Le feminisme est l'avenir de l'homme (et réciproquement)

Deux articles de Libération, deux hommes qui se disent féministes, deux dérapages sexistes. Face à cela, moi-même, féministe récent, mais pour de vrai - enfin, j'espère. Entre les deux, une question fondamentale : qu'est-ce que c'est d'être féministe lorsqu'on est un homme ? Et pourquoi est-ce aussi important, et aussi libérateur, de l'être ? Petit récit de ma conversion, qui doit beaucoup, si ce n'est tout, à la sociologie.





Commençons par le comment : deux articles de Libé, donc. Points communs : les deux sont écrits par des hommes ; les deux parlent de femmes ; les deux se prétendent féministes ; les deux sont sexistes. Le premier est écrit par Régis Jauffret, que je ne connaissais pas avant et que je n'ai pas plus envie de connaître après. Il parle de Marine Le Pen. L'article, sous forme d'une espère de récit au style passablement pédant, commence ainsi :

Elle entre dans l’hôtel Saint-Aygulf (Var). Jeans, bottes à talons, plus sexy que son père. Si je n’étais pas féministe et partisan de la parité au Parlement, je me serais dit que c’est exactement le genre de fille qu’on a envie de sauter entre deux portes en espérant qu’elle vous demande de lui donner des baffes avant de jouir pour pouvoir se mettre un instant dans la peau d’un sans-papiers macho et irascible.

Bonheur que d'être écrivain et de pouvoir, sous couvert de style, écrire des horreurs sans avoir à les assumer. Quel est l'intérêt de cette remarque ? Aucun. Si ce n'est confondre le sexe et la haine, le sexe et la domination masculine. Parce que, visiblement, dans l'esprit de Régis Jauffret, coucher avec une femme, c'est l'humilier. Humilier Marine Le Pen, soyons clair, je suis pour. Mais je veux que cela se fasse dans le débat d'idée, par la confrontation, pas par les corps, pas par ce qui est, parait-il, un acte d'amour.

Deuxième article, à l'écho beaucoup plus important, celui de Philippe Caubère, que j'avoue avoir découvert également à cette occasion, et que je n'ai pas non plus envie de connaître plus. Le titre de son article brandi déjà son "féminisme" - oui, là, les guillemets sont nécessaires. C'est censé légitimer son point de vue apparemment. Le brave homme se livre à une critique de la proposition de Roselyne Bachelot de pénaliser les clients de prostituées. Et quelle critique, il mène notre acteur de gauche. Lisez plutôt :

Interdire, réprimer, ostraciser, humilier, frapper au plus intime, au plus secret, au plus fragile, dégrader enfin à travers le désir et le sexe, l’homme, la femme et en jouir. Et faire jouir. En toute tranquillité, toute bonne conscience. Voilà la vérité. J’avais de l’estime pour madame Bachelot. Mais je me souviens, comme d’une drôle d’histoire, d’un conflit qui l’avait opposé à un animateur de télévision qui, lors d’une soirée - où d’ailleurs, l’on se demandait un peu ce qu’elle foutait là… Que font les hommes ou femmes politiques dans de telles galères ?- s’était moqué de son rire, lui prêtant une connotation sexuelle. Sa réaction, très violente, dramatique même -elle était allée jusqu’à refuser les excuses publiques de cet animateur- m’avait paru compréhensible et légitime.

L’ayant vu l’autre soir à la télévision, les mâchoires serrées, le visage fermé, déclarer sa faveur pour ce texte répressif, dégradant, attentant de plein fouet aux libertés publiques, celle de se prostituer, comme celle de payer un service sexuel à un adulte consentant, j’ai pensé soudain que Laurent Ruquier avait du mettre le doigt (si j’ose dire…) sur un vrai problème. Que je connais. Ma mère avait le même. Il m’a fallu quelques années (et que je la joue dans de nombreux spectacles) pour le comprendre et l’assumer. Ma mère était une obsédée. Une vraie. Gravement perturbée, que sa frustration agitait parfois jusqu’à la démence, déclenchant en elle des accés d’une violence affreuse, castratrice et terriblement prédatrice. Pour ses enfants, pour son mari et surtout pour elle-même. Elle en a tout perdu, jusqu’à la vie.

Oui, vous avez bien lu : Caubère le féministe nous explique que si Roselyne Bachelot propose de pénaliser les clients des prostituées, c'est parce qu'en fait, c'est une obsédée frustrée qui trouve aussi son plaisir. Osons une traduction plus directe : c'est qu'elle est mal-baisée, la pauvre. Ce n'est pas que c'est un être rationnel, doué d'intelligence, qui défend une position parce qu'elle y croit, c'est juste qu'elle est handicapée par une sexualité insuffisante, sans quoi, bien évidemment, elle serait d'accord avec notre ami qui lui "ne représente pas vraiment le prototype du mec frustré, sexuellement ou sentimentalement" comme il dit. Autrement dit, il baise donc il peut avoir un avis éclairé.

Quel est le point commun entre ces deux références au féminisme ? Les deux le brandissent comme un bouclier contre les critiques à venir, une façon de dire : "vous ne pouvez pas nous attaquer là-dessus, nous sommes féministes !". Mais surtout les deux partagent une conception relativement simple du féminisme : une vague inclinaison, très vague même, pour l'égalité entre les hommes et les femmes. Pour Regis Jauffret, c'est la parité. Pour Philippe Caubère, c'est que les femmes doivent travailler et ne pas dépendre d'un homme. Ici commence et s'arrête leur féminisme. C'est un féminisme qui s'applique aux femmes : jamais il n'en vient à affecter les hommes. Il faut que les femmes s'élèvent au niveau des hommes, pas que les hommes changent.

Longtemps, j'ai partagé cette vue du féminisme. Peut-être est-ce beaucoup dire : j'étais féministe par obligation, parce qu'il fallait bien se dire comme tel et parce que, oui, l'égalité, c'est quand même important. Ce n'est que très récemment que j'ai compris que le féminisme pouvait et devait être beaucoup plus. C'est aux approches sociologiques du genre, et à un certain nombre de blogs sociologiques américains car ce thème est beaucoup plus développé et dynamique de l'autre coté de l'Atlantique, que je dois cela.

Beaucoup de gens sont conscients, certes parfois de façon confuse, que les comportements que nous qualifions de féminins sont des constructions sociales qui n'ont rien de nécessaires. La lutte contre les discriminations, c'est précisément cela : lutter contre le fait que l'appartenance au sexe féminin aille de pair avec des traitements de moins bonne qualité. Mais la sociologie oblige à ne pas se limiter à ce point de vue : la masculinité est tout autant un construit que la féminité. C'est inévitable dès lors que l'on fait l'effort de penser scientifiquement le monde. Or il est encore courant de la considérer comme l'appareillage de base de l'humanité, comme le point de vue neutre. Comme disent les américains : "men = people ; women = women", soit "les hommes, c'est les gens ; les femmes, c'est les femmes".

On connaît toutes les injonctions faites aux filles et aux femmes : "être belle", "être sexy", "être passive", "être une princesse", etc. Et on sait tout le mal qu'elles font. On voit moins toutes les injonctions, non moins nombreuses, qui sont faites aux hommes : "être viril", "être dominateur", "être violent", "être le plus fort", "être sportif", etc. Les hommes, pour être des "vrais mecs", doivent se plier à certaines normes extrêmement pesantes. Un seul exemple : l'obligation d'être disposé à coucher avec n'importe qui, n'importe quand, sans sentiment. Souvenez-vous du premier épisode de Sex and the City : c'est ainsi qu'est définit "have sex as a man". Dans Friends, dans "The One With Joey's New Brain", Chandler révèle à une Monica étonnée qu'il ne s'inquiète pas de ne pas avoir l'occasion de coucher avec d'autres femmes une fois qu'ils seront mariés : pour lui, cela représente beaucoup de stress et d'anxiété. La surprise attendue sur laquelle repose le ressort comique de la situation souligne combien le désir sexuel sans objet est un trait naturalisé de la masculinité. En même temps, elle souligne combien ces incitations enferment les hommes : les obligations de performances masculines ne sont pas forcément plus faciles à vivre que l'obligation faite aux femmes de porter des talons hauts pour être féminine...

De la même façon, pensons au fait que l'expression "avoir des couilles" est devenue synonyme de courage et de force, comme si la possession de ces attributs suffisaient à garantir la force de caractère. Et l'on sera par conséquent admiratif des femmes "qui ont des couilles". On ne fera pourtant jamais un compliment que de dire à un homme ou à une femme qu'il ou elle a un "sacré vagin".

C'est cela qui se retrouve dans les deux articles pré-cités : une idéologie largement viriliste, où l'homme est incontestablement dominant, surtout quand il baise. Tout deux répondent à l'obligation pour un homme d'afficher une sexualité dominante et tout azimut et de s'affirmer au travers d'elle, à tel point que chez Philippe Caubère cela devient une caution que sa parole a de la valeur. Leur féminisme s'arrête à l'idée qu'il faut que les femmes se comportent de la même façon. C'est en cela qu'il ne sont pas féministes, si ce n'est un féminisme de façade. Pour un homme, être féministe ne peut signifier simplement considérer que les femmes doivent pouvoir accès avoir à ce que l'on attache à la masculinité. Il faut pousser plus loin le "trouble dans le genre" et poser la question de cette masculinité et de sa légitimité. Et les femmes féministes doivent également s'y intéresser.

Ce carcan masculiniste est d'autant plus puissant qu'il est valorisé : il est facile de mener une critique de la féminité et de défendre l'idée que les femmes doivent s'en extraire, dans la mesure où cette féminité est largement dévalorisée. Il est beaucoup plus difficile de le faire pour la masculinité : quelqu'un comme Philippe Caubère aura toujours beau jeu de dire que ma position féministe et ma critique de l'idéologie viriliste qu'il défend ne peut provenir que du fait que je suis un "mec frustré, sentimentalement ou sexuellement". De même, quelqu'un comme David Douillet pourra toujours dire que je suis un homme "qui ne s'assume pas", autrement dit, comme il le dit joliment, une "tapette".


C'est là sans doute que le féminisme a du travail. Ce mouvement a contribué à améliorer de façon significative la position des femmes. Le chemin reste encore long j'en conviens. Je suis cependant convaincu que la libération des femmes ne pourra se poursuivre qu'à la condition de libérer également les hommes de la tyrannie du genre, qu'à la condition qu'ils se sentent autorisés à exprimer des désirs, des envies et des attitudes que l'idéologie viriliste dominante leur interdit pour l'instant. Car la domination masculine blesse aussi les hommes, surtout lorsque les femmes y adhèrent également. La poursuite du féminisme passe par les hommes et les hommes ont besoin du féminisme comme discours critique. C'est du moins ce que la sociologie m'a permis de comprendre, et pour cela, je pense qu'elle valait bien une heure de peine.
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Yakking it up on the old yak box

Ce dimanche, de 17 à 18h, vous pourrez m'entendre ramener ma fraise sur le thème de la culture geek chez Xavier de la Porte, tenancier de l'émission Place de la toile sur France Culture. Et bien sûr, vous pourrez podcaster la chose parce que vous êtes de vrais geeks, et que vous allez quand même pas écouter la radio comme au moyen-âge. En attendant, vous pouvez toujours aller relire mon post sur les origines de la culture geek à l'origine de cette invitation.

Et si vous savez d'où j'ai tiré le titre de cette note, et bien vous êtes un bon gros geek quand même.


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Bienheureux les simples d'esprit...

Il aura donc fallu que la haine qui se rassemblait depuis quelques temps en Avignon se manifeste sous une forme irréparable pour que quelques voix commencent timidement à s'élever contre elle. On apprenait hier, quelques heures après que j'ai terminé un billet désormais obsolète sur cette question, que deux des chrétiens qui manifestaient depuis la galerie Lambert s'y étaient introduit et avaient pu détruire à coups de pioches et de marteaux le Piss Christ de Andres Serrano, une œuvre controversée depuis sa création mais qui vient donc de disparaître ici, en France. Mais au-delà de la haine qu'expriment ces extrémistes, c'est bien à la place de l'art que nous devrions réfléchir : car il ne s'est pas trouvé grand monde pour défendre cette fameuse photo.


Photo empruntée à Wikipedia

Si l'on regarde rétrospectivement les réactions à cette affaire, les prises de position face aux manifestations initiées par des groupements catholiques, des mouvements proches de l'extrême droite et même par la hiérarchie catholique en la personne de l’archevêque d'Avignon, ce qui étonne, c'est l'absence de réactions des défenseurs de la liberté d'expression et de la laïcité. Que des musulmans en viennent à prier dans la rue parce qu'ils manquent de place pour se faire, et ils sont une menace pour la laïcité. Que des chrétiens organisent des prières de rue dans l'espoir d'interdire ce qu'ils appellent un blasphèmes, et les hérauts de la laïcité ne se sentent pas tenus de réagir.

Photos Pascal Pochard, empruntée ici

Où sont les Claude Guéant qui ne voyaient dans les prières de rues "une véritable entorse au principe de laïcité" et affirmait qu'on "ne prie pas son dieu dans la rue" ? Où est le "débat sur la laïcité" qui aurait pu suivre les premières manifestations ? Je n'évoque même pas le cas du Front National : sans surprise, le nouveau champion de la laïcité apportait samedi son soutien sans ambage à ceux qui, le lendemain, s'armeraient de masse et de pioche pour aller détruire quelque chose qu'ils ne comprenaient pas.

Les manifestants catholiques ont beau se plaindre du "deux poids, deux mesures", arguant que l'on défend mieux l'Islam que leur religion : l'acte de destruction qu'ils ont perpétré ne sera pas interprété comme un signe de l'incompatibilité totale de toute leur religion avec les "valeurs de la République". On ne remettra pas en cause leur position en France, et sans doute reconnaîtra-t-on sans difficulté qu'il n'y eu là que l'acte isolé de quelques extrémistes et que cela ne remet nullement en cause ni la religion ni la portée de son message. Qu'ils le veuillent ou non, le christianisme est la seule religion en France qui peut ainsi toujours éviter d'être confondues avec ses extrêmes - rien de nouveau sous le soleil, il faut bien le dire. Qu'importe la destruction d'une œuvre d'art, certains ne se sentiront pas gêner pour continuer à faire l'apologie des "racines chrétiennes" de la France.

Mais il y a peut-être plus étonnant ou plus choquant. Si l'on reprend les articles et les réactions qu'a suscité les manifestations catholiques contre "Piss Christ", ce qui étonne ou, du moins, ce qui devrait étonner, c'est la solitude de cette œuvre : il n'est pas trouvé grand monde, dans la presse, pour tenter de la défendre, ou même seulement de l'expliquer. Personne n'a seulement posé la question du sens de la photographie, personne n'a essayé même d'en expliquer ou d'en comprendre la portée.

Parmi les nombreuses leçons que l'on peut tirer du maître-ouvrage d'Howard Becker sur Les mondes de l'Art, il y a celle-ci : une œuvre d'art est fondamentalement quelque chose de fragile, quelque qu'en soit la nature, quelque qu'en soit la forme. Qu'est-ce qui fait une œuvre en effet ? C'est toujours, nous dit Becker, des discours, des justifications, des théories. Elle n'existe pas par elle-même, elle n'existe même pas dans l'objet qu'elle peut, dans certains cas être, comme le support photographique. Elle existe en tant qu’œuvre d'art parce qu'elle est intégré à un monde de l'art, lequel produit une esthétique, c'est-à-dire un discours et des conventions venant en justifier l'existence. C'est cela qui fait que tout peut devenir art, même un urinoir.


Si l'on peut parler d’œuvre pour le célèbre ready-made de Duchamp, c'est précisément parce qu'il existe un discours, une théorie qui le justifie en tant qu’œuvre, parce qu'il a pu être replacé dans l'histoire de l'art. Mais on oublie trop facilement l'autre projet de Duchamp, jamais mis en œuvre : celui d'utiliser une toile célèbre comme planche à repasser, inverser le ready-made, refaire de l'art un objet. C'est ce que souligne en creux tant le travail du sociologue que celui de l'artiste, c'est qu'il suffit que le discours qui institue l'art en tant que tel cesse pour que celui-ci soit ravalé à un rang autre, et puisse donc être traité de la sorte.

Or on est bien en peine de trouver quelques tentatives de défendre "Piss Christ" en tant que tel. Rien, dans la presse ou dans les déclarations qui ont été faites autour des manifestations d'Avignon, n'a tenté d'expliquer et de justifier le geste de Serrano de tremper un petit crucifix en plastique dans sa propre urine et d'en prendre une photo. Le champ libre était donc laissé aux extrémistes pour en proposer et en imposer leur propre sens et leur propre lecture : celle d'un blasphème.

Pourtant d'autres interprétations étaient possibles, et même une simple consultation de la page Wikipedia peut le laisser entrevoir. On peut y lire ceci :

Sister Wendy Beckett, an art critic and Catholic nun, stated in a television interview with Bill Moyers that she regarded the work as not blasphemous but a statement on "what we have done to Christ": that is, the way contemporary society has come to regard Christ and the values he represents.

Étrangement, on pouvait trouver une traduction de ce passage sur la version française jusqu'à hier. Elle a aujourd'hui disparu.

Mais qui s'est intéressé à cela ? Qui s'est intéressé au fait qu'Andres Serrano se dise lui-même chrétien ? Qui s'est intéressé à la charge critique que pouvait avoir cette photo quant à la modernité, quant au sacré, quant à la religion, quant au monde qui nous entoure ? Qui a essayé de replacer cela dans l'histoire de l'art, en faisant le lien par exemple avec les nombreuses représentations du christ qui n'ont longtemps qu'était une façon pour les artistes de représenter, de façon parfois érotisé, des corps nus voire de la souffrance ? Qui a essayé de montrer les liens qui peuvent exister avec une histoire de la photographie où le jeu avec les immersions et les couleurs est un processus ancien ?

Si l'on regarde la presse et le débat public des dernières semaines, la réponse est simple : personne. On s'est interrogé vaguement sur la position de l'artiste, mais pas sur la réception par le public. Qu'on le veuille ou non, ce silence a fragilisé l’œuvre, et il continuera à fragiliser l'art. Il a laissé la place aux extrémistes pour imposer leur propre interprétation de l’œuvre, celle d'un blasphème. Voilà la seule interprétation qui a été proposé au public de cette photo : celle d'un blasphème qui excite les milieux conservateurs de tout poil.

Je ne suis pas en train de dire qu'il aurait suffit que l'on explique tout cela aux catholiques qui faisaient leurs prières dans la rue pour sauver "Piss Christ" : on ne peut pas discuter avec ceux qui sont abrutis par la haine. Mais il n'en reste pas moins que pour le reste du public, il ne restera de cette affaire que cet épilogue : des catholiques ont détruit la photo d'un crucifix dans un pot d'urine. L'enjeu de l'art et donc l'art lui-même sont passé à la trappe. On ne comprends pas ce qui s'est réellement passé.

Les néo-conservateurs français s'en prennent pourtant de plus en plus à l'art, et spécifiquement à l'art contemporain. Ce sont eux qui protestent à chaque fois que celui-ci investit Versailles, inventant de toutes pièces une tradition pour un lieu qui a toujours accueilli l'art contemporain. C'est qu'ils ont, eux aussi, une théorie esthétique : on peut la trouver dans le communiqué de presse du Front National sur l'affaire qui nous occupe, même si elle s'exprime également à d'autres occasions :

Cette abjection n’est pas seulement odieuse ; elle est minable. Comme tant d’autres, elle ne traduit que l’incapacité de son auteur à créer de la beauté, ce qui est pourtant la finalité du travail de l’artiste. Ici l’ « artiste » Andres Serano n’a trouvé que ce moyen de se venger ainsi de sa propre impuissance.

Pour les extrémistes, l'art, c'est le beau. Et le beau définit par eux. Cette définition peut d'autant plus avoir du succès qu'elle a l'aspect de l'évidence. Mais elle signifie aussi que l'on abandonne tout art qui dénonce, tout art qui fait réfléchir, tout art qui se donne d'autres questions que celles de la pure recherche formelle. En fait, à peu près tout ce qui fait la dynamique de l'art, pas seulement de l'art contemporain. Symboliquement, la soif de destruction du commando catholique s'est étendu à une autre photo :

Photo empruntée ici

Face à cela, il n'y a malheureusement pas grand monde qui ait pris la parole. Et pas seulement dans cette affaire. L'habitude française est de croire que l'art se suffit à lui-même, qu'il suffit de mettre le public devant les œuvres pour qu'il soit touché et qu'il les apprécie. C'est sur cette base que se construisent nos musées, nos programmes d'éducation artistique, nos politiques culturelles et notre débat public. Cette idée est on ne peut plus fausse : tout art fait l'objet d'un apprentissage. On apprend à reconnaître les tableaux classiques comme étant de l'art en voyant leurs nombreuses reproductions dans les manuels scolaires : si cela ne conduit pas forcément à les apprécier, tout au moins retient-on qu'il s'agit bel et bien d'art, et qu'il mérite d'être défendu. Il n'en va pas de même pour l'art contemporain, qui doit être soit transmis par la famille soit conquis au prix d'un apprentissage ou d'une conversion bien moins encadrée. Et c'est cela qui fragilise les œuvres. Et c'est cela qui peut faire le lit des extrémismes quant on ne donne pas les clefs au public pour comprendre les œuvres auxquelles il se confronte.

Une telle violence aurait-elle été possible s'il n'existait pas une certaine coupure entre l'art contemporain et une partie importante de la population ? Peut-être pas. Mais cette coupure ne doit pas être attribuée aux œuvres elles-mêmes qui ne sont ni plus ni moins ésotériques que ne peut l'être n'importe quelle représentation classique du Christ sur la croix. Elle repose avant tout sur le refus ou la négligence de défendre l'art contemporain auprès du public, si ce n'est en montrant les œuvres sans jamais les expliquer. On laisse ainsi le champ libre à tous ceux qui promettent le royaume des cieux à ceux qui ne comprennent pas des choses que l'on ne veut pas leur expliquer. C'est peut-être là la leçon qu'il faudrait retenir de cette affaire : la lutte contre les extrêmes passe aussi par la lutte esthétique.
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