Le sexisme fait-il vendre ?

Il y a des choses sacrées dans la vie. Les Lego en font partie. Ayant passé un pourcentage important de mon enfance à manipuler les petits blocs plastiques - et un autre pourcentage, non-négligeable, à hurler de douleur après avoir marché pieds nus sur l'un d'entre eux - et ayant, entre temps acquis un certain penchant féministe, la nouvelle gamme volontairement girly de la marque ne pouvait me laisser indifférents. D'autres ont déjà dit mieux que je ne pourrais le faire combien les choix faits sont sexistes, et pseudo-rationalisés sur la base d'études "anthropologiques" de plusieurs années montrant que les filles et les garçons jouent différemment... N'oublions pas, pour autant, que Lego est une entreprise. Est-elle condamnée à être sexiste pour vendre ses jouets ?



La publicité ci-dessus nous montre que le sexisme n'a pas toujours été de mise : Lego pouvait, à une époque pas si lointaine - 1981 -, proposer une image d'une petite fille jouant fièrement avec ses briques colorés loin de tous les stéréotypes du type talons hauts, figures longiformes, oisiveté friquée et autres activités d'intérieur... En 1963, le fils du fondateur de l'entreprise citait "for girls and for boys" parmi les dix caractéristiques des Lego. Le retournement est de ce point de vue assez impressionnant, et ne se limite sans doute pas à Lego. Et il ne porte pas seulement sur les rôles proposées aux petites filles, entre petites lolitas et divas, mais aussi sur le contenu même du jeu puisque, de l'aveu même du fabricant, la nouvelle gamme contient moins de construction que celles markétées pour les garçons, parce que, bien évidemment, les gonzesses, ça veut d'abord raconter une histoire, pas de la technologie.


Capture d'écran du site Lego

Comment en est-on arrivé là ? Cet article de Bloomsberg Businessweek indique que l'entreprise s'est concentré sur les garçons à partir de 2005 : les gammes consacrés à Star Wars ou aux Ninja, encore actives, sont clairement marketés pour les petits garçons (et j'avoue que la Batcave m'a fait regretter d'être déjà un vieux croûton). Il faut dire que la marque connaissait des difficultés avec la multiplication des concurrents, tant du côté des autres jouets, et particulièrement des jeux vidéo, que de celui des copies et autres look-alikes. La nouvelle offensive, dotée de quelques 40 millions de dollars comme force de frappe promotionnelle, cherche à reconquérir le marché des petites. Autrement dit, Lego n'a pas eu le choix : il leur a fallut s'adapter à un marché déjà structuré en deux catégories.

On en vient donc à cela : un marché n'est pas quelque chose de naturel, il est construit et pas seulement sur une base purement "économique". Il ne serait en effet pas absurde pour les entreprises de pouvoir vendre le même jouet aussi bien aux garçons qu'aux filles : on peut imaginer que les profits n'en seraient pas négligeables, au contraire. Non, le marché est organisé par des normes, par des règles, par des modes de calculs qui autorisent à mettre en équivalence certains biens et pas d'autres : pour comparer des jouets entre eux, consommateurs et producteurs réfléchissent au sein de catégories bien définies. C'est ce qu'étudie toute une branche de la sociologie économique française, de Lucien Karpik à Michel Callon en passant par Franck Cochoy.

Reste à savoir ce qui fait la force de ce qu'il faut bien appeler des institutions : qu'est-ce qui leur permet de s'imposer ainsi aux entreprises et aux consommateurs ? La réponse est plus difficile qu'il n'y paraît, mais le cas des Lego permet de comprendre certains points. Considérons ainsi la nouvelle gamme en question :



Le moins que l'on puisse dire, c'est que les personnages sont bien différents de ceux produits par le passé, et donc plutôt destinés, depuis 2005 et encore plus maintenant aux garçons. Une comparaison plus rigoureuse le montre bien (image empruntée ici)


Ce n'est pas la première fois : la gamme Belleville, également destinée aux filles, proposait déjà un graphisme et des formes nettement différentes de celles traditionnellement adoptées par les produits de la marque.


Un constat s'impose alors : les jouets pour filles sont rendus incompatibles avec ceux des garçons. Même si les petits enfants ont tendance à mélanger leurs jouets sans faire trop de cas de la cohérence de l'ensemble - jusqu'au moment, fatal, où un adulte intervient - on rend la combinaison entre jeux pour filles et jeux pour garçons plus difficile et donc moins probable. La conséquence de cela, c'est que l'on forme ainsi la demande et les consommateurs. Non seulement on habitue les enfants à différencier entre jeux de garçons et jeux de filles - et à un âge où l'identité de genre est la seule disponible, il ne faut pas s'étonner que les uns comme les autres s'y engouffrent avec joie... - mais on oblige également les parents à réfléchir en ces termes. Dans un magasin de jouets, ceux-ci sont bien obligés de se situer par rapport aux rayons garçons et filles. Et même lorsqu'ils font leurs courses sur Internet, le sexe de l'enfant peut-être la première question qu'on leur pose pour les aider à faire leurs choix.

Habitués à réfléchir dans ces termes - et ce d'autant plus s'ils ont eux-mêmes eu des jouets divisés suivant les mêmes termes -, ils ne peuvent s'orienter en dehors d'eux. Et voilà les jouets neutres désavantagés. D'autant plus que les magasins auront bien du mal à les mettre en rayons, eux qui se sont entièrement organisés autour de ces catégories. Même remarque pour les catalogues... Au final, la stratégie de faire du jouet "neutre" est bien risquée. Le sexisme devient une condition d'accès au marché : il ne fait pas vendre, mais il est difficile de vendre sans lui...

On est face à un mécanisme d'auto-renforcement : l'offre de jouet sexiste modèle une demande de jouets sexués qui elle-même s'impose aux fabricants, et ainsi de suite. La dépendance au sentier, voilà comment cela s'appelle : des décisions passées rendent difficile de prendre un autre chemin que celui dans lequel on s'est engagé. Une fois engagé dans une voie, celle de l'organisation du marché par des catégories sexistes, il devient extrêmement difficile d'en sortir. Les économistes aiment à parler de situations d'équilibre : en voici, non pas produite par l'égalisation de l'offre et de la demande, mais par la façon dont l'une et l'autre se fabriquent mutuellement.

Les conditions d'un tel équilibre sont cependant propre au marché des jouets : elles résident à la fois dans le fait que le jouet est un vecteur de socialisation et qu'il existe une certaine co-production du bien. Les consommateurs, parents et enfants, construisent une partie du sens prêté aux jouets en les achetant et en les utlisant, l'investissement émotionnel et personnel dans ceux-ci étant fort. C'est la même chose sur le marché des comics, par exemple, où les lecteurs, rassemblés dans le "fandom", collaborent presque avec les producteurs : les histoires et les personnages sont réinterprétés, fortement commentés, souvent redessinés, de telle sorte que les créateurs peuvent observer et tenir compte de ce qui passe ou ne passe pas chez les lecteurs. Sans surprise dans ce marché également très sexuées, les femmes ont du mal à se faire entendre : c'est que pour un éditeur, répondre à leurs demandes, c'est prendre le risque de s'aliéner son public captif masculin. Dépendance aux sentiers encore une fois.

Que faudrait-il alors pour transformer le marché des jouets (ou celui des comics d'ailleurs) dans une voie moins sexiste ? Des mobilisations existent, comme en témoigne celle de Osez le féminisme !. Elles sont le bienvenues. Mais si vous êtes un lecteur régulier du blog, vous savez de quoi on a besoin lorsque l'on veut faire bouger les structures économiques : de la force d'une prophétie, de la puissance du charisme. Il faut un acteur avec une autorité suffisamment forte pour pouvoir transformer les règles du jeu. Cela n'a pas à être un individu seul : le charisme, parce qu'il est une construction sociale, peut être celui d'un groupe, d'une entreprise ou d'un mouvement social. Le mouvement féministe, s'il veut être efficace ici, doit trouver une telle force. La dénonciation n'est qu'une étape : il faut maintenant promettre des jours meilleurs. Et s'intéresser au fonctionnement de l'économie des jouets, dans laquelle réside les principaux mécanismes qui conduisent au sexisme.
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A kick-ass new year

En guise de bonne année, le chef vous propose quelques lolz supplémentaires, admirablement préparés par mes décidément talentueux lecteurs.

Une contribution de Joël Gombin qui traduit bien ce que l'on ressent lorsque l'on commence à se plonger dans certains logiciels de statistiques - les amateurs apprécieront :


Et toute une série de Nicrobe : la première dit tout ce que vous avez à savoir du post-modernisme.



Pour la suivante, vous pourriez aller lire ceci au passage...




Et pour finir, quelques créations de ma part... Certaines ont été inspirées par des conversations diverses et variées. Je vous laisse interpréter. Mais pas mésinterpréter, attention je vous ai à l’œil.



(Vous l'avez lu avec la voix de Zoïdberg dans votre tête, hein ?)



Je rappelle que le concours est toujours ouvert : à vos lolz !
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