Joyeux Noël (sous condition de ressources)

C'est Noël, et la chasse aux pauvres continue. Le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé de verser cette année sa prime de Noël aux bénéficiaires du RSA sous forme de bons d'achats pour des jouets. "Car la prime n’était pas forcément utilisée pour l’enfant" nous dit une responsable. Ce pourrait être anecdotique - après tout, il ne s'agit jamais que d'une prime de 50€, pas de la prime de Noël étatique - si ce genre de proposition ne revenait régulièrement sur le tapis politique : verser les aides "en nature" ou, tout au moins, d'une façon qui évite aux pauvres de les détourner de leur destination officielle. Car derrière, il y a cette idée finalement très répandue : les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent.

Fréquentant depuis un temps certain les salles des profs, il n'est pas rare que j'y entende l'une ou l'autre allusion à ce gamin doté d'un téléphone portable dernier cri ou de baskets à la mode alors que ses parents sont notoirement au chômage, ou pauvre, ou précaire, ou dans la dèche, quelque soit l'expression que l'on utilise pour les désigner. Miroir de la décision du Conseil départemental : les pauvres sont autant condamnés lorsqu'ils "gâtent" (entendez : "pourrissent") leurs enfants que lorsqu'ils ne le font pas au moment où l'on voudrait qu'ils le fassent. Les pauvres, finalement, auront toujours tort. De là à penser qu'à la précarité économique se rajouterait une certaine domination...

Mais n'allons pas trop vite en besogne. Revenons d'abord sur cette idée : les pauvres gèrent mal leur argent. N'a-t-elle pas quelque chose d'évident ? Après tout, c'est dans les catégories populaires que l'on rencontre le plus de personnes en situation de sur-endettement. Et puis, on imagine bien que des personnes peu qualifiées, gavées de télévision et de mass-médias débilitants, aient quelques difficultés à équilibrer un budget. C'est tout juste si on ne les imagine pas, l'un en marcel ouvrant une bière devant les Anges de la Téléréalité ou Confessions intimes, l'autre en djelaba, articulant à peine trois mots de Français... comment pourraient-ils s'en sortir ? Coincées entre les Bidochons et le racisme ordinaire, les représentations courantes, y compris dans une certaine presse "subversive", des classes populaires nous invitent facilement à accepter cette idée.

Alors, gèrent-ils si mal que cela, ces pauvres ? La sociologue Ana Perrin-Heredia a consacré sa thèse à la gestion du budget dans les classes populaires, et ce sur la base d'une ethnographie particulièrement fine d'une "zone urbaine sensible". Considérons le cas d'une de ses enquêtées, évoqué dans cet article. Chaque année, Mélanie ne paye pas son loyer du mois de décembre. Mauvaise gestion ? Pas du tout. Elle sait qu'elle pourra attendre la lettre de rappel du mois suivant et, en décembre, il y a des dépenses plus urgentes et que l'on ne peut repousser : les cadeaux des enfants... En Janvier, elle payera deux loyers et se "serrera la ceinture". Comme on le voit, ce n'est pas une erreur de gestion, mais au contraire une connaissance fine et une maîtrise des règles du jeu - combien de lettres de rappels on recevra, quels délais on peut s'autoriser... C'est pour la même raison que Mélanie préfère les chèques aux virements automatiques ou refuse de mensualiser sa taxe d'habitation : ces "erreurs de gestion", au regard d'un certain idéal des classes moyennes et supérieures, sont pour elle les conditions pour disposer de quelques marges de manœuvres.

Marges de manœuvres toutes relatives certes, car c'est bien la contrainte qui structure le rapport à la consommation de Mélanie et des autres enquêté.e.s d'Ana Perrin-Heredia. Mais elle apparaît comme étant bien peu la conséquence d'une mauvaise gestion. Au contraire, à voir comment ces femmes - car la gestion du budget est ici une activité bien féminine - parviennent à gérer leur situation, c'est un véritable "travail financier" (moneywork) qui apparaît : on guette en permanence les "bonnes affaires" et les promotions, on inspecte sans relâche les étiquettes pour comparer les prix ou les dates de péremption, et, souvent, on gère des stocks, que ce soit des stocks de nourriture - le congélateur est un allié précieux - de produits ménagers ou de quoique ce soit d'autres. Autant de pratiques qui demandent des capacités de calculs et de prévision que je ne suis pas sûr que la plupart des classes moyennes et supérieures mettent en œuvre au quotidien... Pour rester sur la question des jouets, la même Mélanie explique ainsi comment elle se constitue une "armoire aux trésors" avec des cadeaux trouvés en promotion "pour si des fois la souris elle passe ou si y'a un anniversaire d'un copain". Une façon aussi de faire face à la pénurie : on pourra continuer à offrir même si la situation financière se dégrade un peu plus...

On se rend compte, avec ces exemples, que la contrainte à laquelle font face les membres des classes populaires n'est pas seulement financière, comme l'analyse Ana Perrin-Heredia dans cet autre article. Il faut y ajouter une contrainte "interactionnelle" ou "sociale". Faire des cadeaux aux enfants à Noël est quelque chose de plus urgent, de plus essentiel finalement, que le respect des engagements contractuels, à rebours des conseils de "bonne gestion" dispensés auprès des classes populaires par les organismes spécialisés (CAF, travailleurs sociaux, associations spécialisées...). Alors que ces ménages font preuve souvent d'une véritable virtuosité dans l'ascétisme, il y a des dépenses "déplacées" d'un point de vue extérieur que l'on se permet parce que leur signification symbolique est forte. Suivons un autre cas, celui de Malika qui sait pourtant si bien éviter les "coups de folie" qu'elle évite purement et simplement de s'approcher des magasins qui pourraient la tenter :

De même, Malika a pu s’autoriser des dépenses « futiles » (là aussi toujours modérées) comme, par exemple, lorsqu’elle s’est endettée auprès d’un de ses frères (à hauteur de 800 euros) et a utilisé l’intégralité de la prime de naissance de son dernier-né pour s’acheter notamment une chambre avec un grand lit et une armoire.
Pour comprendre, cette « folie », c’est-à-dire le fait qu’alors même que Malika fait preuve d’une extrême rigueur dans toutes ses dépenses, elle ait pu réaliser un tel achat, il faut l’envisager comme une « consommation de prestige » pour ces femmes musulmanes, une dépense à laquelle « l’individu ne peut se soustraire que s’il renonce à la fréquentation de ses semblables, à son appartenance au groupe en tant que tel »  [Elias]. Les entretiens ont en effet montré l’attachement de la plupart d’entre elles pour ce bien, à l’instar de ce qu’exprime Kaoutar : « Je lui dit [à son mari] : “ça fait treize ans de mariage, je rêve d’avoir une chambre comme tout le monde !” et pour lui c’est pas important ! »
La chambre à coucher apparaît alors comme un marqueur distinctif d’un certain statut social au sein de ce groupe. Ce type de bien révèle l’enjeu non économique (réputation, honneur, honte, etc.) de l’accès à l’économie : la dépense n’est pas seulement un système de classement dans un ordre économique mais bien un système de classement dans un ordre symbolique. Et il en va ainsi de nombre d’achats, en particulier ceux destinés aux enfants, comme les vêtements et les chaussures de marques ou, plus quotidiennement, les goûters destinés à être consommés dans la cour de récréation, c’est-à-dire au vu et au su de tous.

Ce n'est pas que les classes populaires se laissent endoctriner par les sirènes trop séduisantes du capitalisme, de la télévision et de la consommation à outrance, comme le voudrait une lecture misérabiliste fort séduisante pour ceux qui cherchent la distinction. Il s'agit plutôt, au travers de consommations volontiers somptuaires, de refuser sa situation de dominés, de perdant de l'ordre social, et d'affirmer que l'on vaut mieux que cela. "Y’en a qui regarde le prix au kilo moi j’en suis pas encore arrivée à ce point-là..." dit Christine, l'une des enquêtées les plus pauvres rencontrée par Ana Herrin-Peredia. D'autres peuvent refuser d'aller dans les magasins de hard-discount. Ou se permettent des "coups de folie" quitte à prendre des risques... Cette "folie" n'apparaît finalement pas si "folle", et se contenter de les rappeler à la raison (raison de classe qui plus est) serait oublier les contraintes qui pèsent sur ces vies et sur ces choix.

C'est donc qu'au final, les pauvres ne sont pas pauvres parce que mauvais gestionnaires. Ce qui apparaît, aux membres des classes plus favorisées, comme des "erreurs de gestion" relève en fait soit de pratiques d'adaptation à la pauvreté - que bien des personnes plus favorisées s'avèreraient incapables de mettre en œuvre... - ou comme des pratiques d'adaptation (et de refus) de la disqualification sociale. Si on veut trouver une raison à la pauvreté, on ne pourra pas faire l'économie de s'interroger sur la domination et les rapports entre classes. Il faudra bien se demander pourquoi certains ne retirent pas de leur travail de quoi vivre décemment, ou pourquoi certains ne pouvant travailler sont condamnés à la survie... Et à côté de cette domination toute économique, il ne faudra pas en oublier une autre, plus "interactionnelle" ou "sociale".

Somme de ces deux dominations, bien des ménages enquêtés ont acheté des services dont ils n'ont tout simplement pas besoin comme un abonnement télévision-téléphone-Internet... sans ordinateur. Les démarcheurs fondent sur ces populations comme sur des proies faciles, les poussent au "coup de folie" et profitent ainsi de ce qui ressemble quand même fichtrement à une exploitation économique. Mais là encore, cela n'a grand chose à voir avec des "erreurs" de gestion, résultats d'une simple asymétrie d'information que l'on pourrait régler en étendant les délais de rétraction. Confrontés à des vendeurs aux allures et aux discours d'experts, leur assurant une "affaire exceptionnel" et s'impatientant volontiers s'ils tentent de lire un contrat écrit dans un vocabulaire hérmétique, les membres des classes populaires sont renvoyés à leur proverbiale incompétence économique, qu'ils en sont venus eux-mêmes à tenir comme évidente. Dans le rapport marchand, c'est-à-dire dans la rencontre avec le vendeur, les classes populaires sont ainsi placées en position de faiblesse non pas par une incapacité à gérer leur argent mais par leurs difficultés à rejeter les injonctions économiques et sociales qui leur sont faites :

En définitive, le rapport à la dimension sociale de la contrainte économique peut se définir comme la manière dont les individus se sentent autorisés ou non à résister aux pressions sociales exercées à leur encontre pour qu’ils consomment d’une certaine manière, en augmentant leurs dépenses ou, au contraire, en les ajustant à leur revenu. Ce serait donc dans la manière d’accepter ou, au contraire, de lutter contre les effets d’imposition contenus dans la dimension sociale de la domination économique que résiderait l’une des clés de bien des variations de la structure de consommation de ménages aux caractéristiques économiques apparemment similaires. Il devient ainsi possible de penser autrement les « tentations » auxquelles cèdent, parfois, les plus démunis économiquement, quitte, aux yeux de certains accompagnateurs budgétaires, à aggraver leur situation économique.

Revenons à la proposition de verser tout ou partie des aides sociales "en nature", ce terme englobant les bons d'achat dont la destination est prescrite. A la lumière des travaux ici présentés, il devient claire que, comme d'autres propositions, elle est une mauvaise solution à un mauvais problème. Appuyée sur l'idée que les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent, elle ne peut que passer à côté des véritables enjeux : l'étendue des inégalités, la faiblesse des salaires, le chômage, la misère, l'exploitation économique... Mais en outre, c'est une solution qui pourrait bien n'être rien d'autre que nuisible : en renvoyant à la figure des pauvres leur soi-disante incompétence économique, elle est de nature à renforcer une domination sociale, un ensemble de socialisation qui les désarme dans les interactions marchandes... et les conduit, théorème de Thomas oblige, se retrouver dans des situations encore plus précaires, jusqu'au sur-endettement. Charmant cadeau de Noël que l'on propose aux plus démunis : le message que, malgré leurs efforts quotidiens, ils demeurent par nature incompétent... et seuls responsables de leur pauvreté.

Read More...

Et de huit.

Ce blog a huit ans. Yay. Je voudrais bien faire une grande annonce tornitruante à la face du monde, mais ça attendra encore un peu, histoire que je sois sûr et tout ça. Mais sachez-le : des choses terribles se préparent. Et en attendant, je me souhaite bon anniversaire à moi-même. Si vous voulez vous cotiser pour m'offrir un gigantesque gâteau en forme de Batman, ce serait trop cool, mais sinon, c'est pas grave.

Read More...

Is "Expat" the New White ?

En Mars dernier, au moins cinq personnes différentes m'ont envoyé un article du Guardian se demandant "pourquoi les Blancs sont des expatriés alors que les autres sont des migrants ?". Celui-ci a suffisamment retenu l'attention pour faire l'objet de quelques recensions et traductions en français : dans l'Express, dans Courrier International, sur le site Les Mots Sont Importants, sur Slate, sur le site Jeune Afrique. J'en oublie sans doute. La critique du racisme qui se cache derrière la distinction "expatrié/migrant" est un point de passage obligé de toute réflexion sérieuse sur les migrations internationales. Mais appeler, comme le fait l'article, à remplacer "expat" par "migrant" n'est pas une attitude aussi critique que l'on pourrait le croire.

L'article du Guardian, écrit par le militant Mawuna Remarque Koutonin, présente une réflexion assez proche de celle dont je suis parti, il y a [chiffre indécent] ans, au moment où j'ai eu l'idée de mon sujet de thèse : quand on parle des "expatriés", on ne fait que parler de migrants sous un autre nom, et on refuse donc de traiter de la même façon des cas a priori comparables. Et ce, dit Koutonin, pour des motifs racistes :

Les Africains, les Arabes, les Asiatiques sont vus comme des immigrés. Les Européens sont des expatriés car ils ne sont pas considérés comme étant au même niveau que les autres. Ils sont supérieurs. « Immigré » est un terme qu’on réserve aux « races inférieures » [Traduction : Nelly Dupont pour LMSI].

Le terme "expatrié" serait ainsi un terme raciste euphémisé, l'héritage d'une idéologie supremaciste et le produit du système raciste. L'article sonne incontestablement juste. En France, alors que l'on parle d'"expatriés" pour désigner nos ressortissants installés à l'étranger, le terme "immigrés" est devenu une façon délicate de désigner les racisés, et ce jusque dans les épreuves scolaires. La réflexion est somme toute classique, mais elle est présentée avec une efficacité implacable qui explique beaucoup du succès de l'article.

Remarque juste, mais quelque peu incomplète. Certes, la dimension raciale est importante dans l'usage du terme "expatrié", mais elle est loin d'être la seule. Au moment où je réfléchissais à mon projet de thèse, c'était plutôt des différences de classes que j'avais en tête : les "expatriés" désignent les migrants riches/qualifiés, les "immigrés" les migrants pauvres/non qualifiés. Et il faut y ajouter une dimension genrée : comme le notent Daphnee Berry et Myrtle Bell, la figure de l'expatrié se conjugue d'abord au masculin. "Expat" n'est pas un euphémisme pour dire "Blanc", mais plutôt pour dire "homme blanc de classe supérieure"...

D'une façon générale, c'est tout le vocabulaire des migrations qui repose sur la hiérarchisation. La chercheuse Adele Jones résume ainsi les différences d'appréhension entre les différentes migrations :

For example, the British engineer working for a multinational oil company in Trinidad is a British expatriate and the French man in his Dominican tax haven a tax exile; these constructs signify outsider but not inferiorized other. However, the female factory worker from Aruba who migrates to Holland to work is constructed as other and is inferiorized.

Résumer la distinction "expatrié/migrant" à un héritage de l'idéologie supremaciste ou même à la hiérarchisation des races, même euphémisé, est incomplet. Cela efface non seulement les autres dimensions en jeu, mais cela oublie en outre que les expatriés sont eux-aussi "altérisés", c'est-à-dire considérés comme "autres" mais d'une façon bien différente des "migrants". Si pour ces derniers, l'altérité est un stigmate, celle des "expatriés" est valorisée ou célébrée comme un enrichissement. Les "expatriés", en fait, ne s'opposent pas seulement, au plan idéologique, aux "immigrés", mais aussi aux "locaux". Dans les entretiens que j'ai mené, mes "expats" se situent beaucoup plus souvent par rapport aux "Franco-Français" qu'aux autres migrants. On peut ainsi comprendre l'empressement qu'il y a à faire parler les Français de l'étranger pour justifier à peu près n'importe quoi au plan politique.

Si on peut enrichir ainsi l'analyse, les remarques de Koutonin n'en sont pas pour autant invalidées, et l'on peut partager son irritation à voir cette distinction bien artificielle inscrite dans notre langage. Son invitation à nous débarrasser de ces croyances reste parfaitement compréhensible. Pour cela, il propose de lutter au niveau du vocabulaire :

La plupart des Blancs nient le fait qu’ils bénéficient des privilèges d’un système raciste. Et pourquoi pas ? Mais il est de notre responsabilité de pointer et de leur nier ces privilèges tout droit hérités d’une idéologie suprémaciste dépassée. La prochaine fois que vous voyez un de ces expats en Afrique, appelez-le immigré comme tout le monde. Si cela le heurte, il peut bien faire des bonds et en rester là ("they can jump in the air and stay there"). Mais la déconstruction politique de cette représentation surannée du monde doit se poursuivre.

Le problème est le suivant : il est en fait peu probable que les "expats" s'en sentent démesurément outrés. Il est même tout à fait probable qu'ils s'en fichent. Parmi mes enquêtés "expats", certains se qualifient spontanément de "migrants" ou d'"immigrés". Toujours avec un sourire en coin cependant : ils savent qu'ils ne sont pas comme les autres "immigrés" dont on parle dans les médias, et quand ils me parlent, ils savent que je sais... Travaillant sur une population encore plus aisée que la mienne, Anne-Catherine Wagner rapportait ces propos, extraits d'un entretien avec un cadre dirigeant étranger "heureux de ne pas être un immigré en France" :

C'était pareil en Bavière. J'ai trouvé les gens très aimables, très simples. Il n'y avait pas de problème parce que je n'étais un pas un "gastarbeiter", c'est-à-dire un Grec ou un Turc [rire]. Je plaisantais, je disais "je suis un gastarbeiter dans votre pays". On me répondait "Oh, non monsieur (Alland), vous n'êtes pas un gastarbeiter, vous êtes anglais !". Peut(être une question de couleur, d'origine...

L'humour, on le comprend, lui permet de s'appliquer le terme de gastarbeiter (littérallement "travailleur invité", un terme encore plus stigmatisant que notre "immigré") tout en le mettant à distance. Un autre, Autrichien vivant en France, peut dire : "Après tout je suis un immigré ! [rire]. Mes plus chers amis ne se privent pas de me le rappeler, ils m'appellent quelquefois leur travailleur immigré préféré". Les "expats" peuvent bien s'appeler eux-mêmes "migrant" ou "immigré", ils savent qu'ils ne sont pas comme les autres, et qu'ils ne seront de toutes façons pas traités comme les autres.

Pire encore : les "expats" pourraient même trouver appréciable d'être renommés "migrants" (surtout qu'ils resteront quoi qu'il en soit des "migrants qualifiés"). Je ne compte plus le nombre de mes enquêtés qui m'expliquent qu'ils ne sont pas "comme les autres expatriés", que eux ont fait de vrais efforts pour découvrir leur pays d'accueil, pour s'y intégrer, etc. Le terme "expatrié" a ses propres stigmates, même s'ils sont infiniment plus faciles à supporter que ceux des "immigrés". Etre des migrants "comme les autres" validerait, pour bon nombre des "expats", la présentation idéologiques qu'ils se donnent d'eux-mêmes : celle d'aventuriers courageux parti à la découverte de l'inconnu. C'est ce que révèle , par exemple, ce billet d'un blog du Wall Street Journal, que cite d'ailleurs Koutounin : se demandant qui est un "expat" à Honk-Kong, il conclue qu'être "expat", c'est vivre entre deux mondes, toujours mobile autrement dit :

My recent decision to extend my Hong Kong visa, paving a path toward eventual permanent residency, anchors me to a city that itself floats between East and West. Maybe that’s what an expat is today: not a foreigner, not a sojourner, but someone who lives between worlds.

La critique du vocabulaire, pour utile et nécessaire qu'elle soit, touche ici ses limites. Loin de constituer un acte de critique sociale et politique fort, elle prend le risque, si on reste de là, de renforcer l'idéologie que l'on voulait combattre.

Il est pourtant possible de perturber les discours dominants de façon beaucoup plus efficaces. Les "expats" se présentent et sont présentés comme particulièrement "mobiles", et cela est, comme l'analyse Zygmunt Bauman, au fondement de leur pouvoir ? Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Si la mobilité implique, comme le dit Ernest Burgess, "changement, expérience nouvelle, stimulation" et se distingue donc du simple déplacement, celui que vous effectuez par exemple tous les jours pour aller au boulot, alors les "expats" que j'ai interviewé sont pour bon nombre d'entre eux bien peu mobiles. Certes, ils ont traversé de grandes distances, enjambés des océans, changer de continent... mais pour bon nombre d'entre eux, c'est pour se retrouver dans les grandes "villes globales", où la vie n'est finalement pas si différente qu'à Paris ou dans l'Occident. Ils y fréquentent d'autres Français ou d'autres "expats" qui partagent, comme ils le disent parfois, la même "culture internationale" - occidentale et anglo-saxonne - et lorsqu'ils fréquentent des "locaux", les proximités de classe sont finalement plus fortes : ce sont les natifs "qui ont voyagé", qui parlent Anglais ou Français, qui sont "ouverts"... Certains sont particulièrement conscients qu'ils peuvent voyager sans jamais faire l'expérience de l'altérité :

J'ai pas mal voyagé et je m'aperçois que, où que tu ailles, tu auras toujours des Français, des Européens et tout ça, tu vois, si tu cherches, tu en trouves. Toujours moyen d'être avec d'autres expatriés. Et puis, ouais, quand tu vis la vie d'expatrié, en fait, ben, déjà t'as un plus haut niveau de vie que les autres, donc tu peux vivre mieux, et puis ouais, tu peux traîner avec d'autres expatriés, tu peux traîner avec d'autres Français, tu vas dans des bons restaurants, tu vas à la gym, machin, enfin, t'as exactement la même vie qu'en Europe, sauf que t'es à l'autre bout du monde et que t'as un niveau de vie beaucoup plus élevé, donc au final t'y gagnes sur tous les plans. Après, c'est vrai qu'il faut se taper les Chinois [rires], mais bon, les Chinois, ça a d'autres bons côtés, mais... Ouais, encore une fois, c'est enrichissant de rencontrer des différentes cultures. C'est pas plus mal.

Evidemment, tous les Français de l'étranger ne correspondent pas à cette image, et certains parviennent à rencontrer l'altérité. Il leur faut parfois lutter, d'ailleurs, car sortir des chemins balisés n'est pas forcément simple. Mais le fait est que les "expats" ont la possibilité de voyager sans être mobiles, dans des espaces sécurisés et familiers où l'altérité est finalement très contrôlée... Les récits des différences culturelles rencontrées à l'étranger sont ainsi très policés : ils portent sur la façon d'organiser les réunions ou de répondre à un mail, parfois sur les façons de recevoir (ou de ne pas recevoir) des amis, etc. On n'est pas loin, parfois, de certains dialogues cinématographiques fameux :



Au contraire, un "immigré" a, de ce point de vue, beaucoup plus de chances de faire l'expérience de l'altérité. Toute une littérature sur la "mondialisation par le bas" recompose l'image classique du migrant des classes populaires comme déraciné. Alejandro Portes montre, par exemple, comment les immigrés des Caraïbes et d'ailleurs constituent aux Etats-Unis des espaces de circulation et d'échanges, économiques et culturels, qui recomposent les frontières classiques. Alain Tarrius met en avant des circulations continuelles sur tous le pourtour méditéranéens, où les migrants profitent des liens qu'ils peuvent établir entre les différents pays. Si l'on cherche qui vit "entre deux mondes", on a plus de chances de les trouver dans les classes populaires que dans les classes supérieures. Cette vie n'est certes pas facile, mais elle implique une bien plus grande mobilité que celle qui peut se rencontrer en haut de l'échelle sociale. Il est d'ailleurs notables que, lorsque Mark Granovetter veut théoriser sur la sociologie des entrepreneurs, il se tourne vers l'étude des migrants chinois ou balinais plutôt que vers les dirigeants des grandes boîtes.

On obtient ainsi un tableau renversé par rapport à l'idéologie dominante : les classes populaires apparaissent comme plus mobiles que les classes supérieures. Et pourtant ce sont ces dernières qui bénéficient du prestige et des récompenses de la mobilité ! Les termes "expats"/"migrants" désignent aussi l'intégration ou non des individus au capitalisme global : le salarié ou le chercheur français qui aura passé quelques années aux Etats-Unis sera auréolé de la gloire d'être "mobile, adaptable, flexible, etc.", un prestige inaccessible aux "immigrés". Le pouvoir des classes dominantes se révèle alors comme beaucoup plus qu'un pouvoir sur les mots et redevient un pouvoir effectif de mise à distance de l'altérité, de la différence et des "indésirables"... et de clôture des marchés. La mobilité des classes populaires apparaît, quand elle, comme une tentative de construire d'autres espaces et d'autres lieux de circulation, sous la contrainte mais pas forcément sans initiatives. De là à y voir une certaine lutte, il n'y a qu'un pas que je vous laisserais franchir si ça vous dit...

Read More...

En finir avec l'opposition égalité/équité


Vous êtes peut-être déjà tombé sur l'image ci-dessus : sur Facebook, sur Twitter, sur Tumblr, dans un mail qu'un ami vous aura envoyé, sur un blog, un site ou que sais-je encore. Et vous vous êtes peut-être dit "ah ben ouais, pas con, tiens". C'est la force des memes : un message simple, un brin d'humour, l'apparence de l'évidence, et donc un pouvoir de conviction très important par rapport aux efforts déployés. Il y aurait tout une étude à faire sur leurs effets sur les perceptions et les comportements politiques. Mais ce n'est pas le sujet ici. Si ce dessin a particulièrement retenu mon attention, c'est que l'on ne peut pas étudier, et encore moins enseigner, la sociologie et l'économie sans chopper quelques notions de philosophie de la justice au passage. Et donc sans s'énerver lorsque l'on voit une erreur répétée, encore et encore...

Quel problème, donc, avec cette image ? Pour le dire de façon directe, l'opposition qu'elle présente entre l'égalité et l'équité est purement artificielle. Pire : elle est fausse. Elle n'a en fait aucun sens. "Egalité" et "équité" ne sont pas des termes alternatifs ou opposés, pas plus que ne le sont "équilibré" et "beau" pour un tableau.

Regardons les deux images : elles présentent deux situations différentes, certes, mais il n'y a pas l'égalité d'un côté et son contraire de l'autre. On peut trouver de l'égalité des deux côtés. Simplement, ce n'est pas la même égalité qui est en jeu. Dans le premier cas, nous avons égalité entre les trois personnages du point de vue du nombre de caisse à leur disposition. Chacun a une caisse (vous pouvez recompter si vous avez un doute). C'est l'égalité que l'image entend dénoncer : donner autant à tous, nous suggère-t-on, n'est pas juste. Fort bien. Mais la seconde image présente elle aussi une situation d'égalité : cette fois, les trois personnages ont un accès égal au match de baseball. Certes, ils n'ont plus le même nombre de caisse, mais ils sont autant égaux que, disons, une personne en fauteuil roulant et une personne capable de marcher le sont si l'un a accès à une rampe et l'autre à un escalier. Il n'y a pas d'un côté "l'égalité" dans toute sa pureté et de l'autre quelque chose qui serait "l'équité". Chacun des côtés de l'image met simplement l'accent sur une égalité différente : égalité du nombre de caisses versus égalité d'accès au match.

Si on regarde bien, il y a aussi des deux côtés des inégalités. Dans le premier cas, c'est évident puisque c'est que l'image entend mettre en avant : il n'y a pas un égal accès au match. Dans le second cas, il y a aussi une inégalité : chacun n'a pas le même nombre de caisse. Autrement dit, prendre pour objectif l'une ou l'autre des égalité revient à accepter d'autres inégalités par ailleurs. La question est "les inégalités que l'on accepte sont-elles justes ?". L'image suggère que dans le premier cas, la réponse est "oui", dans le second cas, la réponse est "non".

Savoir quelles sont les inégalités justes, c'est savoir si elles sont équitables. L'équité n'est pas un terme opposé à celui d'égalité : l'expression désigne le jugement porté sur une répartition donnée des ressources. Les notions d'égalités et d'inégalités renvoient, elles, à la dimension objective de cette répartition. Savoir si deux individus sont égaux ou inégaux n'est pas affaire de jugement moral, c'est affaire de mesure. Amélie et Bertrand sont-ils égaux ? Cela peut se vérifier : ont-ils les mêmes droits ? Ont-ils les mêmes chances d'accès à certaines ressources ? Ont-ils les mêmes ressources ? Si Bertrand a un salaire plus élevé qu'Amélie, ils ne sont pas égaux. Mais, dans nos sociétés, on considérera généralement que si cela découle du fait que Bertrand travaille plus qu'Amélie, cette inégalité est équitable, c'est-à-dire juste. Et si jamais elle découle du fait qu'ils existent des discriminations à l'endroit d'Amélie parce qu'elle est une femme, on considérera généralement cette inégalité comme inéquitable, c'est-à-dire injuste. Amélie a peut-être droit à un congé maternité plus long que le congé paternité de Bertrand, mais cette inégalité sera considérée comme équitable puisque Amélie est enceinte et accouche et pas Bertrand (si Amélie est une femme cis et Bertrand un homme cis bien sûr).

L'équité, elle, n'est pas une question de mesure : c'est une question de choix politique. La justice n'est pas inhérente à une distribution des ressources. On peut trouver la partie gauche de l'image parfaitement juste : après tout, elle ne fait que mettre en œuvre l'idée de "revenu universel" d'un Milton Friedman, que peu de monde aurait classé parmi les passionarias de l'égalitarisme à tout crin... On a donné autant à chacun, et ensuite, les "talents naturels" de chacun font la différence. C'est le principe du marché, et celui-ci est un principe de justice : la compétition est égale, et les meilleurs seront récompensés. Dans cette conception libertarienne, l'égalité est d'abord l'égalité des chances, la méritocratie (et de ce point de vue, l'image pourrait donner lieu à une belle réflexion : "est-ce que l'égalité des chances est juste ?"). A celle-ci, notre meme oppose une conception de la justice emprunté à Ronald Dworkin : celui-ci considère que certaines inégalités, celles qui sont le résultat du hasard, doivent être compensée par une intervention, forcément inégalitaire, de l'Etat. Ainsi, être petit étant le résultat du hasard et non une conséquence du choix des individus, il est légitime, au nom de l'égalité, de donner plus de caisses à certains. Dans cette conception "libérale" (au sens américain, donc "de gauche"), l'objectif d'égalité des situations est plus important.

On voit ainsi que savoir si une situation est équitable ou non revient à savoir quelle est la forme d'égalité que l'on préfère. L'équité, c'est répondre à la question "l'égalité de quoi ?". Dworkin défend d'ailleurs (et Will Kymlicka avec lui dans ce livre que vous devriez tous lire) que toutes les théories modernes de la justice s'appuie sur la valeur ultime de l'égalité, c'est-à-dire sur l'idée que chaque individu compte autant qu'un autre. Opposer égalité et équité n'a donc pas de sens, et cette opposition ne trouvera de soutien nulle part dans la philosophie politique.

Simple question de vocabulaire ? Raffinement inutile d'un petit prof de SES qui radote sur son blog ? Peut-être. Sauf que... pourquoi cette opposition si elle ne se trouve pas dans la littérature spécialisée ? D'où vient-elle ? Pour la France, les choses sont bien connues. L'opposition "égalité/équité" trouve son origine dans... le rapport La France de l'an 2000 rédigé par Alain Minc pour le premier ministre Edouard Balladur en 1995. Oui, ça ne nous rajeunit pas. Ce rapport préparait la candidature du dit premier ministre à la présidentielle. Et, par un tour de passe passe théorique, il cherchait surtout à légitimer des inégalités économiques les plus grandes possibles, celles qui seraient produites par des mesures de "libéralisation" économique, en dévalorisant le "principe d'égalité" au profit du plus moderne, plus chic et pour tout dire plus américain tout nouveau tout beau "principe d'équité".

Pour cela, Minc, dont on ne saurait faire la part entre la vraie malveillance et la pure incompétence, tordait à n'en plus finir la pensée de John Rawls. Celui-ci a formulé, en 1971, une théorie libérale de la justice, "libérale" renvoyant une fois de plus au sens américain. Il y avançait notamment l'idée que les inégalités sont justes si tant est qu'elles sont favorables aux plus défavorisés. C'est le cas sur notre meme par exemple : on distribue différemment les caisses afin que leur répartition soit plus favorables aux plus petits. Mais certains l'entendirent d'une autre oreille et y adjoignirent la "théorie du déversement" : les inégalités en faveur des riches sont justes parce que leur richesse va au final être favorable aux plus pauvres... Comme Rawls parle de la "justice comme équité", le mot était là, et il ne restait plus qu'à vouer aux oubliettes de l'histoire l'aspiration à la réduction des inégalités pour y substituer celle à des inégalités plus grandes.

Voilà donc ce que reprend joyeusement cette image. Avec d'autres éléments, elle contribue un peu plus à dévaloriser l'idée que la poursuite de la réduction des inégalités, et particulièrement des inégalités économiques, est un objectif politique valable. On peut être d'accord avec son message - à titre personnel, j'ai plus de sympathie pour la partie droite de l'image que pour son côté gauche - mais regretter qu'elle contribue ainsi à scier la branche sur laquelle on est assis. Car au lieu de chercher à défendre l'égalité, elle fait le travail d'une grande partie de la droite qu'elle combat en vouant cette valeur au gémonies. C'était pourtant parfaitement faisable, comme le montre l'image suivante qui a largement ma préférence :


Tirons une dernière leçon de tout cela : quand vous opposez "égalité" et "équité", vous reprenez la propagande d'Alain Minc pour Edouard Balladur en 1995. Relisez cette phrase plusieurs fois. Puis, allez vous rouler en boule dans un coin et pleurez. Je viendrais vous taper sur le dos en disant "là, là, ça va aller, c'est fini" quand j'aurais le temps.

Read More...

Le marteau de la responsabilité individuelle

Et voilà donc que Philippe Val s'en prend à la "vulgate sociologique" comme un "totalitarisme mou" dont les "déterminismes sociaux" opposés à la "responsabilité individuelle" aurait conduit à rien de moins que les assassinats des membres de Charlie Hedbo. Ben voyons. C'est manifestement complètement absurde, mais du genre d'absurdité qui s'installe tranquillement dans les médias. Le coup des "excuses sociologiques", ce n'est malheureusement pas nouveau, un grand classique même d'une certaine droite - suivez mon regard, oui, là, vers cette extrémité.

Selon Philippe Val, “cette pensée totalitaire molle”, cette "idée que l'individu n'est pas responsable mais que c'est la société qui l'est”, majoritaire depuis Rousseau, est “un mécanisme intellectuel qui aboutit toujours à un bouc-émissaire”, bien souvent les juifs.

Voici donc la "pensée" de Val - je met des guillemets à "pensée" parce que, les médias français devraient le savoir depuis le temps, on a les intellectuels qu'on mérite. Un autre résumé peut être trouvé dans la lettre ouverte de l'historien Gabriel Galvez-Behar à l'animateur de l'émission de radio que je vous encourage vivement de lire dans son entièreté, une argumentation simple, claire et efficace :

Nous commençons donc par écouter Philippe Val nous dire que la "vulgate sociologique", toujours prompte à mettre en avant les déterminismes sociaux au détriment de la responsabilité individuelle, est responsable de l’aveuglement qui a conduit aux atrocités de janvier, à la montée de l’antisémitisme et à celle de la barbarie. Philippe Val concède certes que Rousseau, d’où tout est parti, n’est pas responsable de Pol Pot mais on se demande bien ce qu’il pense des autres quand il parle de "totalitarisme mou".

Faisons un effort, un sacrifice intellectuel même : essayons de prendre un instant les propos de Val au sérieux. Je sais, c'est difficile, ça fait mal, mais soyez courageux avec moi. Pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait liberté : on me l'accordera sans peine, c'est l'une des bases de la pensée libérale moderne (libérale n'étant pas, ici, pris dans son sens économique - souvent péjoratif - courant). C'est d'ailleurs compris dans ce discours très banal sur les "excuses sociologiques" : les "déterminismes sociaux" seraient la négation de la liberté des individus et donc les déresponsabiliseraient.

Un problème se pose alors : qu'est-ce que la liberté ? Ou plutôt comment peut-on en rendre compte scientifiquement ? Une réponse peut se trouver dans l'ouvrage classique de Peter Berger Invitation à la sociologie (1963). Elle tient en quelques mots : "on ne peut pas". Scientifiquement, la liberté n'existe pas. C'est-à-dire que si l'on se donne pour objectif d'expliquer les comportements des individus, la liberté ne peut jamais constituer une explication satisfaisante. La démonstration de Berger étant aussi implacable que magnifiquement écrite, je ne la gâcherais pas plus avec mes maladresses et je vous laisse lire un extrait de son chapitre 6 :

On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. Pour le dire comme Kant, la liberté n'est pas accessible rationnellement, c'est-à-dire qu'on ne peut la démontrer par des méthodes philosophiques reposant sur l'exercice de la raison pure. Du point de vue du constat empirique, le fait que la liberté échappe à la compréhension scientifique ne repose pas tant sur la nature indiciblement mystérieuse du phénomène (après tout, si la liberté est mystérieuse, le mystère se rencontre quotidiennement) que sur la stricte limitation de la portée des méthodes scientifiques. Une science empirique doit opérer à l'intérieur de certains présupposés, dont celui de la causalité universelle. Tout objet soumis à examen scientifique est présumé avoir une cause antérieure. Un objet ou un évènement qui st sa propre cause se tient en dehors de l'univers du discours scientifique. Or la liberté a précisément ce caractère. C'est pourquoi la recherche scientifique la plus poussée ne découvrira jamais un phénomène qu'on puisse caractériser comme libre. Tout ce qui peut apparaître comme libre dans une conscience individuelle trouvera sa place, dans le schéma de la science, comme un lien dans une chaîne de cause.

Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents. Il est donc oiseux d'attendre que des méthodes scientifiques puissent découvrir la liberté par quelque méthode d'élimination, accumulant cause sur cause jusqu'à aboutir à un phénomène résiduel semblant ne pas avoir de cause et pouvoir être proclamé comme libre. La liberté n'est pas ce qui n'est pas causé. De même, on ne peut déduire la liberté des cas où la prédiction scientifique échoue. La liberté n'est pas ce qui est imprédictible. Comme l'a montré Weber, si tel était le cas, le fou serait l'être le plus libre. L'individu conscient de sa propre liberté ne se tient pas en dehors du monde de la causalité, mais perçoit plutôt sa propre volition comme une catégorie très particulière de cause, différente des causes dont il doit tenir compte. Mais cette différence n'est pas sujette à démonstration scientifique. [...]

Avec la méthode des sciences sociales, on a affaire à une manière de penser qui pose a priori le monde humain comme un système causalement clos. La méthode ne serait pas scientifique autrement. La liberté comme cause de nature particulière est exclue a priori de ce système. Dans le domaine des phénomènes sociaux, le sociologue doit poser une régression indéfinie de causes, sans qu'aucune ne bénéficie d'un statut ontologique privilégié. S'il échoue à expliquer causalement un phénomène par un ensemble de catégorie sociologique, il en essaiera un autre. Si des causes politiques ne semblent pas satisfaisante, il testera des causes économiques. Et si tout l'appareil conceptuel de la sociologie semble inadapté à fournir une explication, il peut passer à un autre appareil, comme celui de la psychologie ou de la biologie. Ce faisant, il se déplace encore dans l'univers scientifique, c'est-à-dire qu'il découvrira de nouveaux ordres de causes, mais ne rencontrera pas la liberté. Il n'y a pas d'autres manières de percevoir la liberté, en soi-même ou dans un autre être humain, que de passer par une certitude intérieure qui se dissout dès qu'on l'attaque avec les outils de l'analyse scientifique.

On le voit : la liberté, et donc son corollaire, la responsabilité, est étrangère au discours scientifique, et par conséquent étrangère au discours sociologique. Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? On peut ainsi remonter la chaîne très loin. Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice.

La science a évidemment quelques conséquences sur l'attribution des responsabilités, il serait idiot le nier. Si nous pouvons aujourd'hui attribuer la responsabilité d'un ouragan aux activités polluantes des humains, c'est parce que notre connaissance des causalités à l’œuvre dans les phénomènes climatiques s'est considérablement améliorée - et que nous ne sommes plus obligés d'invoquer l'intervention divine, même si cela n'empêche pas certains d'essayer... Il en va de même pour la sociologie : en reconstituant les causes, nécessairement nombreuses, des phénomènes sociaux, y compris la délinquance et le terrorisme, elle ouvre notre réflexion et nous oblige à mieux penser aux réponses que nous apportons à ces phénomènes.

C'est que lorsque Val rejette les déterminismes sociaux au non de la responsabilité individuelle, il ne fait pas que rejeter la possibilité d'une démarche scientifique qui cherche des explications : il impose aussi certaines explications. Faisons pour le comprendre un petit raisonnement par l'absurde. Supposons, comme nous le suggère Philippe Val, que l'on ne considère que la responsabilité individuelle et que l'on exclut du champ des explications les "déterminismes sociaux". Posons-nous alors la question : qu'est-ce qui peut expliquer, par exemple, les meurtres à Charlie Hebdo ? La réponse que le pseudo-intellectuel voudrait attendre est "l'Islam radical". Mais ce serait là pécher par déterminisme social : après tout, les terroristes n'avaient qu'à résister à la radicalisation ! La seule réponse possible dans ce cadre de réflexion absurde, c'est qu'ils sont devenus terroristes par leur propre faute, parce qu'ils étaient fondamentalement mauvais... Le refus de l'explication sociologique conduit à embrasser d'autres explications qui placent le mal dans le cœur des individus. Par exemple, dans la biologie ou dans leur culture... on pourrait penser, alors, qu'ils font partie d'un groupe d'individus qui sont tous mauvais... et voilà comment en suivant le raisonnement de Val on retombe sur le racisme et l'antisémitisme qu'il pensait dénoncer...

"Si vous n'avez qu'un marteau, tous les problèmes ont la forme d'un clou" disait (approximativement) Abraham Maslow. Quand on n'a que la "responsabilité individuelle" comme explication, quand c'est le seul outil dont on dispose, il est difficile d'imaginer une autre réaction, une autre solution, que la sanction individuelle. Il est difficile de ne pas penser que certains individus sont simplement mauvais et que l'on ne peut rien faire d'autres que les punir... et s'il s'agit d'un groupe d'individus, on peut facilement imaginer où cela mène. Cela est difficile parce qu'on ne peut pas voir d'autres causes sur lesquelles agir, et faute de les voir, on se prive simplement de la possibilité d'agir sur elle.

La sociologie a vocation, au contraire, à enrichir notre boîte à outils de nombreux autres instruments. Elle rend visible des chaînes causales plus longues et plus complexes, et multiplie donc nos moyens d'agir. Suivant les mots fameux de Charles W. Mills, on peut, grâce à elle, à cesser de voir seulement des "problèmes individuels" pour penser les "enjeux collectifs". En étendant les chaînes de causalité au-delà du seul individu, la sociologie nous permet de nous interroger sur d'autres façons d'agir et de réagir, d'autres façons de faire face aux problèmes, et le plus souvent d'y faire face collectivement, en considérant, par exemple, que le chômage n'est pas juste le problème des chômeurs mais l'affaire de tous ou encore que le racisme ne se limite pas aux néonazis mais peut être le fait inconscient de tous. Elle a donc bel et bien des conséquences importantes sur la façon dont nous pensons la responsabilité. Mais, contrairement à ce que "pense" Val, elle nous permet d'être plus responsables, de nous-même et des autres. Elle nous responsabilise, littéralement, en nous obligeant à nous poser sérieusement certaines questions : "quelles sont les causes de ce phénomène ? comment pouvons-nous agir dessus ? que devons-nous faire de la responsabilité ?". Au contraire, l'affirmation qu'il n'y a que la responsabilité individuelle qui compte est, elle, deresponsabilisante : rien à faire, pas de question à se poser, c'est la faute des autres, du mal ou de "pas de chance".

C'est sans doute pour cela, et surtout pour faire face aux néo-réactionnaires comme Val, que nous avons besoin plus que jamais de "l'imagination sociologique". Si les chaînes causales peuvent parfois paraître impossibles à contrer, il arrive toujours un moment où l'on prend conscience que connaître leur existence est la condition nécessaire, même si pas suffisante, d'agir sur elles. Peter Berger n'écrivait pas autre chose, je vais donc lui laisser le dernier mot :

Revenons alors une dernière fois à notre image du théâtre de marionnettes. Les marionnettes se trémoussent sur leur scène minuscule, selon les mouvements des ficelles qui les tirent, suivant le cours prescrit de leurs différents petits rôles. On apprend à comprendre la logique de ce ce théâtre et l'on se retrouve soi-même dans ces mouvements. On se situe dans la société, on reconnaît sa propre position, qui nous tient par des liens subtils. L'espace d'un instant, on se voit vraiment comme une marionnette. Puis l'on saisit une différence capitale entre le théâtre de marionnettes et notre propre dramaturgie : à la différence des marionnettes, nous avons le pouvoir de nous arrêter dans notre mouvement, de regarder en haut et de voir la machinerie qui nous fait bouger. Ce geste est le premier pas vers la liberté et du même coup, il nous confirme que la sociologie a vraiment toute sa place comme discipline des humanités.

Read More...

Le "salaire parental" : mauvaise question, mauvaise réponse

Il est rare que les médias prennent vraiment la peine de regarder le programme du Front National - qui sait ? cela pourrait les conduire à donner une information plus intéressante que la répétition en boucle des "succès" de ce parti. Il faut donc qu'un eurodéputé oublie de prendre des pincettes au moment de proposer le renvoi des femmes aux fourneaux pour qu'un grand quotidien finisse, non sans ronds de jambes, d'y jeter un oeil. Et chacun de (re)découvrir une proposition pourtant ancienne : la création d'un "salaire parental". C'était déjà dans le programme de l'extrême droite à l'époque où, tout lycéen et tout boutonneux, je criais avec d'autres "La jeunesse emmerde le Front National". Les temps changent. Pas moi. A part pour les boutons.

Le FN tire une partie de sa force du fait que ses propositions semblent, a priori, de bon sens et que l'effort d'en faire une critique sérieuse n'est que trop rarement consenti. Or cette proposition d'un "salaire parental" est idéale pour défaire certaines images que l'extrême droite veut se donner, à condition d'y opposer quelques connaissances sociologiques.

Prenons d'abord le temps de regarder cette proposition sous l'angle du "bon sens" dont elle veut se prévaloir : le travail domestique et particulièrement le soin apporté aux enfants est un vrai travail - on dirait même en sociologie un travail de care. Il demande des efforts. Il produit même de la valeur ajoutée, que l'on essaye même parfois de mesurer. Pourquoi ne pas accorder donc un salaire à ceux et celles qui acceptent de faire ce travail ? Surtout s'il s'agit de personnes qui n'obtiendraient pas, par ailleurs, de meilleures rémunérations sur le marché du travail. N'y aurait-il pas des gens qui seraient plus heureux de se consacrer entièrement à ce travail et qui ne le font pas par manque d'argent ?

Premier problème : ces personnes seraient sans aucun doute en majorité des femmes. Ici, l'absence de précautions oratoires d'un député européen aux références d'une rigueur quelque peu douteuse ("je voudrais rappeler que les femmes viennent de Vénus et que les hommes viennent de Mars" : la psychologie de supermarché comme guide politique, c'est aussi ça, le FN) rend les choses on ne peut plus claires. S'il parle "d'égalité à la liberté", c'est la "liberté des femmes de ne pas travailler", celles des hommes étant, visiblement, de moindre importance - et on pourrait parler de la liberté de ne pas travailler pour ceux qui n'ont pas d'enfants d'ailleurs. On le comprends sans mal : dans une situation où la majorité du travail domestique revient encore et toujours aux femmes, où les femmes obtiennent des salaires plus faibles, sont plus souvent à temps partiel contraint, ont des carrières plus compliquées que celles des hommes, une telle disposition conduirait à un accroissement de la sortie du marché du travail de ces dernières, même si elle s'adressait formellement à tous. Il y a déjà peu d'hommes qui prennent un congé parental...

Mais poursuivons un peu le raisonnement. Il existe incontestablement des femmes (et des hommes, mais comme on vient de le voir, cela intéresse peu le FN) qui occupent des emplois difficiles, pénibles, usants, peu ou pas épanouissant. Ces femmes ne serait-elles pas mieux avec un salaire à la maison pour s'occuper des enfants ? C'est l'argument que mobilise l'eurodéputé en question :

Vous en connaissez tous. Toutes ces femmes qui vont travailler à temps partiel pour 8-900 euros par mois (…) Croyez-vous qu'elles le fassent pour s'épanouir? Pour entrer dans la vie active? Pour être l'égal de l'homme? Non elles le font parce qu'il manque entre 900 et 1100 euros pour subvenir au besoin du foyer. Et c'est ça qui est inacceptable.

Considérons le cas des caissières de la grande distribution, tel qu'il a été étudié par Philippe Alonzo et ses étudiants. Elles décrivent effectivement leur travail comme extrêmement difficile, une véritable "corvée", coincé entre les exigences de l'employeur, le rythme effrénée de la machine et le mépris, quand ce n'est pas le harcèlement sexuel, des clients. Certains témoignages sont particulièrement durs :

Le monsieur a dit à sa petit fille, mais tout fort pour que j'entende : "si tu ne travailles pas bien à l'école, tu finiras comme elle". Là, j'ai craqué, je suis partie en pleurant, on m'a remplacé.

C'est horrible. C'est abominable comme travail, d'exécuter cette tâche répétitive de la caisse. je crois qu'il n'y a pas assez de mots pour qualifier ça. Les clients et les patrons ne m'écoutent pas. Ils ne me connaissen tpas et j'en souffre beaucoup. C'est horrible de parler dans le vide, d'être vue sous un aspect superficiel. ils n'ont pas encore compris qu'il y a le rôle et qu'il y a la personne. Et ils n'ont pas envie de s'intéresser à la personne. Moi, j'aimerais que ce soit un tout. A quoi on sert en fin de compte ! A prendre les sous aux gens !

Pourtant, l'enquête révèle que ces mêmes caissières - si on met de côté celles qui financent ainsi leurs études - font tout pour se maintenir dans l'emploi. "Si ces femmes désirent, pour un temps limité, relâcher la pression du travail, elles ne souhaitent en aucun cas renoncer à l'exercice de leur emploi de caissière". Elles mettent en œuvre diverses stratégies - souvent contraintes, toujours difficiles -- comme accepter de se taire, de travailler plus sans gratification dans l'espoir de pouvoir se stabiliser dans l'emploi, d'avoir des horaires moins fluctuants, etc.

Pourquoi cela ? Parce que "si la vie au travail n'est pas synonyme d'émancipation ni d'épanouissement, du moins n'est-elle pas nécessairement ailleurs qu'au travail". Il faut pour le comprendre avoir en tête une distinction classique en sociologie entre le travail en tant que contenu - les activités concrètes auxquelles on se livre - et l'emploi en tant que contenant - les conditions et surtout le statut social auquel on accède. Leur emploi est pour elle un support essentiel de sociabilité - "je suis contente de retrouver les copines parce qu'on rigole bien [...] Le samedi soir on va au restaurant puis après en boîte. Ou alors elles viennent ici, on mange ensemble et ça passe la soirée. Et nous on va chez eux" - qui se muent parfois en véritable système d'entraide et de solidarité. L'emploi permet aussi de se constituer une certaine identité et devient une arme dans des relations de couples toujours marquées par les inégalités : "ces relations, entre caissières devenues amies, permettent de faire fonctionner d'autres stratégies non moins importantes dans la sphère familiale. En provoquant un rééquilibrage des rôles au sein du couple, elles représentant un facteur d'émancipation par rapport au conjoint et aux enfants, une ouverture sur la vie sociale par rapport à l'univers clos de la famille". Pouvoir travailler n'est pas pour ces femmes un simple moyen de gagner de l'argent, c'est aussi un moyen de ne pas se laisser enfermer dans la sphère familiale, à la merci du conjoint.

Evidemment, il ne s'agit pas de dire que tout est rose pour ces femmes, et qu'il n'y a rien à faire pour elles. Mais leurs problèmes ne sont pas des problèmes avec l'emploi - au contraire : en la matière, leur problème est de ne pas en avoir un assez stable ! - mais bien des problèmes de travail, c'est-à-dire qu'ils résident dans la dureté de la tâche, le manque de considération, la flexibilité imposée, l'aliénation, la perte de sens dans la tâche, etc.

Ainsi, il convient de se départir d'un autre vieux préjugés qui a la vie dure : les femmes ne travaillent pas uniquement pour gagner leur vie. A choisir entre un salaire maternel et de meilleurs conditions de travail, la majorité des caissières interrogées pour cette enquête, choisissent la deuxième solution.

Ces problèmes de travail, c'est précisément ce à quoi le FN ne répond pas. Pire : c'est ce dont il ne parle pas. A ces femmes (et, pourrait-on ajouter, à bien des hommes qui font face à des conditions de travail difficiles voire intenables), ce parti n'a d'autres réponses que de les inviter à quitter l'emploi... et donc à abandonner sociabilité, soutien et identité pour disparaître dans la servitude familiale.

Le FN n'est pas du côté des femmes - quelle surprise... Mais ce que l'on peut voir ici, c'est que, contrairement à ce qu'il veut croire, il n'est pas non plus du côté des travailleurs. Il n'a rien à dire sur l'amélioration des conditions de travail, il n'a rien à promettre aux travailleurs, aux précaires et aux classes populaires comme amélioration de leur sort si ce n'est de leur dire "arrêtez de travailler !". Et de promettre aux PME plus de flexibilité, afin d'importer les problèmes d'emplois des caissières de la grande distribution à l'ensemble des salariés... Contrairement au lieu commun politique que l'on a laissé s'imposer, le FN ne pose pas les bonnes questions : il ne pose pas la question des conditions de travail, ni même celle de la protection de l'emploi. Il pose celle de la "liberté à ne pas travailler", qui n'est manifestement pas la "bonne question". Et il y amène de surcroit une mauvaise réponse.

On pourrait mener des raisonnements similaires sur bien d'autres mesures proposées par le parti d'extrême droite. Je voudrais souligner pour l'instant comment l'analyse sociologique, tant dans sa dimension empirique - l'enquête - que dans sa dimension théorique - la distinction travail/emploi -, permet d'approfondir la critique d'une mesure qui se donne l'apparence du bon sens et de la liberté pour mieux cacher un silence assourdissant. Dans la lutte contre le FN, la sociologie est une arme qui peut s'avérer utile. Elle n'est, bien sûr, pas la seule. Et Dominique Méda a raison de souligner que si le FN parvient à se faire passer pour le défenseur des travailleurs - ce qu'il n'est pas absolument pas, comme on vient de le voir - c'est parce que les autres acteurs politiques ont également déserté cette question. Là aussi, les analyses sociologiques sur la place du travail dans l'expérience contemporaine ne seraient pas inutiles. Reste à savoir qui aura le courage de s'en saisir.

Read More...