes, que l'on peut retrouver des zombis dans les classes supérieures : ceux-ci se caractérisent alors par un rapport cultivé à la consommation de cerveau ou une distinction de soi à soi (on ne mange pas le cerveau de n'importe qui, ni dans n'importe quelle situation). Ainsi, le modèle général n'est pas remis en cause.

De même, il faudrait sans doute envisager une approche individualiste méthodologique, puisque l'on en fait même des pensum :

Il faut comprendre les zombis en restituant les "bonnes raisons" de devenir zombi, afin de le faire apparaître comme un comportement rationnel. Ainsi, le choix de devenir ou non zombi dépend avant tout d'un calcul en fonction du rendement espéré de cette transformation. L'agrégation de ces comportements se traduit par un effet émergents, à savoir la réduction du nombre d'humains non-zombifiés ce qui réduit les gains de sa propre zombification. On peut ainsi parler d'une inflation zombifique, comme pour les diplômes.

Ne doutons pas que je ne tarderais pas non plus à proposer une approche de la zombification à partir de la sociologie de Mark Granovetter :

Que nous apprend le modèle de Mark Granovetter ? Essentiellement que la sensibilité d'une société à la zombification ne dépend pas de la proximité de ses membres, mais de l'existence de liens faibles, par lesquels le caractère de zombi peut facilement se transmettre. Ceux-ci garantissent en effet un niveau de confiance qui réduit la capacité des individus à prendre les bonnes dispositions pour faire face au problème. Si l'on peut parler ici de force des liens faibles, c'est essentiellement du point de vue des zombis.

Et histoire d'être hype, on peut même imaginer ce qu'en dirait Luc Boltanski :

Il émerge ainsi une nouvelle cité, la cité "cerveau", dans laquelle l'action de l'individu se justifie par la malédiction dont il se sent le porteur. Celle-ci émerge particulièrement dans des situations conflictuelles où un petit groupe de personne se trouve obligé de justifier son existence dans une maison en bois perdu dans une contrée improbable tandis que les villageois leur demande de façon insistante et volontiers physique de s'expliquer quant à leur présence sur leur terre. Reste maintenant à penser de la sociologie de la critique zombifique à une véritable sociologie critique de ce même phénomène.

Bien évidemment, si vous souhaitez proposer vos propres analyses, que ce soit en sociologie ou autre, ne vous gênez pas, les commentaires sont là pour ça.

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Prix nobel de Sociologie

Comme chaque année depuis que j'ai eu l'idée - c'est-à-dire vendredi dernier en prenant le train - le comité de remise du prix nobel de Sociologie s'est réuni et a désigné deux lauréats. Je vous les livre ici en exclusivité, sans le moindre sérieux mais non sans arrières pensées.


Un prix nobel en sociologie ?

Je sais, c'est inhabituel. Comme tout le monde, vous êtes habitués aux traditionnels prix Nobel de physique, de la paix, d'économie, etc. Et vous savez qu'il n'y a pas de prix Nobel de sociologie. C'est pour cela qu'il m'a semblé nécessaire de créer le prix nobel de sociologie, ou, pour utiliser l'intitulé exact ,le "prix d'Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel".

L'idée est simple : chaque année, il se trouve des gens pour rappeler que le prix Nobel d'économie n'en est pas un, puisqu'il s'agit du "prix de la Banque de Suède en l'honneur d'Alfred Nobel". Chaque année, ces mêmes personnes pensent ainsi tenir la preuve que l'économie n'est pas une vraie science puisqu'elle n'a pas un vrai prix Nobel. Et chaque année pourtant, tout les médias se tournent pendant au moins quelques instants vers le petit monde des économistes, commentent longuement, et souvent de façon relativement erronée, les résultats, donnent la parole aux nouveaux élus, etc. Bref, oui; la science économique s'en trouve légitimée. Certains critiquent ce "coup de force" des économistes par lequel ils essayent de se faire passer comme les égaux de la physique. Moi, au contraire, je suis admiratif, et je me dit : "mais pourquoi pas nous ?".

Parce que l'économie et la sociologie peuvent avoir prétention à être aussi scientifique que les autres sciences, mêmes si elles ont leur épistémologie propre (ce dont tous les économistes ne sont pas forcément conscient, mais passons). Et puisque les gens ont tendance à plus respecter la blouse blanche qu'autre chose, autant en prendre acte et en jouer. Les sociologues ont besoin de leur prix Nobel, ou d'un équivalent suffisamment retentisant, car c'est un moyen de routiniser les sociologues, de les rendre un peu moins étrangers et de donner une chance supplémentaire à leurs travaux d'être entendus - et pas seulement entendus par les puissants : pensons à l'audience qu'ont pu gagner Joseph Stigltiz ou Paul Krugman (même si, dans le cas du premier, on aimerait qu'il se concentre un peu par moment).

Et comme l'initiative personnelle vaut mieux que la critique passive - c'est mon ami Yvon qui m'a appris ça - j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de créer moi-même ce prix... Après tout, certains prétendent juger de la scientificité de l'économie en se basant sur les choix testamentaires de l'inventeur de la dynamite, je ne vois donc pas pourquoi je ferais moins autorité en la matière.

Mais qui est Robert Nobel ?

C'est sans doute la question que vous vous posez depuis quelques paragraphes : qui peut bien être ce Robert Nobel à qui j'ai décidé de dédier mon prix ? La première chose qu'il faut savoir, c'est que Robert Nobel ne s'appelle pas Nobel. Pour être franc, il ne s'appelle même pas forcément Robert. Mais Robert, c'est un prénom qui lui va bien, et Nobel, c'est assez pratique à porter lorsque l'on veut vous rendre hommage au travers d'un prix scientifique. Donc, appelons-le Robert Nobel parce que ça m'arrange.

Robert Nobel n'a rien fait de particulier pour qu'on lui dédie ce prix. D'ailleurs, si l'on va par là, Robert Nobel n'a rien fait de particulier en général : contrairement à son homonyme, il n'a pas inventé la dynamite, ni aucun autre explosif, ni quoique ce soit de notable, il n'a pas dit de choses plus intelligentes que ce que disent la plupart des gens au cours de leur vie, ni d'ailleurs rien de plus bêtes. Il n'est pas particulièrement courageux, mais n'est pas franchement lâche non plus. Il lui arrive d'être sympa, mais il peut aussi être une vraie peau de vache s'il s'y met. Ses amis l'aiment bien, mais il y a aussi des gens qui ne peuvent pas le sentir, et une écrasante majorité de la population qui n'a jamais entendu parler de lui et s'en fiche complétement (d'ailleurs, moi même, je viens juste d'apprendre son existence). Il est possible qu'il soit mort ou vivant, sans pour autant être enfermé dans une boîte. L'époque à laquelle il a pu vivre a peu d'importance, parce qu'il serait toujours globalement le même. Bref, vous l'aurez compris, Robert Nobel est l'homme ordinaire par excellence, the average man, l'homme moyen, et si un film devait lui être dédié, ce serait sans doute The man who wasn't there des frères Coen, et s'il ne s'appelait Robert Nobel parce que ça m'arrange, ce serait Jean-Pierre Liégois. D'ailleurs, on n'a qu'à dire qu'il habite dans le Var.

Pourquoi dédier un prix de sociologie a un tel individu ? Et bien, simplement, parce que les sociologues sont les mieux placés pour savoir qu'un tel homme, ça n'existe pas, que c'est au mieux un idéal-type d'une certaine utilité, au pire une chimère politiquement néfaste. Dans le travail de sociologue, pour peu que l'on se livre un minimum à l'exercice du terrain, on est amené à rencontrer toutes sortes de personnes, avec leurs histoires, leurs problèmes et leurs spécificités. Mais on ne rencontre pas de Robert Nobel, on essaye simplement de comprendre ce que peuvent avoir de commun des individualités spécifiques, situées dans le temps et dans l'espace. C'est pour cette raison que Robert Nobel méritait bien qu'on lui dédie ce prix.

Le mode de désignation

Le comité Une Heure de Peine chargé de la remise du prix en l'honneur de Robert Nobel peut se targuer d'une légitimité simplement inattaquable. Il est constitué en effet de moi-même, de mon ordinateur et du chocolat que je mangeais en réfléchissant à tout ça. Inutile de dire que l'on ne pourra l'accuser de partialité, sauf à vouloir être d'une mauvaise foi absolue.  

Les critères de choix sont relativement simples, puisqu'il n'y a en pas. Disons que, dans la mesure où il est peu probable que ce prix survive au-delà de sa première année étant donné la sérieuse tendance de certains membres de son jury à oublier ce genre de chose, il n'a pas paru nécessaire aux sages de trop se prendre la tête là-dessus. Il a simplement été décidé de récompenser des gens biens, qui ont fait des choses intéressantes, et si possibles en donnant une portée politique à nos décisions. Au vu des dernières nominations aux divers Nobels, les autres, hein, il semble que les comités suédois aient retenu en moyenne deux de ces directions sur les trois. De toute façon, dans certains cas, ça a suffisamment été n'importe quoi pour que l'on ne s'en fasse pas trop.

Les lauréats

Voici enfin venu le moment crucial que vous attendez tous depuis au moins le début de ce billet : le moment de donner les noms des heureux élus. Bien sûr, il y a en deux, puisque le comité Une Heure de Peine a décidé de tout faire comme le prix Nobel d'économie - si on est logique, ça devrait cartonner tout autant. Alors, roulement de d'abord si vous voulez bien.

Le premier élu est... Howard Becker, pour l'ensemble de son oeuvre, mais surtout parce que je suis en train de lire Les ficelles du métier, après avoir lu ses "Notes on the concept of commitment" et relu Outsiders. Et ben, très franchement, à chaque fois, c'est la même chose : non seulement, c'est brillant sur le plan conceptuel, mais en plus c'est agréable à lire. Et ça, pour un sociologue, c'est une qualité rare. La preuve : on peut trouver, dans Les ficelles du métier, des passages de ce type :

Qu'est-ce qui peut pousser un Américain apapremment normal à se faire amputer de son pénis et de ses testicules ? Le fait de poser le problème en ces termes rend cette action absolument incompréhensible. "Hep, vous, là ! ça vous dirait de vous faire couper les couilles ? - Euh... Non merci, sans façons !"

Et ça, c'est fort, surtout qu'il s'en suit une réflexion sociologiquement fondamental sur l'appréhension de ce genre de comportement. Du coup, je sens que je vais aller lire très bientôt Ecrire les sciences sociales, parce que moi aussi, je veux faire des blagues intelligentes en parlant de sociologie. Et si vous lisez cette note, vous savez que j'ai besoin de sérieux cours en la matière.

Le second est élu est... Mark Granovetter, un choix qui ne surprendra personne, tant l'enthousiasme d'une partie du jury se laisse entrevoir par quelques signes subtils mais néanmoins significatifs. Mais un choix parfaitement justifié dans le contexte actuel. En effet, les économistes récompensent cette année Olivier Williamson, ce qui au vu de la qualité du bonhomme n'a rien d'étonnant.  Il est alors logique de récompenser celui qui a le mieux permis de dépasser les apories de l'institutionnalisme. La sociologie économique de Granovetter se présente en effet comme une critique forte de cette tendance théorique de plus en plus prégnante en économie : là où cette dernière explique l'émergence d'institution par le concept d'efficience, considérant que celles-ci naissent et se maintiennent parce qu'elles apportent des solutions efficientes à certains problèmes rencontrés par les acteurs, Granovetter réintroduit de l'historicité, signe distinctif de la sociologie en la matière, en les conceptualisant comme des constructions sociales, dépendante des ressources particulières d'acteurs historiquement situés. Une façon de voir les choses qui changent bien des choses : dans ce cadre, l'idée même d'efficience des marchés financiers, dont on sait par Orléan qu'elle n'est pas étrangère à un certain aveuglement au désastre dans la dernière crise économique, n'a simplement pas de sens. Il serait donc temps que tant les économistes que les médias se décident à compter les sociologues économistes comme des interlocuteurs valables, au moins plus souvent que ce n'est déjà le cas.


Le premier prix nobel libre

Mes choix ne vous plaisent pas ? Ce n'est pas grave. Le prix Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel se veut en effet le premier prix  nobel open-source. Autrement dit, vous êtes libres de le décerner vous-mêmes à qui vous voulez, autant de fois que vous le voulez - sous réserve bien sûr que vous expliquiez de quoi il s'agit, je ne voudrais pas que Robert Nobel s'en trouve lésé... Il n'y a en fait que deux restrictions : le remettre à des sociologues ou des gens qui ont apportés suffisamment à la sociologie ; ne surtout pas le remettre à une certaine personne ou à ses disciples de tout poil, parce que ça rompt la première règle. On n'est jamais trop prudent.

Par ailleurs, deux  membres du jury de cette année ayant déjà fait savoir qu'ils ne reconduiront pas leur participation cette année, vous pouvez postuler pour faire partie du jury l'année prochaine. Il suffit d'accepter de me supporter pendant une soirée le temps que l'on se mette d'accord. De l'alcool  et de la nourriture ne sont pas à exclure du processus de décision.

Là-dessus, je pense que j'en ai déjà trop écrit pour un post dont la vocation intellectuelle est somme toute limitée, aussi il est sans doute plus raisonnable d'en rester là.

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Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés plus tôt ?

Lors d'une précédente vague de suicide frappant à l'époque l'entreprise Renault et son Technocentre, j'avais mobilisé l'analyse durkheimienne pour expliquer ce qui se passait : les suicides témoignaient d'une difficulté à transformer les problèmes du travail en enjeux collectifs, les difficultés individuelles en conflits sociaux. Le problème résidait donc dans une conflictualisation insuffisante que les vagues de suicides et leurs traitements médiatiques pouvaient, peut-être, contribuer à faire émerger. Face aux derniers évenements documentés désormais au jour le jour, je n'ai rien à ajouter sur le fond de cette analyse. Mais le rappel des chiffres initié par Eco89, et qui tend à souligner que l'on ne se suicide pas tant que ça en ce moment à France Telecom, invite à reprendre la question sous un angle un peu différent. On semble en effet se poser désormais la question suivante : si les suicides témoignent vraiment d'un malaise au travail, pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de suicides, plus tôt, ou pourquoi n'ont-ils pas eu lieu ailleurs ? Cette question est très mal posée - et une bonne petite analyse sociologique va nous permettre de savoir pourquoi.



Eléments de sociologie des épidémies de suicides


On peut reprendre un cadre d'analyse que j'ai déjà utilisé sur un problème tout à fait différent : celui de Mark Granovetter à propos des effets de seuil. Petit rappel : dans les modèles de seuil que propose le sociologue américain, on considère que chaque individu n'adopte un comportement donnée qu'à la condition qu'un certain pourcentage des personnes situées proches de lui l'adopte préalablement. L'exemple de l'article original est celui des émeutes : si un individu a un seuil de 50%, il ne prendra part à une protestation collective violente qu'à partir du moment où  au moins 50% de ses proches seront rentrés dans la bataille. Comme le signale Granovetter, ce cadre théorique peut s'étendre à bien d'autres problèmes : la diffusion des innovations, les grèves, le vote, la réussite scolaire, la décision de quitter une réunion publique, l'immigration, les rumeurs et les maladies.

Ce dernier point suggère bien qu'il peut convenir à une pathologie comme le suicide. Il y a de bonnes raisons de penser qu'un individu donné à d'autant plus de chances de se suicider qu'un certain nombre de personnes autour de lui l'ont déjà fait. Empiriquement, on constate souvent qu'un suicide dans une organisation ou un lieu de vie collective est souvent suivi par d'autres actes similaires. Gabriel Tarde avait proposé d'expliquer cela par l'imitation, hypothèse qu'Emile Durkheim avait rejeté avec la toute première force, la trouvant inacceptable. La solution ici proposée ne consiste pas à un retour à Tarde : les individus ne se contentent pas d'imiter, ils trouvent simplement leurs actes facilités par le fait que d'autres les ont précédés.Le fait que les seuils soient différents d'une personne à l'autre permet de prendre en compte, justement, que l'imitation n'est pas mécanique. On peut envisager des cas où le seuil est égal à 0% ou même négatif : l'individu se suicide alors quoi qu'il arrive. Symétriquement, le seuil peut être supérieur à 100% : dans ces cas-là, l'individu ne se suicide jamais, même si tous ses proches le font.

On peut dès lors mieux comprendre la dynamique des vagues de suicides : chaque nouvel acte peut en entraîner un nouveau, puisqu'il peut atteindre le seuil d'un individu proche. L'intérêt d'un tel raisonnement est de souligner la fragilité d'une situation apparemment stable : il suffit qu'il arrive dans une organisation donnée un individu un peu plus sensible pour que se déclenche une vague importante de suicide. Imaginons qu'à France Telecom/Orange, à un moment T, on ait la répartition suivante en terme de seuil : aucun individu dont le seuil est de 0%, un quart de l'effectif réparti de façon régulière entre 0% (exclu) et 20%, puis tous les autres individus avec des seuils supérieurs à 30%. Cette situation est stable : personne n'a de raison de se suicider. Il suffit d'introduire un individu dont le seuil est de 0% - ou qu'un évenement exogène vienne abaisser le seuil du plus fragile - et alors immédiatement on a une vague de suicide qui couvre le quart de l'effectif total. Voilà notre vague de suicide.

Le lien entre suicide et conditions de travail

Que nous apprend ce raisonnement ? Que la question dont nous sommes parti, pour légitime qu'elle puisse sembler être, est plutôt mal posée. En effet, se demander pourquoi il n'y a pas eu de suicides plus tôt ou de suicides ailleurs ne permet pas de dire qu'il n'y a pas de liens entre les conditions de travail actuelles et les suicides, comme le suggèrent désormais beaucoup de commentateurs qui n'ont pas la prudence des journalistes d'Eco89. Cela revient en effet à supposer qu'il ne peut exister qu'un lien mécanique entre conditions de travail et suicides : s'il n'y a pas correspondance entre les deux, alors c'est qu'il n'y a pas de lien. La conclusion - les suicides sont sans rapports avec les conditions de travail - découle d'une hypothèse de base non explicitées et complément érronée : soit le rapport est total, soit il n'existe pas.

Ce que le raisonnement de Mark Granovetter nous permet de comprendre, c'est que entre une situation X et une réaction collective Y, les choses ne peuvent justement être mécaniques. Elles dépendent de la composition du groupe : il suffit d'une petite variation dans la distribution des seuils pour que le résultat soit totalement différent. Considérez un groupe de 100 personnes dont le seuil le plus bas est 0% et dont les autres se répartissent de façon linéaire jusqu'à 99%. Ce groupe est promis à une mort certaine par suicide collectif : le premier se suicide de toute façon, puis celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2%, etc. Retirez maintenant l'individu dont le seuil est de 2% et remplacez-le par quelqu'un dont le seuil est de 3% : il n'y a plus que 2 suicides (celui dont le seuil est de 0%, celui dont le seuil est de 1%).

Ainsi, tout dépend de la distribution des différents seuils à un moment T : si les seuils sont mieux distribués pour la réaction "faire grève" que pour la réaction "se suicider", alors c'est une grève qui aura lieu et non une épidémie de suicide. La baisse des suicides chez France Telecom ne témoigne donc pas d'une amélioration de la situation de l'entreprise en termes de conditions de travail : elle peut très bien dépendre d'une simple variation dans la répartition du seuil du fait de l'épuisement des individus les plus sensibles ! De même, considérer que parce que l'on se suicide moins qu'ailleurs, c'est que les choses vont mieux, est également une erreur : tout dépend de la répartition des seuils ici et là.

Le normal et le pathologique

Reste donc un problème : l'analyse précédente, si elle permet de comprendre qu'une baisse ou une absence de suicide ne peut être imputé simplement à de meilleures conditions de travail, nous oblige également à dire qu'il n'est dès lors pas nécessaire qu'une augmentation des suicides signalent des conditions de travail plus mauvaises. Peut-on alors conserver l'idée que les suicides au travail, qu'une vague de suicide dans une entreprise, signale bel et bien un malaise ? En se reportant une fois de plus à Emile Durkheim, il y a de bonnes raisons de le penser. Cette fois, il est nécessaire de reprendre quelques cours de méthode en relisant le chapitre 3 des Règles de la méthode sociologique, deuxième grand ouvrage de Durkheim, paru en 1895. Ce chapitre s'intitule "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique".

Voilà qui tombe à point nommé puisque c'est précisement ce que l'on essaye de savoir depuis un certain temps : la vague de suicide que la presse nous rapporte traduit-elle bel et bien un malaise, une maladie, une situation pathologique dans l'entreprise France Telecom, voire dans l'ensemble des entreprises ? C'est sur ce point d'analyse que s'affrontent désormais les acteurs : il s'agit de donner sens à ce qui se passe. Reposons donc la question de Durkheim en ouverture de son chapitre 3 : "La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?". Son objectif est de dépasser le simple affrontement idéologique pour poser une méthode scientifique permettant de repérer les états pathologiques de la société, comme le médecin distingue la maladie du fonctionnement sain du corps humain.

Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomène sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode.

Quel critère retenir pour distinguer ainsi le normal et le pathologique ? Durkheim, après en avoir repoussé plusieurs, en propose un relativement simple qui s'applique aussi bien à l'individu qu'à la société : l'écart à la moyenne statistique.

Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. les uns sont générales dans toute l'étendue de l'espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d'entre eux, et si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s'observent, mais varient d'un sujet à l'autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d'autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontret que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu'elles ne durent pas toute la vie de l'individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l'espace. [...] Nous appelerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques.

C'est donc l'écart à une norme propre à une espèce donnée qui va permettre de réperer une situation pathologique. Cette distinction a des conséquences fondamentales. Ainsi, Durkheim va considérer le crime comme un phénomène normal : celui-ci présente en effet une certaine régularité dans la plupart des sociétés. Il y occupe de plus deux fonctions importantes, ce qui permet de passer de la "normalité de fait" à la "normalité de droit" : il permet aux normes et aux règles d'être réaffirmées, et il peut introduire des innovations (c'est le cas du "crime" de Socrate). Pour autant, s'il venait à ce que les crimes deviennent trop nombreux par rapport à la normalité statitistique, ou s'il advenait que les crimes ne soient plus reprimés, on tomberait alors dans une situation pathologique, car s'écartant du type normal, du fonctionnement normal et courant de la société.

Quelles conséquences cela peut bien avoir sur la question des suicides à France Telecom ? Pour établir si la situation est ou non pathologique, il convient donc de la rapporter au "type normal", selon l'expression durkheimienne, à la moyenne statistique. Une épidemie, même brêve, de suicide témoigne bien d'un écart à la norme : elle est le symptôme d'un mal plus profond, anomie ou autre. L'analyse de Mark Granovetter vient utilement compléter cette définition en nous permettant de comprendre que ce symptôme ne sera pas forcément durable, du moins sous une forme donnée : les suicides peuvent se transformer par la suite en d'autres manifestations du malaise, dépressions, consultations auprès du médecin du travail, protestations et manifestations... Du coup, la baisse des suicides chez France Telecom témoigne peut-être plus d'une transformation des modes d'expression du malaise que d'une amélioration. Après tout, l'attention médiatique qui se porte sur cette entreprise peut venir modifier les seuils : certains individus se trouvent d'un seul coup un intérêt pour d'autres formes de mobilisation entraînant dans leur sillage d'autres personnes... Comme souvent, l'observation modifie l'objet observé.

Au final, il convient de prendre ces affaires de suicides avec la plus grande prudence : il ne faut pas nier les problèmes, ni les surestimer. Le rappel des chiffres est toujours utile, mais il ne doit pas contribuer à invisibiliser certains phénomènes. Les suicides sont un indicateur assez imparfait des conditions de vie d'un groupe : les épidémies ne peuvent être saisies seules, elles doivent être mises en rapport avec d'autres formes de symptômes. Et ce d'autant plus que la centration sur cette forme n'est pas dénuée d'ambiguité. Des études plus complètes doivent être menées, et c'est pour cela que l'on a besoin de sociologues. A bon entendeur.

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