Lorsque l'éthique de responsabilité devient une doctrine...

L'émission de France Culture Du grain à moudre de lundi dernier s'attaquait à la "question roms", laquelle commence, en France, à ressembler de plus en plus à une autre "question", venue des siècles passées et de sinistre mémoire. Sous l'impulsion du présentateur Brice Couturier, s'est opéré assez vite une mise en scène bien particulière du débat : d'un côté l'éthique de responsabilité, de l'autre l'éthique de conviction. Le problème, c'est que le sens de ces mots weberiens s'est visiblement complètement perdu dans la bataille.

Si on suit la présentation faite, en cours d'émission, par Brice Couturier, et acceptée avec un enthousiasme d'autant plus évident que cela a dû lui faire du bien à l'ego par Malika Sorel, voici comment se structure le débat : d'un côté, on trouve les partisans de l'éthique de conviction, plus ou moins "droit-de-l'hommiste" et bobos, qui s'inquiètent du sort des pauvres Roms et voudraient que l'Etat français s'en inquiète comme si c'était ses enfants, de l'autre, il y aurait les tenants de l'éthique de responsabilité qui auraient compris que la France, dans toute sa grandeur, ne peut pas accueillir "toute la misère du monde", fut-elle européenne, parce que celle-ci, évidemment, nuit aux (bons) citoyens dont elle a la responsabilité en pesant, bien évidemment, sur notre cher modèle de sécurité sociale et sur la sécurité de chacun.

Les expressions "éthique de responsabilité" et "éthique de conviction" viennent de Max Weber, dans sa fameuse conférence sur la vocation et le métier de politique (je ne rentrerais pas dans une discussion sur la "bonne traduction").

Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s'orienter selon l'éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l'éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l'éthique de conviction est identique à l'absence de responsabilité et l'éthique de responsabilité à l'absence de conviction. Il n'en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l'attitude de celui qui agit selon les maximes de l'éthique de conviction - dans un langage religieux nous dirions: « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l'action il s'en remet à Dieu » -, et l'attitude de celui qui agit selon l'éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. »

Force est de constater que le sens s'est quelque peu perdu en chemin. Lorsqu'il parlait d'éthique de responsabilité, Max Weber mettait en avant l'acceptation, par ceux qui y ont recours, des conséquences de leurs actes : il leur faut agir, non pas en référence à de grands principes qu'ils appliqueraient de façon doctrinaire, mais bien suivant une "rationalité en finalité", c'est-à-dire en adaptant leurs moyens d'action en fonction des objectifs.

Peut-on vraiment croire que l'expulsion des Roms correspond en quelques façons à ce modèle ? La réponse devrait être claire : il est évident que non. Qui peut croire que le renvoi de quelques milliers de Roms, avec tous les coûts en opération policière et en transport que celui-ci implique, ait quoi que ce soit à voir avec la responsabilité de la France quant à ses citoyens ? Brice Couturier semblait évoquer la question de la sécurité sociale : est-ce vraiment de l'éthique de la responsabilité d'affecter de croire que c'est là une quelconque solution aux problèmes que connaissent aujourd'hui les systèmes de protection sociale dans les grands pays européens ? Et lorsqu'on se souvient que cette "chasse aux Roms" fait suite à un fait divers qui n'avaient rien à voir avec ces derniers, peut-on soutenir avec tant d'assurance qu'il y a là une action "responsable" ?

Max Weber ne débordait pas d'enthousiasme quant à l'éthique de conviction - de la même façon qu'il nourrissait quelques doutes à peine voilés quant à la "légitimité charismatique". Sans vouloir faire parler le grand homme depuis sa dernière demeure, je ne peux m'empêcher de penser qu'il aurait sans doute lancé à l'époque actuelle quelques unes des critiques dont il avait le secret. Quoi qu'il en soit, il m'apparaît assez clairement que "l'éthique de responsabilité" dont se réclament certains dans les affaires courantes de la France a plus à voir avec le respect de certaines convictions bien ancrées plutôt qu'avec un quelconque sens des responsabilités : au contraire, les gouvernants français n'ont cessé d'essayer de nous expliquer qu'ils n'y étaient pour rien dans quoi que ce soit et que c'est toujours la faute de quelqu'un d'autre ou d'autres choses. Assumer ses choix serait sans doute le premier pas vers la responsabilité...

Cette remarque ne vaut pas que pour la panique morale anti-Roms qui nous sert de feuilleton politique depuis cet été. Considérons donc l'annonce faite à grands cris de retirer la nationalité aux Français "par acquisition" qui porteraient atteinte à la vie d'un représentant de l'Etat : qui, parmi ceux qui sont doté d'un minimum de capacité de réflexion, peut bien croire que cela réduirait de quelques façons que ce soit la criminalité ? Ethique de responsabilité ? Pas du tout : éthique de conviction, qui se voit dans la révérence faite à une représentation du "Français idéal". Il en est de même pour ce qui est des expulsions de Roms : il y a derrière la conviction inébranlable que certains hommes ne méritent aucune compassion. Ceux qui s'inquiètent du sort faits à des êtres fragiles, quand bien même ils se réfèrent à des droits de l'Homme qui semblent, aux belles âmes du "pragmatisme" à tout crins, trop abstraits et généraux, sont sans doute plus proches de la responsabilité : refuser des actes qui nous feraient porter la responsabilité d'un plus grand malheur, cela fait certes références à une conviction, mais prend garde, surtout, aux conséquences de nos décisions.

Malika Sorel, qui, dans l'émission, défendait le bon droit de la France et qui se gargarisait du mot "responsabilité" comme d'un fétiche ou d'un crucifix que l'on brandit sous le nez des impies, illustre d'ailleurs parfaitement la façon dont la référence continuelle à l'éthique de la responsabilité finit par vider complètement celle-ci de sa substance pour n'en faire d'un avatar doctrinaire de plus : lorsqu'on lui parlait des droits de l'Homme, elle ne cessait de dire qu'il ne fallait pas en tenir compte puisque, d'après elle, ceux-ci n'étaient de toutes façons pas appliqués en France - citant, comme on pouvait s'y attendre la situation des femmes dans les quartiers difficiles. Rhétorique de bas étage qui voudrait que l'on ne traite pas un problème là parce qu'il existe ici : il s'agit bien de rejeter ailleurs la responsabilité plutôt que de l'assumer. Ajoutons qu'elle justifiait du bon droit de la France à pratiquer les expulsions en se référant à la loi, tout en laissant entendre que tous les Roms étaient en situation irrégulière... Il ne suffit malheureusement d'afficher la responsabilité comme un grand idéal pour en être digne. Au contraire.
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3 commentaires:

Patrick a dit…

Bien vu. L'exigence intellectuelle, c'est trop fatigant. Et tous ceux qui se gargarisent d'enfin-dire-tout-haut-ce-que-tout-le-monde-pense-tout-bas sont déjà très fatigués. Mais pour d'autres motifs, hélas.

Anthropiques a dit…

"Sans vouloir faire parler le grand homme depuis sa dernière demeure, je ne peux m'empêcher de penser qu'il aurait sans doute lancer à l'époque actuelle quelques unes des critiques dont il avait le secret."

Sans doute, mais reste à savoir à qui auraient été adressées ces critiques et quel aurait été leur contenu ! Max Weber a en effet toujours soutenu une politique de puissance de la nation allemande. L'idée nationale et plus particulièrement l'idée nationale allemande était pour lui le principe suprême de l'action politique. Il est resté toute sa vie favorable à une politique d'expansion impérialiste, idée qu'il exprimait d'ailleurs avec une certaine brutalité, même pour l'époque (voir sa leçon inaugurale de Fribourg en 1895 ou son texte sur la Bourse à la même époque). Son nationalisme, certes, n'avait rien d'antisémite ; ce n'était pas non plus un nationalisme mythique, à base ethnique ou linguistique (contrairement à celui de Herder) ; c'était celui d'un libéral-démocrate (Weber se sentait très proche des Cadets russes par exemple) ; mais ça ne faisait pas de lui un homme de gauche, ce qui choquerait sans doute bien des sociologues aujourd'hui pour lesquels il semble aller de soi que la sociologie est "de gauche" et doit aller "toujours plus loin" dans la défense d'une politique "de gauche".

PS. Si Weber a autant insisté sur ces oppositions (conviction vs.responsabilité, savant vs. politique), c'est parce qu'il en était lui même travaillé.

Capello a dit…

« Ait quoique ce soit à voir avec la responsabilité de la France quant à ses citoyens » ; « Quoiqu'il en soit » ; « n'y étaient pour rien dans quoique ce soit » : dans les trois cas, il faut écrire « quoi que », en deux mots. Autres fautes que j'ai pu remarquer : « je ne peux m'empêcher de penser qu'il aurait sans doute lancer », « ceux-ci n'étaient de toutes façons pas appliqué »… Lancé, appliqués.

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