[Une heure de lecture #6] En attendant la rentrée

Cela fait longtemps que je n'ai pas fait une petite liste de liens divers et variés. En attendant la rentrée, quelques petites choses intéressantes récupérées sur la toile, dûment commentées.


Un syndrôme Luc Châtel ?

Outre Atlantique, les économistes blogueurs se lancent dans une petite guerre pour savoir si les inégalités de réussites scolaires sont génétiques ou pas - très bons résumés en français chez Rationalité Limitée et Olivier Bouba-Olga. En cause, un post de Greg Mankiw qui évoque le QI comme "variable cachée" expliquant à la fois les inégalités de richesses et les inégalités scolaires... En gros, si les riches sont riches, c'est parce qu'ils sont intelligents et l'école sert juste à enregistrer cela.

Pendant ce temps, sur le Global Sociology Blog, on adopte une surprise toute feinte : ce genre de résultat, les sociologues y sont eux habitués. Et contrairement aux économistes, ils prennent en compte l'aspect historique de ces inégalités : il y a de la reproduction sociale là-dessous. Mine de rien, il y a une vraie différence entre sociologues et économistes : ces derniers s'interrogent sur la part du génétique sans se poser la question de savoir si l'intelligence telle qu'elle est mesurée par les tests de Qi n'est pas elle-même une donnée sociale. Et si la structure sociale et l'histoire modelaient les individus beaucoup plus que les économistes le pensent ?

Pas de conclusion hâtive

Toujours sur le même thème, Marginal Revolution pense clore le débat en proposant un graphique montrant que l'effet du revenu des parents s'appliquent aux enfants biologiques et pas aux enfants adoptées. Tout cela serait donc génétique, même si ce n'est pas vraiment le QI qui joue... Ou pas. On peut encore douter de la conclusion. En commentaires, certains évoquent l'âge de l'adoption : à moins que tous les enfants adoptés le soient dès la naissance, on peut penser que les premières années de socialisation sont importantes. Mais on peut rajouter bien d'autres facteurs. Par exemple, les enfants adoptés peuvent être issus de pays étrangers, ce qui peut être physiquement visibles : n'enregistre-t-on pas alors les effets de la discriminations envers les petits asiatiques par exemple ? De même, l'auteur du billet repousse un peu trop vite l'idée d'une différence de traitement entre enfants "biologiques" et enfants "adoptés" au sein de la famille : après tout, très peu de parents pensent traiter différemment filles et garçons, mais les enquêtes montrent que c'est pourtant le cas... Et puisqu'il évoque non le QI mais la "personnalité", on peut se demander si le fait de se savoir ou d'apprendre que l'on est adopté ne joue pas un rôle dans celle-ci. Il faudrait un peu plus de sociologies et d'enquêtes pour donner sens à toutes ces corrélations.

Un peu de sociologie de la médecine

A l'occasion des débats autour de la réforme du système de santé américain, la blogosphère sociologique multiplie les posts et les analyses. Et ils jettent souvent des regards vers l'Europe...

Brooke Harrington, sur l'excellent Economic Sociology, évoque les liens entre l'argent et les soins - le care - des deux côtés de l'Atlantique. Une conclusion très intéressante, que je traduis ici :


Les systèmes de santé français et allemands ont autre chose en commun : ils impliquent tous les deux de l'argent (en fait, ils sont même assez coûteux), mais les personnes qui en bénéficie semble tout à fait satisfait de payer pour les soins qu'ils reçoivent, que ce soit de leur poche (comme moi) ou au travers d'impôts, de cotisations et d'assurances (comme la majorité). Une bonne raison réside dans la qualité des soins : généralement, les gens sont prêts à payer lorsqu'ils sentent qu'ils en ont pour leur argent. Dans le même temps, dans les deux systèmes, la question du payement est tenu physiquement séparée des soins proprement dits.

Je soutiens que cette ségrégations du "business" et du "care" dans les services médicaux n'est pas sans lien avec l'expérience de la qualité et de la valeur qu'ont les patients. Ne pas avoir à s'embêter avec des questions d'argents quant vous arrivez chez le médecin ou aux urgences fait une grande différence pour le patient. J'espère que les Américains pourront vérifier selon par eux-mêmes, chez eux, plutôt que d'avoir à venir jusqu'en Europe pour faire l'expérience de cette énorme différence qu'un tout petit changement peut faire


Notons bien qu'il n'est pas question ici de la qualité effective des soins, mais de la disposition des individus à payer et de la façon dont ils valorisent les soins. On peut penser dès lors penser que le débat aux Etats-Unis, dont la violence étonne parfois les Européens, doit beaucoup à une mauvaise perception des soins du fait de leur trop grande proximité avec l'argent...

A lire aussi : Patient Safety - Canada and France sur le blog de Daniel Little.

Penser en sociologue

Les fidèles lecteurs connaissent ma sensibilité sur cette question. Une petite interview croisée entre une sociologue et un psychiatre donne une bonne illustration de la façon particulière de penser des sociologues : là où le psychiatre explique les problèmes des adolescents et leur perception en se référant à un modèle général de développement, la sociologue met l'accent sur l'inscription sociale des individus, la spécificité historique de la situation, etc. Une lecture commenté sur le Global Sociology Blog (quoi, encore ? Bah oui).

Toujours sur le même thème, sur un autre excellent blog, collectif cette fois, un post qui propose quelques règles pour penser en sociologue : How to think like a sociologist sur Everyday Sociology Blog. Des principes assez généraux, mais qui sont effectivement la base de toute approche scientifique des faits sociaux. On y souligne notamment les rapports entre la sociologie et la pensée critique, non pas au sens de "critique sociale" mais au sens "d'esprit critique" :

Prenez votre série télé préférée par exemple : si vous pensez comme un sociologue, vous pourrez observer qu'elle présente une vision un peu biaisé des crimes , ou ne met en scène que des Blancs ou des femmes incroyablement minces. Si vous ne pensez pas comme un sociologue, vous ne voudrez peut-être même pas être conscient de tout cela parce que vous aimez beaucoup cette série et que vous voulez continuer à la regarder.

En pensant comme un sociologue, vous pourrez la comprendre comme le produit d'une industrie du divertissement bien particulière et vous aurez alors envie de savoir coment les décisions y sont prises (comme l'a fait William Bielby). Les sociologues peuvent à la fois comprendre quelque chose plus profondément et continuer à en profiter.

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Luc Châtel découvre le monde...

Dans une interview donnée au Monde :

Une donnée m'a marqué. On compte, à l'entrée en 6e, 16 % d'enfants de cadres et 55 % d'enfants d'ouvriers et d'employés. En classe préparatoire, les proportions sont exactement inversées.

Si ce n'est que maintenant qu'il s'en rend compte, il y a du souci à se faire. Je propose aux lecteurs de ce blog de se cotiser pour envoyer un exemplaire des Héritiers (1964, soit il y a 45 ans...) et un de L'inégalité des chances (1973, 36 ans à peine...) à notre cher ministre (1964, tiens, commes Les héritiers...). Je n'irai pas jusqu'à proposer le rapport Coleman de 1966...

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Orelsan, le "voile intégral", et la déviance

Quel rapport y a-t-il entre la condamnation morale du rappeur Orelsan pour sa chanson "Sale pute" et la mission sur le "voile intégral" (anciennement burqa) ? La domination masculine et les mauvais traitements faits aux femmes ? Ou plutôt une même déviance dont l'analyse peut faire ressortir les impensés des dénonciateurs ?


1. Qu'est-ce la déviance ?

D'une façon générale, on parlera de déviance ou de déviant(s) pour qualifier une personne ou un groupe d'individus qui s'écarte d'une norme définie et acceptée dans la société dans laquelle il(s) s'inscriv(nt). Jusque là, rien de bien surprenant : l'égalité entre hommes et femmes et le respect porté à chaque individu sont des valeurs en cours dans notre société et qui s'incarnent dans des normes plus prescriptives, comme celles qui sanctionnent les comportements violents ou discriminatoires. Toutes ces règles ne sont pas juridiques, mais elles peuvent faire l'objet de sanctions autres, comme la désapprobation publique : la loi n'interdit pas (pour l'instant ?) de porter un vêtement cachant l'ensemble du corps, mais on peut facilement imaginer comment cela peut amener à subir des regards désapprobateurs, des remarques déplaisantes ou des difficultés pour trouver un emploi.

Evidemment, cette déviance n'est valable que rapporter à un groupe particulier. On peut imaginer que, dans certains milieux, les affirmations virilistes vis-à-vis des femmes mal jugés sont normales et valorisés. Inutile de se plonger dans les bas-fonds de la société pour cela : prenez quelques adolescents de sexe masculin, rajoutez quelques bouteilles d'alcool, et patientez un peu, vous avez de fortes chances d'obtenir le même résultat. Quant au voile intégral, il n'est déviant que dans certains contextes sociaux : il est évident que dans l'Afghanisatan des talibans, il était plutôt la norme.

Partant de là, les choses semblent claires : le port du voile intégral ou les propos de la chanson d'Orelsan - laissons de côté, pour l'instant, la question de savoir s'il s'agit ou non de second degré, et le statut particulier de l'oeuvre artistique - sont des actes déviants parce qu'ils rentrent en contradiction avec certaines normes. Ce serait donc la nature de ces actes, leur contenu, qui les rendrait déviant.

Les choses ne sont pas aussi simples. En suivant les propos d'Howard Becker [1], on peut approcher la déviance d'une autre façon. La chanson d'Orelsan, cela a suffisamment était rappelé, est un de ses vieux morceaux, datant de deux ans. Pendant deux ans donc, la chanson a existé, a été écoutée et diffusée, sans être considérée comme déviante. De même, le port du voile intégral ne date pas de l'action de quelques députés portant cette question sur la place publique en réclamant une prise de position des pouvoirs publics. C'est que la déviance n'existe pas tant dans l'acte en lui-même, mais dans sa dénonciation. Ce qui rend un acte déviant, c'est son étiquettage comme tel, c'est-à-dire le moment où il est dénoncé, où cette dénonciation est acceptée et reconnue par le reste du groupe.

Pour appuyer cette idée, Howard Becker cite un long passage d'un ouvrage de Bronislaw Malinowski [2], que l'on peut lire en parallèle avec les affaires qui nous préoccupent :

[…] Un jour, un formidable bruit de lamentations et un violent branle-bas m’apprirent que quelqu’un venait de mourir dans le voisinage. Renseignements pris, il s’agissait d’un jeune homme que je connaissais, âgé d’environ 16 ans, qui était tombé du faîte d’un cocotier et s’était tué. […] J’avais appris que, par une coïncidence mystérieuse, un autre jeune homme avait été blessé grièvement dans le même village, et pendant les funérailles je pus constater un sentiment général d’hostilité entre les habitants du village où le jeune s’était tué et ceux du village où son corps fut transporté pour les obsèques.
Ce ne fut que beaucoup plus tard que je pus démêler la véritable signification de ces événements : le jeune homme s’était suicidé. Il avait en effet violé les règles de l’exogamie avec sa cousine maternelle, fille de la sœur de sa mère. Ce fait avait été connu et généralement désapprouvé, mais rien ne s’était produit jusqu’au moment où l’amoureux de la jeune fille, se sentant personnellement outragé du fait d’avoir été éconduit, alors qu’il espérait l’épouser, avait conçu l’idée de se venger. Il commença par menacer son rival d’user contre lui de magie noire, mais cette menace étant restée sans effet, il insulta un soir le coupable publiquement, en l’accusant devant toute la communauté d’inceste et en lui lançant certaines expressions que nul indigène ne peut tolérer.
A cela, il n’y avait qu’un remède, il ne restait au malheureux jeune homme qu’un moyen d’échapper à la situation dans laquelle il s’était mis. Le lendemain matin, ayant revêtu son costume et ses ornements de fête, il grimpa sur un cocotier et, s’adressant à la communauté, il lui fit, à travers le feuillage, ses adieux. Il expliqua les raisons de sa décision désespérée et formula une accusation voilée contre celui qui le poussait à la mort, en ajoutant qu’il était du devoir des hommes de son clan de le venger. Puis il poussa, selon la coutume, un cri perçant et, se jetant du palmier qui avait soixante pieds de haut, il se tua sur le coup. Il s’ensuivit une querelle dans le village, au cours de laquelle le rival fut blessé, querelle qui se poursuivit pendant les funérailles. […]
Quand on interroge à ce sujet des Trobriandais, on constate que […] les indigènes éprouvent un sentiment d’horreur rien qu’à l’idée de la violation possible des règles de l’exogamie et qu’ils sont persuadés que celui qui se rend coupable d’inceste avec une femme appartenant au même clan que lui est frappé de plaies, de maladies ou même de mort. Tel est du moins l’idéal de la loi indigène, et dans les questions de morale il est facile et agréable de donner son adhésion à l’idéal surtout lorsqu’il s’agit de juger la conduite des autres ou d’exprimer une opinion sur la conduite en général.
Mais la situation change, dès qu’il s’agit de l’application des normes morales et des idéaux à la vie réelle. Dans le cas que nous venons de relater, les faits ne s’accordent pas du tout avec l’idéal de la conduite. L’opinion publique, quand elle eut connaissance du crime, ne se sentit nullement outragée et ne fit preuve d’aucune réaction directe : elle ne se mit en mouvement qu’à l’annonce publique du crime et à la suite des insultes que la partie intéressée lança contre le coupable. […] Ayant approfondi l’affaire et réuni des informations concrètes, j’ai pu m’assurer que la violation de l’exogamie, pour autant qu’il s’agit de simples rapports sexuels, et non de mariage, est loin d’être rare, et lorsque le fait se produit, l’opinion publique reste inerte, sans toutefois se départir de son hypocrisie. Lorsque l’affaire se passe sub rosa, avec l’observation d’un certain décorum, sans bruit et sans trouble, l’ « opinion publique » se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère. Lorsque au contraire les choses aboutissent à un scandale, tout le monde se dresse contre le couple coupable et peut pousser l’un ou l’autre, par l’ostracisme ou par des insultes, au suicide.

Comme dans nos affaires françaises, tant que les choses n'ont pas été révélé "au grand jour", l'opinion publique se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère. Les femmes portant le voile intégral n'ont sans doute jamais été très bien vu, et il a suffisamment été répété que la pratique n'a rien de musulman, mais l'on exigeait pas une loi pour les punir ou punir ceux qui les y inciter. La chanson du rappeur normand ne plaisait sans doute pas à tout le monde (pour ma part, je ne tolère que IAM comme rap), mais on ne lui interdisait pas de faire des concerts. Il a donc fallut que certains groupes prennent les choses en main et pointe du doigt ce que l'on savait déjà mais que l'on ignorait plus ou moins volontairement pour qu'il y ait véritablement déviance. Les choses sont d'autant plus claires que tout l'enjeu de l'affaire a justement été de savoir comment étiqueter ses propos : véritable déviance, humour, second degré, art, etc. ?

Simple question de vocabulaire ? On pourrait le penser, dans la mesure où cela ne remet nullement en cause le fait de savoir si les propos tenu ou les pratiques considérés sont légitimes ou non - on peut parfaitement accepter cette définition de la déviance et penser que ces condamnations devaient avoir lieu. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Car si un acte n'est déviant que s'il est dénoncé, cela veut dire que certaines entorses aux normes ne sont pas déviantes. François Bonnet relève ainsi que le vol de petit matériel de bureau pour les enfants, les coups de fils à l'étranger depuis le bureau, l'oubli de passer un article pour une caissière, les fausses notes de frais, etc. sont autant d'activités routinières dans de nombreuses entreprises, sans être reconnues comme déviante, et sont même tolérés par les entreprises qui y trouvent leur compte [3]. Et vous n'avez jamais fait passer un mot en classe lorsque vous étiez élève, hum ?

Ce n’est pas parce que quelqu’un a transgressé une norme que les autres vont nécessairement répondre comme si l’infraction avait eu lieu. (Inversement, ce n’est pas parce que quelqu’un n’a transgressé aucune norme qu’il ne peut pas être traité, dans certaines circonstances, comme s’il l’avait fait.) Face à un acte donné, la tendance des autres à répondre en termes de déviance peut varier dans une large mesure. [1]

2. Du rôle des entrepeneurs de morale

Dès lors, il faut se poser la question suivante : pourquoi les déviants sont-ils cela et pas d'autres ? Pourquoi certains seront traités en déviants et pas d'autres ? Becker relève que plusieurs facteurs peuvent intervenir, et le premier est le temps :

Celui qui est réputé avoir commis un acte « déviant » déterminé peut être traité avec plus d’indulgence à un moment donné qu’il ne l’aurait été à un autre. L’existence de « campagnes » contre divers types de déviance illustre clairement ce point. Les fonctionnaires chargés de l’application de la loi peuvent décider, périodiquement, de lancer une offensive de grande envergure contre une catégorie particulière de déviance, telle que les jeux d’argent, la toxicomanie ou l’homosexualité. Il est évidemment beaucoup plus dangereux de se livrer à l’activité visée durant ces campagnes que le reste du temps. [1]

Ce modèle est celui des entrepreneurs de morale, qui peuvent lancer des campagnes pour modifier telle ou telle normes de la société, en agissant en particulier auprès des pouvoirs publics. L'action des députés autour du voile intégral répond assez bien à cette logique. Elle met surtout en lumière le fait que les normes juridiques ne sont pas le simple reflet des normes qui ont cours dans la société : tout dépend de la capacité des différents groupes a accéder aux lieux de pouvoir et à y faire triompher leurs positions. Pour cela, ces entrepreneurs, que Becker compare aux réformateurs religieux, qui se pensent investi d'une mission sacrée, doivent obtenir le soutien de personnes dont les objectifs sont moins "purs". Ainsi, les prohibitionnistes aux Etats-Unis furent-ils soutenus par des employeurs espérant obtenir ainsi une main-d'oeuvre plus docile - il faut rappeler le rôle de l'alcool dans le monde ouvrier (pour la France, voir le travail de Michel Pialoux [4]). Cela nous oblige à nous demander qui lance ces campagnes et pour quelles raisons.

Dans le cas français, il y a certes des entrepreneurs de morale comme les blogueuses et les associations féministes qui s'en sont prises les premières à la chanson d'Orelsan. Mais elles ont très vite trouvé des alliés dans la classe politique qui trouve un moyen de se positionner à bon compte, puis des adversaires dans ceux qui veulent jouer sur le thème de la liberté d'expression. Les stratégies de renforcement des différents acteurs politiques expliquent beaucoup de la dynamique de cette affaire. Concernant l'affaire du voile intégral, là aussi, la classe politique trouve un moyen de traiter facilement des questions plus difficiles : elle peut, en s'appuyant sur cette affaire, montrer qu'elle traite le "problème de l'immigration" sans vraiment le faire, et se mettre à l'abri de certaines critiques.

3. De la définition de la situation

Mais un autre facteur nous intérèsse plus particulièrement parce qu'il justifie le rapprochement entre les deux affaires précédemment cités. Au-delà du rôle des entrepreneurs de morale, l'étiquettage comme déviant dépend également non des caractéristiques de l'acte commis mais de la personne qui le commet :

La tendance à traiter un acte comme déviant dépend aussi des catégories respectives de celui qui le commet et de celui qui s’estime lésé par cet acte. Les lois s’appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres, comme le montrent clairement les études sur la délinquance juvénile. Quand les garçons des classes moyennes sont appréhendés, ils ne vont pas aussi loin dans le processus judiciaire que les garçons des quartiers misérables. Un garçon de classe moyenne qui s’est fait prendre par la police risque moins d’être conduit au poste, et, s’il y a été conduit, d’être fiché ; il risque encore moins d’être déclaré coupable et condamné. Cette différence reste vraie même si l’infraction est, au départ, la même dans les deux cas. De même, la loi est appliquée différemment aux Noirs et aux blancs. On sait qu’un Noir qui passe pour avoir attaqué une femme blanche risque plus d’être puni qu’un homme blanc qui a commis le même délit ; mais on sait peut-être moins que l’assassin noir d’un autre Noir risque moins d’être puni qu’un blanc qui a commis un meurtre. [1]

Tout dépend donc de la façon dont la situation est défini : un individu qui produit quelques dégâts dans une manifestation ne sera manifestement pas traité de la même façon par la police et les médias selon qu'il s'agit d'un "jeune" ou d'une personne plus âgée, d'un militant inscrit à un parti ou un syndicat ou de quelqu'un sans affiliation, d'un étudiant blanc ou d'un "jeune à capuche" issu d'une minorité visible. La récente enquête conduite par Fabien Jobart sur les contrôles d'identité dans les transport en commun le confirme : certaines catégories de la population sont nettement plus contrôlés que d'autres et ce quelque soit leur comportement effectif [5]. Il faut d'ailleurs relever que la couleur de peau, qui a été la plus mise en avant par les médias, explique tout autant les variations de contrôle que le style vestimentaire : les tenues typiquement "jeunes" (streetwear) entraîne une plus forte probabilité de se faire contrôler. Comme cette variable est fortement corrélée à l'apparence ethnique, les Noirs et les Arabes étant ceux qui adoptent le plus ce style vestimentaire, il est difficile de savoir quelle est la variable véritablement explicative.

Quelles sont les caractéristiques des déviants dans les affaires "Orelsan" et "Voile intégral" ? Il s'agit de personnes issus ou représentant les milieux populaires, et plus précisement identifiés aux "cités" et aux "banlieues difficiles". Il est d'ailleurs notable que de nombreux défenseurs d'Orelsan ait insisté sur le fait qu'il était normand et s'appelait en fait Aurélien Cotentin, comme pour rappeler qu'un "petit gars de chez nous" ne peut pas vraiment dire de telles horreurs... Le fond commun de ces deux affaires est celui d'une déligitimation des classes populaires auxquelles on attribue le monopole de la violence contre les femmes. Celle-ci, plus honteuse qu'elle ne l'a jamais été, est rejettée dans les marges de la société, au point de faire oublier que les violences conjugales ne sont le privilège d'aucune catégorie socio-professionnelles. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'il faut être indulgent avec certains, mais simplement qu'il ne faut pas abandonner certaines victimes parce que l'on préfère courir après d'autres objectifs.

En soi, cette définition particulière de la situation n'est pas nouvelle : Laurent Mucchieilli l'avait déjà dénoncé lors du "scandale des tournantes" [6], où les viols collectifs étaient devenus, par la grâce d'une panique morale, la caractéristique clef des banlieues difficiles, et plus encore de la "culture arabe" sans que l'on tienne compte des données disponibles - comme par exemple le simple fait que des sources indiqués déjà des inquiétudes à propos de ce même thème à l'époque des "blousons noirs", ce qui venait sérieusement relativiser la lecture de ces quelques faits divers comme une expression culturo-religieuse. Si la composante "culturelle" n'est pas présente dans sa dimension religieuse ou immigré à propos d'Orelsan, ce n'en est pas moins une condamnation des banlieues qui pointe derrière, et plus généralement de toute une partie de la jeunesse et des classes populaires.

4. Conclusion :

Au final, on voit tout l'intérêt et toute la profondeur de l'analyse de Becker. En portant l'attention non tant sur celui qui commet la faute que sur la relation qui l'unit à celui qui la dénonce - ce qui correspond à une analyse interactionniste -, sa définition de la déviance nous permet de relever ce en quoi un évenement apparemment singulier est lié à un ensemble social et plus large. La question n'est plus de savoir ce que nous faisons ou comment nous nous positionnons par rapport à tel ou tel problème que l'on nous apporte, mais de savoir plutôt comment ce que nous faisons ou la façon dont nous nous positionnons sont constitufs du problème, ce que cela nous dit sur ce que nous sommes et la société dans laquelle nous vivons. Ici, nous pouvons interroger les impensés de quelques condamnations morales et politiques sur lesquelles les entrepreneurs de morale aime à agiter l'émotion pour rendre la réflexion plus difficile.

A lire : l'extrait de Outsiders consacré à la définition de la déviance est disponible sur le blog Bafouillage : cliquez ici.

Bibliographie :
[1] Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1963
[2] Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society, 1926
[3] François Bonnet, « Un crime sans déviance : le vol en interne comme activité routinière », Revue française de sociologie, 2008.
[4] Michel Pialoux, "Alcool et politique dans l'atelier", Génèses, 1992
[5] Police et minorités visibles : les contrôles d'identités à Paris, 2009
[6] Laurent Mucchielli, Le scandale des "tournantes". Dérives médiatiques et contre-enquête sociologique, 2005

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