tag:blogger.com,1999:blog-173468972024-03-14T08:48:45.869+01:00Une heure de peine...Sociologie de l'actualité et actualité de la sociologie.Unknownnoreply@blogger.comBlogger310125tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-33157260306693206752021-12-18T14:21:00.003+01:002021-12-18T14:21:41.478+01:00Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? Dans la fabrique de l’homo oeconomicus <div style="text-align: justify;">
Alors, bon. Comment dire ? Je sais que le rythme de publication sur ce blog n'a pas été exactement... régulier depuis... on va dire depuis un certain temps. Mais c'est parce que j'ai été occupé ailleurs, et pas seulement à faire régner la justice dans les rues de Gotham. Non, c'est aussi parce que mon énergie a été accaparé par Metroid Dr... je veux dire par l'écriture d'un nouveau bouquin. Après <i>Où va l'argent des pauvres</i>, paru donc en janvier 2020 (vous savez, juste avant que tout se barre en cacahuètes), je suis très heureux de vous annoncer la parution en libraire le 12 janvier prochain de mon deuxième livre : <i>Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ?</i> (veuillez faire attention à la parenthèse, elle est importante), toujours chez <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/">Payot</a>.
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<div class="separator" style="clear: both;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEi7o0vFRZ36fpt45hwUOlvyBRG5AL1AzseKlyjO_qRIG6Ns1dQCiS48VmSwHadsI_KRpvMe2jcUbC8Byye3RzhPYrPoEHxBH56x-W9xd31mPiXiyxGHJEBOfXDS2k8sb3h2AVAU8IL2-V7k4oELhYvr-KwjNIMBAcBnsjktGHqbHpKPFNLwkQ=s2421" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="2421" data-original-width="1654" height="400" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEi7o0vFRZ36fpt45hwUOlvyBRG5AL1AzseKlyjO_qRIG6Ns1dQCiS48VmSwHadsI_KRpvMe2jcUbC8Byye3RzhPYrPoEHxBH56x-W9xd31mPiXiyxGHJEBOfXDS2k8sb3h2AVAU8IL2-V7k4oELhYvr-KwjNIMBAcBnsjktGHqbHpKPFNLwkQ=s400" /></a></div>
Sous-titré "Dans la fabrique de l’homo oeconomicus" (ce qui me vaudra sans doute <a href="https://coulmont.com/blog/2018/12/04/fabrique-sociologue/">un point Coulmont</a>), ce nouvel ouvrage est en quelque sorte une continuation des réflexions engagées dans <i>Où va l'argent des pauvres</i>. Dans ce dernier, j'essayais d'analyser l'action économique, et notamment la consommation, dans les classes populaires en restituant les logiques spécifiques du calcul et de l'intérêt qui sont produites non par quelques inclinaisons individuelles mais bien par la position sociale et l'ensemble des dimensions de celle-ci. C'est cette ligne d'analyse que j'essaye de poursuivre ici, en généralisant la réflexion : il ne s'agit plus de se centrer sur une classe ou une fraction de classe particulière, mais plutôt de comprendre comment, sans toujours le vouloir, sans toujours d'ailleurs en être conscient, nous en venons si souvent à agir de telle sorte que le capitalisme, compris comme la quête infinie du profit, se perpétue. Le capitalisme, en effet, est un phénomène profondément paradoxal : d'une part, il est extrêmement facile à critiquer -- le plus souvent, en fait, il suffit d'en le décrire pour en montrer l'absurdité... ; d'autre part, il est également si puissant que nous ne parvenons pas à en sortir. Pour éclairer ce problème, je procède à une synthèse de nombreux travaux récents de sociologie économique, pas forcément connu du grand public mais qui gagneraient, sans doute, à être entendus. C'est du moins le projet de vulgaristion que je me suis donné ici.
</span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost"> </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost">En voici le quatrième de couverture :
<div class="separator" style="clear: both;"><a href="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEgBCNdzJpFAcoN5FL6x_6DtKCwnuOnOkyv93yqSy1UpvVHq0ZtvT2DPcEM_Gn6YKqYJNrxngjIQkfknA-84e3FomDMrN_4p4WuSVbKgvln-N6qbVfWz3jvDAlqSzJqzvyqX48nASX7biHqBNjoAiMeWMXovkRoEW4RywucEaMElCCulGRFS3w=s2421" style="display: block; padding: 1em 0px; text-align: center;"><img alt="" border="0" data-original-height="2421" data-original-width="1654" height="400" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/a/AVvXsEgBCNdzJpFAcoN5FL6x_6DtKCwnuOnOkyv93yqSy1UpvVHq0ZtvT2DPcEM_Gn6YKqYJNrxngjIQkfknA-84e3FomDMrN_4p4WuSVbKgvln-N6qbVfWz3jvDAlqSzJqzvyqX48nASX7biHqBNjoAiMeWMXovkRoEW4RywucEaMElCCulGRFS3w=s400" /></a></div>
En un sens, ce livre est né de trois expériences.</span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost"> </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost">La première, et la plus académique, est celle d'un enseignant (moi, essayez de suivre un peu) qui a souvent été amené à répété la fameuse remarque de Max Weber selon laquelle "le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être" (c'est dans <i>L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme</i>, vous pouvez vérifier), jusqu'à venir à se demander ce que ça voulait dire. Weber décrit le capitalisme comme une "cage d'acier" (traduction contestée, mais bon, l'idée est là) qui nous impose certains comportements. Fort bien. Mais comment se passe cette imposition ? Quelles en sont les mécanismes ? La sociologie économique la plus contemporaine permet de répondre à ces questions. C'est ce que j'essaye de montrer. </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost"> </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost">La seconde expérience à l'origine de ce livre réside dans certains entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse, et notamment l'un d'eux, avec un jeune trader français installé à Londres. Celui-ci m'avait expliqué avec une grande conviction le caractère moral de son activité : c'était au moment de la crise grecque, et il n'avait aucun problème à y participer puisque, disait-il, les Grecs s'étaient gavés et qu'ils fallaient maintenant qu'ils payent... Il m'avait également présenté l'un des avantages de la vie londonienne comme étant le nombre de "nanas" qu'ils pouvaient y rencontrer, transposant en fait les dispositions économiques à l'accumulation aux rencontres amoureuses. Après des années à entendre répéter, aussi bien en sociologie qu'en économie, que l'homo oeconomicus n'existait pas, que ce n'était qu'une hypothèse bien peu réaliste, imaginez ma surprise de me retrouver en face d'un spécimen de celui-ci en chair et en os... "L'homo oeconomicus existe, je l'ai rencontré" aurait été un autre titre possible pour ce livre. Il s'agit non seulement de comprendre comment de tels comportements et de telles dispositions sont possibles, mais aussi comment nous sommes amenés, bien souvent, à nous comporter de cette façon-là, même "à l'insu de notre plein gré". </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost"> </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost">La troisième expérience est celle de certaines réactions à mon livre précédent. Plusieurs lecteurs et lectrices m'ont dit que, bien que n'étant pas eux-mêmes et elles-mêmes pauvres, l'ouvrage les avait amené à réfléchir à la façon dont ils et elles consomment, achètent, épargnent, etc. Puisque la question semble intéresser un certain nombre de personne, j'ai pensé que cela valait le coup d'y concentrer un peu de temps. Comme dans le livre précédent, il s'agit moins pour moi d'apporter des réponses toutes faites, encore moins de construire un projet politique, que de donner des éléments de réflexions, des outils, des armes peut-être, à charge à chacun, ensuite, de savoir comment il ou elle voudra les utiliser. </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost"> </span></div><div style="text-align: justify;"><span id="fullpost">Le capitalisme a été un thème récurrent de mon activité de bloguer. J'espère, chers lecteurs, chères lectrices, parvenir à vous y intéresser sous la forme d'un livre. En attendant, bien sûr, la conclusion de la trilogie - sans doute avec des Ewoks dedans.
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Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-8094568576081655072020-06-14T10:00:00.000+02:002020-06-15T21:39:49.420+02:00La critique ou la mort <div style="text-align: justify;">
C'est une anecdote bien connue des cinéphiles : la première version de la fin du film <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Little_Shop_of_Horrors_(film)" target="_blank"><i>La petite boutique des horreurs</i></a> (Frank Oz, 1986) n'a pas été diffusé en salle. Le réalisateur voulait conserver le dénouement original de la comédie musicale : la plante carnivore Audrey II mange les deux héros, Seymour et Audrey, puis <a href="https://www.youtube.com/results?search_query=Little+Shop+of+Horrors+Original+Ending+YouTube" target="_blank">se lance à l'assaut du monde dans une longue séquence pleine d'effets spéciaux</a>. Mais lors des projections tests, le public réagit mal, visiblement choqué par la noirceur de ce final. Bien qu'elles aient coûté la modique somme de 5 millions de dollars (sur un budget de 25 millions), ces 23 minutes de film sont abandonnées et une nouvelle fin, plus heureuse, est tournée. C'est celle que découvrira le public en salles. Il faudra attendre 2012 pour que la "mauvaise fin" soit rendue en DVD, et fasse même l'objet d'une projection où elle sera accueillie avec des applaudissements. </div>
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Cette petite histoire peut nous apprendre beaucoup de choses sur l'actualité, <a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/autant-en-emporte-polemique-racisme-censure_fr_5ee09f07c5b6faafc92b73cd">sur ce film que l'on dit volontiers "censuré"</a> ou <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/12/du-sud-des-etats-unis-a-la-france-des-statues-deboulonnees-pour-une-histoire-partagee_6042614_3210.html">sur es statues que certains abattent alors que d'autres voudraient les maintenir en place</a>. Mais pour y parvenir, il va falloir faire un petit détour par la sociologie de l'art. </div>
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En effet, l'histoire de <i>La petite boutique des horreurs</i> illustre de façon frappante l'une des propositions théoriques centrales que développe Howard Becker dans <i>Les Mondes de l'Art</i> (1982, 1988 pour l'édition française) : une œuvre d'art n'est jamais simplement le produit d'un individu ni même d'un collectif d'artistes mais de tout un "monde de l'art" qui inclut aussi le ou les publics, les intermédiaires, les personnels de supports, les critiques, les discours, les théories artistiques, la commercialisation, etc. Chacun de ces acteurs participe à la définition de l'objet final, à ce qu'il est possible de faire ou de ne pas faire, à la forme qu'il va adopter et au contenu qu'il va avoir, à la façon dont on comprend, reçoit, interprète l’œuvre. Contre la vision romantique d'un artiste libre créant dans l'isolement de son génie une œuvre pure, Becker souligne au contraire le caractère collectif de toute création, depuis sa génèse jusqu'à sa reconnaissance - même <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Art_brut" target="_blank">l'art brut</a> a besoin d'être découvert et étiqueté pour être reconnu comme relevant effectivement de l'art et non de l'artisanat, du loisir ou de l'expression de la folie. </span></div>
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<span id="fullpost">Ainsi, "l'offre" et "la demande" d'art, pour le dire avec des termes simples, participent tout autant à la création, le public participe à la définition de l’œuvre : ses attentes, ou au moins la façon dont les producteurs d'art, artistes ou non, les perçoivent, déterminent les formes possibles qui peuvent être travaillé et les significations qui peuvent en être tirées. Le public de cinéma de 1986, du moins celui auquel Frank Oz et ses producteurs voulaient s'adresser, n'était peut-être pas prêt à un finale teinté d'humour noir, contrairement à celui des comédies musicales de la même époque. </span></div>
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<span id="fullpost"> Il existe, bien sûr, des œuvres qui, selon la formule consacrée, "ne trouvent pas leur public", mais cela manifeste bien qu'il y a eu un échec et que, donc, les attentes de ce dit public avaient été intégrées dans la conception de l’œuvre bien que de façon erronée. Généralement, les producteurs d'art cherchent à parler à un public et imaginent donc ce que celui-ci veut, quitte à se dire qu'ils savent mieux que celui-ci - il peut même s'avérer qu'ils aient raison. </span></div>
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<span id="fullpost">Ce premier élément d'analyse invite à tenir compte de la façon dont les producteurs d'art prennent connaissance des attentes de leur public. Ceci peut se faire, notamment, au travers d'intermédiaires qui ont eux-mêmes une influence de ce fait sur la production finale. <a href="https://giancarlovolpe.tumblr.com/post/82641459722/a-little-behind-the-scenes-look-of-the-early" target="_blank">Giancarlo Volpe, <i>showrunner</i> du cartoon <i>Green Lantern</i>, a par exemple raconté comment s'était passé un "<i>focus group</i>" sur un épisode</a> : après la diffusion du dessin-animé, les jeunes spectateurs sont répartis en quatre groupes, trois pour les garçons en fonction de leur âge... et un pour toutes les filles quelque soit leur âge. Si on y ajoute les interprétations particulières de celui qui conduit le test - les questions des enfants deviennent, pour lui, de la "confusion" - on se rend compte que ce dispositif génère des biais particuliers et "produit" la demande beaucoup plus qu'il ne la mesure. </span></div>
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Il faut aussi comprendre que, pour que certaines formes d'art existent, elles doivent produire leur propre public. Dans <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/Conferences" target="_blank">une de ses conférences</a>, Borges note ainsi qu'il "existe aujourd'hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de romans policiers" et que "ces lecteurs [...] ont été engendré par Edgar Poe". Je laisse aux spécialistes le soin de dire si la généalogie est exacte, mais le fait est que l'existence du roman policier a demandé la formation non seulement d'un groupe de lecteurs mais aussi et surtout d'une façon particulière de lire : Borges s'amuse d'ailleurs à imaginer comment un lecteur de polar pourrait comprendre l'incipit du Quichotte s'il le lisait comme un de ses livres de prédilections. On pourrait en dire autant du lecteur de science-fiction, du lecteur de bande-dessinée - à qui il fallut bien apprendre ce que signifiait ces étranges nuages remplis de texte au-dessus de la tête des personnages -, du spectateur de cinéma - qui dût comprendre que, non, le train n'allait pas sortir de l'écran pour l'écraser... On peut ainsi supposer qu'entre 1986 et 2012, le public de cinéma a été habitué à des formes de narration différentes et est devenu plus à même de recevoir la fin initialement prévue pour <i>La petite boutique des horreurs</i>. </span></div>
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<span id="fullpost">Cette formation du public ne se fait pas par sa mise en contact avec des œuvres toutes formées, mais par des formes d'initiation plus progressives. Les nouvelles de Poe qui, selon Borges, fondent le roman policier contiennent par exemple des éléments de réflexions presque philosophies en leur début pour justifier l'existence d'un personnage comme Auguste Dupin, premier détective de la littérature. Elles ont contribué à former, dans le vocabulaire de Becker, un "monde de l'art" : une fois celui-ci en place, avec ses auteurs, ses lecteurs mais aussi ses théories, son esthétique, ses critiques, ses voies de distribution, ses cadres cognitifs, de telles étapes d'initiation ne sont plus nécessaire. Ainsi, lorsque Arthur Conan Doyle introduit, plus tard, Sherlock Holmes, il peut faire l'économie de ce type de justification, de même que les auteurs contemporains. De la même façon, <i>Le Seigneur des Anneaux</i> a institué un certain nombre d'attentes chez le lecteur de fantasy de telles sortes que les auteurs d'aujourd'hui n'ont plus à consacrer autant de pages à raconter l'histoire de leur univers avant de rentrer dans le vif du sujet. Il faudra d'ailleurs avoir un certain parcours de lecteur pour accéder à certaines œuvres : commencer par <i>Le Silmarillon </i>est par exemple une mauvaise idée, quand bien même Tolkien considérait l'ouvrage comme supérieur à sa plus célèbre trilogie. Si l'on n'est pas suffisamment engagé dans le monde de l'art de la fantasy, on risque de ne rien y comprendre... </span></div>
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<span id="fullpost">Cette analyse ne se limite pas bien sûr aux œuvres "de genre", comme on dit joliment (et parfois avec un certain mépris). Le lecteur de littérature "générale" ("blanche", "<i>mainstream</i>", dites-le comme vous voulez) et celui des "classiques" n'en est pas moins formé et produit. C'est même l'une des missions de l'école de produire ce lecteur, en initiant à un rapport particulier aux textes - très différent, par exemple, du lecteur de polars ou du lecteur de science-fiction ou de fantasy (à ma connaissance, il n'existe pas d'équivalent de <a href="https://starwars.fandom.com/wiki/Main_Page"><i>wookiepedia</i></a> pour Proust, et c'est bien dommage). On peut même ajouter qu'il est sans cesse <i>re</i>formé et <i>re</i>produit : si l'on continue à lire ces fameux "classiques", c'est parce que l'on est formé pour, parce que tout un monde de l'art formé de lecteurs, de critiques et de commentateurs nous apprend à les lire et à les rendre actuels. Ce qui rend Balzac pertinent aujourd'hui, ce n'est pas seulement la force de ses textes, c'est aussi ce travail continuel du monde de l'art pour manifester et mettre en scène cette pertinence. Là encore, Borges l'avait parfaitement dit dans une autre de ses conférences : </span></div>
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<span id="fullpost">Hamlet n'est pas exactement le Hamlet que Shakespeare a conçu au début du dix-septième siècle, il est le Hamlet de Coleridge, de Goethe et de Bradley. Il a été recrée. Et Don Quichotte également. Il en va de même avec Lugones, et Martinez Estrada, Martin Fierro n'est plus le même. Les lecteurs petit à petit ont enrichi le livre. </span></div>
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<span id="fullpost">Quand nous lisons un vieil ouvrage c'est comme si nous parcourions tout le temps qui a passé entre le moment où il a été écrit et nous-mêmes. </span></div>
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<span id="fullpost">Sans ce travail de réinscription des œuvres dans des mondes de l'art présent, les oeuvres ne pourraient plus exister pour la simple et bonne raison qu'il n'y aurait plus de public pour les recevoir, les comprendre et les apprécier. De ce point de vue, les œuvres sont plus des processus que des objets. Elles sont fluides, leur sens et leur signification peut et même doit évoluer, et elles débordent largement leur support matériel, si tant est qu'il existe, pour se constituer plutôt comme des assemblages fait d'objets, de discours, de pratiques, et d'humains. </span></div>
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<span id="fullpost">Maintenant que tout ça est posé, quel est le rapport avec l'actualité présente ? </span></div>
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<span id="fullpost">Depuis quelques jours, beaucoup de professionnels de l'indignation permanente s'indignent de ce que HBO ait retiré le film <i>Autant en emporte le vent </i>de sa plate-forme de streaming. Ils crient à la censure et même à l'autocensure, sans que l'on sache trop ce que ce dernier terme vient faire là-dedans ni ce qu'il recouvre exactement. Même lorsqu'on leur met sous le nez que le retrait n'est que temporaire et que le film reviendra accompagné d'une mise en contexte, leur indignation ne faiblit pas - il faut dire que pour bon nombre d'entre eux, c'est leur seule façon d'exister médiatiquement et que eux aussi se sentent tenu de donner à leur public ce qu'il attend. Pour eux, il y a là une véritable menace sur l'art, sur les œuvres, sur la civilisation, l'univers et le reste (je tire une certaine satisfaction intellectuelle de savoir que les personnes concernées seront peu nombreuses à saisir cette citation). </span></div>
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<span id="fullpost">En passant par l'analyse de Becker, on peut comprendre que le public contemporain n'est sans doute pas prêt à recevoir <i>Autant en emporte le vent</i> comme par le passé. Le racisme et le révisionnisme historique du film ne peut plus être ignoré - ce n'est pas que l'on invente quelque chose qui n'est pas dans le film, c'est que la mise en scène d'esclaves heureux de leur sort et d'Etats confédérés paradisiaques ne peut plus jouir de la même complicité avec le public qu'auparavant. De la même façon que nous ne pouvons plus lire <i>Hamlet</i> sans toute l'histoire de celui-ci, nous ne pouvons plus voir <i>Autant en emporte le vent</i> sans toute l'histoire de la critique qui a eu lieu depuis sa sortie. </span></div>
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<span id="fullpost">Le public pour le film n'existe donc plus. Son monde de l'art s'est écroulé. La mise en contexte de l’œuvre est dès lors le seul moyen de la rendre à nouveau accessible : de produire un public qui, comprenant ce à quoi il a affaire, pourra choisir, en connaissance de cause, de visionner le film sans en nier le racisme mais en se concentrant, par exemple, sur d'autres qualités cinématographiques. Loin de procéder à une censure - le film n'est d'ailleurs frappé d'aucune interdiction et toujours facilement disponible... -, cette opération est précisément ce qui la rend accessible, ce qui lui permet de continuer à exister comme œuvre plutôt que de sombrer dans l'oubli comme un souvenir gênant que l'on doit oublier...</span></div>
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<span id="fullpost">C'est un phénomène tout à fait classique. Bon nombre d’œuvres d'art voient, avec le temps, leur public disparaître. Quand nous visitons un musée, bon nombre de tableaux ou d'objets nous seraient parfaitement étrangers s'il n'y avait ces petits cartels pour nous expliquer de quoi il s'agit, ce qu'il faut y voir et comment on peut les lire. Les inscrire dans une histoire de l'art, dans des discours contemporains, dans des enjeux politiques et artistiques contemporains.</span><span id="fullpost"> Pour prendre un exemple que les contempteurs de l'époque ne connaissent que trop bien, le <i>1984 </i>d'Orwell ne prend sens aujourd'hui que parce qu'il a été constamment travaillé et contextualisé pour que l'on puisse faire le lien avec notre situation contemporaine. Ce serait encore mieux, évidemment, si tous ceux qui y font référence pouvaient effectivement se tourner vers son contenu et celui de ses exégèses plutôt que de répéter des lieux communs, mais bon, rien n'est parfait en ce bas monde... </span></div>
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<span id="fullpost">Sans ce travail de mise en contexte, les œuvres disparaissent, un peu comme ces statues qui, laissées dans l'espace public sans explication, sans investissement de sens, en vienne à n'être que des pièces de mobilier urbain couvertes de chiures de pigeon - on les voit peut-être, mais sans les regarder, comme si elles étaient invisibles. Les manifestations à leur encontre, loin de témoigner d'un mépris ou d'une ignorance de l'histoire comme certains veulent le faire croire, sont au contraire le signe d'un souci et d'une connaissance de cette histoire et de l'importance de celle-ci. Elles sont le signe d'un passé vivant, que l'on questionne et que l'on interroge, plutôt qu'un folklore mort ou oublié. Il ne s'agit pas, évidemment, de dire qu'il faut qu'il soit contesté pour que le passé soit vivant mais bien qu'il doit susciter une émotion, de la curiosité à la tristesse en passant par la colère. Et pour cela, la mise en contexte est nécessaire : les plaques commémoratives ne prennent sens qu'à partir du moment où l'histoire qu'elle donne à voir est déjà connue, l'école faisant ici ce travail. Les statues qui aujourd'hui suscitent la colère seraient sans doute plus à leur place dans des musées qui pourraient s'en servir comme support pour raconter des pages difficiles de notre mémoire collective... </span></div>
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<span id="fullpost">Ainsi, la critique, comprise comme l'activité de questionnement et de production de discours et de savoirs sur les œuvres, apparaît comme une condition indispensable à leur conservation et à leur pertinence. C'est à ce prix que peuvent se constituer des mondes de l'art qui à la fois les rendent accessibles et les façonnent. Il est de ce point de vue amusant de voir qu'alors que les mouvements féministes et anti-racistes proposent d'enrichir et de multiplier nos lectures des œuvres en percevant des implications et des niveaux de sens trop souvent ignorés, les soi-disant défenseurs de la Culture avec un grand C en sont réduits à souhaiter que l'on se contente de révérer en silence les œuvres du passé - ce qui signifierait rien de moins que la disparition de ces œuvres. En la matière, le choix est pourtant simple : la critique ou la mort. </span></div>
Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-38724280879176618272019-12-17T08:00:00.000+01:002019-12-17T08:00:01.690+01:00Où va l'argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques. <div style="text-align: justify;">Ce blog en est à sa douzième saison. Certes, le rythme est devenu un peu... mou, va-t-on dire, depuis quelques temps. Mais il y avait une bonne raison à cela : je travaillais à ce qui, pour un blog de sciences sociales, est l'équivalent d'un film pour une série. Un livre donc. Et puisque mes deux billets sur la façon dont les pauvres utilisent leur argent font partie de ceux qui ont le plus retenus votre attention à vous, chers lecteurs et lectrices, c'est précisément ce dont il sera question dans ces quelques 352 pages de sociologie qui seront disponible le 15 janvier dans toutes les bonnes crèmeries par la grâce des <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/">éditions Payot</a>. Couverture, détails et autres éléments divers et variés ci-dessous. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-yhy6jWP3ptY/XffbUUMtboI/AAAAAAAAB3I/Le4Xh3YebYA89QXqYbFU5SuFirvilHKBQCLcBGAsYHQ/s1600/Couv.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-yhy6jWP3ptY/XffbUUMtboI/AAAAAAAAB3I/Le4Xh3YebYA89QXqYbFU5SuFirvilHKBQCLcBGAsYHQ/s400/Couv.PNG" width="273" height="400" data-original-width="524" data-original-height="768" /></a></div><br />
Le quatrième de couverture : <br />
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<blockquote>Même s’ils en ont peu, les pauvres ont de l’argent. Cet argent est source de fantasmes : on l’imagine mal dépensé, mal utilisé, mal alloué. Pourtant, on s’interroge peu sur la manière dont ils le gèrent, ce qu’il devient et qui il enrichit. Des émeutes du Nutella à la baisse des APL, en passant par le steak doré de Franck Ribéry, cet essai déconstruit notre perception de la pauvreté et interroge notre rapport à la consommation : la place du luxe ou du superflu dans nos vies, les dépenses contraintes, la nécessité – ou non – des « petits plaisirs » que l’on s’octroie, ou encore l’influence du regard de l’autre sur nos achats.</blockquote><br />
Je suis évidemment incroyablement content que ce bouquin existe et qu'il y ait mon nom sur la couverture. Quand j'étais petit, je voulais écrire des livres. Bon, à l'époque, je pensais que je deviendrais un jour le nouveau Terry Pratchett, mais hé, <i>close enough</i> comme disent les Français qui se mettent à parler anglais sans raison au milieu d'une phrase. En plus, l'ouvrage contient des citations inattendues des Simpsons et de Pratchett. Je ne suis pas arrivé à placer Batman, mais bon, on verra ça pour le prochain. <br />
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C'est un livre écrit dans l'esprit du blog - je précise à toutes fins utiles qu'il ne s'agit pas de la publication de ma thèse, laquelle portait sur un sujet sensiblement différent (si ça vous intéresse, <a href="https://sms.hypotheses.org/10645">c'est par là</a>). Pas d'enquête originale ici, mais une tentative de synthèse des travaux récents de la sociologie de la pauvreté et plus particulièrement de la sociologie économique, avec aussi des références à des textes classiques, une mise en avant des enjeux pratiques des discussions théoriques et des données empiriques, des illustrations de concepts sociologiques, des analyses sur le vif de l'actualité plus ou moins récentes, des renvois bibliographiques pour ceux qui veulent aller plus loin, et une dose non précisée de ratons laveurs. Bref, tout ce que j'ai essayé de faire depuis douze ans (punaise, douze ans) ici, mais avec des pages que l'on peut corner pour retrouver un passage intéressant. Il était temps. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-0_oRk4Z8RmA/XffgqN7miaI/AAAAAAAAB3U/isr3l-rUq20z7YSz4JUpFhKRlOclRjsXgCLcBGAsYHQ/s1600/SixSeasons.gif" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-0_oRk4Z8RmA/XffgqN7miaI/AAAAAAAAB3U/isr3l-rUq20z7YSz4JUpFhKRlOclRjsXgCLcBGAsYHQ/s400/SixSeasons.gif" width="400" height="206" data-original-width="500" data-original-height="257" /></a></div> <br />
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Comme le titre le laisse entendre, il s'agit de répondre à la question "où va l'argent des pauvres". Une question sur laquelle on nourrit de nombreux fantasmes politiques : il suffit d'un reportage sur une jeune femme pauvre <a href="https://twitter.com/Uneheuredepeine/status/1194597283511382021">pour que les réseaux sociaux s'écharpent autour de la présence d'une bouteille de parfum sur son bureau... quitte à en oublier tous les autres signes de la misère</a>. A ces fantasmes, je veux opposer la réalité des enquêtes de terrain : les sociologues, aujourd'hui, font partie des rares personnes qui prennent le temps d'aller enquêter avant de s'exprimer sur un sujet, et prendre connaissance de ce qu'ils découvrent dans leurs recherches est plus que jamais nécessaire pour rétablir un peu de raison dans les débats publics. Comme mon blog donc, ce livre se veut aussi une défense par l'exemple de la sociologie et de ce qu'elle peut faire et changer à notre perception et à notre intelligence du monde. <br />
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Quoi qu'il en soit, je remercie vivement mon éditeur de m'avoir proposé d'écrire ce bouquin et d'avoir rendu cette aventure possible. <br />
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Rendez-vous donc le quinze janvier en libraire (si vous voyez un gars à tête de Simpsons qui fait des selfies devant le rayon Sciences Sociales, il y a de fortes chances pour que ce soit moi). <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-59261750309684407632019-10-28T11:50:00.002+01:002019-10-29T16:23:36.893+01:00Emmanuel Macron a-t-il vaincu le déterminisme social ? <div style="text-align: justify;">Non<sup>1, 2, 3, 4, 5, 6</sup>.<br />
<span id="fullpost"><br />
<i><b>Notes : </b></i><br />
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<sup>1</sup> La question et sa réponse font référence à cette récente interview de la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations Marlène Schiappa : <br />
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<blockquote class="twitter-tweet"><p lang="fr" dir="ltr">« Avec des gens comme moi et comme <a href="https://twitter.com/SibethNdiaye?ref_src=twsrc%5Etfw">@SibethNdiaye</a> , <a href="https://twitter.com/EmmanuelMacron?ref_src=twsrc%5Etfw">@EmmanuelMacron</a> a voulu changer le déterminisme social. » <a href="https://twitter.com/MarleneSchiappa?ref_src=twsrc%5Etfw">@MarleneSchiappa</a> est notre invitée à 13h20, grand entretien avant sa venue à la Conférence des femmes de l’ONU, où elle marquera l’actualité de la Genève internationale. <a href="https://t.co/Eda5i10a0T">pic.twitter.com/Eda5i10a0T</a></p>— Darius Rochebin (@DariusRochebin) <a href="https://twitter.com/DariusRochebin/status/1188369687152939008?ref_src=twsrc%5Etfw">October 27, 2019</a></blockquote><script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script> <br />
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Elle y dit notamment : "Il [Emmanuel Macron] a voulu changer le déterminisme, et le sens de la nomination de gens comme moi, de gens comme Sibeth Ndiaye, comme Mounir Mahjoubi dans le gouvernement précédent, ça a un sens important, ça veut dire aussi qu'on peut ne pas être passé par ces beaux quartiers, ces grandes écoles et qu'on peut pourtant s'engager pour son pays". <br />
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Avant cela, elle y évoque ses "arrières grand-mères", "toutes lingères, femmes de ménages" pour justifier qu'elle est d'origine modeste et qu'elle a conscience de la classe à laquelle elle appartient (elle ne précise pas, dans l'extrait, quelle est cette classe). Elle évoque aussi sa mère "institutrice puis proviseure" et son père "syndicaliste", "employé de bureau à la CAF", puis "professeur" et "historien". <br />
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<sup>2</sup> Le déterminisme social peut s'entendre de plusieurs façons. La première et la plus simple renvoie au fait que l'inscription de l'individu dans un contexte social exerce un effet sur ces actions, possibilités et trajectoires. C'est le sens d'une causalité sociologique propre, comme il y a un causalité et un déterminisme physique. Le monde social, la société, est expérimentée par les individus comme une réalité extérieure, objective et contraignante - c'est d'ailleurs ces traits qui sont retenus par Emile Durkheim comme caractéristique du "fait social" ou de ce que ses successeurs appelleront "institutions". De ce point de vue, le déterminisme social ne peut pas être plus vaincu ou "changé" que le déterminisme physique : tout individu est, par nature, le produit de son environnement, celui-ci s'imposant à lui comme les lois physiques. <br />
<br />
Le fait que les avions volent n'est pas la preuve que la loi de la gravitation universelle est fausse. Le fait que des individus changent de classes sociales n'est pas plus la preuve qu'il n'y a de déterminisme social. Ces "trajectoires improbables" sont aujourd'hui bien étudiées par la sociologie, au point d'avoir été intégrées récemment de façon explicite aux programmes du secondaire. La conclusion des travaux qui portent sur eux est que ces parcours statistiquement rares - d'où le terme "improbable" - sont également déterminées mais par des variations fines au niveau notamment des formes de socialisations intra-familiales ou scolaires. De petites variations de contextes peuvent expliquer de grands écarts de trajectoires : Bernard Lahire, notamment, met l'accent sur la question de la maîtrise de l'écrit. Dans <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/tableaux-de-famille-bernard-lahire/9782757827765">Tableaux de famille</a>, il mettait par exemple en avant la réussite scolaire de la jeune Imane M., fille d'une mère sans emplois parlant fort mal le français et d'un père ouvrier spécialisé... mais qui avait acquis, en tant que militant communiste en Tunisie, une maîtrise de l'écrit et de l'oralité qu'il transmettait à sa fille - un capital culturel donc. Loin de remettre en cause l'existence du déterminisme social, l'étude des cas particuliers permet de mieux le comprendre... et renforce ainsi l'argument. <br />
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Dans ce sens-là, il est clair qu'aucun des efforts d'Emmanuel Macron ne pourra vaincre, diminuer ou changer le déterminisme social, pas plus que sa volonté ne suffirait à lui permettre de voler en battant des bras (qu'il met soit permis de déconseiller à quiconque de tenter l'expérience). <br />
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<sup>3</sup> Une autre façon de comprendre le déterminisme social, plus courante dans l'espace public, consiste à se servir de l'expression pour désigner l'existence d'une certaine reproduction sociale ou, plutôt, une certaine fermeture des élites. Vaincre le déterminisme social, le changer, ce serait alors au choix soit s'extraire de son milieu d'origine soit augmenter la mobilité sociale. <br />
<br />
Cependant, la façon dont Marlène Schiappa, fille d'un historien et d'une proviseur devenue femme politique, constitue un exemple de mobilité sociale ascendante est pour le moins discutable. D'un point de vue statistique, ses parents appartenaient aux "cadres et professions intellectuelles supérieures", et c'est également son cas : dans une table de mobilité, elle apparaîtrait donc sur la diagonale qui représente l'immobilité (ou reproduction) sociale. Il n'y a, en outre, dans son cas guère plus qu'un parcours très classique d'entrée en politique, surtout si l'on tient compte des capitaux culturels et politiques de sa famille. Le capital culturel, rappelons-le, ne se limite pas aux seuls titres scolaires mais existe aussi de façon "incorporée", c'est-à-dire inscrite dans les corps, les façons de parler, de se tenir, de penser, de se projeter dans l'avenir. A n'en pas douter, il faut chercher dans son origine sociale son sentiment de légitimité à s'exprimer publiquement, à prendre position et à occuper les positions qu'elle occupe. <br />
<br />
Il en va de même pour Sibeth Ndiaye, fille d'un homme politique sénégalais qui a été également président de Canal+ Afrique. Le fait qu'elle soit citée comme un exemple de changement du déterminisme sociale par M. Schiappa semble plus tenir à sa couleur de peau qu'à ses origines économiques. Il est évidemment souhaitable que le racisme ne bloque pas les carrières politiques, et celui dont fait l'objet la secrétaire d'Etat et porte-parole du gouvernement, notamment sur les réseaux sociaux, est de nature à soulever bien des questions quant au fonctionnement du monde politique. Il en va de même pour le sexisme que subit la secrétaire d'Etat à l'égalité entre les hommes et les femmes, et ce d'autant qu'elles ne sont ni les premières - dans les années récentes, on se souviendra de Christiane Taubira et de Najat Valaud-Belkacem - ni probablement, et malheureusement, les dernières. De ce fait, il est douteux qu'il y ait là un véritablement rupture dans le "déterminisme social" : le changement est là et la volonté du seul président n'y suffira pas. <br />
<br />
<sup>4</sup> Le déterminisme social, dans la bouche de M. Schiappa, semble renvoyer à l'homogénéité des élites politiques, qui seraient toutes sorties des mêmes quartiers et des écoles. C'est là sans doute une survalorisation du titre scolaire : pour le dire à la façon de Bourdieu, un habitus commun - c'est-à-dire des façons de faire, de penser, de sentir, etc. communes - est sans doute plus important que la possession d'un diplôme per se. La diversification des élites devrait se lire au-delà des seules catégories statistiques : si des parcours divers amène à une homogénéisation par la dynamique propre du monde politique, peut-on dire qu'il y a un changement du déterminisme social ? De ce point de vue là, il est difficile de voir en quoi les trois personnes citées dérogent aux normes du milieu politique. <br />
<br />
Mounir Mahjoubi, par exemple, est bien passé par l'une des écoles de l'élite politique - Sciences Po - et semble y avoir acquis l'habitus nécessaire pour s'engager dans une carrière politique somme toute classique. Si son parcours n'est pas celui de la reproduction sociale - comme c'est le cas des deux autres personnes prises en exemple, ne leur en déplaise - cela ne semble pas avoir tellement de lien avec l'action d'Emmanuel Macron. <br />
<br />
<sup>5</sup> Pour montrer son appartenance aux classes populaires, Marlène Schiappa va chercher l'exemple de ses arrières grand-mères. On notera que connaître la profession de ses arrières grand-parents n'est généralement pas considéré comme un signe distinctif de l'appartenance au prolétariat. Mais en outre, sur une si longue période, on peut légitimement se demander quel sens cela peut bien avoir : l'appartenance aux classes populaires ne se transmet pas, aux dernières nouvelles, par la génétique. Le déterminisme social, quelque soit le sens qu'on lui prête, doit toujours se rapporter à un contexte historique précis et à des mécanismes concrets : quelles transmissions des arrières grand-mères jusqu'à Marlène Schiappa ? Sans nier qu'il y ait des liens, on peut légitiment douter que ceux-ci soient plus fort - ou ait même une force significative - par rapport aux effets plus directs des socialisations primaires et secondaires. <br />
<br />
<sup>6</sup> La mobilisation et l'exhibition de "quartiers de plèbes" - comme on parlait de "quartiers noblesses" - n'est pas si rare dans les classes supérieures, <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2014-3-page-81.htm">comme le note le sociologue Jules Naudet</a>. C'est que ceux-ci ont une véritable efficacité pratique qu'illustre bien, finalement, l'histoire que raconte à l'envie Marlène Schiappa selon laquelle elle-même, sa famille et/ou Emmanuel Macron ont vaincu l'infâme "déterminisme social". En permettant de se réclamer d'une plus grande authenticité, d'un lien plus ou moins mystique avec le peuple, l'origine populaire mise en avant procède d'une forme de légitimation de soi et participe au charisme de celui qui s'exprime ou de celui qui lui permet d'exister - Emmanuel Macron donc. <br />
<br />
Cette légitimation est à ce point forte qu'elle incite même à quelques remaniements biographiques - ici à aller chercher ses arrières grand-mères comme point de référence - comme à une autre époque on s'inventait une ascendance noble...<br />
<br />
Loin de remettre en cause l'ordre social, ce récit en fait plutôt l'éloge : l'appartenance à un milieu défavorisé ne devient valorisée qu'à partir du moment où l'on a su s'en sortir, ceux qui y restent étant au final renvoyés à leurs incapacités et tares individuelles... La lutte contre le "déterminisme social" touche ici ses limites : comme le disait Jean-Claude Passeron, le fait que le fils de balayeur ait autant de chances de devenir ministre que le fils de ministre et vice-versa ne change pas grand chose en soi aux relations entre le balayeur et le ministre... Les changements annoncés ne paraissent guère évidents.<br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-38023865198225700622019-02-05T17:51:00.000+01:002019-02-05T17:51:07.195+01:00Le mythe des inégalités face à la mort<div style="text-align: justify;">Vous le savez sûrement, on vous l'a déjà dit et répété à n'en plus finir : les hommes vivent moins longtemps que les femmes. A 35 ans, ils peuvent espérer vivre six ans - six années complètes ! - moins que ces dames. Ce chiffre est sans cesse martelé, sans cesse rappelé, pris comme une évidence... Et si c'était faux ? Je vous invite à prendre avec moi la pilule, à passer de l'autre côté du miroir. Non, il n'y a pas d'inégalités de genre face à la mort. Il est temps d'oser le dire.<br />
<span id="fullpost"><br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-8tbkaDNndJ4/XFm88U414jI/AAAAAAAABwQ/K6_UMvZv34g99tI5ZYnU9wdSNveFVG9qQCLcBGAs/s1600/redpill.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-8tbkaDNndJ4/XFm88U414jI/AAAAAAAABwQ/K6_UMvZv34g99tI5ZYnU9wdSNveFVG9qQCLcBGAs/s320/redpill.jpg" width="320" height="180" data-original-width="602" data-original-height="339" /></a></div><br />
Les statistiques peuvent sembler incontestables, je le sais, mais il est important que vous soyez prêt à remettre en cause ce que vous pensez savoir. C'est le B.A.-BA. du raisonnement rationnel que nous avons hérité des Lumières. A 35 ans, l'Insee nous dit "<a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1908110?sommaire=1893101">les femmes de 35 ans vivraient encore 50,5 ans en moyenne, dans les conditions de mortalité de 2009-2013 en France métropolitaine, contre 44,5 ans pour les hommes du même âge, soit 6 ans de plus</a>". Partant de là, on veut nous faire croire que c'est la société qui serait trop dure avec les hommes, qui les discrimineraient... <br />
<br />
Mais regarder simplement les moyennes n'est pas très honnête. C'est même un bon exemple de mauvaise utilisation des statistiques ! En effet, hommes et femmes n'occupent manifestement pas les mêmes professions. Or, il existe des inégalités entre celles-ci : les ouvriers sont ceux dont l'espérance est la plus courte. <a href="https://www.inegalites.fr/spip.php?page=article&id_article=1048">Or les hommes y sont sur-représentés</a> ! Dès lors, on ne compare pas ce qui est comparable... Si les hommes font le choix d'être ouvriers et donc d'avoir une espérance de vie plus courte, il n'y a pas lieu de blâmer la société ou je ne sais quoi. D'autant qu'il y a sans doute plein d'autres choses qui ne sont pas prises en compte, telle que le temps de travail, la taille des entreprises, les contraintes spécifiques de chaque poste, etc. Le fait d'être un homme n'a, on le comprend bien, rien à voir là-dedans ! Si les hommes préfèrent travailler plus longtemps, sur des postes physiquement plus exigeant, c'est leur choix et non une histoire d'"inégalités". Toutes choses égales par ailleurs, il y a tout lieu de penser qu'une femme travaillant dans les mêmes conditions que les hommes aurait la même espérance de vie. <br />
<br />
Et ce n'est pas tout. Les différences d'espérance de vie dépendant aussi aux modes de vie. Les hommes, on le sait bien, ont plus de pratiques à risques : ils consomment plus d'alcool, plus de tabac, ont souvent une alimentation moins équilibrée. De plus, ils se rendent moins souvent chez le médecin et sont moins soucieux de leur santé. Une fois de plus, ce n'est là qu'une pure affaire de choix. Après tout, n'importe qui est bien au courant aujourd'hui que la consommation de tabac et d'alcool est dangereuse pour la santé. Si les hommes se comportaient comme les femmes et faisaient un peu plus attention à eux, leur espérance de vie serait tout à fait la même que celle des femmes. Aucune inégalité là encore : toute cette soi-disante "inégalité" entre hommes et femmes n'est que le produit des choix individuels et volontaires des hommes. Un mythe pur et simple. Il faut le dire : il n'y a pas d'inégalité entre hommes et femmes en termes d'espérances de vie. <br />
<br />
Le raisonnement ci-dessus vous semble complètement idiot ? Je vous rassure : il l'est. Totalement. Il est évidemment parfaitement justifié de parler d'inégalités de genre face à la mort. La sur-représentation des hommes dans certaines professions où, effectivement, les conditions de travail sont attachés à une mortalité plus élevé est le produit de processus de sélections sociales - y compris d'orientations scolaires différenciés pour les garçons et les filles - et de stéréotypes genrés. Les modes de vie différents, notamment les différences en matière de consommation de tabac et d'alcool ou la fréquence des consultations chez le médecin, dépendent aussi de définitions genrées de ce qu'est la masculinité : il faut prouver que l'on est un homme par ce que l'on mange et ce que l'on boit, les incitations au souci de soi et de sa santé sont moins fortes, etc. Ces comportements ne sont pas, comme le dirait Charles Wright Mills, de simples "problèmes individuels" mais des "enjeux collectifs". Et on se rend bien compte que si l'on veut voir l'espérance de vie des hommes augmenter, il faut s'adresser à ces enjeux-là et non simplement souhaiter des choix différents de la part des hommes... Même dire "c'est leur choix" semble étrange, non ? <br />
<br />
Et pourtant, ce raisonnement est exactement celui que tiennent les dénonciations tonitruants du "<i>gender pay gap myth</i>", ceux qui affirment que les inégalités de rémunérations entre les hommes et les femmes n'existent pas. Très virulents aux Etats-Unis, où ils participent de l'Alt-right (l'extrême-droite, comme on dit en France) et des mouvements conservateurs et libertariens, ils s'appuient généralement sur trois arguments (<a href="https://www.heritage.org/jobs-and-labor/commentary/pay-gap-myth-ignores-womens-intentional-job-choices">voir ici pour un exemple</a>): <br />
<br />
1) L'écart de rémunération entre les hommes et les femmes est somme toute réduit : aux Etats-Unis, le chiffre de 7% de moins pour les femmes est généralement avancé. En France, <a href="https://www.inegalites.fr/Les-inegalites-de-salaires-entre-les-femmes-et-les-hommes-etat-des-lieux">les chiffres du Ministère du Travail donne 10,5% de "discrimination pure"</a>, une fois contrôlé l'ensemble des autres facteurs. Selon les tenants du mythe, ce serait toujours trop peu pour être vraiment important. Je peux pourtant vous garantir que si vous réduisez mon salaire de 7% ou de 10,5%, je risque de ne pas être super-content. Et je ne pense pas être le seul. <br />
<br />
2) Même si ces chiffres sont calculés "toutes choses égales par ailleurs", il y aurait toujours d'autres choses qui ne sont pas prises en compte et qui seraient, selon les dénonciateurs du "mythe" très très importantes. Par exemple, le fait que les femmes demanderaient moins souvent des promotions. Il est vrai que les "choses égales par ailleurs" ne peuvent être que les variables prises en compte dans le modèle, et que l'on ne peut pas tout mesurer. Et du coup, leur argument consiste à dire que <i>si</i> on mesurait <i>vraiment</i> tout, alors il n'y aurait plus de différences. Comme il restera toujours quelque chose qui n'aura pas été mesuré, cela permet de repousser indéfiniment n'importe quel argument. Pratique. <br />
<br />
3) Enfin, l'argument massue est que la différence enregistré proviendraient purement de choix de la part des femmes : elles préféreraient aller vers des secteurs moins rémunérateurs, s'investir moins dans le travail, être plus souvent à temps partiel, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Puisque la différence ne serait que le produit de choix, il n'y aurait pas vraiment d'inégalités et encore moins rapportable au "genre" ou à un enjeu collectif : ce ne serait que des purs problèmes individuels. <br />
<br />
Cet argument mérite que l'on s'y arrête un peu plus longuement. Il est en effet courant, y compris en France. Récemment, c'est une formidable <a href=" http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2019/02/04/31003-20190204ARTFIG00141-theorie-du-genre-et-ecriture-inclusive-ont-pris-le-pouvoir-au-cnrs-le-cri-d-alarme-d-un-chercheur.php">tribune publiée par le FigaroVox</a> qui en fait étalage. Le chercheur Marcel Kuntz y affirme qu'il n'y a pas de discriminations ni de sexisme dans le monde académique. Pour le prouver, il convoque des arguments aussi puissamment empiriques et rationnels que son expérience personnelle et le fait qu'il n'ait jamais vu de discrimination : <br />
<br />
<blockquote>A titre personnel et après trente années de carrière, je n'ai pas pu identifier d'exemple de discrimination à l'embauche contre une femme qui voudrait s'engager dans une carrière scientifique. Ni pour une promotion. La raison est que ce milieu est culturellement tourné vers la prise en compte de la «production scientifique», et non pas vers d'autres critères (sexuels, ethniques, etc.).</blockquote><br />
Donc finalement, si les femmes sont moins représentées dans le monde scientifique, c'est parce que ça ne les intéresse pas ou qu'elles ne le souhaitent pas. Ben voyons. En plus, la France connait moins de discrimination que les autres pays, hein, et il n'y a pas besoin de donner de chiffres ou de sources pour l'affirmer parce qu'un biotechnologiste végétal ne pourrait avoir tort. <br />
<br />
Mais faisons l'hypothèse qu'il n'y a pas de discriminations, aussi irréaliste que soit cette hypothèse au vue des données (cf. l'article de l'Observatoire des inégalités donné précédemment). Est-ce qu'on peut dire pour autant qu'il n'y a pas d'enjeux collectifs liées au genre ? Bien sûr que non. L'exemple des inégalités face à la mort le montre : il n'y a pas de discriminations comparables aux discriminations à l'embauche à la matière, personne ne décide que les femmes vivront plus longtemps en moyenne que les hommes. Mais les choix, que ce soit d'activités professionnelles ou de modes de vie, sont bien évidemment tributaire du genre : ils sont la conséquence de socialisations et de pratiques différenciées en fonction du genre. L'initiation précoce au tabac et à l'alcool est différente pour les filles et les garçons. Les orientations scolaires sont également tributaire de stéréotypes, et ceux qui dénoncent les inégalités salariales comme un simple mythe ne sont pas les derniers pour blâmer le système scolaire d'être moins favorable à la réussite des garçons... <br />
<br />
Il n'en va pas autrement pour les "choix" des femmes en matière professionnelle. Même si - une fois de plus, ce n'est qu'une hypothèse - il n'y avait pas de discriminations par les employeurs, le fait que les femmes prennent, au sein du couple, plus souvent en charge le soin aux enfants est bien en grande partie le résultat de négociations et de processus au sein des couples hétérosexuels... où interviennent les stéréotypes, les socialisations, les représentations et les relations de pouvoir. De la même façon que le "choix" de consommer de l'alcool ou de se rendre moins souvent chez le médecin ne peut être décorrélé des représentations de la masculinité. Même en l'absence de discriminations au sein des entreprises, les inégalités de rémunération entre hommes et femmes demeurent un enjeu de genre, un problème collectif. <br />
<br />
Au final, il n'y a pas de plus de "mythe" des inégalités salariales qu'il y en a pour les inégalités face à la mort. Le fait que les premières soient plus souvent dénoncées comme "fictives" ou comme un simple artefact statistique que les autres nous en dit beaucoup, par contre, sur la position des dénonciateurs... Si ces inégalités existent, c'est bien qu'il existe un enjeu collectif lié au genre, des mécanismes sociaux qui expliquent la forme très particulière des données, et que l'on ne peut résumer à des choix qui, par on ne sait quel hasard, suivraient les lignes du genre. Dans une société où il n'y aurait pas d'enjeux de genre, il n'y aurait pas de raison pour que les hommes et les femmes fassent en moyenne des choix différents en matière de carrière ou de soin des enfants, en matière de régime alimentaire ou de soins médicaux. Il y aurait bien sûr des différences entre individus, parce qu'il y aurait alors effectivement des choix qui seraient indépendants du genre des personnes. Mais au niveau global, agrégé, il n'y aurait aucune raison pour que les moyennes soient différentes entre les groupes. Si l'égalité statistique demeure une référence, c'est précisément parce qu'elle est statistique, parce qu'elle se place à un autre niveau de celui des choix individuels. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-35924540357029082262018-10-01T09:00:00.000+02:002018-10-01T09:00:05.054+02:00L’engagement contre une « dépolitisation » politique du monde scientifique<div style="text-align: justify;">Troisième édition des "invité.e.s d'Une heure de peine", manifestation a-périodique et aléatoire qui dépend surtout des gens sympas et talentueux que mon activité (elle-même a-périodique et aléatoire) m'amène à rencontrer. Après <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.com/2014/02/invite-histoire-et-pseudo-histoire.html">Clément Salviani</a> et <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.com/2016/05/invite-requiem-pour-un-debat.html">Alex Mahoudeau</a>, c'est au tour de Tristan Dominguez et Guillaume Michez, deux passionnés de sociologie qui ont des choses à dire, qui lancent ici leur projet Sociodysée, une démarche de vulgarisation qui ne pouvait évidemment que me plaire. Voici donc leur premier texte, sur la question de l'engagement des scientifiques, une problématique qui fait l'objet de beaucoup de débat sur Twitter et ailleurs mais pas forcément beaucoup de compétences. Espérons qu'avec ce billet, les choses soient un peu plus claires. Pour ma part, j'espère avoir encore d'autres invité.e.s talentueu.se.s à l'avenir. Comme ça, quand ils et elles seront riches et célèbres (ou juste riches), ils se souviendront de moi. Sans plus attendre, je laisse donc la parole aux stars du jour : <br />
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Avant d’entamer cette article nous voulions préciser certains détails de son écriture et vous présenter la démarche de notre projet : Sociodysee. Bien qu’encore balbutiant notre intention est de proposer une vulgarisation, une clarification de la sociologie, ses théories, ses auteurs et ses objets. Pour se faire, nous vous parlerons dune thématique sociologique qui tournera autour d’un fil rouge ; un concept, un auteur ou encore une question et si le premier de notre de notre travail est un texte nous comptons faire varier les formats. Il nous semble qu’il existe des angles morts dans les formes de communication entretenues entre le grand public et les sociologues, nous faisons donc le pari de vous parler le plus simplement et le mieux possible de sociologie. <br />
Il vous faut savoir que nous ne sommes pas sociologues, nous sommes diplômés d’un master recherche de sociologie. Cependant nous n’avons pas de doctorat, hors c'est le coût d’entrée dans le champs scientifique. Par conséquent nous ne nous considérons évidement pas comme des sociologues, nous ne produisons pas de connaissances mais nous considérons capable de les manier et en l’occurrence de les transmettre.<br />
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Patience, rigueur et abnégation sont des qualités essentielles pour décrire le scientifique idéal. Selon certains, ces qualités à une échelle individuelle sembleraient se suffirent à elles même. Cette exigence irait même jusqu'à la nécessité de la neutralité politique en revendiquant la science comme étant apolitique car découlant d’une méthode objective. Cependant, il y a là une confusion entre méthode scientifique et apolitisme, on ne voit pas pourquoi un énoncé qui aurait des implications politiques ne pourraient pas être réfutables dans le sens poppérien du terme, et vice-versa. Ces idées sont également empreintes d’un scientisme naïf et quelque peu archaïque, ne prenant pas en compte la réalité de la recherche pourtant largement décrite par la sociologie.<br />
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Les partisans de cette vision accusent d’ailleurs souvent la sociologie des sciences de “relativisme” lorsqu’elle montre le fait que le monde scientifique est autre chose que la confrontation rationnelle d’idées désincarnées de ses agents ou de ses objets. Un bon scientifique serait un scientifique “désengagé”, dans le sens où il ne connaîtrait aucun engagement politique, moral voire même social – tout en s'abstenant de questionner, voire en promouvant de fait, un ordre social particulier. La garantie de l’autonomie de l’activité scientifique reposerait sur cet éloignement de la « société » par les chercheurs, ces-derniers respectant des normes et travaillant d’arrache-pied à acquérir un esprit critique individuel désengagé de toute considération extra-scientifique. <br />
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Il nous semble au contraire que la science ne se comprend qu’à travers les engagements qu’elle oblige. Loin du chercheur moral, nous souhaitons montrer un chercheur social. Nous pensons néanmoins que cette notion d’engagement est souvent mal comprise et qu’on peut tenter d’en redéfinir la sémantique. On l’associe en effet trop souvent au militantisme (vu par certain.e.s comme une tare dont on doit se débarrasser pour accéder à la réalité des faits) dont des réflexions documentées et connues ont déjà été portées. Nous voudrions alors le comprendre d’une autre façon (qui éclairera une partie de ce premier sens), en définissant plus la façon dont les chercheurs.es sont engagés par la structure des relations du champ scientifique. Faire de la science, c’est devoir s’engager à suivre les règles du jeu s’imposant socialement au chercheur.<br />
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Notre ambition consiste dans notre première partie à contrecarrer une vision scientiste et internaliste de la science qui souffre des difficultés à ne pas être ambiguë concernant les prises de position des chercheurs (elle décrit par exemple des travaux et des auteurs bien différents par le terme de « gauche académique », réduisant des postures épistémologiques à des positions sur le champ politique). Pour cela nous procéderons en deux temps, dont le fil rouge est une réflexion portée autour de la notion de champ. Premièrement, nous montrerons que les conditions de possibilité de l’exercice de la raison sont permises par la construction sociale d’un espace spécifique (le champ), modelant les habitus et excluant celles et ceux qui n’ont pas les dispositions requises. Secondement, nous porterons une réflexions autour de l’autonomie de ce champ, dont les travaux sur la question ont montré que sa garantie était une question plus complexe qu’il n’y paraissait.<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-SZ-Za6LHsuY/W7EUioU4nUI/AAAAAAAABtw/JIwY2JlXb5EiujpF-_j06Rvnf_dksL63wCLcBGAs/s1600/King.png" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-SZ-Za6LHsuY/W7EUioU4nUI/AAAAAAAABtw/JIwY2JlXb5EiujpF-_j06Rvnf_dksL63wCLcBGAs/s320/King.png" width="263" height="320" data-original-width="500" data-original-height="608" /></a></div><br />
<b>I/ LES ENGAGEMENTS DU CHAMP</b><br />
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Lorsqu’on s’intéresse à l’activité scientifique à travers la notion de champ, nous voyons combien les chercheurs sont « engagés », c’est-à-dire liés entre eux. L’activité scientifique n’est possible que dans cet engagement. Nous allons donc voir ce que cette notion nous permet de dire sur la science. Nous verrons ensuite que la science se comprend à travers les pratiques scientifiques, donc par une analyse du corps des chercheurs.<br />
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<b><i>A) Engagé de force: les luttes du champ</i></b><br />
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Le champ se comprend comme une structure de relations et de luttes. Puisque nous les reprenons, contextualisons un minimum les travaux de Bourdieu sur la science : le champ scientifique est issu de l'ambition d’une théorie générale, celle des champs et vient se ranger aux côtés de travaux antérieures (champ intellectuel, artistique, religieux, haute couture etc.). L'intention est donc d’appliquer le concept de champ à l’univers de la science « pure ». Ainsi, cet espace social est comme les autres, avec les invariants communs à tous les champs : soit des rapports de forces, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits etc. Néanmoins, ces invariants auront une forme spécifique. C’est dans ce double regard que nous portons notre regard sur l’activité scientifique, ses luttes et ses enjeux.<br />
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<i>1. La formation du champ scientifique</i><br />
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Le champ permet d’introduire l’appréhension d’une structure de relations objectives (entres les différents agents du champ scientifique : chercheurs, laboratoires). Cette proposition est à intégrer avec une critique d’approches qui tendrait à penser les laboratoires comme des espaces clos. Or Bourdieu expose une série « d’emboitements structuraux » : « Le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. » (<a href="http://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/science-de-la-science-et-reflexivite/">Bourdieu 2001</a> p. 68) Cette conception permet de chercher les principes explicatifs de la science au-delà de ses espaces effectifs de production. Nous verrons plus loin également que le champ lui-même n’est pas isolé du reste de la société ou des autres champs.<br />
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Cet espace de position est également relationnel, autrement dit il faut le penser comme un champ de force. Les relations entre chaque agent contribuent à créer le champ et ses rapports de force. L’enjeu principal du champ scientifique est donc le monopole de l’autorité scientifique « comme une capacité technique et comme pouvoir social […] Entendu au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-a-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science » (<a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1976_num_2_2_3454">Bourdieu 1976</a>, p. 89). Il est à noter que le travail de Bourdieu vient s’ajouter à une période où la sociologie des sciences d’inspiration Mertoniene, qu’il qualifiera de tradition structuro-fonctionnaliste, se verra battue en brèche et ce principalement par la critique d’une vision pacifiste de la science. « Dire que le champ est un lieu de luttes, ce n'est pas seulement rompre avec l'image irénique de la "communauté scientifique" telle que la décrit l'hagiographie scientifique -et souvent, après elle, la sociologie de la science-, c'est-à-dire avec l'idée d'une sorte de « règne des fins » qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie. C’est aussi rappeler que le fonctionnement même du champ scientifique produit et suppose une forme spécifique d’intérêt (les pratiques scientifiques n’apparaissant comme « désintéressées que par référence à des intérêts différents, produits et exigés par d’autres champs » (<a href="https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1976_num_2_2_3454">Bourdieu 1976</a>, p. 89)<br />
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Ainsi, le champ, en plus d’être un espace de relation, est aussi un champ de luttes ; un « champ d’action socialement construit où les agents dotés de ressources pour différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les rapports de force en vigueur ». (<a href="http://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/science-de-la-science-et-reflexivite/">Bourdieu 2001</a> p. 72). Ce sont les positions et la distribution du capital auprès des agents du champ qui joueront sur leurs stratégies. Ces luttes s’illustrent autour de l’opposition entre les dominants, capable d’imposer les représentations légitimes de la science en adéquation avec leurs intérêts, et les dominés. Les enjeux de ces luttes demeurent fondamentaux dans la construction du champ et de ses frontières.<br />
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Prenons un exemple avec Yves Gingras, où nous apprenons même que la constitution de cet espace, de ce champ, est synonyme d’exclusion des agents n’ayant pas les dispositions nécessaires à la compréhension des travaux et de leurs évolutions. Il prend alors l’exemple de la mathématisation croissante de la physique au XVIII° siècle, rendant l’accès aux amateurs et philosophes beaucoup plus difficile et la professionnalisation des physiciens possible : « Si un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant, c’est que les conditions intellectuelles et sociales d’accès a la cite physicienne se sont transformées de façon importante entre, disons, 1750 et 1850. L’une de ces transformations (…) est justement la mathématisation croissante de la physique. » (<a href="http://www.chss.uqam.ca/Portals/0/docs/2003/Gingras_2003_Wunenburger.pdf">Gingras</a>, p. 119) Cette exclusion des individus qui ne voulaient ou qui ne pouvaient pas mathématiser la nature ne s’est pas faite sans résistance, parfois agressive, mais a été une condition sociale de possibilité des progrès de la raison (dont on pourrait donc en conclure que celui-ci passe moins par la libre expression de chacun et l’ouverture du champ à tous que par la formation d’une cité savante excluante). Il montre bien que cette lutte sociale pour la légitimité de « dire le vrai » implique des perdants.<br />
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<i>2. Comprendre la lutte au sein du champ</i><br />
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Une fois que le champ scientifique est formé, il n’est pas « clos » pour autant et des luttes continuent à redéfinir les frontières, les pratiques et l’autorité scientifique. Cette notion nous permet de comprendre la science comme une activité dynamique et produite par les agents et leurs dispositions (rompant avec l’idée irénique d’une marche téléologique inéluctable vers la raison et la vérité). Par exemple, Panofsky montre que si des recherches autour de notions comme celles de races ont pu être possibles, c’est par des logiques du champ qu’il resitue (Panofsky, 2017).<br />
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Afin de mieux comprendre la lutte du champ scientifique, il faut comprendre que tous les agents n’ont pas tous le même poids dans le champ et que des ressources spécifiques y résident. Ces ressources sont regroupées sous le nom de « capital scientifique » et se déclinent en deux espèces dans ce champ (on y reviendra). C’est donc la structure et le volume du capital qui le détermine (en plus de dépendre de tous les autres points et des relations entre chacun des autres points). Ainsi, le fait de détenir un capital scientifique important est synonyme de poids dans le champ. Le capital scientifique repose sur la connaissance et la reconnaissance, une caution de crédibilité qui permet de faire confiance à priori a un chercheur.<br />
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Cette déclinaison sous deux formes se fait de la manière suivante : le capital temporel, fortement lié aux institutions et à leurs postes de directions (direction de laboratoire, de départements, de commissions, comités d’évaluation) et le crédit scientifique. La première forme de capital permet d’exercer un pouvoir sur les moyens de production et de reproduction de la science (attribution de crédits, contrats, postes et donc une gestion des carrières). Son accumulation passe par la participation à des instances institutionnelles scientifique (jury de thèse, commission), il constitue un forme de capital bureaucratique. L’autre forme de capital scientifique revêt des allures moins « administratives » et concerne ici un crédit purement scientifique et son accumulation passe davantage des contributions scientifiques qui ont fait preuve de plus de reconnaissance que ses pairs. <br />
Bourdieu insiste bien sur la logique intrinsèque propre au champ scientifique, et cela en rompant avec différentes traditions. D’une part il s’attache à démonter l’analyse purement « politique » de la science, selon laquelle les énoncés scientifique ne sont que les reflets des positions politiques. Il montre que les prises de positions dans les luttes pour les ressources matérielles (crédits, instruments etc.) ne se réduisent pas aux prises de positions politiques. D’autre part, l’approche purement intellectuelle postulant la “pureté” des énoncés scientifique vis à vis du « social » occulte le fait que la définition de la science et ses méthodes sont un enjeu de lutte.<br />
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Avant d’aller plus loin, il est important de développer le versant dispositionnaliste de la théorie de l’action de Bourdieu. L’activité scientifique se comprend comme le produit d’un habitus scientifique, un sens pratique, cela en opposition à une vision logiciste normative qui insiste sur une formalisation a posteriori de l’activité scientifique et pas de la réalité du « métier .<br />
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<b><i>B. Engagé corps et âme</i></b><br />
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En ayant insisté sur la dimension relationnelle du champ, nous avons pu voir que les conditions de possibilité de la science sont structurelles et historiques. Nous aimerions également éclairer une réalité en continuité de cette analyse, se concentrant alors sur les pratiques scientifiques et le corps des chercheurs. Bien évidemment, ces deux niveaux ne sont nullement en opposition, bien au contraire, faisant partie d’une seule et même réalité. Les dispositions acquises dans un champ concernent bien évidemment les façons de voir, de peser et d’agir des agents.<br />
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<i>1. Illusio et ethos des scientifiques</i><br />
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Loin de l’idée de l’exercice de la pure raison des chercheurs, l’observation des chercheurs en action révèlent l’importance des pratiques, des façons de voir, de penser et de sentir dans l’activité scientifique. L’habitus a donc toute sa légitimité en tant qu’outil méthodologique et d’investigation (<a href="https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2010-4-page-108.htm">Wacquant, 2010). </a>L’habitus est une acquisition par l’inscription dans un champ. C’est à travers une histoire et des dynamiques sociales (autant individuelles que collectives) qu’il s’apprend et que les dispositions prennent formes. La reconnaissance des capitaux et donc la possibilité de leur acquisition sont garanties par un habitus approprié à l’état du champ, produisant alors l’illusio des scientifiques et donc la possibilité des luttes du champ.<br />
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L’habitus, étant en même temps le produit de la structure du champ et la condition de la participation pour l’agent au champ, est la possibilité de participation à l’activité scientifique. Pour reprendre Gingras : « (…) ce sont ces institutions qui assurent l’homogénéité (relative) de la cite savante en inculquant, par l’action pédagogique, des habitus scientifiques, c’est-à-dire des schèmes générateurs de pratiques, de perception et d’évaluation des pratiques propres a un champ a un moment donné de son histoire » (Gingras, p. 150). Les pratiques scientifiques sont donc apprises et situées dans le champ (donc dans la lutte). Les méthodes et les postures épistémologiques ne peuvent se comprendre sans la structure des relations objectives qui les produit et les situe socialement.<br />
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Enfin, la notion d’habitus permet de mettre en perspective l’habitus des scientifiques propre au champ scientifique avec d’autres apprentissages acquis dans d’autres champs, permettant de comprendre leur parcours et l’activité scientifique comme le produit d’une trajectoire sociale. Nous donnerons pour exemple le travail de Patarin-Jossec sur les astronautes, permettant de comprendre la sérendipité comme une concordance de deux habitus distincts : une hexis scientifique et une hexis bureaucratique. Durant la formation en vue de la préparation des vols spatiaux vers la station spatiale internationale, elle observe que : « L’habitus du scientifique est ainsi remplacé par un dispositif bureaucratique – du fait de la délégation d’une pratique du champ scientifique vers le champ bureaucratique –, lequel dépendra du temps de développement d’un habitus astronautique. ». Ainsi, le champ bureaucratique est moins sensible à la découverte qu’au respect de normes pour la sécurité (les enjeux sont énormes en termes de vie humaine dans la station spatiale internationale) « Le temps de l’expérience est ainsi un moment de lutte entre les deux champs pour le monopole de la gestion de son temps, lors duquel s’objectivent les ressources des agents et où peuvent se convertir des capitaux propres à chaque champ de production spécifique. », favorisant les découvertes inattendues (<a href="https://journals.openedition.org/temporalites/3495">Patarin-Jossec</a>).<br />
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<i>2. Habitus et rapport à l’objet</i><br />
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On a l’idée que les chercheurs doivent être désengagés de leur objet afin de produire de la connaissance. Pourtant, rien n’est plus faux et dès qu’on entend un scientifique parler de son sujet de recherche, on y voit souvent un être passionné. L’objectif ici n’est pas de décrire le champ scientifique comme un monde romantique (bien au contraire) mais de montrer une autre forme d’engagement qui se trouve dans le corps et les dispositions des scientifiques. En effet, l’intérêt porté pour un objet (et les façons de l’envisager) peuvent se comprendre à travers la trajectoire sociale et scientifique des agents. L’un des éléments les plus flagrants de cet état de fait est la division genrée des disciplines et, au sein des disciplines, des objets.<br />
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L’objectif n’est alors pas de juger mais de permettre de construire un cadre permettant de comprendre les pratiques scientifiques (et à partir de là, revoir nos jugements et ne pas considérer qu’un chercheur a un biais sitôt qu’il éprouve de la sympathie ou de la répulsion pour son objet, ce serait alors ne plus croire à la méthode scientifique qui permet d’aller au-delà de nos émotions). Il n’y a pas plus relativiste qu’un jugement de l’activité scientifique basé non pas sur les méthodes mais sur les affiliations sentimentales aux objets étudiés (ces-dernières peuvent parfois expliquer des égarements mais n’en sont pas la détermination d’un manque de rigueur). <br />
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Il est donc maintenant nécessaire d’élargir l’analyse au seul champ scientifique afin de comprendre l’engagement des chercheurs et ce qu’il implique dans leur activité.<br />
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<b>II/ LES CHAMPS DE L'ENGAGEMENT</b><br />
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Nous avons vu comment le champ engageait le chercheur dans l’activité scientifique, c’est-à-dire dans des rapports de force au sein d’un espace social spécifique. Il nous semble néanmoins que cette vision reste assez partielle et internaliste et ne prend pas suffisamment en compte toutes les formes d’engagement auxquels le chercheur est sujet (comme l’engagement politique). Nous allons donc maintenant étudier les autres formes d’engagement, extérieurs à la spécificité scientifique, qui peuvent constituer aussi bien l’habitus scientifique que la structure du champ scientifique, en posant alors la question de l’autonomie de ce champ.<br />
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<i><b>A) Engagé partout</b></i><br />
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Les scientifiques ne sont pas des purs êtres rationnels et ont d’autres raisons de s’engager dans l’activité scientifique que la simple recherche de la vérité. Relever ce fait n’est pas succomber au relativisme mais bien prendre en compte une réalité observée par plusieurs sociologues. Il nous est alors nécessaire de réfléchir à la place de ces engagements dans le champ scientifique et la carrière des chercheurs.<br />
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<i>1. Entremêlement des engagements individuels</i><br />
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Si les luttes au sein du champ scientifique connaissent une autonomie relative, il est plus difficile lorsqu’on retrace la carrière (et donc la trajectoire sociale) d’un chercheur ce qui relève proprement de la science et ce qui appartient à ses engagements politiques. Si, lorsqu’on étudie l’état du champ, il faut faire preuve de discernement entre les prises de positions et leurs appartenances respectives, le choix de l’engagement dans la science résulte parfois, au niveau individuel, d’un engagement politique.<br />
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La carrière de Lazarsfeld telle que décrite par M. Pollak est en cela une très bonne illustration de l’entremêlement des engagements individuels. Par exemple, sur son enquête du chômage de longue durée : « Cette étude sur les effets sociaux du chômage prolongé dans la petite vile de Marienthal est l’œuvre la plus importante de cette époque, élaborée sous la direction de Lazarsfeld par un groupe de jeunes chercheurs, tous militants au parti socialiste, parmi lesquels Hans Zeisel et sa deuxième femme Maria Jahoda. (…) La rencontre des intérêts scientifiques et des préoccupations politiques y est évidente » (Pollak, p. 47).<br />
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La recherche de la vérité se fait souvent en vue de l’action et de l’intérêt politiques des chercheurs. C’est d’ailleurs tout le sens du mot de Durkheim que les habitués de ce blog connaissent bien : les sciences ne vaudraient pas « une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Il nous faut alors poser la question du dêmélement de ces différents engagements.<br />
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<i>2. La question de l’homologie entre le champ scientifique et le champ politique </i><br />
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Il ne faut néanmoins pas tout confondre, comme le font certains, en mettant la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire en voyant l’engagement politique dans le choix d’usage de méthodes ou dans la construction d’objets scientifiques (Daniel Bizeul en avait d’ailleurs souffert, certains de ces collègues voyaient dans son choix de l’étude des partisans du FN par la méthode compréhensive, une acceptation idéologique des assertions de l’extrême droite). Si un certain engagement scientifique peut trouver une explication dans les engagements politiques, on ne peut tout réduire à ce dernier et le lien entre les deux méritent une observation au cas par cas, en prenant en compte les trajectoires individuelles et les « ponts » structurels entre les deux champs.<br />
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Dès lors, il nous paraît que parler, par exemple, de « gauche académique » revient à confondre deux espaces sociaux différents, c’est-à-dire analyser le champ scientifique à partir de positions et de prises de position du champ politique. Cette vision est tout à fait relativiste, ne laissant que peu de place à la logique interne et aux engagements spécifiques que le champ scientifique impose (c’est absoudre les relations sociales spécifiques à cet espace pour les comprendre au travers du prisme de la structuration des rapports de force d’un autre espace).<br />
<br />
La notion de champ permet de préserver les spécificités des luttes réglées entre scientifiques tout en étant sensible à l’existence de certaines homologies avec le monde politique. Ces homologies, dès lors qu’on accepte cette vision de l’activité scientifique, ne sont pas totales et, en prenant de la hauteur, peuvent se comprendre socialement. C’est donc moins en termes de biais ou d’engagements politiques que nous cherchons à comprendre cette homologie qu’à travers une analyse qui s’attarde sur les habitus concordants entre les champs (ce qu’on nomme plus communément l’homologie structurale) et les acteurs permettant la traduction de capitaux spécifiques acquis dans un champ en ressources dans d’autres champs (la question est d’ailleurs posée en profondeur par <a href="https://www.cairn.info/trente-ans-apres-la-distinction-de-pierre-bourdieu--9782707176677-p-153.htm">Olivier Roueff</a>).<br />
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Il nous semble que cette lecture est moins morale et plus scientifique, dans le sens où elle pose la question de la concordance entre activités scientifiques et positionnements politiques par le biais d’une recherche théorique et d’un appel à sa réponse par des travaux empiriques.<br />
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<i><b>B) Des gages d'indépendance: la question de l'autonomie scientifique</b></i><br />
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Ces questions nous amènent à une autre qui est souvent évoquée lorsqu’on parle d’engagement politique en sciences (et qui recouvre une réalité qui va au-delà du seul monde politique) : l’autonomie de l’activité scientifique. Dès lors qu’on a montré la possibilité des homologies et que dans cette lutte entre chercheurs, des pressions extérieurs peuvent survenir, on a en quelque sorte « ouvert le champ ». C’est de ce sujet que nous allons maintenant traiter.<br />
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<i>1. Autonomie et désengagement</i><br />
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On a souvent dans l’idée que la façon la plus efficace de permettre aux scientifiques de ne subir aucune pression extérieure se trouve par le désengagement. La tour d’ivoire permettrait de n’être atteint par personne et donc de pouvoir garantir une lutte qu’entre chercheurs. Cette vision enchantée est un idéal, une histoire que se racontent les chercheurs et un efficace élément rhétorique pour discréditer des travaux (« cette recherche a été financée par…, donc… » ou « les chercheurs ont des engagements politiques…, donc… »). La réalité est pourtant plus complexe (et intéressante à la fois, il serait trop facile de discréditer des recherches par cette non-autonomie, à tel point qu’on imagine aucune recherche possible). En effet, l’activité scientifique survit très mal sans apports extérieurs à son monde, notamment dans sa dimension économique. La question se pose alors tout autrement.<br />
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Si on accepte l’idée de la division entre capital scientifique et capital temporel, l’autonomie est potentiellement respectée par la garantie que l’accumulation du second soit conditionnée par l’accumulation du premier, en d’autres termes : que les chercheurs les plus reconnus par leurs travaux soient ceux qui décident de l’orientation de la recherche. C’est ainsi que l’autarcie rêvée pourrait, selon certains, se produire, les moyens matériels sont mis à disposition vers les chercheurs les plus reconnus par leur crédit scientifique, n’aboutissant à aucune pression dans la production des connaissances.<br />
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<i>2. L’autonomie comme la retraduction des enjeux</i><br />
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Néanmoins, cette autarcie est une utopie, le champ scientifique a besoin d’autres champs pour garantir son existence (et in fine son autonomie). Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une façon de saisir l’homologie et l’autonomie du champ scientifique à travers un article d’Antoine Roger portant sur la recherche agronomique roumaine. Très critique vis-à-vis des approches postulant l’existence d’un “capitalisme académique”, il reste attentif autant à l’autonomie de ce champ qu’il a pris pour objet tout en analysant les rapports de pouvoir internes et externes. Il montre alors que si la production scientifique en Roumanie est favorable aux multinationales, c’est par une coïncidence structurale où les agronomes en luttes, fruit d’une histoire particulière et relativement autonome, peuvent trouver un appui favorable au soutien (et donc à l’inscription aux frontières du champ) des entreprises agrochimiques.<br />
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A. Roger nous montre ainsi que l’autonomie n'est pas le synonyme de désengagement des agronomes aux questions politiques nationales ni aux multinationales mais leur capacité à retraduire des enjeux externes au champ en questionnements propres au champ (Roger, 2017). Cette forme kaléidoscopique des relations entre les champs permet de gagner en finesse d’analyse sans abandonner la dimension structurale, éclairante à de nombreux égards. Elle évite également des conclusions hâtives de la domination d’un champ sur l’autre, sans négliger les rapports de force possibles. Il faut enfin souligner à quel point les luttes et les relations sociales sont des données indispensables pour comprendre la production scientifique et son orientation.<br />
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<i><b>CONCLUSION</b></i><br />
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En explorant ce que l’engagement signifiait de la façon la plus rigoureuse possible, il nous semble à présent que cette notion est moins un problème moral qu’un enjeu scientifique permettant de comprendre le monde de la recherche. Nous espérons que l’outil conceptuel du champ, dont nous avons esquissé les possibilités sur différentes questions, permettra de porter un regard plus apaisé sur l’activité scientifique et ses enjeux. La place de la politique, de l’économique et du social sera d’autant mieux comprise lorsqu’on quittera la dichotomie rationaliste/relativiste, dont la sortie nous semble garantie par une analyse rigoureuse et scientifique des sciences (portée en partie par la sociologie).<br />
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La dépolitisation de la science, sous couvert d’un anti-relativisme, n’est que la négation des faits observés et conduit bien souvent à penser la réalité comme non-intersubjective (et revenir ainsi à des conceptions pré-sociologiques voire divines). Nous pensons qu’il n’est pas exagéré de penser que le danger pour la science ne réside pas dans l’importance trop prononcée des engagements des scientifiques mais dans la menace de son autonomie, ce qui n’est possible qu’une fois que nous avons adopté l’analyse en termes de champ. Nous soupçonnons alors que cette « dépolitisation » est en réalité un alibi pour faire avancer un certain agenda politique.<br />
<br />
Conscients que notre portée est bien modeste, nous espérons tout de même que les débats sur le monde académique, avec cette notion de champ, ne se centre plus autour de la notion floue, morale et politique de « liberté d’expression » mais d’une recherche pragmatique de la garantie de l’autonomie scientifique. Il nous semble en effet que ce que l’histoire des sciences nous enseigne est que le progrès scientifique n’est pas le fruit de débats où on peut entendre toutes les parties qui le réclament mais la construction d’un espace où des luttes sont réglées entre agents porteurs d’un habitus scientifique. Le champ scientifique est cruel, il a par exemple exclut celles et ceux qui ne voulaient pas de mathématisation de la physique ou celles et ceux qui discutaient de l’activité scientifique sans preuve empirique. Il est peut-être temps de réfléchir, pour sa bonne marche, d’y exclure celles et ceux qui n’apporteront que des questions biaisées, dont les caractéristiques et l’agenda des recherches souhaité ne présagent qu’une réduction de la rigueur scientifique et de son autonomie. <br />
<br />
<b>Bibliographie :</b><br />
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Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Raison d'agir, cours et travaux, 2001<br />
Gingras Y., " Mathématisation et exclusion : socioanalyse de la formation des cités savantes " in Wunenburger J.J. (dir.), Bachelard et l'épistémologie française,Puf, Paris, 2003, pp. 115-152.<br />
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Panosky A., "Rethinking scientific authority : Behaviour genetics and race controversies", American Journal of Cultural Sociology, vol 6, 2017, pp. 322-358.<br />
Patarin-Jossec J., " La concordance des temps ", Temporalités [en ligne], n°24, 2016.<br />
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Wacquant L., " L'habitus comme objet et méthode d'investigation", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°184, 2010, pp. 108-121.<br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-30105022087917888782018-09-16T20:50:00.002+02:002018-09-16T20:52:49.327+02:00La colère et la stéréotype<div style="text-align: justify;">Même quand, comme c'est mon cas, on ne s'intéresse pas le moins du monde au sport, il y a toujours quelques évènements qui finissent par vous parvenir - et je ne parle pas seulement de ces situations où de jeunes hommes se mettent soudainement à poil dans la rue en criant "On est les champions ! On est les champions !". Ainsi, il aura été difficile pour quiconque suit un peu les réseaux sociaux les plus populaires de passer à côté <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/08/en-finale-de-lus-open-serena-williams-a-perdu-ses-nerfs-et-le-match_a_23521187/">du coup de colère de Serena Williams lors de la finale de l'US Open contre Naomi Osaka</a>. S'estimant victime d'une série d'arbitrages injustes, elle a finit par briser sa raquette après un service manqué ce qui a conduit à une dernière sanction <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/09/us-open-serena-williams-accuse-larbitre-de-sexisme-apres-sa-defaite-polemique-en-finale_a_23521506/">fortement contestée</a>, la perte d'un jeu. Les explosions de colère, particulièrement autour des questions d'arbitrage, ne sont pas rares dans le sport professionnel. Elles sont même banales. Si le cas de Serena Williams a ainsi capté l'attention, c'est sans doute, outre la réputation sportive de la joueuse, parce que l'injustice tant de la décision que de certaines des réactions - en particulier une caricature australienne d'un racisme rare dont il sera aussi question ici - est tout à fait patente : il suffit de mettre en parallèle le cas de Williams avec celui d'à peu près n'importe quel sportif masculin dans la même situation pour faire ressortir la différence de traitement. Sexisme et racisme dans cette situation sont assez clairs, <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/09/apres-la-saction-contre-serena-williams-la-wta-denonce-un-traitement-different-entre-femmes-et-hommes_a_23521953/">suffisamment en tout cas pour que même des instances officielles s'en émeuvent</a>. Dans les réactions à cette histoire, le terme de "stéréotype" revient régulièrement. Mais au fait, ça fonctionne comment, un stéréotype ? <br />
<span id="fullpost"><br />
Pour les sportifs, se mettre en colère sur le terrain n'est pas exactement transgresser une norme. Bien au contrairement, ce peut même être une façon de s'y soumettre. La colère, comme d'ailleurs toute autre émotion qui se manifeste de façon extérieure, est bien souvent utilisée et vue comme un indice de la position occupée. Le joueur qui ne manifesterait aucune émotion négative par rapport à une erreur ou à une défaite aurait bien du mal à être vu comme un joueur sérieux, pleinement engagé dans son sport. Le cas des joueuses de tennis qui s'énervent parce qu'elles ont raté un coup est d'ailleurs utilisé par Arlie R. Hochschild dans le <i>Prix des sentiments</i> (<a href="https://www.cairn.info/revue-zilsel-2017-2-p-343.htm">note critique de ma plume dans Zilsel</a>) précisément pour illustrer ce point : <br />
<br />
<blockquote>Dans la sphère publique, les démonstrations de sentiments font souvent les gros titres. Voici par exemple les réflexions d'un commentateur sportif : "le tennis n'a plus besoin de se battre pour exister commercialement. Nous sommes au-delà de ça : les équipes féminines aussi. Les femmes sont vraiment des joueuses sérieuses. Elles sont vraiment furieuses lorsque la balle va dans le filet. Je dirais même qu'elles sont encore plus furieuses que les mecs". Il venait de voir une joueuse rater sa frappe (la balle était partie dans le filet) ; son visage était devenu rouge, elle avait tapé du pied et était allée frapper le filet avec sa raquette. Il en avait déduit que cette femme "voulait vraiment gagner". Voulant gagner, elle devenait une joueuse "sérieuse", une "pro". Etant pro, on pouvait attendre d'elle qu'elle voie le match comme quelque chose dont dépendaient sa réputation professionnelle et ses revenus. Et, de la manière dont elle avait brisé par sa brève démonstration de colère le calme régnant d'ordinaire sur le terrain, le commentateur avait déduit qu'elle était vraiment en colère : elle était donc "sérieuse". Il en avait aussi déduit ce qu'elle devait vouloir, ce qu'elle espérait juste avant que la balle ne touche le filet - et la manière dont elle avait dû ressentir cette nouvelle réalité qu'était le coup raté. Il avait essayé de déterminer à quel point la <i>joueuse</i> était investie dans la trajectoire de <i>sa balle</i>, à quel point elle était mobilisé par le jeu. Et lorsqu'on veut vraiment la victoire, rater un coup est exaspérant. <br />
<br />
A partir de ces mots et du ton du commentateur, les téléspectateurs pouvaient déduire <i>son</i> point de vue. Il avait évalué la colère de cette femme à partir d'attentes forgées antérieurement, concernant la manière dont les pros, en général, voient, ressentent et agissent, et celle dont, en général, les femmes agissent. Il avait sous-entendu que, lorsqu'elles ratent un coup, les professionnelles ne rient pas nerveusement, d'un air désolé - contrairement aux joueuses amateurs ; qu'elles ressentent les choses d'une manière qui est <i>adaptée à leur rôle</i> de joueuse pro. En réalité, en tant que nouvelles venus dans ce sport professionnel par rapport aux hommes, elles s'hyperconforment : "elles sont <i>encore plus furieuses</i> que les mecs." Ainsi les spectateurs pouvaient se faire une idée du paysage mental du commentateur sportif et du rôle que les femmes y tenaient. (p. 51-52, tous les italiques sont dans le texte original) </blockquote><br />
Si la réflexion du commentateur sportif date de 1977 (l'ouvrage de Hochschild a été publié pour la première fois en 1983), elle permet néanmoins d'illustrer ce que la sociologue appelle les "règles de sentiments", c'est-à-dire le fait que nos émotions, que nous pourrions penser comme spontanées, sont en fait le produit de règles et de relations aux autres. Ces règles sont d'autant plus fortes que les sentiments sont utilisés précisément comme indice de ce que nous sommes vraiment, de notre vérité intérieure : la réaction émotionnelle est généralement vue comme plus authentique que les déclarations formelles. En outre, le commentateur qui voit d'un bon œil la colère de la joueuse qui a raté sa balle n'est finalement pas très différent de celle qui, dans cette vidéo, se met spontanément du côté de Serena Williams et voit sa colère comme légitime, contre le mauvais comportement de l'arbitre, en insistant notamment sur le fait que le terme "voleur" n'est pas une insulte mais l'expression normale de la frustration d'une sportive : <br />
<br />
<blockquote class="twitter-tweet" data-lang="fr"><p lang="fr" dir="ltr">Psychodrame à New York ! Serena Williams écope d'un jeu de pénalité pour avoir taxé l'arbitre de "voleur", coupable aux yeux de l'Américaine de l'avoir injustement avertie pour coaching <a href="https://twitter.com/hashtag/USOpen?src=hash&ref_src=twsrc%5Etfw">#USOpen</a> <a href="https://t.co/KEeFvGe2fS">pic.twitter.com/KEeFvGe2fS</a></p>— Eurosport.fr (@Eurosport_FR) <a href="https://twitter.com/Eurosport_FR/status/1038542725279375360?ref_src=twsrc%5Etfw">8 septembre 2018</a></blockquote><script async src="https://platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script><br />
<br />
Bref, on se retrouve déjà dans une situation complexe vis-à-vis des normes : du point de vue des règlements officiels, l'expression violente de la colère est interdite et doit être sanctionné ; du point de vue des attentes normatives vis-à-vis des joueurs, cette même expression est au contraire attendue comme un indice de l'implication dans le jeu et ses enjeux. Si l'on peut sans doute discuter pour savoir si Serena Williams méritait ou non la sanction sportive - discussion dans laquelle je n'entrerais faute d'avoir quelque chose d'intéressant à dire sur le sujet - on peut s'étonner néanmoins que celle-ci se double d'une sanction sociale particulièrement forte, manifesté notamment <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/11/cette-caricature-de-serena-williams-a-mis-en-colere-jk-rowling-et-beaucoup-dautres-internautes_a_23523421/">par cette caricature on ne peut plus raciste publié par un journal australien</a> (je ne la reprend pas ici parce qu'elle est vraiment insupportable, entre la grammaire raciste de la représentation de Serena Williams et le "blanchiment" de son adversaire... Si vous avez vraiment besoin qu'on vous décille les yeux, vous pouvez toujours lire <a href="https://inews.co.uk/sport/tennis/serena-williams-cartoon-why-racist-herald-sun-caricature/">ça</a>). <br />
<br />
La réponse peut sembler évidente : hormis les normes du monde sportif, il y a des normes particulières qui encadrent notre façon de percevoir sa colère particulière, des normes racistes et sexistes, ou plutôt des ensembles de normes qui forment des stéréotypes. On se les représente généralement comme des sortes de cadres cognitifs qui déterminent nos réactions à tel ou tel évènement. Par exemple, un homme qui s'énerve sera en général vu comme menaçant tandis qu'une femme dans la même situation a plus de chances d'être perçue comme ridicules ou "hystérique". De la même façon, une personne racisée en colère sera souvent plus facilement perçue comme une menace qu'une personne blanche, et la liste des personnes tuées par la police aux USA est là pour en témoigner (c'est plus difficile à mesurer en France mais... bref). Ces normes et ces stéréotypes doivent évidemment être construits : ils ont une histoire - l'histoire coloniale pour le racisme - et des relais contemporains - toute la socialisation genrée pour les normes et stéréotypes sexistes. D'une façon un peu simple mais qui peut avoir sa force critique, on peut se les représenter comme des programmes placés à l'intérieur des individus qui déterminent leur façon d'agir et d'interagir avec les autres. <br />
<br />
Pour établir l'existence de ces normes, il faut passer par la comparaison. Ce n'est pas alors le fait que Serena Williams soit traité négativement par l'arbitre ou par la presse qui montre l'existence de telles normes, mais bien la comparaison avec d'autres cas a priori semblables. Et l'on peut montrer que les hommes d'une part, les femmes blanches d'autre part, ne voient pas leurs coups de colère sportifs interprété de la même manière. La démonstration est cependant toujours difficile : on pourra toujours arguer du cas de ce joueur ou de cette joueuse dont le coup de sang a été également condamné ou qui a aussi été traité injustement par le juge. C'est pour cela qu'il faut aussi passer par la statistique et la probabilité. Ces normes, si on peut le dire ainsi, ne s'appliquent pas systématiquement ou mécaniquement mais elles se manifestent par le fait qu'une femme ou qu'une personne racisé a <i>plus de chances</i> d'être traité de la sorte qu'une personne qui ne présenterait pas ces stigmates - ce terme désignant ici des caractéristiques auxquelles sont prêtées un sens négatif dans un contexte historique donné. Ces probabilités plus élevés signifient, pour les individus, qu'un traitement négatif existe toujours au moins potentiellement comme menace, ce qui va avoir des effets sur le comportement ou les possibilités des individus, et au final sur leurs expériences. <br />
<br />
Un premier problème surgit ici : si l'on peut isoler l'effet de la caractéristique "femme" et de la caractéristique "noire", le traitement de Serena Williams est-il la somme de ces deux jeux de normes ? Ce n'est pas évident. Il n'est pas dit que les stéréotypes négatifs s'ajoutent par une espèce d'addition arithmétique. C'est finalement ce qu'essaye de capter la notion fort controversée - mais surtout inutilement controversée - d'<i>intersectionnalité</i>. En résumant un peu, celle-ci pose comme principe que la situation des femmes noires ne peut pas se comprendre simplement comme l'addition des normes s'appliquant aux Noirs et de celles s'appliquant aux femmes. Il existe au contraire une position particulière liée à l'intersection de ces deux situations qui n'est réductible ni à l'une ni à l'autre, de telle sorte que étudier seulement le sexisme ou seulement le racisme se fait au prix de la perte des situations réelles. Ainsi, dans le cas de Serena Williams, la perception négative de la colère se fait par <a href="https://www.bbc.com/news/world-us-canada-45476500">un stéréotype spécifique aux femmes noires</a>. Les femmes noires ont ainsi une expérience du monde qui mérite une attention en soi. <br />
<br />
Ces approches ont leurs vertus, mais elles laissent de côté cette question : que fait-on des cas où, justement, les normes négatives ne s'appliquent pas ? Comme je l'ai dit plus haut, on établit la pertinence de ces explications au travers d'un raisonnement statistique. Or, celui-ci laisse comme négligeable les cas où, justement, des femmes, des racisés et des femmes racisées ne font pas l'objet d'un traitement négatif comparable. Certes plus rares, il peut sembler coûteux de les négliger entièrement. En effet, on peut facilement donner ainsi l'impression de normes écrasantes, ne laissant aucune place au jeu des acteurs. N'est-il pas possible, pour un arbitre, de ne pas traiter de façon injuste Serena Williams ? N'est-il pas possible, pour la presse, de ne pas tomber dans les affres du racisme ? Après tout, on a des exemples de cette variabilité sous les yeux : <a href="https://www.huffingtonpost.fr/2018/09/09/apres-la-saction-contre-serena-williams-la-wta-denonce-un-traitement-different-entre-femmes-et-hommes_a_23521953/?utm_hp_ref=fr-serena-williams">la WTA a réagit en dénonçant le traitement de Serena Williams</a>, et <a href="https://www.washingtonpost.com/news/comic-riffs/wp/2018/09/13/a-racist-serena-williams-cartoon-went-viral-heres-how-to-caricature-her-the-right-way/">tous les médias n'ont pas publié de caricatures racistes et sexistes</a>. Comment expliquer que, parfois, les normes s'appliquent et, parfois, non ? <br />
<br />
Une solution est offerte par l'héritage de l'ethnométhodologie. Cette approche sociologique est souvent résumée par la remarque de son fondateur, Harold Garfinkel, selon laquelle les acteurs ne sont pas des "idiots culturels". Autrement dit, ils n'agissent pas dans l'ignorance de ce qu'ils font, comme des sortes d'algorithmes mettant en œuvre les principes qu'on aurait placé en eux. Au contraire, ils fabriquent directement les situations, leur confère une intelligibilité et un sens qui leur est propre. Dans le cas qui nous préoccupe, cela signifie que l'arbitre ne met pas en œuvre, plus ou moins inconsciemment, une grille de lecture raciste ou sexiste mais participe directement à la construction de celle-ci ou, plus précisément, qu'il contribue à la production du stéréotype, sans pour autant que celui-ci ne soit réductible à sa seule action. Son objectif est sans doute d'abord de produire un arbitrage et de faire se poursuivre le match. Lorsqu'il décide de sanctionner Serena Williams, il cherche à donner un sens à la situation - elle a fait une erreur - et c'est le refus de ce sens de la part de la joueuse qui va, progressivement, créer l'explosion finale. Celle-ci se construit à plusieurs, faisant intervenir également le public, les autres représentants officiels, les commentateurs, etc., et non du seul fait de l'application mécanique de certaines normes. Le stéréotype ne pré-existe pas à la situation comme un objet déjà là, et qui continuerait à exister ensuite sous la même forme. Il est continuellement produit au travers des interactions et des évènements de ce type sans que l'on puisse en repérer un modèle ou une essence propre. Idem pour le caricaturiste : son objectif est sans doute d'abord de produire un dessin publiable et vendable. Là encore, le sens va se construire dans l'interaction avec son éditeur et les publics. Son recours à certaines formes graphiques suit sans doute plus un objectif de lisibilité que la mise en œuvre d'un inconscient raciste. Et pour comprendre comment celles-ci deviennent stéréotypes, il faut tenir compte de l'ensemble des acteurs. <br />
<br />
Cette approche pourrait donner l'impression de réduire la responsabilité de certains acteurs : l'arbitre qui ne fait que participer à l'incident et le caricaturiste qui n'a pas d'intention raciste. En fait, on peut tout aussi bien la voir comme une augmentation de cette responsabilité : l'un comme l'autre font des choix. S'ils n'ont pas eu l'intention d'être raciste ou sexiste, ils ont aussi fait le choix de l'être alors que d'autres arrangements auraient été possibles - ou du moins, qu'ils auraient pu, eux, essayer de pousser dans une autre direction. Il y a plus d'une façon de faire une caricature efficace, et rendre un arbitrage est, par nature, affaire de choix. Le scandale que provoque chacun de ces choix soulignent également que le sens de ces phénomènes n'aient pas donné et que ceux et celles qui souhaitent lutter contre ont quelques marges d'action. <br />
<br />
Reste ce problème : qu'en est-il des normes dans cette histoire ? Si tout n'est qu'affaire d'interactions et d'ordres locaux, sans cesse négociés et produits dans le cours des choses, comment penser la permanence du racisme et du sexisme ? Une solution réside dans l'approche de <a href="https://journals.openedition.org/traces/155">l'anthropologue Fredrik Barth</a>. En étudiant les groupes ethniques, celui-ci propose de penser l'ethnicité comme une ressource qui peut être mobilisé dans certains contextes seulement, plus précisément dans des interactions conflictuelles. Pour lui, les groupes ethniques ne constituent pas des réalités stables, ni biologiquement ni même culturellement, mais plutôt des identités auto-attribuées par des acteurs lorsqu'ils en ont besoin et de façon volontiers stratégiques - si une identité n'est pas efficace dans un moment donné, on en choisira une autre. Elles permettent aussi l'exclusion de certains lorsque le besoin se fait sentir. <br />
<br />
On peut penser les normes et stéréotypes, racistes et sexistes compris, sur le même modèle : non comme des structures situées au-dessus des acteurs et les écrasant, mais comme des ressources dont ils disposent pour régler des problèmes pratiques à un moment donné. Le caricaturiste s'appuie sur le racisme et le sexisme qui existent déjà et en dehors de lui pour produire son dessin. Il peut se prévaloir d'une intention plus ou moins pure, mais il n'en utilise pas moins des ressources et des armes qui ont une histoire et qui sont bel et bien partagé avec d'autres acteurs racistes. L'arbitre, lui, cherche sans doute d'abord à produire et à imposer un jugement, mais lorsque Serena Williams lui fait part de son sentiment d'injustice, il décide de poursuivre dans une voie sexiste parce qu'il sait que celle-ci va avoir une certaine efficacité pour s'imposer dans la dite interaction. <br />
<br />
Tout cela peut sembler comme des points de théorie un brin pointu. Ils ont pourtant une importance pratique. Si les stéréotypes et les normes agissent comme des formes de programmes intériorisés par les individus, le mieux que l'ont puisse faire est d'essayer d'agir sur l'apprentissage de ces programmes. C'est évidemment tout à fait important, mais pas forcément suffisant. S'il s'agit plutôt de ressources que l'on mobilise dans des interactions conflictuelles, alors il faut tenir compte de façon plus prégnante des rapports de pouvoirs et de l'inégalité des ressources, celles-là et les autres. On évite aussi de présenter les structures sur lesquelles reposent les classes et les catégories comme des éléments surplombants mais comme enracinées dans des interactions concrètes et quotidiennes. Le coup de colère de Serena Williams et les réactions qui s'en suivent n'apparaissent plus comme les symptômes du racisme et du sexisme mais comme les moments où ceux-ci se produisent... et où ils peuvent se défaire. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-61089410137176301642018-03-30T15:35:00.000+02:002018-04-04T16:43:01.442+02:00Parcoursup, ou le grand emballage<div style="text-align: justify;">Voilà, la procédure Parcoursup, c'est fini... pour les lycées. Enfin, je crois. Enfin, j'espère. Parce que, croyez-moi, ça n'a pas été de tout repos. Ni pour nous, enseignants, ni pour les élèves. Et les collègues du supérieur n'ont, eux, pas fini de s'amuser. En attendant, une question continue à parcourir le débat public autour de cette réforme de l'entrée dans le supérieur : sélection ou pas sélection ? Du point de vue des manifestants, visiblement de plus en plus nombreux et mécontents, la réforme introduit bien une sélection à l'entrée à l'université - et d'ailleurs, pour certains des défenseurs de la réforme dans le monde académique, c'est toute sa vertu. Mais <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-01-mars-2018">selon la ministre</a> et quelques autres, non, il n'y a pas sélection, simplement une meilleure orientation et une proposition d'accompagnement : <a href="http://www.liberation.fr/france/2018/03/18/frederique-vidal-aucun-candidat-a-l-universite-ne-recevra-un-non_1637112">les universités ne peuvent pas répondre "non" à un bachelier, seulement "oui si"... même si visiblement, il sera possible de rester "en attente" indéfiniment, et qu'une commission devra finalement trouver une place un peu n'importe où à ceux et celles qui resteront sur le carreau</a>. Peut-être qu'un peu de sociologie économique peut aider à y voir plus clair sur cette question. Un peu de sociologie et, bien sûr, un paquet de jambon en tranche. <br />
<span id="fullpost"> <br />
Pour les sociologues, un paquet de jambon ne peut qu'évoquer qu'une seule chose : <a href="https://www.cairn.info/sociologie-du-packaging--9782130523567.htm">Franck Cochoy et sa sociologie du packaging</a> (bon, ok, il est possible que je sois le seul à y penser à chaque fois que je fais les courses... <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/11/prendre-le-marketing-au-serieux.html">ou que je tombe sur une publicité sexiste</a>). Lorsque vous choisissez votre paquet de jambon, nous dit le chercheur, c'est aussi lui qui vous choisit. La proposition peut sembler étonnante - <a href="https://yannickprimel.files.wordpress.com/2014/07/mcallon_la-domestication-des-coquilles-saint-jacques-et-des-marins-pc3aacheurs-dans-la-baie-de-saint-brieuc_1986.pdf">et de fait elle s'inscrit dans le goût d'une certaine sociologie pour les propositions audacieuses</a> - mais elle mérite d'être comprise, surtout quand on peut remplacer le paquet de jambon par une formation universitaire. <br />
<br />
L'emballage du jambon n'a pas seulement vocation à protéger celui-ci des affres du temps et d'une déperdition trop rapide à l'air libre, pas plus qu'il ne se contente de rendre son transport plus aisé. Il est aussi le médiateur entre offreurs et demandeurs : support d'informations diverses, <a href="https://www.researchgate.net/publication/268991937_L%27emballage_ou_comment_capter_en_chaque_homme_le_baudet_qui_sommeille">il "capture le produit (l'enveloppe, le masque, le représente) et captive donc le consommateur (le fascine et l'informe, l'attire et le retient, le détache et l'attache)"</a>. Au travers des informations et des signes qui y sont donnés, les producteurs cherchent à manipuler et à produire les choix des consommateurs : en choisissant de mettre tel ou tel aspect en avant - le prix, le poids ou le nombre, la qualité, les conditions de production, la sécurité, la forme du logo, l'offre spéciale, les qualités nutritives ou écologiques, le grand jeu concours exceptionnel du moment, que sais-je encore... - il s'agit de canaliser les opérations de hiérarchisation et de sélection que font les consommateurs. Difficile de choisir en fonction, par exemple, des conditions de production lorsque celles-ci n'apparaissent pas... ou ne sont pas mise en avant, perdue dans la silencieuse cacophonie de l'emballage. Car l'entreprise n'est pas la seule à parler : l'Etat et ses différents avatars (agences spécialisées, institutions européennes...) ou des labels indépendants viennent joindre leurs voix aux choeurs du packaging, faisant de l'emballage un lieu d'âpres luttes entre locuteurs concurrents. Le consommateur, au final, compose avec les informations qu'on lui donne : <br />
<br />
<blockquote>Certes, Fleury-Michon annonce qu’il est « sans polyphosphates conformément à la réglementation ». Mais puisque c’est réglementé, cela doit être vérifié aussi par les autres jambons. Ce n’est donc pas un critère de différenciation. En revanche, « NF » me garantit non seulement l’absence de polyphosphates - c’est aussi écrit - mais en outre un jambon riche en « protéines » provenant qui plus est de « cuisse de porc entière ». Si l’on précise cela, c’est donc qu’il doit y avoir des jambons « pauvres » en éléments nutritifs, voire des jambons « reconstitués »… Je préfère donc me méfier des paquets qui ne m’apportent pas de telles précisions. D’ailleurs, contrairement aux deux autres qui comportent un tableau indiquant nettement la teneur en protéines - dont je me moquais radicalement jusqu’à présent - le Fleury-Michon se contente d’une vague « composition » non chiffrée. Ne voulant pas faire un choix incertain, je l’élimine (<a href="https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=5&ved=0ahUKEwiX3fDChJTaAhVEaRQKHZ3CCxYQFgg2MAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.ecole.org%2Ffr%2F235%2FVA030798.pdf&usg=AOvVaw0D6N2tCrL2ZIRufSEe3Ch8">citation tirée de ce document</a>).</blockquote><br />
Mais les différents consommateurs ne prêtent pas une attention égale aux différents signes et locuteurs. Certains sont plus sensibles aux différences de prix quand d'autres attachent plus d'importance à la qualité. Certains reconduisent régulièrement leurs choix en exploitant les informations nouvelles tandis que d'autres sont fidèles ne serait-ce que pour économiser le coût de la recherche de la meilleure offre : <br />
<br />
<blockquote>Face à la multiplicité des locuteurs, il y a aussi une multiplicité de destinataires. Autour de moi, les consommateurs se pressent. Une personne arrive dans le rayon, va droit vers un paquet et le glisse dans son caddie. Une autre s’arrête face aux jambons cuits supérieurs, parcourt de son doigt les étiquettes tarifaires et emporte le produit dont le prix au kilo est le plus avantageux. Un couple saisit un paquet, puis un autre, lit les inscriptions, échange quelques avis : « celui-là a l’air pas mal, c’est label rouge en plus, et pas trop cher »… Que de comportements différents ! (<a href="https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=5&ved=0ahUKEwiX3fDChJTaAhVEaRQKHZ3CCxYQFgg2MAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.ecole.org%2Ffr%2F235%2FVA030798.pdf&usg=AOvVaw0D6N2tCrL2ZIRufSEe3Ch8">Ibid</a>)</blockquote><br />
Tout cela n'est pas ignoré des producteurs et plus particulièrement des packageurs, ces professionnels des marchés qui sont, au final, en charge de la médiation entre l'offre et la demande. De telle sorte que le packaging est un dispositif utilisé pour produire les choix des consommateurs et au final choisir ceux-ci. La segmentation des marchés et donc les frontières de ceux-ci se jouent au niveau de ces objets techniques, qui apparaissent au cœur des opérations de contrôle des populations. <br />
<br />
Quel rapport avec Parcoursup ? Et bien, le packaging tel que le conçoit Cochoy n'a pas de raison de se limiter au seul cellophane de l'industrie agro-alimentaire. Lui-même l'applique volontiers à la politique (<a href="https://www.researchgate.net/publication/268991937_L%27emballage_ou_comment_capter_en_chaque_homme_le_baudet_qui_sommeille">dans ce texte déjà cité</a>). Jean-Michel Le Bot l'applique quant à lui <a href="http://journals.openedition.org/teoros/3114">au tourisme</a>. L'emballage, dans un sens plus large, désigne l'ensemble des artefacts marchands qui visent à capter les consommateurs - et dans certains cas à les détourner : souvenons-nous de <a href="http://www.businessinsider.com/abercrombie-wants-thin-customers-2013-5?IR=T">comment Abercrombie & Fitch peut refuser volontairement de faire des vêtements pour les grandes tailles afin de ne pas "dévaloriser" symboliquement sa marque</a>...<br />
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Ce qu'introduit Parcoursup, c'est justement une modification assez nette de l'emballage des formations universitaires. Celles-ci disposaient déjà de certains dispositifs de captation, plus ou moins informels. Leurs réputations d'abord, construites dans les interactions diverses entre institutions, professionnels de l'orientation, universitaires, professeurs, étudiants, élèves, etc. Mais aussi des dispositions plus concrets tels que les journées portes-ouvertes ou les partenariats passés avec des établissements du secondaires. Mais une grande partie de ces opérations étaient orales. Avec Parcoursup, viennent les fameux "attendus" nationaux et locaux que les universités ont dû écrire et mettre à disposition des futurs bacheliers. Or, comme l'a souligné Jack Goody, le passage à l'écrit ne se limite pas à coucher une information sur le papier (d'autant qu'il s'agit moins de papier que d'écrans...) : cela en change la nature, notamment en permettant des opérations de comparaison différentes. <br />
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Ces attendus sont aux formations universitaires ce que le cellophane est au producteur de jambon : un moyen de (tenter de) manipuler les choix, de capter certains publics et d'en écarter d'autres. La façon de les rédiger, les choix effectués, les attentes mises en avant : autant de moyens d'encourager ou de décourager certains profils, en les faisant sentir à leur place ou en porte-à-faux. La possibilité de dire "non" compte peut-être moins que celle d'imposer, par le texte écrit, une épreuve potentiellement décourageante à tous. L'effet est réel, on en trouve par exemple quelque témoignages dans <a href="http://www.liberation.fr/france/2018/03/15/parcoursup-beaucoup-de-gamins-se-decouragent-et-renoncent-a-la-fac_1636433">cet article</a> : <br />
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<blockquote>Andréa est en terminale scientifique, et donc directement concernée. «Oui, enfin, j’ai rempli Parcoursup au cas où, mais j’y crois pas une seconde. J’ai pas d’assez bonnes notes pour aller à la fac.» Elle a 8 de moyenne générale. Avec ses parents, ils ont décidé qu’elle ferait une école de commerce privée. «ils vont emprunter, mais au moins comme ça je pourrai faire un truc. Mais bon.» Sa copine, avec 15 de moyenne, a postulé à la fac et dans les prépas. «En fait, maintenant, faut avoir de l’argent ou sinon être très bon élève.»<br />
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A quelques mètres, un groupe de profs de Seine-et-Marne tiennent le même discours. Ils sont une quinzaine de leur lycée à être venus soutenir les gamins. «Beaucoup s’autocensurent à fond. C’était déjà le cas avec APB, mais cette année, ça va être pire !» parie Renaud, prof en sciences économiques et sociales (SES). Son collègue Nicolas : «Quand tu lis les attendus que demandent les universités, et que tu vois 30 000 dossiers de candidatures pour 800 pris, beaucoup d’élèves se découragent, renoncent en se disant que ça ne sert à rien, que ce n’est pas pour eux… J’ai un élève avec 15 de moyenne, il n’osait pas postuler à la fac. 15 de moyenne !»</blockquote><br />
Ces attendus écrits, tout comme l'obligation de produire des lettres de motivation pour tous vœux, sont sans doute la grande innovation de Parcoursup, car ils signent bel et bien, n'en déplaise à certains à commencer par la Ministre, l'arrivée d'une forme de sélection à l'université. Plus encore que l'examen des dossiers, et les réponses "oui" ou "oui si". Il ne s'agit pas seulement de mettre l'information à la disposition des futurs étudiants, de la même façon que les inscriptions sur le paquet de jambon ne sont pas seulement de l'information mise à la disposition du futur consommateur. La forme et la nature de ces informations transforment les modes de calculs et les calculs eux-mêmes. Les conseillers d'orientation et les enseignants (du secondaire comme du supérieur) fournissent un travail d'artisans : par la connaissance personnelle qu'ils ont de l'élève ou de l'étudiant, ils cherchent à l'orienter au mieux. S'y ajoute, ou s'y substitue, désormais une orientation plus industrielle : la lecture des attendus, impersonnels, et les mails automatiques de rappels à l'ordre (par exemple pour les bacheliers technologiques qui n'auraient fait que des vœux à l'université). Celle-ci fait un large usage des supports écrits, et traite les futurs bacheliers comme des simples individus statistiques caractérisées par des probabilités de réussite et d'échec... Avec des chances non-négligeables de court-circuiter la première.<br />
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Alors, certes, il s'agit d'une forme de sélection bien différente de celles déjà existantes, les concours par exemple, ou la réussite aux examens. Sans doute apparaît-elle comme plus douce, ou comme plus "raisonnable" et raisonnée, voire rationnelle. C'est sans doute ce qui fait son succès ou du moins son acceptabilité. Mais il s'agit bien de sélection, et de sélection marchande : plutôt que de contrôler les populations en les orientant franchement et directement sur un chemin ou sur un autre, on joue sur leurs capacités de choix... et l'information dont ils disposent. <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/gouvernementalite/">La gouvernementalité</a>, pourrait-on dire. Vous êtes libre, par exemple, de vous inscrire dans cette filière... mais êtes-vous sûr de vous ? Sûr de sûr ? Certain ? Non parce que... Non, mais si vous êtes sûr... Mais bon quand même... Enfin, ce qu'en disent les statistiques... Non, mais vous pouvez, hein... Mais quand même. <br />
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Evidemment, peut-être que le lecteur se dit à ce stade que, de toutes façons, c'est de l'enseignement supérieur dont on parle, et qu'il faut bien sélectionner à un moment donné et d'une façon ou d'une autre. Et cela est parfaitement vrai. D'où l'importance de comprendre et d'analyser les modalités de sélection. Et de ne pas nier qu'elles existent. Avec cela en main, positionnez-vous comme vous le voulez. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-35741990846464783922017-10-24T08:00:00.000+02:002017-10-31T11:55:31.122+01:00Cachez ces inégalités que je ne saurais voir<div style="text-align: justify;">L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, <i>Le négationnisme économique</i> de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : <i>Le danger sociologique</i> de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que<a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2008/01/faut-il-enseigner-lconomie-bisounours.html"> les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu</a>, et qui produit chez moi toujours la même réaction : <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-v5oH1u5ZTSU/We206LapcxI/AAAAAAAABo4/6GXlDUCQ-aENiKaZJowMb1fjvHBtDiUEgCLcBGAs/s1600/BourdieuFacepalm.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-v5oH1u5ZTSU/We206LapcxI/AAAAAAAABo4/6GXlDUCQ-aENiKaZJowMb1fjvHBtDiUEgCLcBGAs/s320/BourdieuFacepalm.jpg" width="320" height="214" data-original-width="500" data-original-height="334" /></a></div><br />
Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité... <br />
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Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (<a href="http://www.inaglobal.fr/television/article/invites-des-talk-shows-et-emissions-de-divertissement-tous-les-memes-9796">l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...</a>). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que <i>La Misère</i> du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose... <br />
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On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes... <br />
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Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre : <br />
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<blockquote>Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217). </blockquote><br />
Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :<br />
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<iframe width="560" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/m7NuVjpi72c" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
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A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. <a href="https://www.scienceshumaines.com/jolies-princesses-et-petits-machos-entretien-avec-anne-dafflon-novelle_fr_32547.html">Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation</a>. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence. <br />
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Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de <i>80% au bac... et après ?</i> de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "<i>Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là</i>". Les réflexions de <a href="https://socio-logos.revues.org/2446">Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93"</a> sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. <a href="https://gss.revues.org/2350">De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin</a>, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline ! <br />
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B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).<br />
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La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (<a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2017/03/lorigine-des-inegalites-dorigine.html">quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples</a>), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : <a href="http://www.pnas.org/content/111/23/8416.full">cet article</a> fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2017/03/lorigine-des-inegalites-dorigine.html">ma synthèse</a> sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste... <br />
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Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "<a href="https://www.scienceshumaines.com/ethnomethodologie-la-societe-en-pratiques_fr_22271.html">idiots culturels</a>", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps... <br />
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Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance. <br />
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"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever. <br />
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La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat. </span> </div>Unknownnoreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-1427689568422906432017-07-30T15:10:00.000+02:002017-07-30T22:45:32.695+02:00Mais que devient l'argent des pauvres ? <div style="text-align: justify;">Le budget des pauvres est, <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/12/joyeux-noel-sous-condition-de-ressources.html">une fois de plus</a>, sous les feux des projecteurs. A la faveur de l'annonce d'une baisse de 5€ du montant des APL, les commentaires sur l'argent des plus démunis n'ont pas manqué, entre les <a href="http://www.lexpress.fr/actualite/politique/apl-si-vous-commencez-a-pleurer-pour-5-euros-s-agace-une-depute-lrem_1930101.html">réprimandes à ceux qui ont le culot de se plaindre</a>, les bons conseils sur le mode "mais ça ne fait qu'un paquet de clopes ou cinq baguettes" ou les attaques du type "mais ils ont déjà des Iphones !". L'argent des pauvres est un problème public : tout le monde a un avis dessus... Seuls les principaux intéressés semblent exclus du débat... C'est qu'ils sont toujours soupçonnés de mal s'en servir, d'être pauvres parce qu'ils ne l'utilisent pas comme il faut, parce qu'ils ont des dépenses dont ils pourraient facilement se passer, s'ils voulaient vraiment s'en sortir, s'ils avaient une vraie culture de vrais winners, et si, finalement, ils ne méritaient pas un petit peu leur sort quand même, quelque part. Il y a quelque chose de vrai là-dedans : si les pauvres sont pauvres, c'est bien, en partie au moins, parce que leurs revenus sont dépensés de façon excessive, d'une façon qui les enferme dans leur situation précaire. La question est donc d'importance. Sans me livrer ici à une analyse exhaustive du budget des ménages les plus fragiles, je voudrais donner quelques éléments de réponses trop souvent ignorés à la question "que font les pauvres avec leur argent ?", en partant notamment d'un des prix Pulitzer de cette année, <a href="http://www.laviedesidees.fr/Ethnographie-des-expulsions-aux-Etats-Unis.html"><i>Evicted</i> du sociologue Matthew Desmond</a>. <br />
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Que font donc les pauvres avec leur argent ? Il y a des réponses évidentes bien sûr : ils consomment, achètent de quoi se nourrir, se vêtir, ils payent leurs factures, leur loyer, etc. On sait qu'ils consomment relativement plus que les autres, la propension à épargner étant croissante avec les revenus (la propension à consommer est donc, logiquement, décroissante). Ce qui signifie, notamment, que des prélèvements tels que la TVA, non-progressive, pèsent plus lourdement (relativement) sur leurs épaules que sur celles des plus fortunés. Contrainte budgétaire oblige - ça, c'est l'économiste en moi qui parle - ils se privent et ont du mal à épargner. Tout cela fera sans doute l'objet d'un consensus. Au-delà de ces quelques banalités, tout débat sur les revenus modestes devient d'un seul coup plus compliqué. <br />
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Car, après tout, s'ils le voulaient, ils pourraient faire des efforts et épargner, morbleu ! Ils pourraient se priver un peu plus, ils pourraient faire attention, ils pourraient faire ceci et cela, et s'en sortir de leur pauvreté. La preuve, c'est que le meilleur ami du beau-frère de mon collègue connaît un gars dont la sœur a entendu l'histoire d'une famille pauvre qui s'en est sortie, alors ne me dites pas que ça n'arrive pas. Voilà ce que l'on entend si souvent. Et sont alors pointés les usages superflus, somptuaires ou simplement moralement condamnables de l'argent des pauvres : de l'écran plat au smartphone, en passant par la paire de baskets, la tournée offerte au café, le paquet de cigarettse, la barrette de shit ou encore les cadeaux aux enfants - cadeaux que l'on reprochera aux mêmes de ne pas faire, parce que la cohérence n'est pas de ce monde. <br />
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Face à ce type de discours, il est courant d'essayer de montrer que ces dépenses apparemment irrationnelles ne le sont pas tant que ça. Prenons l'exemple du smartphone et autres produits équivalents : il est possible aujourd'hui de s'en procurer des modèles anciens à moindre coût, voire, si l'on cherche un ordinateur ou une tablette, <a href="https://www.streetpress.com/sujet/1434357633-la-vie-souterraine-des-sdf-de-la-defense">d'en récupérer dans les poubelles des grandes entreprises de la Défense</a>. C'est en outre un objet <a href="https://www.washingtonpost.com/news/the-switch/wp/2017/03/08/the-luxury-of-telling-poor-people-that-iphones-are-a-luxury/?utm_term=.8f43bd29a543">dont on peut difficilement se passer</a>, surtout lorsqu'il s'agit de la seule connexion à Internet que l'on peut avoir, via les wifi gratuits. Support relationnel, mode d'information, moyen de communication avec des administrations toujours plus dématérialisées... Le smartphone, comme bien d'autres choses, est une fausse dépense superflue.<br />
<br />
Pour autant, faire des pauvres des modèles de vertu qui seraient simplement mal compris par des classes moyennes et supérieures un brin prétentieuses est un mode argumentatif limité. Si l'on observe un budget, quel qu'il soit, on pourra toujours y trouver des choses superflues, inutiles, dont on pourrait se passer. Les plus pauvres n'échappent pas à la règle : ce ne sont pas des saints qui ont une utilisation irréprochable de leur argent. Dans son ethnographie des expulsions à Milwaukke, Matthew Desmond refuse précisément de nier ces problèmes : "il y a deux façons de déshumaniser les gens", note-t-il, "leur nier toute vertu, les absoudre de tout péché" ("<i>There are two ways to dehumanize : the first is to strip people all virtue, the second is to cleanse them of all sin</i>", p. 378). Il rapporte ainsi le cas de Larraine : récemment expulsée, vivant chez son frère dans un mobile home, elle décide pourtant d'utiliser ses bons alimentaires (<i>food stamps</i>, distribués au titre de l'assistance) pour se faire un festin de homards, de crabes et de tarte au citron. En un repas, elle utilise toute son aide alimentaire. Elle achète aussi une grande télé neuve ou des crèmes onéreuses, et refuse de vendre ses bijoux même lorsque le prix de ceux-ci pourraient lui permettre de payer son loyer et d'éviter d'être mise à la rue. Inutile de nier que de telles situations existent, que la paire de baskets flambant neuve ou le smartphone dernier cri n'ont pas toujours été obtenus à moindre coût et par pure nécessité. Pour autant, il est particulièrement important de comprendre et expliquer de telles dépenses. Je me permets ici de traduire ce qu'en dit Matthew Desmond : <br />
<br />
<blockquote>[Pour beaucoup de personnes, dont sa fille], Larraine est pauvre parce qu'elle jette son argent par la fenêtre. Mais l'inverse est beaucoup plus vrai : Larraine jette son argent par la fenêtre parce qu'elle est pauvre. <br />
<br />
Avant son expulsion, il ne restait à Larraine que 164$ après qu'elle a payé son loyer. Elle aurait pu en mettre un peu de côté, en rognant sur le câble et sur Walmart. Si Larraine était parvenue à mettre 50$ de côté chaque mois, à peu près un tiers de son revenu une fois le loyer payé, elle aurait eu 600$ à la fin de l'année - de quoi couvrir un mois de loyer. Et ça aurait été au prix de sacrifices considérables, puisqu'elle aurait eu parfois à se passer de choses comme l'eau chaude ou des vêtements. <br />
<br />
Larraine aurait au moins pu économiser ce que lui coûtait son abonnement au câble. Mais pour une dame âgée vivant dans un mobile home isolé du reste de la ville, qui n'a pas de voiture, qui ne sait pas se servir d'Internet, qui n'a qu'occasionnellement un téléphone, qui ne travaille plus, et qui a parfois des crises de fibromyalgie et de migraines, le câble est un ami irremplaçable. <br />
Les gens comme Larraine vivent avec tellement de limitations différentes qu'il est difficile d'imaginer la quantité d'efforts, de contrôle de soi et de sacrifices qui leur permettrait de sortir de la pauvreté. La distance entre la pauvreté écrasante (<i>grinding poverty</i>) et une pauvreté à peine plus stable peut être si importante que ceux qui sont tout en bas n'ont que peu d'espoir de s'en sortir même en comptant chaque centime. Alors, ils choisissent de ne pas le faire. A la place, ils essayent de survivre avec un peu d'éclat (<i>survive in color</i>), d'adoucir la souffrance avec du plaisir. Ils fumeront un petit joint, ils boiront un petit verre, feront quelques paris ou s'achèteront une télévision. Ils peuvent acheter du homard avec leurs bons alimentaires (<i>they might buy lobster on food stamp</i>). <br />
<br />
Si Larraine utilise mal son argent, ce n'est pas parce que l'assistance public lui en donne trop mais parce qu'elle lui en laisse si peu. Elle a payé le prix de son festin de homard. Elle a dû manger à la banque alimentaire pour le reste du mois. Certains jours, elle a simplement eu faim. Ça valait le coup. "Je suis contente avec ce que j'ai eu", disait-elle, "et je veux bien manger des nouilles pour le reste du moins à cause de ça". <br />
<br />
Larraine a très tôt appris à ne pas s'excuser pour son existence. "Les gens vous reprochent n'importe quoi", dit-elle. Ça ne lui fait rien que le vendeur la regarde de travers. On la regarde de la même façon quand elle achète du vinaigre balsamique à 14$ ou des côtes de boeuf. Larraine aime cuisiner. "J'ai le droit de vivre, et j'ai le droit de vivre comme je l'entends", dit-elle. "Les gens ne se rendent pas compte que même les pauvres se lassent de manger toujours la même chose. Par exemple, je déteste littéralement les hot-dogs, et pourtant j'ai mangé toute mon enfance. Alors, on se dit 'quand je serai grande, je mangerai des steaks'. Et maintenant, je suis grande. Et j'en mange" (p. 219-220). </blockquote><br />
(Note : traducteur est un métier, et ce n'est pas le mien. Je m'excuse pour les erreurs ou approximations de ce passage. Si vous pensez voir des améliorations à apporter, n'hésitez pas à m'en faire part)<br />
<br />
L'argent des pauvres passe donc pour partie dans des dépenses "inutiles", qui ne leur permettront pas de sortir de la pauvreté... mais qui, on le voit, leur permettront de ne pas se sentir complètement nié comme individu <a href="https://thesocietypages.org/socimages/2015/01/02/poverty-self-denial-and-new-nikes/">quand la pauvreté est un déni de soi permanent</a>. Ce sur quoi insiste Matthew Desmond, et bien d'autres chercheurs, c'est que ces dépenses ne sont pas la cause de la pauvreté : tout au contraire, elles en sont la conséquence. C'est parce que l'on a si peu que tout utilisation vertueuse de son argent, toute tentative d'accumulation, d'épargne, de sauvegarde est vouée à l'échec. Ou plutôt demanderait des sacrifices si importants et si incertains qu'il est beaucoup plus rationnel de ne pas les faire : il vaut mieux se faire un festin de homard aujourd'hui, quitte à avoir faim tout le moins, plutôt d'avoir faim pendant plusieurs années pour pouvoir, peut-être, si la conjoncture et la providence le permettent, si l'on ne se fait pas voler ou tuer avant, si l'on ne tombe pas malade, et si l'on trouve comment faire, stabiliser un tout petit peu sa situation... C'est l'une des discussions centrales d'<i>Evicted</i>, même si elle est éparpillée entre les chapitres et les notes de fin : Matthew Desmond démonte sciemment les arguments autour de la "<a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Culture_of_poverty">culture de la pauvreté</a>", l'idée selon laquelle les pauvres seraient pauvres parce qu'ils auraient certains comportements particuliers. Il insiste sur le fait que "la pauvreté, c'est la pauvreté", autrement dit que la situation économique à elle seule permet de comprendre ce que font les individus, qu'elle est une cause avant d'être une conséquence, qu'on n'a pas besoin de la théoriser en lui adjoignant une "culture"... Et que, finalement, si chacun d'entre nous se retrouvait à vivre comme les plus pauvres, il ferait probablement pareil. <br />
<br />
Sans doute cela ne suffira pas à satisfaire les contempteurs des dépenses des pauvres. S'ils leur concéderont, du bout des lèvres, le droit à quelques dépenses exceptionnelles, ils seront sans doute plus sévères sur les dépenses plus quotidiennes et plus récurrentes, notamment lorsqu'il s'agit de donner ou de prêter de l'argent à tout-va, de payer sa tournée, de distribuer des cigarettes, etc. D'ailleurs, les pauvres ne pourraient-ils pas faire l'effort de ne pas boire, de ne pas fumer et de ne pas consommer des substances illégales, hein, franchement ? <br />
<br />
Faisons un détour par un autre classique de la sociologie urbaine américaine : <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Street_Corner_Society"><i>Street Corner Society</i></a>. Dans cette étude d'un quartier populaire italo-américain dans les années 1930, William Foote Whyte consacre un passage à la comparaison des trajectoires sociales de deux de ses enquêtés, Chick et Doc. Chick incarne le groupe des "étudiants" en ascension sociale par le biais des études à l'université, Doc est le parangon des "gars de la rue", qui restent attachées au quartiers et enfermés dans les classes populaires. Le rapport à l'argent distingue très fortement les deux groupes : <br />
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<blockquote>La meilleure façon de comprendre la mobilité sociale à Cornerville [le quartier étudié, en fait le North End de Boston], c'est de la comparer au comportement du gars de la rue. C'est entre autres dans la façon de dépenser leur argent que les deux groupes se différencient le plus. Les étudiants adhèrent à une économie de l'épargne et de l’investissement. Les gars de la rue vivent dans une économie de la dépense. L'étudiant doit faire des économies pour payer ses études et pour pouvoir se lancer dans les affaires ou dans sa carrière. Il va donc cultiver les vertus d'épargne des classes moyennes. Pour pouvoir participer aux activités de son groupe, le gars de la rue doit partager son argent avec les autres. S'il a de l'argent et que son ami n'en a pas, il est censé payer pour lui. On peut rester membre d'une bande tout en faisant des économies, mais on ne peut pas simultanément faire des économies et avoir un statut important dans la bande. Le prestige, l'influence sont en partie liés à la capacité de pouvoir dépenser sans compter. En règle générale, un gars de la rue ne dépense pas consciemment pour exercer une influence sur ses copains. Il s'adapte au schème de comportement de son groupe et sa conduite a pour effet d'accroitre son influence (p. 145). </blockquote><br />
Chick et Doc sont à l'avenant : le premier refuse de prêter de l'argent à qui que ce soit ou même de payer quoi que ce soit, le second, chef de bande, dépense sans compter pour que ses copains puissent suivre les activités du groupe (bowling, bals, etc.) même lorsqu'ils n'ont pas d'argent. Mais ce n'est pas une question de personnalité, encore moins de culture. Chick, on l'apprend tout au long du récit de Whyte, a été très vite eu un statut très particulier dans le quartier où il vit : à l'école, il appartient à un petit groupe à part, qui s'assoit au premier rang et est tenu à l'écart par les autres. Il est arrivé d'Italie à huit ans et a connu les moqueries sur son accent et sa façon de se tenir. Fils d'un homme politique de Naples devenu vendeur de légumes à Boston, il n'appartient pas exactement au même monde que les autres : les positions de classes se transmettent dans la migration, bien que de façon complexe. Il n'a donc pas à participer à tout prix aux échanges amicaux, et peut facilement refuser de prêter à celui qui lui demande un coup de main. Au contraire, Doc est beaucoup plus intégré : il bénéficie d'un statut élevé, celui d'un chef de bande, statut qui repose entièrement sur cette "économie de la dépense". Ses amitiés sont autant de ressources sur lesquelles il peut continument s'appuyer. C'est grâce à la réputation ainsi acquise qu'il peut, par exemple, se lancer en politique, un moment qui fait apparaître les paradoxes de sa position : "Si, pendant la campagne électorale de l'été 1938, Doc avait eu deux cents dollars d'économie, il n'aurait pas été contraint de se retirer de la course. Mais s'il avait voulu épargner ces deux cents dollars, il se serait aliéné tout ses amis et il aurait perdu ses partisans" (p. 145-146). <br />
<br />
Les dépenses de Doc ne sont pas plus irrationnelles, et pas plus évitables, que celle de Chick. Si le premier y est contraint et pas le second, c'est du fait de leur position vis-à-vis du quartier, et non d'une personnalité différente. Pour Doc, payer un verre à un copain est un investissement dans un capital social populaire, un <a href="http://www.regards-sociologiques.com/wp-content/uploads/rs_40_2010_2_renahy.pdf">capital d'autochtonie</a> (des notions que n'utilisent pas Whyte, notons-le : c'est moi qui reformule), lequel est sa principale ressource. Y renoncer aurait un coût énorme. Chick, lui, est dans une position plus distante et ne bénéficie pas des gains attachés à une position locale élevé. Il est donc plus facile pour lui d'y renoncer et d'aller chercher la réussite ailleurs. <br />
<br />
Les observations de William Foote Whyte au cœur de la grande dépression des années 1930 sont-elles toujours d'actualité pour les quartiers populaires d'aujourd'hui ? La force de rappel exercé par les quartiers populaires est bien documenté, notamment au travers des travaux de Stéphane Beaud : son ouvrage <i>80% au bac... et après ?</i> peut se lire comme une illustration de la difficulté qu'il y a pour les enfants de classes populaires à couper avec les nombreux échanges et les formes de sociabilité des quartiers. Les <a href="https://lectures.revues.org/362">formes spécifiques de ressources populaires</a> a aussi été bien analysé. De façon plus large, la consommation de tabac chez les personnes en situation précaire répond largement à cette logique, <a href="http://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2010-3-page-535.html">suivant l'analyse de Jeanne Constance et Patrick Peretti-Wattel</a> (voir aussi <a href="http://sociovoce.hypotheses.org/37">ce billet</a> sur les justifications): <br />
<br />
<blockquote>Pour les fumeurs interrogés, la cigarette est le moyen par lequel on rappelle à soi et aux autres les règles essentielles d’une socialité souvent en péril. Le coût élevé de ce bien, le manque qu’il provoque lorsqu’il est difficile de se le procurer font de lui un pivot par lequel il devient possible de reconstruire les règles d’un lien social particulièrement ténu pour les personnes les plus précaires. Grâce au tabac, celles-ci peuvent ainsi tenter de se réinscrire dans une société qui tend à les exclure. On comprend dès lors pourquoi il est si difficile d’arrêter pour ces fumeurs. D’une certaine façon, leur dépendance au tabac n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est aussi sociale.</blockquote><br />
Bref, deuxième élément de réponse à la question "que font les pauvres avec leur argent ?" : ils l'utilisent en partie pour maintenir des liens avec les autres, pour se garantir un minimum d'intégration, pour faire jouer certaines formes de solidarités... qui sont souvent autant de stratégie d'entretien de sa situation, quand il ne s'agit pas de question de survie, fut-elle aussi sociale que physique. La sociabilité, pour les plus pauvres, coûte cher - dans le cas de la cigarette, ce coût se supporte à la fois de façon pécuniaire et en termes de santé... Et pourtant, elle est incontournable : la sortie de la pauvreté apparaît improbable, le cancer des poumons est une menace éloignée dans le temps, mais l'isolement ou le rejet sont des réalités immédiates. <br />
<br />
Voilà donc pour les dépenses des plus pauvres qui font toujours l'objet de soupçons d'immoralité. Une fois qu'on y regarde de plus près, <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2016/01/la-sociologie-est-politique-mais-pas.html">on n'excuse peut-être pas, mais tout au moins comprend-t-on ce qui se passe - et peut-être peut-on se donner d'autres moyens d'agir</a>... Mais, du coup, il y a d'autres dépenses sur lesquelles on peut également réfléchir... <a href="https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ARSS_199_0046">Dans ses travaux sur les ménages de classes populaires, Ana Perrin Héredia</a> évoque ce que les offres de certains démarcheurs font au budget de ses enquêtées : abonnements internet vendus à des ménages sans ordinateur, matelas ou lits de mauvaise qualité vendu à prix d'or, etc. Encore des signes que les pauvres ne savent pas gérer leur argent ? La sociologue évoque plutôt la domination : <br />
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<blockquote>La façon dont les enquêtés (ré)agissent dans des situations de confrontation directe avec des vendeurs met en évidence les effets de la relation sociale sur la relation marchande et rappelle ce que signifie « choisir » dans ces conditions économiques et sociales. Les entretiens ont ainsi mis en exergue le fait qu’au cours de certaines transactions marchandes l’ascétisme et les règles de prudence économique que suivaient habituellement certains enquêtés semblaient s’effacer au profit d’attitudes apparemment davantage marquées par l’« hédonisme » et pouvant indiquer que, temporairement, ces consommateurs avaient cédé à la tentation de « se laisser aller » et de « se la couler douce ». Dans bon nombre de cas, ces changements d’attitude avaient lieu à la suite des sollicitations des nombreux vendeurs à domicile qui sillonnent le quartier.<br />
<br />
Mélanie, par exemple, a, par le biais de ceux qu’elle décrit comme des « messieurs qui passent en blouse blanche », acquis un matelas qui rapidement « s’est complètement affaissé ». Garanti dix ans, elle l’a pourtant remplacé après cinq ans d’utilisation lorsque le même démarcheur est revenu pour lui proposer un « échange », qui lui a coûté 480 euros et alors même qu’elle n’avait pas programmé une telle dépense. Or, pour ce type d’achat, pourtant plus coûteux, et contrairement aux techniques élaborées qu’elle peut mobiliser habituellement, Mélanie n’a pas comparé les prix ni essayé de faire jouer la concurrence mais s’est laissée, pour une fois, convaincre par la démonstration (« ah oui, oui il m’a convaincue c’est sûr ! »). Ceux que <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Culture_du_pauvre-2122-1-1-0-1.html">Hoggart</a> appelle des « bonimenteurs professionnels » savent recourir à des images-clichés et à des valeurs qui font sens pour les milieux populaires. Mais leur indéniable pouvoir de persuasion n’explique peut-être pas à lui seul que leurs clients s’écartent de leur ligne habituelle.</blockquote><br />
Professionnels de l'interaction sociale comme <a href="https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2007-1-page-143.htm">les démonstrateurs de foire qu'étudie Ronan Le Velly</a>, les démarcheurs à domicile ne font jamais que profiter de la pauvreté d'autrui. Si l'on se demande où va l'argent des plus pauvres, il faut peut-être s'interroger sur à qui appartiennent les poches où il finit par tomber : ici des classes moyennes et des grandes entreprises, trop heureuses de trouver une population sur laquelle exercer quelques formes de domination - le coup de la blouse blanche, <a href="https://www.scienceshumaines.com/stanley-milgram-l-electrochoc-1933-1984_fr_36042.html">on connaît ça depuis Milgram</a> - quand il ne s'agit pas plus simplement de rester très flou sur des contrats que l'on encourage à ne pas lire... surtout auprès d'une population pour laquelle on se doute que l'accès à la loi et à la justice n'est pas la chose la plus simple du monde. <br />
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Ce point est également évoqué, avec une tournure beaucoup plus forte, par Matthew Desmond. Celui-ci ne s'est pas contenté d'enquêter auprès des locataires victimes d'expulsion : suivant un bon vieux principe d'enquête, il a "suivi l'argent" et a tourné le regard vers les propriétaires. Le portrait qu'il en fait dans la ville de Milwaukee mérite que l'on s'y arrête. D'abord, loin de l'image du Donald Trump enrichi à coup de grandes opérations immobilières, il révèle l'existence d'une fraction des classes moyennes qui vit de la location d'un parc immobilier vétuste aux personnes les plus en difficultés. L'une des propriétaires qu'il met en scène dans son ouvrage, Sherrena, est une ancienne professeur des écoles reconverti dans l'immobilier. Elle mène son entreprise d'une main de fer, expulsant sans remord ceux et celles qui sont un peu en retard, dont les enfants posent problèmes, ou qui insistent un peu trop pour obtenir des réparations qu'elle n'est pas forcément pressée de faire. <br />
<br />
Mais plus encore, Desmond note que c'est bien la pauvreté qui enrichit Sherrena. Son logement le plus vétuste est également le plus rentable. Les loyers qu'elle pratique sont élevés. C'est qu'elle profite, très concrètement, d'une population qui ne peut pas se loger ailleurs, moins parce qu'elle n'en a pas les moyens que parce qu'on ne la laisse pas aller ailleurs : <br />
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<blockquote>Quand les immeubles ont commencé à apparaître à New York au milieu du XIXe siècle, les loyers dans le pire ghetto étaient 30% plus élevé que dans les beaux quartiers. Dans les années 1920 et 1930, les loyers pour les habitations vétustes des ghettos noirs de Milwaukee, de Philadelphie et d'autres villes du Nord était plus élevés que ceux pour de biens meilleurs logements dans les quartiers blancs. A la fin des années 1960, les loyers dans les plus grandes villes était plus élevés pour les Noirs que pour les Blancs pour des logements équivalents. Les pauvres ne se concentre pas dans les quartiers en mauvais état parce que les loyers y sont moins élevés. Ils sont là - et c'est tout particulièrement le cas pour les Noirs pauvres - parce qu'ils y sont autorisés.<br />
Les propriétaires des logements du bas du marché ne baisse généralement pas les prix pour satisfaire la demande et éviter le coût des impayés et des expulsions. Il y a des coûts à éviter ces coûts. Pour beaucoup de propriétaires, il est moins cher de supporter le coût d'une expulsion que de remettre leur bien en état. Il est possible d'économiser des coûts de maintenance si les locataires ont continuellement des loyers de retard (were perpetually behind). Et beaucoup de locataires propres ont continuellement des loyers en retard parce que leur loyer est trop élevé (p. 75).</blockquote><br />
Les loyers représentent, que ce soit aux Etats-Unis ou <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281118">en France</a>, l'un des postes budgétaires le plus important, et ce encore plus pour les plus pauvres. Ce que suggère ici Matthew Desmond, c'est qu'il y a bien là quelque chose qui explique la pauvreté des plus fragiles : une forme d'exploitation de leur précarité, qui permet aux classes supérieures et moyennes propriétaires des logements de capter une part considérable des revenus de ces catégories. Parler d'exploitation ne paraît pas trop exagéré car, comme dans le cas des démarcheurs à domicile, il ne s'agit pas de fournir un bien ou un service de coût élevé, mais de profiter d'une situation de difficulté pour fournir quelque chose que l'on sait de piètre valeur, d'extorquer même une forme de consentement. Or, il faut le noter, les enquêtés de Desmond tirent surtout leurs revenus de l'assistance publique. De là à y voir une façon pour certaines catégories de population de capter une part de la redistribution qui leur échappe... <br />
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Evidemment, les Etats-Unis ne sont pas la France. Peut-être l'exploitation par les loyers y est-elle moins forte de ce côté de l'Atlantique... Mais l'un des arguments qui préside à la baisse et, peut-être, à la suppression des APL est que cela conduira à la baisse des loyers. Et derrière, l'idée qu'un marché immobilier libéralisé serait plus efficace. Les économistes sont nombreux à défendre cette idée : avec moins de réglementation, les expulsions seront peut-être plus nombreuses mais si les gens retrouvent un logement plus facilement derrière, il n'y a pas de problème. Les Etats-Unis offrent un exemple parfait de cette prospective : le marché immobilier y est très libéralisé, et sa fluidité est importante. L'ouvrage de Matthew Desmond souligne que, <a href="http://www.nytimes.com/2000/06/07/opinion/reckonings-a-rent-affair.html">quoi qu'ils en disent</a>, les économistes n'ont peut-être pas bien compris comment fonctionne le marché immobilier, car cette plus grande fluidité ne s'est pas accompagnées de moindres difficultés pour se loger pour les plus pauvres, loin de là, et les conséquences sur la pauvreté en général ont été terribles : des ménages sans cesse déplacer, privés de leurs ressources locales, incapables de s'investir dans des quartiers où ils ne font que passer en attendant la prochaine expulsion... Et pour la France, il serait bon d'y jeter un coup d’œil pour savoir vers quoi on veut parfois s'embarquer. <br />
<br />
Toujours est-il que pour répondre à ma question de départ, "que devient l'argent des pauvres ?", toujours sans souci d'exhaustivité, on peut dire qu'il y en a une partie non négligeable qui revient à ceux et celles qui savent exploiter la misère d'autrui. Alors que l'on braque le regard sur les dépenses des pauvres, laisser un peu de côté les dépenses volontaires et s'intéresser aux dépenses contraintes ne ferait pas forcément de mal au débat public. Il y a quelques très sérieuses questions à poser. Avec des réponses qui ne feront sans doute pas consensus. Mais ça vaut le coup d'ouvrir la discussion. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com11tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-84664772968047223432017-03-16T16:22:00.003+01:002017-04-18T09:25:31.274+02:00L'origine des inégalités d'origine <div style="text-align: justify;">Quand on me parle des difficultés de l'école, je pense à beaucoup de choses : aux inégalités, aux choix pédagogiques, au manque chronique de moyens, à la crise de légitimité, à la formation des enseignants, à la ségrégation, à la violence symbolique et physique... bref, la liste est longue. <a href="http://www.rtl.fr/actu/politique/cedric-villani-emmanuel-macron-attire-beaucoup-de-talents-7787609387">Cédric Villani</a>, médiatique mathématicien au style vestimentaire si délicieusement désuet, lui, lorsqu'on lui demande "qu'est-ce qui ne fonctionne pas [à l'école] ?", répond "l'immigration". Alors, certes, il le fait avec une évidente bienveillance, parlant de la France comme une "terre d'immigration", ce qui a fait "la force de la science française" (un thème récurrent chez lui), parlant d'une société "chamarée" ou "colorée", vantant les qualités de l'école française. Mais il voit quand même dans l'immigration un "grand enjeu" de l'école, un problème auquel une solution doit être trouvée. Ce qui nous donne, passé à la moulinette d'un certain journalisme, <a href="http://www.lopinion.fr/edition/politique/immigration-education-cedric-villani-met-pieds-dans-plat-121930?utm_source=twitter&utm_medium=social&utm_content=divers&utm_campaign=share">cet article des Echos</a>, dont le chapeau est sans ambiguïtés, lui : "pour le mathématicien, engagé aux côtés d’Emmanuel Macron, les difficultés de notre système scolaire sont notamment dues à l’immigration". Vu les instrumentalisations qui s'annoncent de tels propos, y compris à l'encontre des intentions initiales de notre fringuant médaillé Fields, il n'est peut-être pas inutile de faire un petit point sur ce que l'on sait des immigrés et surtout de leurs descendants dans le système éducatif français. <br />
<span id="fullpost"><br />
Revenons d'abord sur les propos de Villani. Ils valent le coup d'être écouté en détail, ne serait-ce que pour mesurer la distance entre ce qui en sera retenu médiatiquement et leur contenu. <br />
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<iframe width="560" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/xdyaQqDpiwQ" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
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Si vous avez visionné l'extrait vidéo ci-dessus, vous avez pu entendre que tout cela est extrêmement confus. Il n'est guère facile de comprendre précisément quel est l'argument de Cédric Villani. Il semble dire que les moindres performances de l'école française par rapport à celles des autres pays s'expliquent par une plus forte présence des (enfants d')immigrés, dont on peut alors supposer qu'ils obtiennent des résultats scolaires inférieurs à ceux des "natifs". Mais il ajoute aussi que la France sait si bien composer avec ces difficultés-là qu'elle n'a guère à rougir face aux autres pays, pour lesquels elle constituerait même, apparemment, un modèle. Il faut donc supposer que les résultats de ces mêmes élèves descendants d'immigrés ne sont pas si mauvais. Tout cela, contraint en grande partie par le dispositif radiophonique qui exige une réponse courte - une minute et trente secondes ! -, peut laisser l'auditeur avec beaucoup de doutes et peu de réponses. Si ce n'est ce point : les difficultés de l'école sont la faute des immigrés... La fachosphère n'a d'ailleurs pas tardé à reprendre l'extrait d'interview, tant il est possible de le comprendre dans le sens qui arrange ses obsessions maladives. Il n'est ainsi pas inutile de revenir un peu sur les performances scolaires des descendants d'immigrés, une question sur laquelle les recherches sociologiques sont à la fois nombreuses et concordantes - je dirais même cumulatives... <br />
<br />
<b>It's inequality, stupid</b><br />
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Commençons par le commencement : que les descendants d'immigrés obtiennent, en moyenne, des résultats inférieurs à ceux des natifs est un résultat bien établi. Ce n'est guère un résultat nouveau : il était déjà bien connu dans les années 1960, et les données les plus récentes le confirment. Sur le panel d'élèves rentrés en sixième en 1995 et suivis tout au long de leur scolarité, 64,2% des enfants dont la famille n'était pas immigrés ont obtenu le bac, contre 50-55% pour les descendants de l'immigration du Maghreb, de l'Afrique Subsaharienne ou du Portugal (voir tableau ci-dessous, <a href="http://www.inegalites.fr/spip.php?article1458">tiré de cet article</a>). Seuls les descendants d'immigrées d'Asie du Sud-Est obtiennent des résultats supérieurs aux "natifs". <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-86iLSxsjSXU/WMgZI1sLtmI/AAAAAAAABjk/1GoP4LMhCmQ96tH6Ii-q1eys-gtONNKKACLcB/s1600/Tableau1.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-86iLSxsjSXU/WMgZI1sLtmI/AAAAAAAABjk/1GoP4LMhCmQ96tH6Ii-q1eys-gtONNKKACLcB/s320/Tableau1.PNG" width="286" height="320" /></a></div><br />
Les données de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO), menée en 2008-2009 mais reconstituant les biographies des individus, permet également de voir que les descendants d'immigrés sont plus souvent sans diplômes au-delà du brevet que les "natifs" : 18% contre 11%, avec une moyenne de 12% pour l'ensemble de la population entre des 20-35 ans (voir tableau suivant, <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1374016?sommaire=1374025">tiré de cet article</a>, cliquez pour voir en plus grand). <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-XKdBxAAeO5s/WMgd6anzreI/AAAAAAAABjw/9dleg7IoEJcbQrEiwsNg8vEgBMmOY0F9gCLcB/s1600/Tableau2.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-XKdBxAAeO5s/WMgd6anzreI/AAAAAAAABjw/9dleg7IoEJcbQrEiwsNg8vEgBMmOY0F9gCLcB/s400/Tableau2.PNG" width="400" height="211" /></a></div><br />
Ce point est difficilement discutable. On le retrouve également si, plutôt que de mesurer l'obtention des diplômes, on se tourne vers les performances proprement dites, telles que mesurées par exemple par les enquêtes PISA (on y reviendra). Mais il n'est en fait pas très intéressant. Car la question est surtout de savoir <i>pourquoi</i> on constate ces différences de réussite. L'origine des inégalités entre origines (vous suivez ?) est essentielle à l'argument. <br />
<br />
En effet, les populations des enfants "natifs" et des enfants "issus de l'immigration" - pour reprendre l'expression consacrée bien que fort imprécise - ne sont pas comparables, loin de là. Les familles immigrées connaissent, en moyenne, des conditions de vie très différentes de celles également moyennes dans l'ensemble de la population : la part des ouvriers, des sans-diplômes, etc. y est beaucoup plus importantes. Comparer de façon brute les résultats et les performances des élèves "issus de l'immigration" est donc problématique. Cela permettra certes de dire que, parmi les descendants d'immigrés, on trouve plus de personnes sans diplômes ou en difficultés scolaires. Mais cela ne permettra pas de savoir si leurs difficultés proviennent de leur qualité d'enfants d'immigrés ou de celle d'enfants d'ouvriers. C'est en gros la question qui est au cœur de la remarque de Villani. <br />
<br />
Il existe une solution toute mathématique à ce problème : ce que l'on appelle le <i>raisonnement toutes choses égales par ailleurs</i>. Il s'agit, par une procédure de modélisation statistique, de ne comparer que des individus strictement comparables au vu de certains critères. En gros, on isole au sein de la population uniquement les enfants présentant tous les caractéristiques A, B, C, etc. mais se différenciant par la seule caractéristique Z. Et on regarde s'il existe des différences significatives, que l'on pourra alors attribuer à Z (attribution toute statistique, qui suppose que l'on n'a pas oublié une variable cachée dans l'histoire...). Si l'on compare, par exemple, les enfants d'immigrés et de "natif" dont aucun des parents n'a le baccalauréat, les écarts se réduisent considérablement, au point de disparaître ou de devenir négligeables pour la plupart... voir de s'inverser légèrement (cf. le tableau suivant, <a href="http://www.inegalites.fr/spip.php?article1458">tiré de cet article précédemment cité</a>). Les modèles "toutes choses égales par ailleurs" sont des généralisations de ce raisonnement, autorisant à intégrer un grand nombre de variables. <br />
<br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-Y5-SEZzT618/WMgjjPrF5HI/AAAAAAAABkA/sq7d-LuKjNY6fwVm-Hxtg98cVeezr7xJQCLcB/s1600/Tableau3.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-Y5-SEZzT618/WMgjjPrF5HI/AAAAAAAABkA/sq7d-LuKjNY6fwVm-Hxtg98cVeezr7xJQCLcB/s400/Tableau3.PNG" width="301" height="400" /></a></div><br />
Les travaux recourant à ces méthodes sont anciens : <a href="http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1964_num_19_5_11301">on peut les faire remonter au moins jusqu'à cet article de Paul Clerc en 1964</a>. Ils ont été régulièrement reconduit, avec des données différentes, s'intéressant parfois à l'obtention de diplômes, parfois aux scores obtenus dans des tests standardisés. D'une façon générale, les résultats sont convergents : c'est ce que note Matthieu Ichou dans la conclusion d'<a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2013-1-page-5.htm">un article de 2013 qui constitue l'une des itérations les plus récentes de ce type d'analyse, appuyée à la fois sur les données du panel 1997 (c'est-à-dire le suivi des élèves rentrés en sixième cette année-là) et celles de l'enquête TeO 2009</a> : <br />
<br />
<blockquote>La leçon la moins originale est pourtant la plus importante sociologiquement et, sans doute, politiquement : les moins bons résultats scolaires des enfants d’immigrés par rapport aux enfants de natifs s’expliquent d’abord et avant tout par la position sociale qu’occupent leurs parents. Les enfants d’immigrés sont bien plus nombreux que les enfants de natifs à avoir des parents faiblement pourvus en capitaux économique et scolaire. Pour cette raison, ils échouent plus souvent à l’école. Ce résultat est une constante dans la littérature sociologique sur le sujet.</blockquote><br />
La conclusion générale de cette maintenant vaste littérature est donc simple : ce n'est pas tant la migration qui explique les difficultés des descendants d'immigrés mais bel et bien leur position sociale, le fait qu'ils se situent majoritairement dans les catégories les plus défavorisées, économiquement et surtout scolairement. De ce point de vue, la remarque de Cédric Villani aurait dû être que le problème de l'école française, ce n'est pas l'immigration, mais bien les inégalités socio-économiques. En désignant les immigrés comme le problème, il masque les difficultés beaucoup plus profondes de l'école française : le traitement des inégalités. Problème qui a été signalé depuis fort longtemps par plus de sociologues, chercheurs, rapports officiels, mouvements politiques, enquêtes internationales qu'il n'en faut. Et pour lequel, au-delà des lamentations d'usage (j'y reviendrais), on n'a pas forcément énormément avancé. <br />
<br />
<b>Toutes choses égales par ailleurs, ils réussissent... mieux ?</b> <br />
<br />
Cette première conclusion, consensuelle et largement partagée, s'est retrouvée encore plus forte dans certains travaux : certaines enquêtes montrent que, non seulement les descendants d'immigrés ne rencontrent pas plus de difficultés scolaires que les "natifs" <i>toutes choses égales par ailleurs</i>, mais que même ils en rencontrent moins. Il est régulièrement arrivé, dans les enquêtes menées, que le fait d'être descendants d'immigrés soit associé, une fois contrôlées les autres variables, à une plus grande réussite scolaire. Les travaux de Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille en 1996 et 2000, appuyés sur les panels d'élèves entrées en sixième la même année, constituent ici les grandes références (voir dans la bibliographie de l'article de Matthieu Ichou). Ils montrent que toutes choses égales par ailleurs, les enfants d'immigrés rentrent plus souvent en seconde générale et technologique après le collège (plutôt que dans l'enseignement professionnel), et, par la suite, que ces mêmes élèves obtiennent plus souvent le bac général ou technologique.<br />
<br />
Là encore, il faut se poser la question de <i>pourquoi</i> ces différences, pourquoi l'histoire migratoire est-elle non pas, comme on pourrait le penser, un désavantage mais au contraire un avantage ? La réponse qui a été apporté à cette question est importante : ces élèves et leurs familles présentent, par rapport aux familles de milieu populaire "natives", une plus forte ambition scolaire. C'est l'étude des "bacheliers de première génération" qui montre le mieux cela : il ne s'agit pas des "premières générations" d'élèves "issus de l'immigration", mais des premières générations de bacheliers, c'est-à-dire qui obtiennent le bac - général, technologique ou professionnel - alors que leurs parents n'ont pas de diplôme équivalent. Ces élèves-là s'avèrent généralement faire des choix moins ambitieux que les autres (<a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/1372412?sommaire=1372421">voir cet article de Jean-Paul Caille et Sylvie Lemaire</a>). Mais, au sein de cet ensemble, les enfants d'immigrés - environ 15% de ces bacheliers de première génération pour les élèves du panel 1995 - font eux des choix relativement plus ambitieux. La raison en est expliqué dans l'article précédemment cité : <br />
<br />
<blockquote>D’une part, les enfants d’immigrés qui, huit fois sur dix, appartiennent à des familles dont la personne de référence est un ouvrier ou un employé de service, rejettent d’autant plus la condition ouvrière (<a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-80___au_bac____et_apr__s__-9782707141514.html">Beaud S., 2002</a> ; <a href="http://www.education.gouv.fr/cid4945/perception-systeme-educatif-projets-avenir-des-enfants-immigres.html">Caille J.-P., 2007</a>) qu’une forte aspiration à la mobilité sociale est sous-jacente au projet migratoire de leurs parents. Par ailleurs, ceux-ci sont souvent originaires de pays où l’offre scolaire était faible. À la différence des autres parents non-bacheliers, leur faible niveau de diplôme relève plus de la déscolarisation que d’un échec scolaire. Ils se positionnent donc de manière plus positive par rapport au système éducatif français, alors que pour beaucoup de parents non-bacheliers, les difficultés scolaires de leur enfant seraient plus souvent vécues comme la poursuite de leur propre échec.</blockquote><br />
Ce point est important parce que, si l'on peut voir là quelque choses de positifs, il y a fort à parier que la reproduction brute des inégalités par le système scolaire aient des conséquences à long terme : si les enfants d'immigrés obtiennent toutes choses égales par ailleurs une plus forte réussite, ils n'en obtiennent pas moins en moyenne des résultats plus faibles du fait des faibles capitaux scolaires de leurs familles... Et à la génération suivante, l'effet positif qu'impliquent des ambitions plus fortes risque fort de disparaître avec ces mêmes ambitions que l'on aura peut-être plus pour enfants après avoir expérimenté la cruauté du jeu scolaire... L'intégration, dans cette perspective, pourrait bien avoir un goût amer. <br />
<br />
<b>It's systemic racism, stupid</b><br />
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Revenons cependant sur la question des effets de l'origine des élèves sur la réussite scolaire. Si le constat que j'ai évoqué plus haut - que les difficultés des enfants d'immigrés sont liées avant tout à la condition socio-économique de leurs familles - demeure largement valable, certains travaux récents ont affinés les analyses et donnent une vue plus complexes de la réalité. Le reproche principal que l'on peut faire aux travaux classiques est d'utiliser des catégories relativement générales, notamment en ne distinguant pas les "descendants d'immigrés" en fonction de leurs origines. Deux types d'enquêtes ont conduit à complexifier l'approche : d'une part, les enquêtes PISA, d'autre part, l'enquête TeO, dont on aura décidément compris qu'elle aura marqué l'histoire de la statistique française (la preuve : j'ai travaillé dessus dans ma thèse - ceci est un moment d'autopromotion éhontée et hors sujet). <br />
<br />
L'une comme l'autre ont mis en avant le fait que, même toutes choses égales par ailleurs, les élèves de certaines origines obtiennent des résultats moins bons que les "natifs", autrement dit que ces origines sont des variables explicatives significatives - au sens statistique de ces deux termes - des résultats scolaires. Dans le cas des enquêtes PISA, c'est les acquis des élèves à 15 ans qui sont mesurés. L'édition 2012 notait ainsi l'existence d'un écart en mathématiques entre les élèves issus de l'immigration et les autres même après contrôle des variables socio-économiques (cf. <a href="http://www.oecd.org/pisa/keyfindings/PISA-2012-results-france.pdf">ce document</a> et capture d'écran ci-dessous). Qui plus est, cet écart, qui se retrouve dans tous les pays où l'enquête est menée, est plus fort en France qu'ailleurs... Ce qui contredit Cédric Villani lorsqu'il affirme que la France traite mieux ses descendants d'immigrés que les autres... <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-gKiT52jjfug/WMmambJwKwI/AAAAAAAABkU/nMO99amXRVAxovf3Q1VDPot0NHNJ6Js3wCLcB/s1600/PISAImmigration.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-gKiT52jjfug/WMmambJwKwI/AAAAAAAABkU/nMO99amXRVAxovf3Q1VDPot0NHNJ6Js3wCLcB/s400/PISAImmigration.PNG" width="400" height="136" /></a></div><br />
On reste cependant sur une variable "issus de l'immigration" plutôt agrégée. C'est avec l'enquête TeO qu'il a été surtout été possible de s'intéresser aux différences entre origines - même si Matthieu Ichou l'a fait avec le panel 1997 dans l'article précédemment cité (mais en utilisant TeO pour cadrer certaines données). Parce qu'elle est basée sur un échantillon large, cette enquête a permis de disposer de sous-échantillon de tailles suffisamment importantes pour permettre d'étudier un peu plus finement les effets des différentes origines. Les deux tableaux suivants - tirés d'un dossier de presse disponible ici - montrent successivement l'effet brut et l'effet net de ces origines, autrement dit, d'abord sans raisonnement "toutes choses égales par ailleurs" puis avec (cliquez pour les voir en plus grand). <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-bA5_e_khFHw/WMmdbL1RA-I/AAAAAAAABkk/Xi_PPmHHP5s2XONweuVPcIOHf-9nT565gCLcB/s1600/TeO1.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-bA5_e_khFHw/WMmdbL1RA-I/AAAAAAAABkk/Xi_PPmHHP5s2XONweuVPcIOHf-9nT565gCLcB/s400/TeO1.PNG" width="400" height="301" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-tP1-u4l1kxM/WMmdbDcNqNI/AAAAAAAABkg/Qa3L7BW6K3UCvmUonjZqUyOHbMrYDkVgQCLcB/s1600/TeO2.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-tP1-u4l1kxM/WMmdbDcNqNI/AAAAAAAABkg/Qa3L7BW6K3UCvmUonjZqUyOHbMrYDkVgQCLcB/s400/TeO2.PNG" width="400" height="304" /></a></div><br />
Comme on peut le voir, pour certaines origines au moins, il y a un effet sur la probabilité de ne pas avoir de diplôme au-delà du brevet même une fois pris en compte les effets des variables socio-économiques. Comme le note le dit dossier de presse : " toutes choses égales par ailleurs, un descendant d’immigré(s) d’Afrique guinéenne ou centrale est deux fois plus soumis au risque d’abandon scolaire prématuré qu’un garçon de la population majoritaire". On peut voir que c'est pour les garçons descendant d'immigrés de Turquie, d'Afrique guinéenne ou centrale, du Maroc, d'Algérie ou de Tunisie, et pour les filles descendantes d'immigrés de Turquie que les risques de ne pas avoir de diplôme au-delà du bac sont plus élevés toutes choses égales par ailleurs. <br />
<br />
Lorsque l'on énonce de tels résultats, on peut déjà entendre les clameurs ravies de certains dénonciateurs virulents et maniaques de la bien-pensance et des bobos parisiens éloignés de la vraie vie des vrais gens de la vraie France du vrai pays réel. Pour ces Grands Penseurs, évidemment imperméables à toute idéologie bien qu'ils utilisent tous étrangement les mêmes expressions toutes faites puisées dans les chroniques de Zemmour et les colonnes de Causeur, voilà la preuve que, oui, il y a un problème avec l'immigration et que personne ne veut le dire, que l'on nie les différences culturelles incompressibles et indépassables, le choc des civilisations toujours à venir et toujours déjà là, et qu'il faudrait bien enfin reconnaître que ces gens-là ne sont pas comme nous. En un sens, on est habitué. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là tenteront de détourner à leur avantage l'excellente enquête TeO : ils ont déjà essayé d'y trouver un "racisme anti-blancs" qui n'existe que dans leurs têtes (parce que si, effectivement, on trouve des membres de la "population majoritaire" qui se disent victimes d'actes de discriminations racistes, rien dans la définition de l'enquête ne dit que cette "population majoritaire" est intégralement blanche... cf. <a href="http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/09/27/il-y-a-une-ethnicisation-des-rapports-sociaux-en-france_1766672_823448.html">la première réponse de cette interview</a> ou la documentation de l'enquête ; on les invitera aussi à chercher <a href="https://books.google.fr/books/about/L_id%C3%A9ologie_raciste.html?id=eCe5AAAAIAAJ&redir_esc=y&hl=fr">une définition un peu plus solide du racisme</a>).<br />
<br />
Il est pourtant nécessaire pour eux de se calmer. Car, une fois de plus, il faut revenir à la question essentielle : <i>pourquoi </i> ? Quelle est l'origine de ces différences ? Comment expliquer ces inégalités de performance et de réussite en fonction de l'origine ? Les attribuer à des différences individuelles ou culturelles serait aller un peu vite en besogne. En la matière, il ne faut pas oublier que la réussite scolaire d'un élève met en jeu au moins deux acteurs : l'élève... et l'école. Lorsque l'on analyse les effets de différence de capital scolaire, on tient compte, dans la lignée de Bourdieu, de la façon dont celui-ci est attendu, reçu et transmis ou non par l'école, qui ne fait pas qu'enregistrer des capacités a priori des élèves, mais les légitime ou non, les modèle ou non. Et, ici, on peut légitimement se poser quelques questions quant à ce que ces différences de performances en fonction de l'origine doivent à l'école française... <br />
<br />
La simple observation des résultats permet de noter quelques points intéressants. D'abord, comme on peut le voir, l'effet de ces variables d'origine est très genrée : mis à part pour l'origine turque, l'effet négatif joue uniquement sur les garçons. Les filles de certaines origines disposent même d'un effet positif, correspondant peu ou prou à ce que j'ai décris plus haut. C'est une dimension essentielle, puisque cela signifie que l'origine ou la migration ne jouent pas seules : c'est leur combinaison avec le genre masculin qui produit cet effet négatif. Or, il s'agit là d'un phénomène bien connu dans l'ensemble de la population : filles et garçons obtiennent des résultats scolaires différents, à la faveur des premières. Et ce du fait de socialisation fortement différenciées en la matière - souci scolaire, jeux calmes et importance des interactions pour les unes, tolérance aux écarts de conduite (<i>boys will be boys</i>), jeux violents, et compétition pour les autres. Bart et Lisa Simpson en d'autres termes. Deuxièmement, les origines en question sont tout de même remarquables : elles correspondent aux minorités les plus visibles... et contre lesquelles existent finalement les discriminations raciales les plus fortes... discriminations qui touchent tout particulièrement les garçons... Tiens, tiens, tiens. <br />
<br />
C'est l'un des autres apports de TeO que d'avoir également cherché à évaluer les niveaux de discriminations ressentis et subis par les populations étudiées. Et les descendants d'immigrés dont il est question ici rapportent précisément des sentiments de discriminations racistes à l'école plus fort que les autres, notamment en ce qui concerne l'orientation (<a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01091401">voir cet article, appuyé sur TeO</a>). On peut alors facilement comprendre qu'une telle situation implique un rapport à l'école plus compliqué, moins positif et au final tant des apprentissages que des orientations moins réussies. D'autant qu'il ne s'agit pas juste de sentiments, mais bien d'une réalité concrète : les élèves sont traités de façon différentes par l'école en fonction de leur "race" perçue. C'est ce que montre, notamment, un livre récent de Béatrice Mabillon-Bonfils et François Durpaire qui a fait grand bruit dans le monde enseignant (la citation suivante est issue de ce <a href="http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/01/11012016Article635880901423302360.aspx">compte-rendu</a>) : <br />
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<blockquote>Ces données sont confortées par les travaux réalisés par les auteurs ou répertoriés par eux. Ainsi une enquête auprès des lycéens montre que 46% des jeunes originaires d'Afrique noire se sentent discriminés et 39% des jeunes d'afrique du nord. Une étude s'appuyant sur des copies tests affublées d'un prénom musulman ou chrétien montre que les jeunes musulmans sont moins bien notés que les autres. Le poids des stéréotypes joue à leur détriment. Un sondage porté auprès des enseignants montre que l'Islam est perçu comme beaucoup moins compatible avec la République que les autres religions. Quand on demande quelle religion peut poser des problèmes au quotidien des établissements, les professeurs désignent à 76% l'Islam. Enfin une étude des manuels scolaires montre qu'ils véhiculent des stéréotypes islamophobes.</blockquote><br />
Si l'on reprend les données de TeO, on peut voir que l'essentiel des inégalités entre les enfants originaires des "minorités visibles" et les autres se font au moment du collège. Par la suite, l'effet de l'origine s'efface pour l'obtention du bac ou d'un diplôme du supérieur - évidemment, pour ceux qui ont "survécu" jusque là... Mais le fait que le collège soit un moment critique, comme le soulignent les auteurs de TeO, n'est en rien étonnant. C'est à ce moment-là que les sanctions notamment participent à ce que <a href="https://socio-logos.revues.org/2486">Sylvie Ayral</a> appelle la "fabrique des garçons" : ceux-ci se servent, en fait, des sanctions appliquées plus promptement à eux qu'aux filles pour construire et affirmer une virilité à laquelle ils ont également très fortement incités... y compris par l'école elle-même ! Si, en outre, les dites sanctions s'appliquent plus fortement à des enfants "racisés", on peut comprendre que l'école en vienne à construire des identités anti-scolaires chez les enfants en question... Ce qui conduit à leur exclusion précoce, et à tout ce qui s'ensuit. <br />
<br />
Aux Etats-Unis, avec lesquels la comparaison est d'autant plus tentante que Cédric Villani se permet de les évoquer, la question est bien connue : on y parle couramment du "school-to-prison pipeline", soit du "pipeline menant de l'école à la prison", une notion qui a même droit à sa <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/School-to-prison_pipeline">page Wikipédia</a>. Sans entrer dans tous les débats qui l'entourent, l'idée est la suivante : les enfants Noirs, et spécifiquement les garçons, font l'objet d'une surveillance et de sanctions scolaires plus fortes que les Blancs, dans un contexte de criminalisation des fautes scolaires (y compris par le recours à la police). Cela conduit à leur exclusion précoce du système scolaire, les laissant plus facilement à la merci de la délinquance, avec la prison comme point d'arrivée - et ce d'autant que l'activité policière les vise tout particulièrement, et que la justice condamne plus facilement et plus lourdement les ressortissants des minorités raciales et les peu qualifiés... Il y a ainsi un véritable lien entre l'école et la sur-représentation carcérale de ces minorités. C'est ce que l'on appelle classiquement le <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/09/le-racisme-comme-systeme.html">"racisme systémique"</a>, celui qui n'a pas besoin de gros nazis brûlant des croix déguisés en fantômes pour exister, celui qui peut se contenter de règles apparemment impersonnelles, aveugles aux couleurs ("<i>colorblind</i>"), mais qui, inconsciemment parfois, mécaniquement souvent, conduit à un traitement différencié en fonction de la "race"... et conduit à des inégalités tout ce qu'il y a de plus tangible (cf. notamment <a href="https://www.scienceshumaines.com/etats-unis-la-nouvelle-fracture-raciale_fr_36926.html">cet excellent article de Sciences Humaines</a>).<br />
<br />
On comprend ainsi pourquoi les filles descendantes d'immigrés ne connaissent pas le même désavantage que les garçons : plus intégrées à l'ordre scolaire, moins sanctionnées car perçues comme moins menaçantes ou devant être sauvées (quitte à ce que ce soit malgré elles), elles sont moins soumises à ces mécanismes d'exclusion. Et les faibles ressources familiales en termes de capital scolaire les affectent moins puisque, précisément, elles les trouvent plus facilement à l'école. D'autant que les ambitions peuvent être d'autant plus élevées pour elles de la part de mères qui souhaitent que leurs filles ne reproduisent pas leur destin de femmes au foyer. <br />
<br />
Bien qu'encore peu populaire de ce côté de l'Atlantique, où elle sent encore un peu le souffre, cette explication est pourtant particulièrement suggérée par les données de TeO. On peut ainsi lire, dans un <a href="http://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2016/01/28/ecole-pourquoi-les-garcons-issus-de-l-immigration-ont-autant-de-mal_4855509_1654200.html">article du Monde</a> rapportant ces différentes inégalités : <br />
<br />
<blockquote>Et l’école ? A son corps défendant, elle participe, elle aussi, à l’échec des garçons qui posent problème. Les élèves ne sont pas traités de la même façon selon leur origine, et les enfants de l’immigration les moins favorisés le perçoivent très bien. C’est ce que confirment les travaux de Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, deux sociologues ayant participé à l’enquête TeO. Dans un article publié en 2013 dans la revue Economie et statistique de l’Insee, ils mettent en relation le sentiment d’injustice à l’école et l’origine migratoire. Les garçons déclarent une fois et demie à deux fois plus que les filles avoir eu le sentiment d’être discriminés, en premier lieu sur la question de l’orientation. « Ce sentiment s’exprime d’autant plus que ces garçons ont eu un cumul d’expériences scolaires négatives – redoublement, sortie précoce du système scolaire, orientation en filière professionnelle quand ils espéraient la filière générale », détaille Yaël Brinbaum. C’est chez les enfants issus des minorités visibles que le sentiment de discrimination est le plus fort. Or, l’enquête TeO le montre à diverses reprises, quand des enfants d’immigrés déclarent éprouver un sentiment d’injustice, l’expression qu’ils en donnent minore la réalité de cette injustice. </blockquote><br />
Cette explication par le racisme systémique n'est pas la seule avancée pour comprendre les différences de réussites en fonction dans des origines migratoires. Matthieu Ichou, dans l'article que j'ai longuement cité précédemment, en évoque également une autre : les catégories françaises mesurant la position socio-économique ne rendent pas correctement compte des différences de dotation en capital scolaire pour les immigrés. Des parents qui vont être classés comme "ouvriers" en France peuvent présenter des différences importances du point de vue de leur position dans leur pays d'origine. Ainsi, venir de zones rurales ou au contraire fortement urbanisées correspondent à des positions relatives différentes dans les pays d'origine, mais qui font l'objet d'un même classement en France. Un <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/2492183?sommaire=2492313">article encore plus récent de Jean-Paul Caille, Ariane Cosquéric, Emilie Miranda et Louise Viard-Guillot</a> s'est également intéressé aux différences de réussite au collège non pas entre les descendants d'immigrés et les "natifs", mais au sein même des descendants d'immigrés. Leur conclusion est que c'est le capital culturel/scolaire qui est déterminant et non leur passé migratoire. Bref, l'explication par le capital scolaire et la position socio-économique a encore de beau jour devant elle, et il serait malvenue de la balancer par la fenêtre à la faveur d'une lecture un peu rapide des données...<br />
<br />
<b>Et Cédric Villani dans tout ça ?</b><br />
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Au final, on le voit, le portrait de l'école française ne correspond pas vraiment à celui qu'en fait Cédric Villani dans sa brève intervention radiophonique. Dire que les difficultés de l'école française, ou ses moindres performances, s'expliquerait par la présence des descendants d'immigrés apparaît complètement erroné : il vaudrait mieux s'en prendre au niveau des inégalités socio-économiques. Mais, en outre, il ne semble pas que l'école française traite si bien ses élèves descendants d'immigrés. Je dois avouer que je n'arrive pas à savoir à quelles données se réfèrent le mathématicien pour dire que la France a ici de meilleures performances que les autres pays - PISA disant, de fait, le contraire. Je serais volontiers preneur de tout éclairage en la matière. <br />
<br />
Une dernière remarque : François Dubet l'a souvent répété, l'une des vertus de ces fameuses enquêtes PISA, aussi discutées et contestées qu'elles aient pu être en France, est qu'elles ont obligé la France a sortir d'un discours d'auto-célébration continuelle de son école. On ne s'est finalement jamais préoccupé aussi sérieusement des conséquences des inégalités sociales que depuis que l'on sait que l'on ne fait pas mieux que nos voisins - on n'a pas forcément agit contre, mais tout au moins reconnait-on plus facilement qu'il y a un problème. Le discours de Cédric Villani rappelle que le risque inverse existe : si nous faisons mieux que les autres, on pourra s'auto-célébrer et ne pas en faire beaucoup plus... Au-delà des performances relatives de l'école, il est bon de ne pas oublier que ses performances absolues sont tout aussi importantes, qu'en fait les premières ne devraient jamais servir que de guide pour essayer d'améliorer les secondes. A la question "quelle école voulons-nous ?", il n'est pas dit que l'on puisse répondre "une qui soit meilleure que celle des autres". <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com9tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-61784450456645820952017-01-29T10:00:00.000+01:002017-01-29T10:00:07.910+01:00Le revenu universel est-il la nouvelle parité ? <div style="text-align: justify;"><a href="http://www.scienceshumaines.com/l-allocation-universelle_fr_32686.html">L'idée de revenu ou d'allocation universelle</a> a connu ces derniers années un succès fulgurant : encore cantonnée à des cercles de militants marginaux il y a peu de temps, la voilà propulsée au sommet de l'agenda politique par le biais des prises de position des candidats de la primaire de la gauche. Evidemment, elle est loin de faire consensus : on en débat âprement dans <a href="http://www.liberation.fr/debats/2017/01/03/pour-ou-contre-le-revenu-de-base_1538872">les colonnes de Libération</a>, on y voit un "<a href="http://www.regards.fr/web/article/le-revenu-universel-un-piege-liberal">piège libéral</a>", on en espère <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20/l-invite-de-8h20-11-janvier-2017">une libération de toute la société</a>, on y consacre des <a href="http://sociologie.revues.org/3089">enquêtes anthropologiques</a>. A-t-elle quelque chance d'être mise en place ? Il n'y a évidemment pas de certitudes, mais cela semble moins impossible qu'il y a encore quelques années. En fait, la trajectoire de cette proposition politique n'est pas sans en rappeler une autre, bien plus comparable que l'on ne pourrait le penser : celle de la parité. <br />
<span id="fullpost"><br />
A priori, la parité n'a pas grand chose à voir avec le revenu universel : les deux propositions s'emploient à traiter des problèmes différents, et recourent à des moyens tout aussi différents. Mais, au-delà du fond, il y a un certain nombre de points communs dans leur histoire. L'une comme l'autre constituent des projets anciens : si, concernant le revenu de base, on cite généralement Thomas Paine en 1795, il est tout aussi courant de faire remonter l'idée de la parité à Hubertine Auclert en 1880. Les deux ont également connu un succès rapide dans les dernières décennies : la parité revient sur le devant de la scène politique à la faveur de la publication d'un ouvrage de Françoise Gaspard, Anne Le Gall et Claude Servan-Schreiber intitulé <i>Au pouvoir, citoyennes ! Liberté, Égalité, Parité </i> en 1992. C'est en 2000, sous le gouvernement de Lionel Jospin, qu'elle sera inscrite dans la loi française - une accélération qui n'est pas sans rappeler celle à laquelle on assiste aujourd'hui. Il fallut cependant, pour rendre effective cette modification, un changement dans la constitution, ce qui est comparable à l'ampleur des transformations que pourrait introduire le revenu universel dans la protection sociale française. Enfin, dernier point commun, la parité a soulevé de nombreuses oppositions aussi bien à droite qu'au sein de la gauche, et jusque dans les mouvements féministes les plus progressifs, de nombreuses féministes, et non des moindres, s'y étant longtemps opposées.<br />
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Il ne s'agit pas pour moi, en faisant cette comparaison, de dire qu'il est inévitable que le revenu universel soit adopté - en la matière, comme en bien d'autres, je me garderais de faire toute prédiction. Il ne s'agit pas non plus de dire que ceux et celles qui s'y opposent aujourd'hui en découvriront les vertus et s'y rallieront plus tard, comme cela a pu être le cas pour la parité - même chose, les prédictions, c'est pas mon truc. Plus simplement, il me semble que revenir sur le cas de la parité permet de comprendre à quelles conditions le succès présent de la notion de revenu universel a été possible, quelle qu'en soit la destinée à venir. Plus généralement encore, c'est l'occasion de réfléchir sur une question qui n'est guère triviale : comment une proposition qui rencontre autant d'oppositions, et des oppositions forts diverses, peut-elle, malgré cela, se retrouver si centrale et avoir quelque chance de se concrétiser ? <br />
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C'est à Laure Bereni que l'on doit l'analyse la plus fine du processus qui a conduit à l'adoption de la parité en France : d'abord dans <a href="http://www.cairn.info/revue-politix-2007-2-page-107.htm">différents</a> <a href="http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2009-2-page-301.htm">articles</a> et finalement dans <a href="https://lectures.revues.org/18638">un livre important</a>. Elle note que les revendications et mouvements féministes s'étaient quelque peu atténués au cours des années 1980, ce qui rend le surgissement de la question de la parité au début des années 1990 d'autant plus étonnant. Mais la mise sur l'agenda politique que constitue la publication d'un livre sur la question va provoquer la réaction de ce que Laure Bereni appelle <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01349832/document">"l'espace de la cause de la femme"</a> : celui-ci est constitué de différentes mouvances idéologiques - l'opposition entre un féminisme différentialiste et un féminisme matérialiste par exemple - et différents pôles ou sites d'action - les mouvements féministes proprement dits en font partie, mais pas seulement, puisqu'il faut aussi y compter l'activité académique, le militantisme politique au sein des partis traditionnels, la mobilisation de fonctionnaires et d'autres représentants de l'Etat, etc. Cet "espace de la cause des femmes" est l'un des apports les plus importants du travail de Laure Bereni : il permet de penser les mobilisations féministes au-delà de ce que permet la catégorie tradtionnelle de "mouvement social", qui s'y trouve inclut sans que l'analyse ne se limite ainsi aux formes "traditionnelles" de la conflictualité.<br />
<br />
C'est surtout ce concept qui permet de comprendre l'adoption de la parité malgré les obstacles et oppositions nombreuses que rencontraient alors l'idée : en un sens, la parité est l'émanation directe, la manifestation la plus claire, de cet espace de la cause des femmes. En effet, celle-ci va conduire à des tendances "centrifuges" au sein de cet univers hétérogène, c'est-à-dire que les différentes composantes qui le composent vont trouver à s'aligner derrière cette idée de parité. D'abord parce qu'il est rapidement difficile de ne pas se positionner par rapport à elle : si l'espace de la cause des femmes est hétérogène, il est également assez fortement intégré, notamment par la circulation et la multiposionnalité de bon nombre de ses actrices. C'est le cas, par exemple, de François Gaspard, l'une des auteurs de l'appel original : députée PS, maîtresse de conférence à l'Ehess, experte auprès d'organisations internationales... Elle est ainsi capable de diffuser largement l'idée, et d'acclimater différentes sphères à celles-ci. Mais en outre, la proposition est de nature à rassembler des mouvances diverses, et c'est finalement d'un peu partout que l'on se range derrière l'idée de parité : les féministes différentialistes peuvent y voir une reconnaissance de la spécificité des femmes - avec l'argument que l'humanité ne saurait se composer, a minima, que d'une homme et une femme - et les positions plus à gauche peuvent se laisser séduire par le volontarisme de la proposition. <br />
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Reste encore un élément clef : la reprise de la proposition par le Parti Socialiste, à l'initiative de Lionel Jospin - influencé par son épouse Sylviane Agacinski - en 1996. Celle-ci s'inscrit alors dans une stratégie de reconquête électorale, où l'idée de parité est présentée comme un moyen de renouveler la démocratie. C'est là que l'on voit sans doute le mieux le rapport avec la séquence actuellement en cours autour du revenu universel : si le PS est bel et bien au pouvoir actuellement, son besoin de renouvellement n'en est pas moins aussi important, si ce n'est plus, qu'il ne l'était en 1996. Et Benoît Hamon utilise de façon très clair le revenu universel comme une façon d'incarner ce renouvellement par une mesure phare et quelque peu ambitieuse, au moins dans l'ampleur des transformations qu'elle promet. D'autres obstacles attendent encore le revenu universel, à commencer par les résultats de ce soir - mais la façon dont il suscite le débat montre qu'il est payant comme marqueur politique, comme l'était, à une autre époque, la parité. <br />
<br />
Mais on peut remonter l'argumentaire : le revenu universel, comme la parité, constitue une proposition de nature à mobiliser des acteurs extrêmement différents. On sait qu'en France, Christine Boutin l'a régulièrement défendu... Aux Etats-Unis, l'idée a pu se trouver sous la plume d'un Milton Friedman, avec l'idée d'améliorer l'efficacité du marché. Si ce sont aujourd'hui des forces de gauche qui semblent de plus en plus se ranger derrière l'idée, y voyant un moyen de lutter contre les nouvelles inégalités et les formes de précarité ou d'exclusion contemporaine, cette généalogie garde son importance car la diversité des soutiens est l'une des clefs du succès de la proposition. <br />
<br />
On voit alors se dessiner un espace non pas, bien sûr, de la cause des femmes, mais tout au moins de la cause des pauvres, des précaires, des vulnérables, etc. - difficile de lui donner un nom car, plus qu'ailleurs, les mots sont ici un enjeu de lutte. Il n'y a en effet pas un mouvement identifié pour le revenu universel, mais plutôt une pluralité d'acteurs qui se situent autour, pour ou contre, avec souvent des attentes et des conceptions bien différentes. Un ensemble d'acteurs qui se préoccupe, bon an mal an, des questions de travail et de précarité. Autant de choses qui avaient bien du mal à trouver, ces dernières décennies, à trouver leur place dans l'espace public. Aussi essentiels qu'ils puissent paraître lorsqu'on les énonce, ces questionnements ont longtemps été occulté par l'empressement du débat public à se centrer sur les questions sécuritaires et identitaires... pour le dire poliment. Associations, mouvements politiques, experts, chercheurs, etc. existaient bel et bien autour de ces questions, et dialoguaient et luttaient entre eux, mais sans que ces débats ne se transforment en une dynamique large et nationale. L'idée de revenu universel y a été débattu, discuté, rejeté, adopté... jusqu'à apparaître aujourd'hui sur le devant de la scène. C'est au final cette mobilisation sotto voce d'un grand nombre d'acteurs qui apparaît susceptible de faire émerger aussi rapidement une telle proposition, et non la seule initiative d'un candidat à une primaire de gauche. <br />
<br />
Un dernier point, peut-être : comme le note Laure Bereni, la question de la parité a quelque peu remobilisé cet espace de la cause des femmes, elle a ravivé, si l'on peut dire, les luttes féministes. Au point d'imposer, presque deux décennies plus tard, l'égalité numérique comme l'étalon de l'égalité entre les hommes et les femmes - un héritage non-négligeable. Le revenu universel pourrait-il faire la même chose ? Raviver les luttes autour des questions du travail en France ? Qu'il soit finalement adopté ou non, que l'on soit d'ailleurs pour ou contre (vous aurez noté que je n'ai exprimé aucun avis là-dessus tout au long de ce billet), on pourrait peut-être s'accorder sur le fait que ce ne serait pas forcément une mauvaise chose. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-79165850914983487412017-01-15T20:47:00.000+01:002017-01-15T20:47:04.010+01:00Awkward Becker<div style="text-align: justify;">Tout a commencé par un tweet. En général, quand une histoire commence comme ça, c'est qu'elle va mal finir. Et c'est effectivement le cas ici. Donc, dans un tweet répondant à un des miens, <a href="https://twitter.com/PasCordelia">@PasCordelia</a> (que vous devriez suivre si vous êtes sur le réseau qui a fait la réputation de Donald Trump) a forgé, chose merveilleuse, le jeu de mot "Awkward Becker" - en référence à ce bon vieil Howard "Howie" Becker que tout le monde connait ici (si ce n'est pas le cas, c'est mal). Et cela aurait pu en rester là si mon esprit plus vif que l'éclair n'avait pas fait le rapprochement avec le meme <a href="http://knowyourmeme.com/memes/socially-awkward-penguin">Awkward Penguin</a> et quelques autres... Et du coup, avec l'aide bénévole de <a href="https://twitter.com/@steve_duteil">@steve_duteil</a>, <a href="https://twitter.com/@Krankorologue">@Krankorologue</a> et <a href="https://twitter.com/@JeanPerave">@JeanPerave</a> pour l'image, je suis très fier de présenter le nouveau meme que tout Internet s'arrache : Awkward Becker.<br />
<span id="fullpost"><br />
Je m'étonne d'ailleurs que personne n'ait eu avant moi l'idée de faire ça, tant Howie (vu le temps que je passe à parler de lui devant différents publics, je me permets cette petite familiarité) est parfait pour faire ce genre de chose. J'espère qu'il me le pardonnera. <br />
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Pour ceux qui l'ignorent, le principe de ce genre de meme est simple : il s'agit de mettre deux phrases rigolotes, généralement soulignant une contradiction à fort caractère humoristique, autour d'une photo type sur fond bicolore improbable. Je ne sais pas quelle est la généalogie de la pratique, mais je l'aime bien quand même. J'intercale entre les images suivantes quelques explications pour ceux d'entre vous qui seraient trop peu rompus à l’œuvre d'Howie - en espérant que ça donne à ceux-ci l'envie d'aller y voir de plus près, ce n'est, après tout, que l'un des sociologues les plus importants du XXe siècle...<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-O4z4yNkPlUo/WHt_pZMS8gI/AAAAAAAABfI/CSeA8RlaJUYN-O1FOWYkHrimOjwy8XvQwCLcB/s1600/AwkwardBecker1.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-O4z4yNkPlUo/WHt_pZMS8gI/AAAAAAAABfI/CSeA8RlaJUYN-O1FOWYkHrimOjwy8XvQwCLcB/s320/AwkwardBecker1.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
<i>Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance</i> est l'ouvrage le plus connu d'Howard Becker. Qui incarne aujourd'hui une sommité dans le monde de la sociologie. Un insider quoi. Drôle, n'est-il pas ? <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-FBWZk4eJgZo/WHuAPN3seHI/AAAAAAAABfM/LqHlSZN5sUUqonAbQulY5gp6FqvABczEgCLcB/s1600/AwkwardBecker2.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-FBWZk4eJgZo/WHuAPN3seHI/AAAAAAAABfM/LqHlSZN5sUUqonAbQulY5gp6FqvABczEgCLcB/s320/AwkwardBecker2.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Dans <i>Outsiders</i>, donc, Howie étudie notamment les consommateurs de marijuana, avec tout particulièrement deux très beaux chapitres sur comment on devient fumeur de cannabis. Je ne sais pas s'il a vraiment nié avoir touché à la chose, mais pour les besoins de la blague...<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-sBxCu6Q-UoY/WHuAjIdJ-MI/AAAAAAAABfQ/6jI1tMDcNUYZzhZaFFwOFQm5viRrLyeZQCLcB/s1600/AwkwardBecker3.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-sBxCu6Q-UoY/WHuAjIdJ-MI/AAAAAAAABfQ/6jI1tMDcNUYZzhZaFFwOFQm5viRrLyeZQCLcB/s320/AwkwardBecker3.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
<i><a href="lectures.revues.org/15949">What about Mozart ? What about murder ?</a></i> est un autre livre, plus récent, d'Howie. Le titre fait référence aux contestations des résultats sociologiques sur la base de cas particuliers - "ok, la socialisation, tout ça, mais Mozart, c'est un génie que l'on ne peut pas expliquer sociologiquement quand même !". Howie les a beaucoup entendu, ces contestations. Et il n'est pas franchement d'accord. <br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-apenk_NaMZc/WHvRREibR0I/AAAAAAAABhQ/sNmuUNMLTsATdH4mFTG5KcdsuVAKzNWqACLcB/s1600/AwkwardBecker4.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-apenk_NaMZc/WHvRREibR0I/AAAAAAAABhQ/sNmuUNMLTsATdH4mFTG5KcdsuVAKzNWqACLcB/s320/AwkwardBecker4.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Lorsqu'il faisait sa thèse, et ensuite alors qu'il écrivait <i>Outsiders</i> et étudiait les fumeurs de cannabis et les musiciens de jazz, Howie était aussi pianiste dans des boîtes de strip-tease. Un moyen comme un autre de financer la recherche. On peut le voir jouer <a href="https://www.youtube.com/watch?v=aMAjVtpz88o">ici</a> d'ailleurs, mais à une toute autre époque. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-zRkf0oEAHlE/WHuB6iRiLwI/AAAAAAAABfY/-qHxmERc_4og_NJFa8eEeCFGan_MAUTYACLcB/s1600/AwkwardBecker5.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-zRkf0oEAHlE/WHuB6iRiLwI/AAAAAAAABfY/-qHxmERc_4og_NJFa8eEeCFGan_MAUTYACLcB/s320/AwkwardBecker5.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Dans son ouvrage <i>Ecrire les sciences sociales</i> - qui réfléchit... bah, précisément à son titre, hein - Howie raconte qu'alors qu'il donnait un cours sur la sociologie des arts (qui donnera plus tard Les mondes de l'art), il avait longuement donné un exemple d'art brut, un artiste construisant une oeuvre étrange en dehors de toute relation avec les mondes de l'art. Ses étudiants retinrent mieux le cas rigolo que le fond du propos... Un problème courant dans l'enseignement de la sociologie (notons que, pour ma part, j'ai oublié le nom de l'artiste en question, comme quoi). <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-spLpBCCs-gY/WHvRnOmpfxI/AAAAAAAABhU/LF-J7OWGrk0VaRY5f0oQ4N86A_qaXcndACLcB/s1600/AwkwardBecker6.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-spLpBCCs-gY/WHvRnOmpfxI/AAAAAAAABhU/LF-J7OWGrk0VaRY5f0oQ4N86A_qaXcndACLcB/s320/AwkwardBecker6.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Bon, celui-là n'est pas véritablement une référence à Becker, mais plutôt à l'attitude générale des sociologues lorsqu'ils parlent avec des économistes, notamment avec ceux qui prétendent à l'impérialisme sur les autres sciences sociales. J'utilise ici Howie comme figure de l'ensemble des sociologues. J'espère que ça ne choque personne. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-9O3GO9CqbtQ/WHvKNJd341I/AAAAAAAABf4/ulNZG_euvwIR0SVwN9VCbUx3uP24qfJ9gCLcB/s1600/AwkwardBecker7.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-9O3GO9CqbtQ/WHvKNJd341I/AAAAAAAABf4/ulNZG_euvwIR0SVwN9VCbUx3uP24qfJ9gCLcB/s320/AwkwardBecker7.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Même chose : Becker comme représentant de tous les sociologues. On ne le dira jamais assez : retranscrire un entretien est quelque chose de vraiment... pas facile. Mais ô combien nécessaire. Mais... pas facile. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-e9XePyu-qgI/WHvKgvy158I/AAAAAAAABf8/IPuwecgj8yocn_-Cl8s3K0fV2byUYgQvwCLcB/s1600/AwkwardBecker8.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-e9XePyu-qgI/WHvKgvy158I/AAAAAAAABf8/IPuwecgj8yocn_-Cl8s3K0fV2byUYgQvwCLcB/s320/AwkwardBecker8.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/--8qWpyAzpt0/WHvKgrUfQxI/AAAAAAAABgA/SeKUd27DLuYEAo9Zq6bPinGoDp7_RJlpQCLcB/s1600/AwkwardBecker9.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/--8qWpyAzpt0/WHvKgrUfQxI/AAAAAAAABgA/SeKUd27DLuYEAo9Zq6bPinGoDp7_RJlpQCLcB/s320/AwkwardBecker9.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Pour ces deux là, il faut dire qu'Howie a toujours été très critique des approches quantitatives. Ses travaux sur la déviance offrent en effet des points d'appuis importants pour critiquer les "statistiques de la délinquance". Pour les utiliser plus intelligemment, aussi, si l'on est moins radical. Plus largement, il est difficile de faire sérieusement de la sociologie et de ne pas intégrer une critique des données et de leur production à sa pratique. Ce qui n'est pas le cas dans toutes les disciplines. Suivez mon regard. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-ShJQQdu76aM/WHvLIxOj5sI/AAAAAAAABgE/wNgWI34jqvYGL0DUuAdtU0NGPrt8BvyiACLcB/s1600/AwkwardBecker10.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-ShJQQdu76aM/WHvLIxOj5sI/AAAAAAAABgE/wNgWI34jqvYGL0DUuAdtU0NGPrt8BvyiACLcB/s320/AwkwardBecker10.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
En fait, sur cette photo, Howie a une certaine ressemblance avec <a href="http://knowyourmeme.com/memes/condescending-wonka-creepy-wonka">Gene Wilder/Willy Wonka, qui a lui-même fait l'objet d'un même fort connu</a>. Il aurait été dommage que je ne l'exploite pas. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-xSe3rSa-jqs/WHvLkFEEuxI/AAAAAAAABgM/RE-cNr2ldB0Qvzkk1-wIq-Uak84lsNboQCLcB/s1600/AwkwardBecker11.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-xSe3rSa-jqs/WHvLkFEEuxI/AAAAAAAABgM/RE-cNr2ldB0Qvzkk1-wIq-Uak84lsNboQCLcB/s320/AwkwardBecker11.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Même utilisation que pour la précédente. Cela fait référence à certains "débats" récents dans la discipline. On en trouvera des traces <a href="http://zilsel.hypotheses.org/2415">ici</a>. <br />
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Je ne suis pas le seul à mettre amuser. <a href="https://twitter.com/PasCordelia">@PasCordelia</a> a aussi participé à la chose. Voici ses créations (sans tentatives d'explication cette fois, hein, chacun assume ses trucs) : <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-fqSJi_VQt7c/WHvN7Wuw9mI/AAAAAAAABgc/-fCzukPTJuE-16mubEcYMCtcTTlLjR9-gCLcB/s1600/AwkwardBecker13.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-fqSJi_VQt7c/WHvN7Wuw9mI/AAAAAAAABgc/-fCzukPTJuE-16mubEcYMCtcTTlLjR9-gCLcB/s320/AwkwardBecker13.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-RMMpX7ZrnSI/WHvN7YTuhbI/AAAAAAAABgg/tMvEdMcS-DkRzwLXUDW-UOa9AGky34BqACLcB/s1600/AwkwardBecker14.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-RMMpX7ZrnSI/WHvN7YTuhbI/AAAAAAAABgg/tMvEdMcS-DkRzwLXUDW-UOa9AGky34BqACLcB/s320/AwkwardBecker14.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-a_AEKLQv9u4/WHvN7X4XThI/AAAAAAAABgY/Zfu0-FDkeRQu4MKI6h-RPXLSUuDYVQkQQCLcB/s1600/AwkwardBecker15.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-a_AEKLQv9u4/WHvN7X4XThI/AAAAAAAABgY/Zfu0-FDkeRQu4MKI6h-RPXLSUuDYVQkQQCLcB/s320/AwkwardBecker15.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-q7IomUeLjS0/WHvN7j8snMI/AAAAAAAABgk/fd7q74crv38W-euSxBb-Z8oCc8PGnfWJwCLcB/s1600/AwkwardBecker17.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-q7IomUeLjS0/WHvN7j8snMI/AAAAAAAABgk/fd7q74crv38W-euSxBb-Z8oCc8PGnfWJwCLcB/s320/AwkwardBecker17.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-TTmN4PWPk_k/WHvN73QnAkI/AAAAAAAABgo/bQ8_wwts9KQLQH3a4iKlXImDE6g-GwVXQCLcB/s1600/AwkwardBecker18.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-TTmN4PWPk_k/WHvN73QnAkI/AAAAAAAABgo/bQ8_wwts9KQLQH3a4iKlXImDE6g-GwVXQCLcB/s320/AwkwardBecker18.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Voici également une création de <a href="https://twitter.com/Morifen333">@Morifen3333</a> (si vous ne comprenez pas cette fois, Google devrait suffire) :<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-QVbBREsjXvg/WHvOTN5D1bI/AAAAAAAABgs/_sE45e3VLaw3t73c49PCNawoKMPIrfF1ACLcB/s1600/AwkwardBecker12.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-QVbBREsjXvg/WHvOTN5D1bI/AAAAAAAABgs/_sE45e3VLaw3t73c49PCNawoKMPIrfF1ACLcB/s320/AwkwardBecker12.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Enfin, la meilleure pour la fin : une création animée de <a href="https://twitter.com/kinkybambou/">@kinkybambou</a> : <br />
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<blockquote class="twitter-tweet" data-partner="tweetdeck"><p lang="fr" dir="ltr">... Mais la Faute originelle est chez <a href="https://twitter.com/Uneheuredepeine">@Uneheuredepeine</a> auquel ceci est dédié. <a href="https://twitter.com/hashtag/HowieHowie?src=hash">#HowieHowie</a> <a href="https://t.co/wN2rLbiEc6">pic.twitter.com/wN2rLbiEc6</a></p>— Xanax la guerrière (@kinkybambou) <a href="https://twitter.com/kinkybambou/status/820622027832889347">January 15, 2017</a></blockquote><script async src="//platform.twitter.com/widgets.js" charset="utf-8"></script><br />
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Voici les templates que vous pourrez utiliser si vous souhaitez participer à cette folle aventure (faites-moi parvenir vos créations) :<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-KZeTu9LaKDY/WHt-GYiDXsI/AAAAAAAABeo/g00egdTS1L8DoMbSAh83AwcadqxeVIVHgCLcB/s1600/AwkwardBecker.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-KZeTu9LaKDY/WHt-GYiDXsI/AAAAAAAABeo/g00egdTS1L8DoMbSAh83AwcadqxeVIVHgCLcB/s320/AwkwardBecker.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-JQKtziS7OJg/WHt-GaNhfYI/AAAAAAAABes/obqvQrZ4fKEJgoBGQbV6_H_omew5rCTZQCLcB/s1600/AwkwardBeckerb.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://3.bp.blogspot.com/-JQKtziS7OJg/WHt-GaNhfYI/AAAAAAAABes/obqvQrZ4fKEJgoBGQbV6_H_omew5rCTZQCLcB/s320/AwkwardBeckerb.jpg" width="320" height="320" /></a></div><div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-FhjkISXrA_Q/WHt-GTM_iCI/AAAAAAAABek/Xd4O53hxGJUTvWhOhWAJLtl6N7KZe0MXQCLcB/s1600/AwkwardBeckerc.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-FhjkISXrA_Q/WHt-GTM_iCI/AAAAAAAABek/Xd4O53hxGJUTvWhOhWAJLtl6N7KZe0MXQCLcB/s320/AwkwardBeckerc.jpg" width="320" height="320" /></a></div><br />
Promis, un vrai billet sérieux d'ici peu. Il y sera question du revenu universel. Ou d'un autre truc. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-26328270749634064402016-11-22T08:28:00.001+01:002016-11-22T08:31:05.659+01:00Portrait des économistes en dentistes comme les autres <div style="text-align: justify;">C'est l'AFP qui le dit, évidemment reprise par une partie importante de la presse : <a href="https://mobile.twitter.com/afpfr/status/790261760359927808">les économistes français ont déterré la hache de guerre</a>. En cause, la publication par Pierre Cahuc et André Zylberberg (C&Z) d'un ouvrage au titre callibré pour la polémique : <i>Le négationnisme économique, et comment s'en débarrasser</i>. Une parution qui a provoqué un tir de barrage de la part des chercheurs et des publications visées, à savoir ce que l'on appelle généralement les "hétérodoxes" : citons, en vrac et sans souci d'exhaustivité les réponse d'<a href="http://www.alterecoplus.fr/quand-messieurs-cahuc-et-zylberberg-decouvrent-la-science/00012139">André Orléan</a> (<a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/15/pierre-cahuc-et-andre-zylberberg-se-font-les-partisans-d-un-nouveau-scientisme_4998140_3232.html">ici aussi</a>), de <a href="http://www.alterecoplus.fr:8000/negationnisme-economique-laffaire-cahuc/00012140">Christian Chavagneux au nom d'Alternatives Economiques</a>, de <a href="http://hussonet.free.fr/cahucaca.pdf">Michel Husson</a> ou encore de <a href="http://">Gilles Raveaud, qui reprend le thème de la "guerre" entre économistes</a>, tout comme <a href="http://leseconomistesatterres.blogs.liberation.fr/2016/09/26/leconomie-est-un-sport-de-coups-bas/">Jean-Marie Harribey qualifie l'économie comme un "sport de coups bas"</a>. Mais même en dehors des cibles de C&Z (qui visent aussi les milieux patronaux, ce qui a été un peu oublié mais est rappelé notamment <a href="http://econoclaste.org.free.fr/econoclaste/?page_id=10370&codenote=227">par Stéphane Ménia ici</a>), on a pu observer que la violence de l'ouvrage et tout particulièrement de son titre passe mal : notons que par exemple <a href="http://www.parisschoolofeconomics.eu/fr/actualites/communique/#.V-Fhe8SCZsU.twitter">Pierre-Yves Geoffard s'en est ému dans un communiqué de la Paris School of Economics</a>, pas vraiment une organisation bolchévisante adepte du lyssenkisme. Quoi qu'il en soit, c'est la métaphore guerrière et le vocabulaire agonistique qui se sont imposées pour décrire la situation de la science économique en France. Pourtant, loin d'y voir la promesse d'un sécession chez les économistes, je serais plutôt tenté de voir dans cette affaire le signe de leur unité. <br />
<span id="fullpost"><br />
Il y a une longue tradition en sociologie qui refuse de confondre conflit et scission. On peut la faire remonter à Simmel qui voit dans le conflit une forme positive du lien social, un mode particulier d'association. Il souligne notamment comment la lutte requiert, a minima, un accord sur l'importance de l'enjeu de la lutte. La notion de "champ" développée par Bourdieu va dans le même sens : au sein d'un même univers, il y a certes des individus et des groupes qui s'affrontent, mais c'est pour le contrôle de ce champ et ils participent ainsi tous de la définition de celui-ci. Si, par exemple, au sein du champ littéraire, on se fait concurrence pour obtenir le Prix Nobel, c'est que l'on accorde tous quelque importance à celui-ci. On pourrait opposer que certains rejettent ce prix et les attentes qui y sont attachés : certes, mais pour une partie de ceux-là, il s'agit de s'approprier le pouvoir de définir la littérature - ce que parvient à faire le prix, il n'y a qu'à voir la rage d'un Finkelkraut pour qui "La littérature c’est des livres qu’on lit" (on appréciera la profondeur d'analyse du philosophe préféré des médias français). Autrement dit, tous les belligérants du champ littéraire s'accordent sur l'idée que se battre pour la littérature vaut le coup. De véritables scissions peuvent exister, mais elles demandent à ce que l'on rejette l'idée même de littérature. <br />
<br />
On peut lire à cette aune les conflits entre économistes "orthodoxes" et "hétérodoxes" dont l'affaire C&Z n'est finalement que l'épisode le plus récent : s'agit-il d'un conflit de nature à porter, comme nous le promet le vocabulaire guerrier volontiers employé, une scission à venir ou d'un conflit "normal", qui masque des accords et des solidarités plus profondes ? Il y aurait, a priori, de bonnes raisons de pencher pour la première option. Après tout, les hétérodoxes français demandent, sans obtenir pour l'instant satisfaction, la création d'une nouvelle section au CNU (Conseil National des Universités) qui matérialiserait une rupture entre économistes (<a href="http://assoeconomiepolitique.org/category/debats_et_documents/nouvelle-section/">voir la rubrique dédiée sur le site de l'AFEP, porteuse de cette revendication</a>). Les désaccords sont évidemment profonds, mêlant les considérations strictement scientifiques (quelle méthode ? quelle place pour la modélisation mathématique ? quelle épistémologie ? quels rapports avec les classes sociales ?) et d'autres plus nettement politiques (austérité ou relance ? réduction du temps de travail ou du coût du travail ? et bien d'autres encore). <br />
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Pourtant, cela ne doit pas masquer l'accord, finalement beaucoup plus profonds, qui existent entre ces différents économistes quant à l'enjeu de la lutte. Si C&Z ont ainsi lancé un véritable <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Scud">scud</a> sur leurs collègues mais néanmoins ennemis hétérodoxes, c'est parce qu'ils craignent que ces derniers ne trouvent une oreille attentive du côté des responsables politiques. C'est autour de cela que se fait la lutte entre économistes, c'est-à-dire autour d'une conception commune de l'économiste comme conseiller du Prince - et souvent comme conseiller privilégié de celui-ci. Ni C&Z ni les hétérodoxes ne dérogent à cette représentation du rôle de l'économiste. En recourant à la comparaison avec les médecins, C&Z ne disent pas autre chose : ils prétendent, par le recours à la "méthode expérimentale", pouvoir prescrire les bons remèdes à des politiques en mal d'idées. L'appel à la science et à la scientificité se fonde ici moins sur le modèle de la physique la plus pure, dont on a souvent dit qu'elle faisait rêver les économistes, qu'à l'application pratique d'un savoir scientifique. Les économistes que défendent C&Z se soucient moins, visiblement, de révéler les grandes lois de l'économie que de concevoir la bonne politique pour régler les maux du moment. <br />
<br />
Les hétérodoxes ne sont pas sur une position différente, et recherchent eux-aussi, explicitement, à peser sur les orientations et les choix politiques : l'activité des Economistes Atterrés, tout comme le nom de leur association, en témoigne. Ils révèlent, en outre, de façon plus claire encore l'enjeu de la lutte. En effet, la demande de création d'une section spécifique au CNU peut soulever la question suivante : si certains chercheurs veulent recourir, par exemple, à des méthodes historiques ou sociologiques plutôt qu'à la modélisation mathématique imposée par l'économie <i>mainstream</i>, pourquoi ne pas aller chercher refuge du côté de la sociologie économique ou de l'histoire économique ? C'est que pouvoir se prévaloir du label "économiste" plutôt que celui de "sociologue" ou d'"historien" est un enjeu important de la lutte. Se présenter comme tel, c'est jouir d'une légitimité, d'une écoute et finalement d'un pouvoir politique tout à fait particulier. Et s'il y a une lutte pour se l'approprier, c'est bien que chacun est d'accord sur son importance. <br />
<br />
Cette importance, c'est celle du contrôle, pour ne pas dire du monopole, sur ce qu'il faut bien appeler un savoir d'Etat, <a href="http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ARSS_151_0004">pour reprendre une expression utilisée notamment par Yves Dezalay</a>. Ce terme désigne, d'une façon générale, les sciences de gouvernements qui, au travers de leurs exportations et leurs importations, permettent d'imposer les formes politiques légitimes et dominantes. L'économie en fait désormais partie, au côté de son grand frère le droit : <a href="http://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2016-1-page-32.htm"> l'une comme l'autre sont perçues comme indispensables à la formation des élites politiques et économiques</a>, qu'elles soient nationales ou internationales - ce qui est loin d'être le cas, par exemple, de la sociologie ou de l'histoire. Les gains économiques et politiques qu'il y a à imposer sa vision des choses dans de telles savoirs d'Etat sont dès lors, on le comprend bien, tout à fait important, et il n'est guère étonnant que les luttes pour en acquérir le contrôle soient âpres, et politiques. Leur violence apparente ne signifie pas pour autant un rejet du principe général : à savoir que l'économie est et doit être, pour tous les combattants, la discipline par laquelle se modèle les choix collectifs et les orientations politiques. C'est d'ailleurs ce que relève Philippe Steiner dans une <a href="http://www.laviedesidees.fr/L-interet-general-une-affaire-d-incitations.html">recension (à lire absolument)</a> du dernier ouvrage de Jean Tirole, le prix Nobel d'économie français que le monde nous envie (parait-il) : <br />
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<blockquote>Dans l’économie du bien commun, l’économiste joue un rôle clé en établissant les systèmes d’incitation susceptibles « d’aligner les intérêts », c’est-à-dire de faire en sorte que, malgré leurs intérêts différents, les acteurs agissent dans le sens du bien commun, de l’intérêt collectif. La différence entre l’État et le marché s’efface, puisque ce sont deux modalités d’inciter, de distribuer des informations et de responsabiliser (c’est-à-dire souvent de « faire payer ») l’acteur économique. <i>Plus important encore, cela signifie que l’économiste ne s’occupe plus tant de décrire un monde économique déjà là que de le fabriquer</i>. À l’instar d’Eric Maskin, son directeur de thèse au MIT et récipiendaire du prix de la Banque de Suède en 2007, Jean Tirole défend l’idée selon laquelle la tâche de l’économiste est de construire les systèmes d’incitation pour conduire les acteurs vers le bien commun. L’économiste devient un constructeur de système d’échange : « l’économiste ne modélise pas l’acteur économique, mais celui-ci fait ce que le théoricien modélise ». Après Eric Maskin, Leonid Hurwicz, Roger Myerson, les théoriciens des nudges, et bien d’autres, Jean Tirole s’engouffre dans une voie qui est au cœur du néo-libéralisme contemporain. (italiques par votre serviteur)</blockquote><br />
On sait pourtant, par les travaux des sociologues qui se sont intéressés à la "<a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/05/la-carte-le-territoire-et-la-cage-de-fer.html">performativité</a>" des sciences économiques (<a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00258130/document">présentation générale ici par deux des principaux promoteurs de cette approche</a>), que cette capacité qu'a l'économie de transformer le monde passe moins par la façon dont elle modèle les décideurs politiques - qui, bon an mal an, ne sont pas influencés seulement par elle mais plutôt par un champ politique bien plus complexe - mais par son intégration dans des dispositifs, y compris techniques et matériels. Ainsi, si la formule de Black & Scholes a pu transformé le cours des actions et le fonctionnement des marchés financiers, comme le montre <a href="https://mitpress.mit.edu/books/engine-not-camera">Donald McKenzie</a>, c'est parce que les auteurs de cette formule ont pris soin de vendre des feuilles de prix aux traders, lesquels, en les utilisant, ont fait la performativité de la formule (<a href="http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=GDSH_016_0014">voir cet article d'Olivier Godechot également</a>). Ce genre de phénomènes, bien que rares, ont sans doute plus de poids et plus de force que les déclarations et prises de position officielles des économistes en faveur de telle ou telle option politique... Mais si pour eux, cette lutte-là est si importante, c'est qu'elle renvoie aussi à des enjeux tout à fait matériels : parvenir à se dire "économiste" et à imposer sa vision de la science économique, ce n'est pas seulement être en position de changer le monde, c'est aussi un moyen d'obtenir des postes et des financements... L'argent, nerf de la guerre chez les économistes, ça ne devrait, finalement, pas trop étonner. <br />
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Un autre économiste, Keynes pour ne pas le nommer, souhaitait que les économistes soient considérés et se considèrent eux-mêmes comme "des gens aussi humbles et compétents que des dentistes". Il est difficile de ne pas y penser lorsque C&Z appellent ces mêmes économistes à imiter la médecine (<a href="https://beatricecherrier.wordpress.com/2016/09/18/la-science-economique-en-crise-doit-imiter-la-medecine-reflexions-sur-cahuc-zylberberg-et-romer/">sur ce point, voir une réflexion passionnante ici</a>) comme des médecins. Quitte à comparer nos amis de la boutique d'en face aux exemples canoniques utilisés par la sociologie des professions, <a href="http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=LECO_058_0024&DocId=267496&hits=4435+4431+4429+4424+4419+2238+2228+2226+2220+">autant aller au bout de la logique et faire, comme c'est déjà le cas par ici, de l'économie une profession comme une autre</a>. C'est-à-dire comme un groupe qui est parvenu à se réserver un champ d'expertise particulier, et qui cherche tout à la fois à défendre son pré-carré et à obtenir le pouvoir en son sein. Il s'agit alors de mettre de côté les luttes épistémologiques, les grandes oppositions théoriques et même les profonds désaccords politiques pour retrouver ce qui fait l'unité de cette profession : à savoir une prétention à appliquer un savoir professionnel abstrait à une réalité hétérogène à des fins de recommandations pratiques. C'est l'ambition d'occuper ce territoire professionnel qui lie orthodoxes et hétérodoxes - j'en fais au moins l'hypothèse. On voit ainsi apparaître une bien banale lutte de pouvoir. Et on y voit peut-être plus clair. Loin de la guerre annoncée, la publication du livre de C&Z relèverait alors, dans cette perspective, du "business as usual", et s'il irrite à raison certains, il contribue aussi à construire leur légitimité - ne sont-ils pas, après tout, des adversaires dignes d'intérêt ? Déterrer la hache de guerre, c'est jouer selon les règles...<br />
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<b>Pour aller plus loin :</b> <br />
<a href="http://www.cso.edu/dossier.asp?do_id=32">Un dossier passionnant par les chercheurs du CSO</a><br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-46328154633148148512016-08-25T13:54:00.000+02:002016-08-26T09:12:10.171+02:00La sociologie comme elle se lit<div style="text-align: justify;">Il était inévitable que je m'intéresse à la collection Sociorama des éditions Casterman : des enquêtes de sociologie transcrite en bd, franchement, que demande le peuple ? Surtout quand le peuple en question se trouve devoir enseigner la sociologie et est toujours à l'affût de toute forme de vulgarisation qui permet de s'adresser à un public de profanes. J'ai donc lu les deux premiers volumes : <i>Chantier Interdit au Public</i>, adaptation d'un ouvrage de Nicolas Jounin par Claire Braud et <i>La Fabrique Pornographique</i>, adaptation de l'enquête de Mathieu Trachman, <i>Le Travail Pornographique<i></i></i>, par Lisa Mandel. Au-delà de leur richesse pédagogique, ces ouvrages donnent une occasion unique de voir la sociologie au moment où elle se lit : les dessinatrices doivent effet proposer une traduction - Latour likes it - du texte sociologique non seulement en images, mais aussi dans un format relativement court, percutant et non-académique. Cette opération de vulgarisation soulève quelques questions - auxquelles je n'ai pas forcément la réponse - quant à la sociologie et à sa nature. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-zikW_vGxho8/V7Qv4GWCzvI/AAAAAAAABaA/OWcowub17HM4UacUbKEHmu5ibtOBkb_TACLcB/s1600/DSC_0176.JPG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-zikW_vGxho8/V7Qv4GWCzvI/AAAAAAAABaA/OWcowub17HM4UacUbKEHmu5ibtOBkb_TACLcB/s400/DSC_0176.JPG" width="400" height="225" /></a></div><br />
Avant tout chose, je voudrais souligner le point suivant : ces bd sont excellentes et j'ai pris un grand plaisir à les lire. Plus encore, j'en conseillerais vivement la lecture - je l'ai déjà fait, d'ailleurs - y compris à des personnes intéressées par la sociologie, je les utiliserais volontiers comme supports pédagogiques pour faire mes cours, et, pour l'une d'entre elle, j'en demanderais très probablement l'achat par le CDI du lycée où j'enseigne (l'autre non, parce que je sens que certains parents d'élèves pourraient avoir une réaction peu enthousiaste - nous vivons une époque frileuse). Si je commence ainsi, c'est parce que je ne voudrais pas que l'on pense que les remarques que je vais faire par la suite sont des critiques du travail des sociologues et moins encore des bédéistes. C'est plus à une réflexion sur les modes, forcement divers, de vulgarisation de la sociologie que je voudrais inviter, et non à une critique de ceux et celles qui se lancent dans cette aventure, toujours difficile mais toujours nécessaire. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><br />
<a href="https://1.bp.blogspot.com/-0elLEzCVUxA/V76_Opd-7CI/AAAAAAAABao/wYlykbRlcYsJFqZ8t2mPORDzuhqnPMaEACLcB/s1600/Humour.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="184" src="https://1.bp.blogspot.com/-0elLEzCVUxA/V76_Opd-7CI/AAAAAAAABao/wYlykbRlcYsJFqZ8t2mPORDzuhqnPMaEACLcB/s320/Humour.png" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Ach, l'humour, c'est l'une des choses que je préfère... Surtout quand il sert à dessiner et à renforcer les barrières racistes</td></tr>
</tbody></table><br />
Autre précision d'importance : je n'ai pas lu les ouvrages originaux de Nicolas Jounin et Mathieu Trachman. Je me trouve donc dans la position du profane qui, intéressé par les questions traités mais ne voulant pas s'infliger la lecture d'un ouvrage académique, préfère un ouvrage de vulgarisation pour savoir de quoi il retourne. A la différence que j'ai quand même une certaine pratique du style académique et sociologique et des débats qui ont cours dans les champs. Du coup, il ne s'agit pas pour moi de juger la qualité de la traduction d'un ouvrage particulier en bd, encore moins de la qualité des deux enquêtes en question au travers de leur passage sous une autre forme, mais plutôt de m'interroger sur mes attentes en tant que sociologue lorsque je lis une telle traduction, sur ce que l'on retrouve de l'écriture et de l'enquête sociologique, et de ce que l'on ne retrouve pas. <br />
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Le signe le plus fort de cette opération de traduction est sans doute la narrativisation : chacune des deux bd propose un récit, mettant en scène des personnages précis, et finalement en petit nombre, que l'on suit du début à la fin. D'un côté, le ferailleur débutant Hassan qui arrive sur un chantier où il retrouve son ami Souleymane, un coffreur en intérim qui espère obtenir une embauche définitive. De l'autre, le vigile Howard qui fait ses premiers pas dans le porno amateur puis sur un tournage professionnel en embarquant avec lui sa copine Betty. Cette mise en récit existe aussi dans les écrits académiques, mais sous une forme différente : il ne s'agit ni du "récit historique" que l'on trouve dans certaines enquêtes, où l'on raconte par exemple la mise en place de tel dispositif ou de telle réglementation, ni le "récit d'enquête" où le chercheur se met lui-même en scène dans sa découverte du terrain comme fil conducteur de son argumentation. Ici, pas de chercheur à l'horizon et le récit se veut moins "historique" que "représentatif" ou "illustratif" : on est invité à penser que c'est ainsi que les choses se passent sur les chantiers de construction ou sur un tournage de film pornographique. <br />
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Le rôle de la sociologie est alors de fournir une caution scientifique au récit qui va se dérouler : le "d'après une enquête de" qui figure sur la couverture joue un rôle semblable au "tiré d'une histoire vraie" dont s’enorgueillissent certaines affiches de films. A ce propos, il m'est difficile de ne pas penser au film Fargo des frères Coen qui s'ouvre sur la mention "ceci est une histoire vraie"... alors que tout y est fictif, et que les réalisateurs n'ont jamais été très clairs quant à ce qui les a inspiré. Mais Joel Coen a fait remarqué : "<i>If an audience believes that something's based on a real event, it gives you permission to do things they might otherwise not accept</i>" ("si le public pense que l'histoire est basé sur un évènement réel, cela vous donne la possibilité de faire des choses qu'autrement il n'accepterait pas"). Je ne doute pas, bien sûr, que le travail des auteurs, bédéistes et sociologues, soit empiriquement valable. Mais de la même façon que le "ceci est une histoire vraie" place le public dans un certain état d'esprit et l'invite à une certaine lecture du récit, la mention "d'après une enquête de" invite à une lecture différente. Les mêmes récits, sans cette caution, seraient lus différemment. Cette simple phrase transforme les héros de l'histoire en autant de symboles : Betty n'est pas juste une "débutante" qui se lance dans le porno, elle devient <i>la</i> débutante, le modèle du déroulement d'une carrière typique d'actrice pornographique ; Hassan n'est pas juste un ferrailleur, il représente toute une immigration maghrébine et populaire en proie à la précarité et à l'exploitation, et qui se confronte au mode du bâtiment et aux générations précédentes... Il en va de même pour les personnages secondaires : de Tania, l'actrice trentenaire qui essaye de se reconvertir sans grand succès dans la réalisation à Amadeo, le chef de chantier que la pression de la hiérarchie oblige à être un monstre. Tous deviennent, pour le lecteur et par la grâce de la caution sociologique, des archétypes dont les paroles, les gestes et les caractérisations prennent une portée générale.<br />
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C'est là le premier usage de la sociologie qui est fait dans ces deux bds, et il n'est pas sans soulever quelques questions. La narrativisation impose en effet que le message, y compris le message proprement sociologique, ne soit pas formulé directement mais au travers du récit. Plutôt que de formuler la spécificité du travail des ouvriers du bâtiment, Claire Braud fait dire à un de ses personnages : "on peut dire qu'une bonne partie de notre savoir-faire consiste à travailler en ne respectant pas les règles de sécurité... tout en assurant la cadence ! ...Et sans se faire choper" (p. 67). Le lecteur aguerri à la sociologie du travail lit entre les lignes les problématiques sur le travail prescrit et le travail effectif. Mais la question se pose du statut de cette parole mise dans la bouche d'un ouvrier : tous les ouvriers partagent-ils cette définition ? Constitue-t-elle une définition collective et partagée subjectivement du travail sur les chantiers ? Ou faut-il y voir un résultat sociologique décrivant les tensions et les contradictions de l'organisation générale du travail dans ces situations ? Je pencherais plus pour la dernière solution, mais la forme du récit ne permet pas d'introduire facilement d'indicateurs textuels ou graphiques permettant de savoir dans quel sens le lecteur doit pencher. <br />
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La lecture "exemplaire" que l'on envie de faire du récit pose ainsi la question de la mise en contexte sociologique manquante. Lorsque Lisa Mandel fait dire à un réalisateur porno "le terme 'réalisateur' ne convient pas pour ce que l'on fait [...]. En fait, pour résumer notre métier, on se contente simplement, et ça n'a pas d'autre prétention, de mettre en images les fantasmes des gens" (p. 44-48), tous les réalisateurs sont-ils d'accord ? N'y a-t-il pas des réalisateurs qui investissent leur travail de questions politiques, éthiques, esthétiques ou autre ? S'agit-il de l'idéologie professionnelle dominante ? De la position modale ? Ou d'un régime de justification que les réalisateurs peuvent être amenés à mobiliser dans certaines interactions ? Mathieu Trachman donne certainement la réponse - ou effectue à tout le moins un choix théorique quant à la façon de traiter un tel discours. Le texte sociologique "classique" permet - et même, normalement, commande - de dire quelle est la représentativité des données, comment on la construit, comment on la fait jouer. Mais le cadre du récit, surtout court, ne permet pas de traiter cette question, et, en même temps, suggère une réponse : celle de prendre le propos d'un réalisateur - peut-être un extrait d'entretien ? - pour argent comptant. La question qui se pose est ici celle de la représentativité du récit : comment peut-on garantir au lecteur la fidélité de ce que l'on raconte à la réalité que l'on entend travailler ? Comment dire, uniquement par les moyens de la narration, que tel personnage ou tel propos est vraiment représentatif ? Ce n'est certainement pas impossible, mais il y a des moyens discursifs à mobiliser, ou à inventer. <br />
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Le problème s'approfondit encore dans des cas où le lecteur peut avoir envie de soulever cette question de la représentativité alors que ce n'est pas elle qui est en jeu. Claire Braud met ainsi en scène un chef de chantier, Amadeo, étendu sur un divan et expliquant les exigences de son métier : il dit combien il regrette de devoir être "pas très sympathique", de "gueuler tout le temps", "d'instaurer un climat un peu de terreur", en ajoutant "c'est un pouvoir que l'on devrait pas avoir... parce que l’intérimaire... il a faim...". Le patron de sa PME sous-traitante le rejoint alors sur le divan, conscient de la fragilité des intérimaires mais soulignant que "le seul critère valable pour les grandes entreprises [c'est] le prix le plus bas" (p. 78-80). Bref, des personnages conscients de la souffrance et de l'injustice de la situation mais désarmés face à elle. On pourrait se demander : "est-ce représentatif ? Tous les chefs de chantiers, tous les sous-traitants, tous les patrons sont-ils conscients de ce problème ? N'ont-ils que de bonnes intentions qu'ils ne peuvent réaliser à cause d'un système qui les dépasse ?". Sans doute pas. Mais, en fait, cela n'a guère d'importance : cet extrait d'entretien - je suppose que c'en est un - nous permet de comprendre qu'il n'y a nul besoin de méchanceté ou de mépris pour les intérimaires chez ceux qui les emploient et les encadrent pour que leurs conditions soient si dures. Cela permet de rejeter certaines explications trop évidentes, et de recadrer le propos à un niveau plus élevé : celui des mécanismes, notamment organisationnels, qui produisent la précarité des intérimaires. Cela pourrait être explicité dans un texte sociologique "classique". Dans une narration, le risque existe que le lecteur passe à côté, occupé à savoir si tous les chefs de chantiers sont vraiment sympas au fond. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><br />
<a href="https://1.bp.blogspot.com/-H0R4rW1Oq44/V76_OwlMGoI/AAAAAAAABas/M7UWDL5pqaI5bljjh9QgYLyihkDJ4FaPQCLcB/s1600/Demande.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="320" src="https://1.bp.blogspot.com/-H0R4rW1Oq44/V76_OwlMGoI/AAAAAAAABas/M7UWDL5pqaI5bljjh9QgYLyihkDJ4FaPQCLcB/s320/Demande.png" width="243" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">La demande : s'agit-il d'un compte-rendu de la façon dont elle évolue ou de la façon dont les acteurs la perçoivent ?</td></tr>
</tbody></table><br />
Les deux auteures prennent cependant quelques libertés avec les formes les plus classiques du récit précisément pour essayer de rendre compte de certaines spécificités du discours sociologiques. Lisa Mandel intercale ainsi un monologue d'une actrice pornographique qui s'emploie à réfuter ce qu'un acteur vient tout juste de dire, à savoir que si les femmes deviennent actrices, c'est que "souvent la fille, tu vois, elle a subit des trucs, des viols, des abus" (p. 26). Ce monologue débouche sur une page où l'actrice se trouve au-devant d'un groupe de femmes de tous âges et conditions et rappelle les résultats d'une enquête de l'Ined et l'Inserm en 2008 qui montre, entre autres rappels, que "16% des femmes ont subit des rapports sexuels forcés ou des tentatives de rapports sexuels forcés au cours de leur vie, 59% d'entre elles ont subi ces faits avant 18 ans" (p. 32). Le dessin se fait ici plus symbolique et le texte, même placé dans des bulles, ne ressemble plus ni à un dialogue ni à un extrait d'entretien, mais à un texte scientifique bien plus classique. Le récit précédent - deux acteurs pornos discutant entre eux des actrices - sert alors à amener ce moment en soulignant le sexisme inhérent aux explications spontanées. La narration permet alors de donner une force de conviction plus grande à des résultats quantitatifs qui, lu dans un texte "classique", auraient peut-être eu moins d'impact sur le lecteur. Le fait que certains événements arrivent à des personnages auxquels on s'est attaché les rend d'autant plus dérangeants. C'est notamment le cas lorsque l'on voit une actrice forcée d'accepter une pratique sexuelle par un réalisateur qui lui crie dessus et menace de changer son contrat... plus encore lorsque ce même réalisateur décide à la dernière minute de rajouter une scène au film avec la dite actrice, scène dans laquelle il jouera lui-même, parce qu'il "aime pas payer les gens pour rien" (p. 154)... la différence avec le viol devient alors pour le moins problématique, et cette question n'interrogerait pas de la même façon le lecteur par un simple compte-rendu sociologique. De la même façon qu'un récit factuel sur la pêche à la baleine ne remplacera jamais Moby Dick. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><br />
<a href="https://4.bp.blogspot.com/-TvMMlqKf4tc/V76_PQdxSvI/AAAAAAAABaw/-IiRo6zMRdglpJMzJ_mA2QM93QiRGGvvgCLcB/s1600/Ined.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="320" src="https://4.bp.blogspot.com/-TvMMlqKf4tc/V76_PQdxSvI/AAAAAAAABaw/-IiRo6zMRdglpJMzJ_mA2QM93QiRGGvvgCLcB/s320/Ined.png" width="227" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Rupture de la narration pour faire passer un propos proprement sociologique.</td></tr>
</tbody></table><br />
Claire Braud use d'un dispositif différent en intercalant, au sein de son récit, des sortes d'interviews de certains acteurs : responsable d'agence d'intérim, médecin du travail, chef de chantier... Ceux-ci apparaissent sur leur lieu de travail ou sur un divan, et semblent s'adresser directement au lecteur/intervieweur, comme ils le feraient dans un documentaire filmé. On est plus proche, alors, des extraits d'entretiens que peut mobiliser le sociologue dans le corps de son texte. Et ils sont utilisés, finalement, dans une perspective proche : ils suscitent de l'empathie ou au contraire de l'antipathie, de la colère et de l'indignation chez le lecteur. Lorsqu'une responsable d'agence d'intérim dit "des Maghrébins en manœuvre, y'en a quelques-uns. Moi, j'en prends pas [...]. Ce sont des gens qui veulent pas faire grand-chose et qui veulent gagner beaucoup d'argent. [...] N'étant pas raciste, hein, mais il y a des races que je prends pas. Les Turcs par exemple, je n'en prends pas. C'est pas une question de racisme, mais je les connais trop bien, quoi", le lecteur a toutes les chances de se sentir bien légitimement choqué. Ces extraits servent ainsi ce qui apparaît comme le propos central de l'ouvrage : la dénonciation de la situation plus que précaire des intérimaires, de leur exploitation, de leur souffrance. Je ne doute pas que l'ouvrage de Nicolas Jounin peut se lire également pour une telle dénonciation, mais la bande-dessinnée permet ici, par la narration et l'adoption par endroit de la forme familière du documentaire, de donner à celle-ci une force toute particulière. On ressort de la lecture proprement révolté. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><br />
<a href="https://4.bp.blogspot.com/-K5eLQEsV51k/V76_P_d-06I/AAAAAAAABa0/0Zefjx0Ixz8H1JKDlMcq1LpnTnwZ_RdfwCLcB/s1600/Jacqueline.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="320" src="https://4.bp.blogspot.com/-K5eLQEsV51k/V76_P_d-06I/AAAAAAAABa0/0Zefjx0Ixz8H1JKDlMcq1LpnTnwZ_RdfwCLcB/s320/Jacqueline.png" width="234" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">"Je suis pas raciste, mais..." ça a quand même des conséquences</td></tr>
</tbody></table><br />
Ainsi, ces ouvrages tirent du côté de l'enquête sociale, que ce soit sur les chantiers de construction ou sur les tournages pornographiques, avec toute la portée critique que celle-ci peut avoir. Ils rendent compte d'un lieu, d'un espace, d'une activité, ils dévoilent des choses que l'on n'a pas l'habitude de voir, et ils nous apprennent ce qui s'y passe. Le sociologue apparaît alors, selon la formule de Robert E. Park, comme "un journaliste avec du temps" - de façon intéressante, Park était journaliste avant de devenir le fondateur de la première école de Chicago. Cette mise en scène de l'enquête sociologique n'est d'ailleurs pas exclusive à la forme bd : <a href="https://lectures.revues.org/19144">c'est finalement proche de ce que remarquait Gérard Mauger à propos de l'ouvrage de Fabien Truong, <i>Jeunesses françaises</i></a>. Il notait alors : <br />
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<blockquote>Cette mise en forme littéraire de « thèses » sociologiques répond sans doute à des fins de pédagogie politique : il s’agit, en effet, de dévoiler pour un public aussi large que possible l’« envers » – « la minorité du meilleur », comme disent Elias et Scotson – de ce que donnent à voir la plupart des mises en scène de « la banlieue » et, plus spécifiquement, des « jeunes de banlieue » souvent réduits au personnage médiatique de « la caillera » (« la minorité du pire »).</blockquote><br />
L'ouvrage de Stéphane Beaud, <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-80___au_bac____et_apr__s__-9782707141514.html">80% au bac... et après ?</a> (sans doute l'un de mes bouquins préférés, soit dit en passant) emprunte aussi pour partie à cette stratégie de présentation, en mettant en scène et en travaillant sociologiquement la relation d'un petit groupe d'enquêtés au chercheur, qui agit aussi comme leur ami. Plus loin dans le temps, le très classique et toujours très recommandable <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Street_Corner_Society">Street Corner Society</a> de William Foote Whyte, avec ses longs récits de partie de bowling et des relations tendues entre les "gars de la rue" et les "gars de la fac", souligne que l'on s'inscrit là dans une tradition loin d'être illégitime. <br />
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Pourtant, cette stratégie de narrativisation se paye d'un coût : celle de l'effacement d'une partie de ce qui fait le propre de la sociologie et du travail du sociologue. A la p. 4 de La Fabrique Pornographique, on trouve une présentation de l'ouvrage qui se termine ainsi : <br />
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<blockquote>Le scénario original et le trait mordant de Lisa Mandel poursuivent [l'approche de Mathieu Trachman], ni dénonciatrice, ni complaisante. L'analyse du travail pornographique, loin du voyeurisme, offre un éclairage singulier sur les logiques capitalistes de la commercialisation du sexe et de la production des différences de genre. </blockquote><br />
Mais dans le cours du récit, on ne rencontrera nulle part les notions de "logiques capitalistes" (et donc de ce qu'est le capitalisme, de comment le récit se situe par rapport à lui), de "commercialisation" (qu'est-ce qui est vendu exactement ? que désigne ce processus ?) ou même de différences de genre... Du moins pas de façon explicite, directe. La question de la façon dont l'étude de la pornographie peut, par exemple, conduire à mieux saisir la façon dont nous appréhendons les différences entre hommes et femmes, les enjeux mêmes de la notion de genre, ce qu'elle éclaire des faits présentés et comment elle en change la perception n'est pas abordé, puisque le cadre du récit ne le permet pas. De même, si l'ouvrage de Claire Braud met en scène des personnages clairement racistes et montrent même la constitution de groupes raciaux au sein des chantiers (les manœuvres sont tous des Noirs, les Arabes sont ferrailleurs, les Français et les Portugais sont chefs...), il ne peut ni mobiliser ni interroger la notion de "race" en sociologie, la façon dont ces catégories sont produites, etc. Ce sont en fait les notions sociologiques qui ne sont pas reprises dans le cadre de ces récits. Or, ces notions produisent des effets de connaissances non-négligeables : parler, ici, de "genre" ou de "race" transforme la lecture que l'on peut avoir de ce qui est rapporté. Ces termes autorisent aussi à faire le lien avec d'autres domaines, d'autres terrains, d'autres champs que ceux qui sont explicitement étudiés : ils permettent de désingulariser ce que le récit singularise. Le porno n'est pas le seul lieu où il y a des inégalités de genre, et la façon dont elles y sont construites, notamment au travers des carrières - encore une notion sociologique qui a des effets de connaissances - n'est pas forcément si différent de ce qui se passe ailleurs... ou, lorsque c'est différent, cela nous permet de mieux comprendre l'ensemble de la formation de ces inégalités. De même, les opinions racistes ne sont pas propres au secteur du bâtiment, qu'elles y prennent une force particulière et explicite, qu'elles y aient des conséquences incontestables interroge bien au-delà de ce seul secteur. C'est là un apport important de la sociologie, et le moment où elle se distingue de l'enquête sociale strictement dites. Ces notions et la façon dont elles s'inscrivent dans des champs de recherches sont ce qui fait que la sociologie est une activité bien plus collective qu'individuel : chacun apporte un élément qui, mis en relation avec le travail des autres, permet de faire avancer, bon an mal an, le schmilblick. La science quoi. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-rqgzExNaOdM/V76_ONRNvdI/AAAAAAAABak/heDl6atpEocOVWee-atoQuRBzvuzjE1NwCLcB/s1600/Carri%25C3%25A8res.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="256" src="https://3.bp.blogspot.com/-rqgzExNaOdM/V76_ONRNvdI/AAAAAAAABak/heDl6atpEocOVWee-atoQuRBzvuzjE1NwCLcB/s320/Carri%25C3%25A8res.png" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Différentes carrières, en fonction de différentes ressources, dont le genre</td></tr>
</tbody></table><br />
On perd aussi autre chose à la narrativisation : la présentation des conditions de l'enquête, jusqu'à dans ses dimensions les plus simples, comme le nombre de personnes interrogées, les dates des observations, etc. L'effacement de la personne du sociologue en tant que chercheur signifie aussi l'effacement de l'enquête comme acte. Le lecteur est donc invité à croire le scientifique sur parole. C'est un problème pédagogique ancien : faut-il présenter les résultats de la science - la "science froide" - ou faut-il au contraire montrer la science en train de se faire - la "science chaude" ? Les enseignants se confrontent souvent à ce problème, et ce dans toutes les disciplines. Il n'y a sans doute pas de réponses tranchées, et je gage que beaucoup d'enseignants font parfois l'un, parfois l'autre, en fonction des moments, des savoirs à enseigner ou des publics. Le choix des auteurs s'est ici clairement porté sur la première solution. <br />
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L'autre stratégie est-elle possible en bande-dessinée ? Il me semble que oui. C'est ce que font notamment LM et NOP sur leur blog <a href="http://socio-bd.blogspot.fr/"><i>Emile, on bande ?</i></a> - enfin, c'est ce qu'ils font quand ils mettent à jour (oui, j'aime bien mettre la pression aux gens pour qu'ils nourrissent leurs blogs... Hein ? Quoi ? Mon rythme de publication ? Je vous entends très mal, je blogue sous un tunnel). <a href="http://socio-bd.blogspot.fr/2015/12/la-construction-sociale-de-lautonomie.html">Dans la traduction en bd de son mémoire sur les maisons de retraites</a>, on trouve bien NOP en tant que personnage qui présente son travail, les conditions de son enquête et ses résultats. <a href="http://socio-bd.blogspot.fr/2015/12/ma-these-en-28-cases.html">Idem dans la présentation de sa thèse en cours sur les auteurs de bd</a>. Cela permet non seulement de parler de l'enquête en tant que telle, mais aussi d'introduire notions, cadres théoriques, et autres éléments bibliographiques qui font le sel de la vie d'un sociologue, et son apport propre au débat. <br />
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Deux façons de vulgariser la sociologie donc. Comme je le disais au début de ce billet, je ne suis pas sûr de savoir laquelle est la meilleure, ni même s'il y en a une meilleure. Elles mettent par contre en jeu des représentations différentes du métier de sociologue et de ce qui fait le propre de son apport. Tirer la sociologie vers l'enquête sociale par le biais de la narrativisation a une incontestable efficacité pratique, mais a aussi un prix. Que ce soit cette lecture de la sociologie qui ait été sélectionné pour une collection de bd vulgarisant la sociologie dit peut-être quelque chose des attentes vis-à-vis des chercheurs... ou, tout au moins, de la façon dont on peut être lu. Reste que tous les travaux de sociologie ne sont pas, du coup, également susceptible de recevoir une telle publicité : les enquêtes quantitatives sont, par exemple, plus difficiles à transformer en récit - même si ce n'est pas impossible. Idem pour ceux qui ont moins prétention à dévoiler des scènes sociales habituellement dissimulées au yeux du public. Reste à savoir quels effets exercent la diffusion de la sociologie sur sa pratique. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-54273528907353605972016-05-02T09:00:00.000+02:002016-08-25T13:55:18.997+02:00[Invité] Requiem pour un débat<div style="text-align: justify;">Vous vous souvenez de <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2016/02/the-cobble-and-frame.html">Alex Mahoudeau à qui je faisais de la publicité en échange de cookies récemment</a> ? Mais si : ce sémillant twittos (sous le pseudonyme transparent de <a href="https://twitter.com/cobbleandframe">@CobbleAndFrame</a>) et <a href="http://tcatf.hypotheses.org/">blogueur (dans la langue de Terry Pratchett)</a> qui aime la géographie, les mouvements sociaux et le Proche-Orient. Bon, et bien, il avait des choses à dire en français à propos des réactions à une certaine tribune de l'écrivain algérien Kamel Daoud. Et du coup, il va le faire ici, là, ci-dessous, en exclusivité mondiale, sur Une heure de peine. C'est le deuxième invité que je reçois en ces murs numériques après <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/02/invite-histoire-et-pseudo-histoire.html">Clément Salviani en 2014</a>. Et j'en suis vachement content. Donc bonne lecture, et, comme la dernière fois, attention, vous risquez d'apprendre des trucs.</div><div style="text-align: justify;">(Remarque : Alex m'a laissé m'occuper des illustrations. Il n'aurait peut-être pas dû.) </div><span id="fullpost"> <br />
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<div style="text-align: justify;"><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><b>Introït</b></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;">«<i> Ca c’est pas une farce. C’est une corde.</i></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><i>Dépêche-toi de passer la tête là-dedans, Tuco. </i>»</div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><a href="https://www.youtube.com/watch?v=W-Vfc7G_r6g">Blondin</a></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">L’histoire est typique et, si elle n’avait été si caricaturale, ne révélerait absolument rien. Les faits qui l’ont causée, eux, méritent une pleine et entière attention. Le 31 décembre 2015, à l’occasion des célébrations du Réveillon, une foule d’hommes se rend coupable d’agressions de masse envers des femmes présentes sur la place publique à proximité de la gare de Cologne. Les chiffres diffusés depuis (1088 plaintes au 17 février 2016, 1049 victimes, et une estimation du nombre d’agresseurs tournant aux alentours de 1500 sur l’ensemble de l’Allemagne ce soir-là) sont absolument accablants. Pour trois raisons, je ne reviendrai pas ici sur ces phénomènes, leurs explications, leurs contextes, et les analyses qui peuvent en être faites. En premier lieu, en tant qu’auteur de ce texte, j’admets volontiers une incompétence totale en matière d’analyse des violences faites aux femmes, que ce soit dans le dit « monde arabo-musulman », à l’extérieur de cet espace, ou de façon générale ; il n’y aurait aucune valeur de ma part à écrire sur ce sujet, et nul doute que des spécialistes disent d’ores et déjà des choses plus intéressantes que les quelques notions que j’ai pu retirer de lectures éparses (sur le phénomène dans le dit « monde arabe et musulman » on lira <a href="http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14616742.2011.587364">ceci</a>, <a href="https://ema.revues.org/3492">ceci</a>, <a href="http://link.springer.com/article/10.1007/s00737-003-0170-x">ceci</a>, <a href="https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=17346897#page_scan_tab_contents">ceci</a>, <a href="http://harassmap.org/en/wp-content/uploads/2013/03/Reconceptualizing-Sexual-Harassment-in-Egypt.pdf">ceci</a> ou encore <a href="http://sls.sagepub.com/content/25/1/93">ceci</a>, par exemple). En deuxième lieu, je suis de l’avis qu’il n’est pour le moment pas possible aux sciences sociales de dire grand-chose d’événements dont la justice elle-même dit qu’elle n’a pas encore fini de travailler dessus. Il se passera des mois avant que le travail judiciaire d’identification des coupables, des victimes, des faits, et des réseaux ne se termine, et plus longtemps encore avant que les sciences sociales n’aient produit de données valables sur cet événement précis. Enfin, je fais le choix de parler de cet événement par les polémiques qu’il a engagées. On jugera probablement ce choix dérisoire, au vu des crimes et des souffrances engagés, je ne le nie pas : tout le bruit décrit plus bas n’a qu’une importance mineure face au réel fléau que constituent les violences faites aux femmes, où qu’elles aient lieu, et quels qu’en soient les auteurs. Ayant d’ores et déjà concédé mon incompétence sur ce sujet, je peux néanmoins renvoyer les personnes souhaitant se documenter sur ce sujet véritablement grave aux nombreux travaux et mouvements, associatifs comme sociaux, qui s’en préoccupent directement et de façon plus compétente que moi-même (toujours sur le « monde arabe et musulman », on trouvera dans les références de <a href="http://journals.lww.com/ephaj/Fulltext/2015/09000/Violence_against_women_in_the_Arab_world.1.aspx">cette note</a> une bibliographie indicative, on pourra également s’intéresser à l’organisation <a href="http://harassmap.org/en">HarassMap</a> et en tant qu’auteur de ce papier je ne saurais que trop inviter les personnes compétentes à se prononcer sur les lectures valables).</div><br />
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">S’ils ne sont pas commensurables au dit fléau social, les débats engagés autour de la désespérante affaire de Cologne peuvent nous inciter à garder dressée une oreille attentive, sinon effrayée. En effet ces événements et le choc qu’ils induisent, début 2016, conduisent à un débat européen intense et violent, lequel semble ne pas vouloir s’éteindre tout à fait. En France, ce débat se focalise autour d’une tribune, <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/01/31/cologne-lieu-de-fantasmes_4856694_3232.html">« Cologne, lieu de fantasmes »</a>, publiée un mois plus tard dans les pages du journal <i>Le Monde</i> par l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud. Celui-ci voit en Cologne un « lieu de fantasmes » et la confrontation d’une Europe accueillant en bonne volonté des réfugiés chassés par la guerre à une réalité culturelle irréductible : « Oui. L’accueil du réfugié, du demandeur d’asile qui fuit l’organisation <a href="http://www.lemonde.fr/etat-islamique/">Etat islamique</a> ou les guerres récentes pèche en Occident par une surdose de naïveté : on voit, dans le réfugié, son statut, pas sa <a href="http://www.lemonde.fr/culture/">culture</a> ; il est la victime qui recueille la projection de l’Occidental ou son sentiment de <a href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/devoir/">devoir</a> humaniste ou de culpabilité. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme ». De cette « réalité culturelle », l’auteur nous dit qu’elle consiste en un « monde d’Allah » qui hait la femme du fait d’un « rapport maladif » à la vie, et, se trouvant confronté à la situation contraire d’un Occident qui, culturellement toujours, louerait les femmes, pousse les réfugiés dont il est question à vouloir les « réduire à [leur] possession » par souci de consommer la liberté dont elles seraient le symbole. Solution, pour l’auteur, « guérir » les réfugiés de leur rapport « malade » au monde.</div><br />
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Cette pathologie culturelle n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Onze jours plus tard, dans le même journal, une réponse intitulée <a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/11/les-fantasmes-de-kamel-daoud_4863096_3232.html">« Nuit de Cologne : ‘Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés’ »</a> tient lieu de réponse, publiée par un collectif de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, tous spécialisés sur le Proche et le Moyen-Orient, et issus de diverses disciplines. Trois critiques sont adressées au texte de Daoud. premièrement, celui-ci participerait d’une essentialisation du monde musulman, selon laquelle « un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres [peut être réduit] à une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion » ; deuxièmement, Kamel Daoud, en réduisant des individus à leur simple religion – supposée – leur nierait tout simplement la condition d’êtres humains en leur refusant la possibilité d’être des créatures marquées par une certaine diversité : « il impute la responsabilité des violences sexuelles à des individus jugés déviants, tout en refusant à ces individus la moindre autonomie, puisque leurs actes sont entièrement déterminés par la religion » (en effet Daoud soutient cette thèse en expliquant que les « raisons réelles » qu’il prétend présenter échappent aux auteurs des actes, et que l’agresseur selon lui « n’a vu qu’un divertissement, un excès d’une nuit de fête et d’alcool peut-être » dans ce qui était en fait une attaque à « l’essence » de l’Europe) ; troisièmement, Daoud entre dans un rapport disciplinaire et correctif des humains : « Culturellement inadaptés et psychologiquement déviants, les réfugiés doivent avant toute chose être rééduqués. Selon lui, il faut « offrir l’asile au corps mais aussi <a href="http://conjugaison.lemonde.fr/conjugaison/troisieme-groupe/convaincre/">convaincre</a> l’âme de changer ». C’est ainsi bien un <a href="http://www.lemonde.fr/projet/">projet</a> disciplinaire, aux visées à la fois culturelles et psychologiques, qui se dessine. Des valeurs doivent être « imposées » à cette masse malade, à commencer par le respect des femmes ». Il ne leur en faut guère plus pour conclure que le texte de Daoud correspond à une logique paternaliste, et repose sur les clichés culturalistes, racialistes, et islamophobes qui ont accompagné par le passé et accompagnent encore une entreprise de discipline au cœur de la logique coloniale.</div><br />
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">La mécanique décrite par les auteurs de la « contre-tribune » n’est pas nouvelle et a trouvé en Michel Foucault son descripteur le plus rigoureux concernant le temps long pour ce qui est de l’Europe. On se souviendra notamment du premier tome de son essai <i>Histoire de la sexualité</i>, dans lequel l’auteur décrit dans le détail le développement historique d’un regard scientifique, clinique, systématique sur les « déviances », accompagné d’un silence portant sur le sexe « légitime » (procréateur, marié, hétérosexuel, et monogame). Ainsi Foucault met-il en scène l’explosion des discours sur la sexualité non pas comme des processus de libération, mais bien de contrôle : l’homosexualité – entre autres – ne sera bien réprimée que parce qu’elle est bien nommée, bien disséquée, bien analysée. Ce thème reste prégnant dans l’œuvre de l’auteur. La « volonté de savoir » (et la volonté de ne pas savoir) accompagnent des mécanismes qui prétendent corriger et « redresser » les corps et les esprits : « Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s'est déployée l'organisation du pouvoir sur la vie. La mise en place au cours de l'âge classique de cette grande technologie à double face – anatomique et biologique, individualisante et spécifiante, tournée vers les performances du corps et regardant vers les processus de la vie - caractérise un pouvoir dont la plus haute fonction désormais n'est peut-être plus de tuer mais d’investir la vie de part en part ». Foucault mit à jour cette biopolitique – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – dans d’autres essais, dont le plus célèbre reste à ce jour <i>Surveiller et Punir</i>, qui faisait état du même basculement d’un pouvoir qui mettait en scène la mort à un pouvoir qui met en scène la connaissance et le « redressement » de la vie (ici, il ne s’agit plus de sexualité mais de crime). Ce même raisonnement, pour ce qui concerne le rapport au sud et à l’est de la Méditerranée, a connu sa meilleure application dans <a href="http://www.histoire.presse.fr/livres/les-classiques/l-orientalisme-d-edward-said-01-02-2005-5943"><i>L’Orientalisme</i></a>, l’essai d’Edward Saïd qui fait état de cette même « volonté de savoir » comme d’un processus transnational qui produit en même temps qu’il l’analyse la différence entre « Orient » et « Occident », préparant le premier à la colonisation par le second. Contrairement à ce que l’on penserait spontanément, Saïd nous explique que les productions artistiques, scientifiques, intellectuelles de l’orientalisme ne sont pas un effet, mais en partie la cause, de la colonisation : « Dire que l’orientalisme a été une rationalisation des codes coloniaux revient à ignorer la dimension dans laquelle les codes coloniaux étaient en fait justifiés en avance par l’orientalisme ». Cette observation, du reste, a été de longue date acceptée dans l’aggiornamento de l’anthropologie, ex-science coloniale devenue science anti-, puis post-coloniale dans la seconde moitié du XXe siècle. L’un des textes les plus limpides qu’il m’ait été donné de lire à ce sujet reste l’article de Benoît De L’Estoile, <a href="http://terrain.revues.org/3173">« Au nom des ‘vrais Africains’ »</a>, qui insistait sur le fait que « dans la perspective victorienne de la colonisation, l'anthropologie, dans ses différentes variantes évolutionnistes, avait une grande importance en tant que cadre d'interprétation de la marche de l'humanité vers le progrès, mais un rôle relativement mineur dans la conduite des affaires coloniales : dans la mesure où il s'agissait avant tout de <i>civiliser</i> des indigènes définis par leur sauvagerie, c'est-à-dire leur absence de civilisation, une étude approfondie de leurs coutumes apparaissait certes comme intéressante en tant que contribution à la connaissance scientifique de l'homme primitif, ou pour porter témoignage de l'état déplorable dont la colonisation avait tiré les indigènes, mais comme ayant finalement peu de conséquences pratiques, sinon pour connaître les ‘préjugés’ auxquels devaient faire face missionnaires, administrateurs ou colons ». Le savoir a des enjeux politiques, et les discours relevant du disciplinaire – qui est l’un des traits caractéristiques du « gouvernement humanitaire » <a href="http://www.reseau-terra.eu/article569.html">décrit par Michel Agier</a> – reposent toujours sur une sincère inspection des âmes.</div><br />
<div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Pourquoi un tel détour par « l’enculage de mouches » académique pour évoquer deux tribunes parues dans le journal <i>Le Monde </i>? Pour insister sur le fait que la seconde tribune, quoiqu’on en pense (me concernant, beaucoup de bien, donc) ne tombe pas du ciel : elle repose sur près d’un siècle et demi d’expérience intellectuelle et de réflexion critique sur les tenants et aboutissants des sciences sociales. Cette critique faite par des chercheurs a pu sembler sèche, pompeuse, ou promouvant un débat aride de toute sensibilité, caché derrière des procédures ennuyeuses de vérification, de sourçage, et de longues péroraisons théoriques. Il reste qu’elle est parfaitement exacte dans ce qu’elle prétendait faire : présenter la tribune de Kamel Daoud comme une prise de position politique et pas une analyse objective des faits (du reste impossible), et lui répondre à ce titre, en soulignant qu’elle reposait sur un certain nombre de mauvaises conceptions, qu’il est possible de parler des faits réels de façon engagée sans s’emporter à la divagation. Si l’affaire s’était arrêtée là, il ne vaudrait pas la peine de consacrer même un instant à y penser : des « affaires » de ce type, la France en voit quotidiennement, à toute échelle, et dans toutes les arènes. Il ne se passe presque pas un jour sans qu’une tribune, une polémique, une intervention quelconque et la réponse qu’elle engage ne conduise à un échange de ce type. Cette forme complètement normalisée, qui existe également dans le monde scientifique qui avance en partie par controverses, est le quotidien d’une société qui va relativement bien, se pose des questions et se paie même le luxe d’avoir plusieurs réponses à leur apporter. Ce n’est évidemment pas ce qu’il s’est passé. Pourquoi ?</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><b>Dies Irae : De bien méchants chercheurs</b></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;">« <i>J’en ai assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses</i></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><i> et des explications culturelles ou sociologiques à ce qu’il s’est passé.</i><i><span style="font-style: normal;"> »</i></div></span><br />
<div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><a href="http://www.sudouest.fr/2015/11/26/attentats-manuel-valls-en-a-assez-de-ceux-qui-cherchent-des-excuses-2198711-6039.php">Manuel Valls, Premier ministre, 26 novembre 2015</a></div><div style="margin-bottom: 0.35cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><a href="https://www.blogger.com/null" name="_GoBack"></a>Parmi les nombreuses chroniques et tribunes publiées pour en venir au soutien de Daoud – j’ai pour ma part abandonné tout projet de les compter face à la véritable inondation qu’elles constituaient – un consensus semble se dégager rapidement : l’auteur est victime non seulement d’une contradiction, mais à proprement parler d’une tentative de censure venant d’un « quarteron de chercheurs » qui « trépignent » à l’idée que ses idées soient énoncées (pour reprendre <a href="http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160218.OBS4920/la-gauche-dans-le-piege-de-cologne.html">l’expression d’Aude Lancelin dans <i>L’Obs</i></a>). Cette affaire serait donc une énième tentative de silenciation de bien méchants chercheurs qui n’acceptent pas qu’un homme non-oint par le sérail s’exprime. Le Premier ministre lui-même ne le dit-il pas, dans <a href="https://www.facebook.com/notes/manuel-valls/soutenons-kamel-daoud-/1002589256488085/">un post publié sur Facebook</a>, « Au lieu d’éclairer, de nuancer, de critiquer – avec cette juste distance que réclame pourtant le travail du chercheur –, ils condamnent de manière péremptoire, refusent le débat et ferment la porte à toute discussion ». Pire encore, <a href="http://www.liberation.fr/debats/2016/02/28/au-nom-de-kamel-daoud_1436364">la journaliste Fawzia Zouari</a> – et avec elles, d’autres grands esprits tels Brice Couturier, Michel Onfray, et autres – voit dans cette tribune la reproduction, en miroir, de la fatwa qui a été énoncée contre Daoud par un certain monsieur Zeraoui en 2014 (rappelons que la justice de <a href="http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/08/l-ecrivain-kamel-daoud-gagne-son-proces-contre-un-imam-salafiste_4878558_3212.html">l’Algérie ne l’a pas entendu de cette oreille</a> et a – fort heureusement – condamné récemment monsieur Zeraoui à 3 mois de prison ferme et à une amende pour cet appel au meurtre). <a href="http://www.laicite-republique.org/pour-kamel-daoud-brice-couturier-france-culture-3-mars-16.html">Pour Brice Couturier</a>, cette tribune témoigne de la malveillance de « ceux qui relaient, ici, les fatwas prononcées là-bas ». On pourrait – et devrait – être choqués de l’outrecuidance consistant à comparer une bien innocente tribune dont le propos consiste à dire à un confrère ayant fait profession du travail intellectuel qu’il s’est trompé avec l’appel au meurtre de ce même confrère. Il y a là un parallèle dont on serait bien curieux de connaître les possibles généralisations : parce qu’une personne est haïe par des gens détestables, est-il dès lors interdit de ne pas acquiescer sans y penser à deux fois à ses propos ? Faut-il vérifier, avant que de dénoncer comme critiquable un propos qui nous semble l’être, si par malheur son énonciateur n’est pas sous le coup d’une menace où que ce soit ? Il semble que oui, selon Brice Couturier, qui ricane : « Il est bien plaisant de voir des gens installés dans la recherche et l’université françaises accuser un écrivain algérien menacé de mort ». Peu de gens, selon ce modèle, auraient vocation à s’exprimer dans l’espace public. Il semble également que cette idée ne soit pas pour plaire au principal intéressé qui, <a href="http://www.letempsdz.com/index.php/175478-le-romancier-et-journaliste-kamel-daoud-">dans une interview</a> suivant le début de l’« affaire », a exprimé sa méfiance à l’idée de se présenter et d’être présenté comme un intellectuel en danger, et de s’octroyer à ce titre une sorte de statut prophétique interdisant toute remise en cause.<br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-97BqfuoGkiQ/VyXpvegXr4I/AAAAAAAABYQ/nKWBrCf3rck27YWIFKePkmaf2EfW1YA0gCLcB/s1600/Pandaroux4.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="222" src="https://1.bp.blogspot.com/-97BqfuoGkiQ/VyXpvegXr4I/AAAAAAAABYQ/nKWBrCf3rck27YWIFKePkmaf2EfW1YA0gCLcB/s320/Pandaroux4.jpg" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Intellectuel libre agressé par un universitaire médiocre (2016)</td></tr>
</tbody></table></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Mais allons plus loin, et énonçons un truisme. Il s’agit donc apparemment d’une question de liberté d’expression, ainsi que les expressions de « censure », de « réduction au silence », de « rappel à l’ordre ». C’est d’ailleurs ce qu’en dit, dans l’émission <a href="http://www.franceculture.fr/emissions/dimanche-et-apres/kamel-daoud-la-polemique-s-emballe-et-apres"><i>Dimanche et Après</i> du 6 mars 2016</a>, l’islamologue Ghaleb Bencheikh : « [S]a tribune, intellectuellement, est discutable. Mais ce dont il s’agit, au juste, c’est d’abord la liberté d’expression, et de conscience. Et il a le droit total, absolu, de dire ce qu’il a envie de dire, et sans qu’on lui cherche noise. Et cette liberté-là n’a pas à être bordée, assujettie, à des restrictions qui invalident le début de la phrase du genre ‘Oui, on est pour la liberté d’expression, mais…’ ». Olivia Gesbert, qui anime avec acuité ce rendez-vous hebdomadaire, ne manque pas de lui faire remarquer que cette liberté existe également concernant la contradiction des propos de monsieur Daoud. Car il existe, n’en déplaise aux amateurs de phrases toutes faites, une contrepartie à cette liberté d’expression. Nous sommes pour la liberté d’expression, mais elle implique la liberté d’expression d’autrui, y compris celle consistant à dire que quelqu’un a dit une ânerie, et de dire tout le mal qu’on en pense, dans les termes et les formes qui nous plaisent (et bien entendu dans les limites de la légalité), et ce – n’en déplaise aux tristes sires – même si l’on se trompe soi-même en énonçant cette contradiction. S’exprimer en public implique le risque, sans cesse renouvelé, de se voir corriger, sans lequel il n’est pas de débat démocratique possible. Du reste, il n’est pas possible d’entendre parler de question de liberté d’expression sans constater, avec une certaine ironie, le déséquilibre patent de cette anecdote. Face à l’unique tribune des chercheurs en question, il y a depuis trois mois un véritable tir de barrage « volant à la défense » de Kamel Daoud. La résistance a embarqué les grandes plumes de la presse, de l’éditoriat, jusqu’au chef du gouvernement, si bien qu’on est en peine de trouver un seul écrivain ou journaliste qui ne se soit dressé face aux hordes s’attaquant à Kamel Daoud au travers d’une seule et unique tribune (deux, si l’on y ajoute <a href="http://www.article11.info/?Autopsie-d-une-defaite-et-notes-de">la postface</a> justement excédée de Thomas Serres publiée sur Article11, qui remettait un peu les pendules à l’heure en se demandant où était la violence, entre cette tribune et les dizaines de réponses qui avaient discrédité ses auteurs comme des médiocres, des minables, des obscurs auteurs qui n’avaient pas vocation à se comparer au grand homme qu’ils osaient attaquer). La « défense de Kamel Daoud », si elle porte un nom, semble être celle d’un formidable conformisme n’acceptant pas la discussion plus que d’une croisade pour la liberté d’expression ou contre les pensées extrêmes. Là encore, on y reviendra, ce phénomène ne mériterait pas une minute de notre peine s’il se limitait à cela.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Ce que cache cette « défense », c’est pour partie la progressive dégradation du statut de la recherche et de ceux et celles qui la font, notamment en sciences sociales, dans le débat public. Il est admirable que l’on ne soit plus à l’époque où un bien malencontreux reporter télévisé <a href="https://youtu.be/voquPzwt9UA?t=7m7s">appelait Gaston Bachelard « maître » avec déférence</a>, attendant que la science et la sagesse lui « tombent dessus » de la hauteur du fabuleux philosophe. Il est bien plus inquiétant de voir que cette admiration complètement acritique a cédé le pas à des réactions stéréotypées, relevant du réflexe, face à toute personne faisant acte de science sociale. Jugeons sur pièce. La réaction de Fawzia Zouari est peut-être la plus virulente à ce propos et mérite d’être lue : « Il existe, en France, une élite de gauche qui entend fixer les critères de la bonne analyse et qui veut faire de nous les otages d’un contexte français traumatisé par la peur de l’accusation d’islamophobie. Une peur qui pétrifie nombre d’élus, d’écrivains, de journalistes et de féministes, quand elle ne les amène pas à défendre les niqabs et les prières de rues, à excuser les violences dans les cités et les propos de gamins qui clament, avec fierté, ‘Je ne suis pas Charlie’. La même élite qui s’essaie à l’exégèse coranique et cherche la bénédiction de religieux devenus ses principaux interlocuteurs, aux dépens des musulmans laïques réfractaires au rôle de victime. Cette tendance à dicter aux intellectuels arabes ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire sur leurs sociétés confine au néocolonialisme. Elle relève d’un tropisme qui rend incapable de nous voir autrement que comme des ‘protégés’. Elle refuse l’idée qu’il puisse exister des Arabes souverains dans leur tête, des musulmans qui contestent leurs traditions, désobéissent aux consignes de bien-pensance, fissurent les échafaudages spéculatifs autour d’un Orient fantasmé ». Kamel Daoud serait ni plus ni moins, par une volontaire inversion du stigmate, que la victime d’un véritable néocolonialisme, cette fois-ci, le néocolonialisme des chercheurs en sciences sociales, « qui, souvent, n’ont connu le monde musulman qu’à travers les livres », et « sirotent tranquillement leur café à Paris » pendant que Daoud, Zouari, et autres sont, quant à eux, sur le terrain, dans des sociétés qu’ils et elles connaissent bien, puisque les vivant au quotidien, contrairement aux savoirs livresques de nos « sociologues de salon », qui n’ont jamais connu le monde concret.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Il s’agit ici d’une critique devenue si diffuse et systématique des universitaires qu’elle apparaît comme allant de soi. <a href="http://www.litt-and-co.org/citations_SH/a-f_SH/R-Barthes_Poujade.htm">Dans ses <i>Mythologies</i></a>, Roland Barthes décrivait déjà cette forme particulière de populisme : « M. Poujade verse au néant toutes les techniques de l'intelligence, il oppose à la ‘raison’ petite-bourgeoise les sophismes et les rêves des universitaires et des intellectuels discrédités par leur seule position hors du réel computable. (‘La France est atteinte d'une surproduction de gens à diplômes, polytechniciens, économistes, philosophes et autres rêveurs qui ont perdu tout contact avec le monde réel.’). Nous savons maintenant ce qu'est le réel petit-bourgeois : ce n'est même pas ce qui se voit, c'est ce qui se compte ; or ce réel, le plus étroit qu'aucune société ait pu définir, a tout de même sa philosophie : c'est le ‘bon sens’, le fameux bon sens des ‘petites gens’, dit M. Poujade. La petite-bourgeoisie, du moins celle de M. Poujade (Alimentation, Boucherie), possède en propre le bon sens, à la manière d'un appendice physique glorieux, d'un organe particulier de perception : organe curieux, d'ailleurs, puisque, pour y voir clair, il doit avant tout s'aveugler, se refuser à dépasser les apparences, prendre pour de l'argent comptant les propositions du ‘réel’, et décréter néant tout ce qui risque de substituer l'explication à la riposte ». S’il fallait réécrire l’essai de Barthes, le personnage ne serait – malheureusement – plus celui d’un politicien attaché aux « valeurs des petites gens », mais celui d’un « chroniqueur » coureur de plateaux. Délices d’époques. Mais son fond hypocritement populiste et réellement abêtissant, lui, n’a pas changé.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Cette critique se retrouve bien entendu dans des descriptions outrancière du corps des universitaires, et toutes les métaphores géographiques qui l’incluent : chez Zouari, ce sont nécessairement des petites personnes que l’on imagine volontiers chenues, vieilles avant même d’avoir vécu, racornies, rabougries, elles ont encore sur la moustache la poussière des vieux ouvrages dans lesquelles elles plongent leur nez, espérant y trouver le réel qui les attend hors de leur tour d’ivoire, dont elles ne sauraient évidemment sortir, et se retrouvent dans leur petit confort médiocre pour siroter des cafés en échangeant sur tout le mal qu’elles pensent des êtres fiers et vivaces qui leur opposent la dure et inévitable réalité des faits. Dans <a href="http://www.humanite.fr/michel-onfray-la-haine-des-universitaires-576715">une tribune</a> publiée par <i>L’Humanité</i>, un tel morceau de gloire de Michel Onfray était mis à jour : « Les fonctionnaires de la recherche (dite scientifique) appointés par l’État ont abondamment recherché et ils ont été grassement payés pour conclure qu’il n’y a plus rien à trouver. Ils passent leur vie le regard perdu dans une poubelle, les yeux fixés dans son trou noir, puis ils affirment que tout a été dit. Dès lors, ils peuvent courir la planète de colloque en colloque, noircir des pages de revues confidentielles pendant la durée d’une longue carrière de général de corps d’armée, soutenir une thèse soporifique et la délayer dans un ou deux livres tout aussi dormitifs et lus par personne, ils seront les VRP d’une vulgate qui leur vaudra salaire et retraite – avec brimborions institutionnels, statut hors classe, Légion d’honneur, doctorat honoris causa, médaille du CNRS et autres sex toys pour abstinents sexuels. Or, voici que, sortie de nulle part, une jeune fille à cheval sur plusieurs civilisations et plusieurs langues, curieuse, subtile, très érudite, qui n’a pas fait profession de chercher pour ne jamais rien trouver et se faire payer pour pareille imposture, mais qui a choisi de trouver sans se faire payer afin d’offrir son or à tout le monde, met une gifle à tous ces chercheurs en découvrant un authentique trésor philosophique : une centaine de fragments inédits de Diogène de Sinope. (…) Le statut de fonctionnaire assuré de son salaire, de ses vacances, de sa Sécurité sociale et de sa retraite, gardant par-devers lui les pépites trouvées grâce à l’argent du contribuable ». La tribune expliquait par la suite que c’était bien grâce à ces petits hommes gris que les fragments en question avaient été mis à jour, traduits, et diffusés, contredisant la verve du grand penseur (sans que les journaux qui avaient diffusé ses propres attaques ne jugent nécessaire de contredire ce mensonge, par ailleurs), mais qu’importe ! Voyez la tristesse des chercheurs, leur médiocrité mise à jour !</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Et évidemment, que reprochent en réalité ces chercheurs à Daoud ? C’est d’oser parler d’identité, d’oser parler d’islam et d’oser parler d’islamisme, eux qui, pétris d’idéologie marxiste, refusent catégoriquement à quiconque – fait bien connu à l’université – de s’attarder sur ces sujets, car « le culturel est tabou ! », ainsi que le rappelle le « cas » Hugues Lagrange, qui a connu l’inimitié de la même université pour avoir fait usage de cet « appendice physique glorieux » permettant de <a href="http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2011-4-page-777.htm">voir la réalité pour ce qu’elle est</a>. Ce pitoyable tableau prête à rire pour quiconque a déjà fréquenté un chercheur concret, tant il apparaît hors de toute forme de réalité. Cela fait bien longtemps – près d’un siècle, en fait – que les chercheurs en sciences sociales ne s’enferment plus dans d’obscures alcôves pour enfoncer leurs nez dans des ouvrages poussiéreux. Une personne de mauvaise foi aurait souligné certains événements récents rendant cette accusation non seulement fausse, mais honteuse. Nous avons ici de la décence et n’y reviendrons pas. Il reste que la sociologie, l’anthropologie, la géographie et leurs consœurs sont un sport de terrain depuis bien avant que ne naquissent l’un ou l’autre de ses critiques, et c’est faire état d’une ignorance totale et bien volontaire que de ne pas s’en rendre compte. Les contempteurs des chercheurs en question – on n’insistera pas assez sur le fait qu’il est à noter qu’aucun de ces contempteurs ne leur a répondu sur le fond, et que tous se sont contentés de leur renvoyer des clichés sur leur supposée « médiocrité » et « obscurité », sur lesquelles on ne manquera pas de revenir – ces contempteurs, donc, auraient peut-être gagné à aller pencher le leur, de nez, sur la liste des signataires, avant que d’écrire de telles idioties. Ils y auraient trouvé une cohorte de chercheurs et de chercheuses reconnus sans conteste, et ce, pour l’écrasante majorité d’entre eux, pour la qualité de leur travail de terrain, et sur la valeur qu’ils et elles mettent à ne parler que de ce que l’on a pratiqué soi-même longuement et avec rigueur. Cela aurait évité à monsieur Jean-Paul Brighelli de <a href="http://www.causeur.fr/kamel-daoud-cologne-viols-36995.html">s’illustrer</a> en décrétant de façon définitive que monsieur Daoud « a plus de talent dans son petit doigt » que tous ses contradicteurs réunis, quand il n’a pas la moindre idée, faute d’avoir été le vérifier, non seulement de qui sont lesdits contradicteurs (ce qui est dommage), mais aussi de leur position géographique exacte (ce qui est amusant). Supposons qu’ils aient fait ce difficile travail consistant à essayer de savoir qui sont les personnes que l’on met au pilori avant de le faire, ils y auraient trouvé de longues carrières dans les sociétés du Proche et Moyen-Orient, et un contact avec le terrain dont ni monsieur Onfray, ni monsieur Couturier, ni monsieur Finkielkraut, ni monsieur Brighelli, ni quelque autre de leurs hargneux ennemis ne peut se prévaloir. Ils y auraient trouvé par exemple madame Laleh Khalili, dont le long et systématique travail de terrain dans les camps de réfugiés palestiniens a donné des articles et un livre absolument magnifiques de précision. Ils y auraient trouvé monsieur Joel Beinin, qui a pratiqué l’enquête de terrain depuis de longues années, notamment en Egypte et s’est illustré par ses activités de journaliste (la liste pourrait continuer longuement). Ils y auraient surtout trouvé un « quarteron » (puisque c’est l’expression consacrée) de gens qui ont passé leur vie à analyser, disséquer, discuter, et quand il s’agissait de le faire, critiquer la question religieuse et identitaire dans le dit « monde musulman ». Il s’agit par ailleurs là de gens que les journaux de référence dans et hors de France n’hésitent pas à aller chercher, pour de petits papiers obscurs et détaché du monde réel dans des journaux comme le <a href="http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/03/30/AR2007033002045.html"><i>Washington Post</i></a>, <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2003/07/BEININ/10251"><i>Le Monde Diplomatique</i></a>, le <a href="http://www.theguardian.com/commentisfree/2007/feb/10/cracksinthewall"><i>Guardian</i></a>, le <a href="http://articles.latimes.com/2001/dec/30/opinion/op-beinen"><i>Los Angeles Times</i></a>, ou <a href="http://www.aljazeera.com/indepth/opinion/2011/11/2011111101357837629.html"><i>Al Jazeera</i></a>. Ce qui n’est, on le convient, pas aussi prestigieux qu’une chronique occasionnelle dans <i>Le Point </i>ou <i>L’Obs</i>, journaux véritablement situés au cœur du débat en politique internationale et que le monde nous envie tant.<br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-ahpw5gW2DY4/VyXqKzSwvwI/AAAAAAAABYU/kCtxA0sAGzURnIUtCjvnXDOVDn96O2qzQCLcB/s1600/Pandaroux2.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="320" src="https://3.bp.blogspot.com/-ahpw5gW2DY4/VyXqKzSwvwI/AAAAAAAABYU/kCtxA0sAGzURnIUtCjvnXDOVDn96O2qzQCLcB/s320/Pandaroux2.jpg" width="251" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Courageux intellectuel français luttant contre la bien-pensance (2016)</td></tr>
</tbody></table></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Mais ils ne l’ont pas fait, pour une raison fort simple : il s’agit ici de dérouler un récit convenu et entendu. Les chercheurs n’y connaissent rien, sont dans un refus total de toute discussion culturelle, et sont surtout d’obscurs haineux. Quand bien même ils s’y connaîtraient, participeraient volontiers à une discussion culturelle, et ne seraient pas le moins du monde haineux ou obscurs, mais proposeraient tout simplement un discours éventuellement alternatif ou critique, informé par leur propre connaissance réelle du terrain, qui s’en soucierait ? Il faut admettre ce fait très simple, personne ne fera cette démarche d’aller voir de qui l’on parle et d’où ils parlent, de toute façon. Il est acquis que les chercheurs sont, c’est évident, de médiocres capons, pourquoi se fatiguerait-on à essayer de leur répondre réellement, ou à écouter ce qu’ils disent ? L’avalanche de réponses aux « oppresseurs universitaires » de monsieur Daoud illustre de façon splendide ce fait : auteurs et commentateurs, intervenants ponctuels, moralistes, ont décrété que certains des chercheurs les plus reconnus, à l’intérieur de leur communauté comme en son extérieur, étaient « obscurs ». Ils n’ont même pas fait l’effort, tout à leur dénonciation en forme de réflexe d’« une certaine gauche française », d’aller se renseigner et se rendre compte qu’une bonne partie des noms des signataires de la tribune ne vient pas de France, mais du Liban, d’Egypte, de Tunisie, d’Angleterre, des Etats-Unis, d’Algérie, et ainsi de suite. Mais nous devons reconnaître un fait : au niveau mondial, le débat intellectuel est centré sur ce qu’il se passe dans le monde de l’éditoriat français, ainsi que le prouve les passions que ne manquent pas de lever dans les vrais journaux les sorties de nos grands esprits. Il en va de même de la fameuse « contre-tribune », par ailleurs, qu’aucun de leurs nombreux commentateurs ne semble, au vu des réactions hallucinées qu’ils en produisent, avoir pris la peine de lire. La grande charge contre les hommes de paille que constitue la « défense de Kamel Daoud » ne s’encombre pas de concret. Monsieur Brighelli, tout comme les autres, n’a pas besoin d’aller vérifier qui sont les chercheurs en question ou ce qu’ils disent : il sait, comme les autres, que ces chercheurs sont dans le faux parce que ce sont des chercheurs, parce qu’ils refusent que l’on parle de culture et de religion, parce qu’ils ne connaissent pas la région dont ils parlent, et parce qu’ils sont forcément médiocres, puisque chercheurs. Et monsieur Brighelli, comme les autres, n’a pas besoin de s’encombrer d’informations concrètes sur ce que disent ou font (ou sont) ces gens pour le dire, ce n’est là qu’une contingence dont la pensée profonde n’a pas le temps de s’encombrer. Et puis, qui ira le corriger ?</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><b>Agnus Dei : « Nos biens bons Arabes »</b></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><i>« Pourquoi vous faites ça ? C’est pas très bien d’être méchant.</i></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><i>C’est mieux d’être gentil. Dans la vie il vaut mieux être riche et</i></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"><i>en bonne santé, que pauvre et malade comme un chien. »</i></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;">Gad Elmaleh, citant <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Py-HRapc1-k">Le Chef des Gentils</a></div><div align="JUSTIFY" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">La critique de Mme Zouari contient un second aspect, bien plus pertinent que cette fiction de l’universitaire coupé du terrain : elle explique que les rédacteurs de la fameuse tribune se substituent aux Arabes et leur volent leur parole, et que leur colère vient en réalité de ce que certains de ces Arabes ont l’envie et les moyens de s’exprimer par eux-mêmes. Cette critique est non seulement juste, mais absolument légitime. Malheureusement pour Mme Zouari, elle apprend aux sciences sociales ce que celles-ci savent depuis bien longtemps, et vise le mauvais public. On ne reviendra pas immédiatement sur le fait que la première raison pour laquelle elle se trompe de cible est que l’essentiel des personnes auxquelles elle s’en prend sont, pour l’essentiel, arabes elles-mêmes, venant de et ayant vécu dans les sociétés dont elle parle, et ayant à ce titre toute légitimité à se sentir insultées quand on leur dit qu’elles ne les ont jamais vécues de première main. Ces critiques touchent du doigt un vrai problème en dénonçant ces vils chercheurs qui entendent (soi-disant, on ne voit pas ce qui dans le contenu de cette tribune le fait, mais passons) dicter ce qu’elles ont à penser aux sociétés arabes, c’est que, ce faisant, elles reprennent un discours tout droit tiré des sciences sociales. Il est heureux d’ailleurs que les sciences sociales aient été soumises à cette <a href="https://iref.uqam.ca/upload/files/Texte1.pdf">critique virulente du post-colonialisme</a>, qui pointe à juste titre l’exclusivité et la domination indue des discours européens et nord-américains, non seulement sur les pays dits arabes et musulmans, mais sur l’ensemble du monde. La plume a bien été portée dans la plaie par nombre d’auteurs, parmi lesquels on peut évoquer Jean-Pierre Olivier de Sardan, qui mettait à jour avec humour l’absurdité d’un certain discours culturaliste en en appliquant les grilles à la ville de Marseille dans <a href="http://amades.revues.org/1080"><i>La rigueur du qualitatif</i></a>. Evoquant les « rires et gesticulations » d’ethnologues face à des enquêtes sur le spiritisme bourgeois à Paris, <a href="http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=POX_100_0201">Pierre Lagrange</a> explique très clairement ce sous-entendu épistémologique selon lequel les mêmes grilles ne pourraient pas s’appliquer selon les sociétés : « Si les croyances qui provoquent rires, gesticulations et finalement agacement des chercheurs en sciences sociales sont intéressantes, c’est parce que le rapprochement avec les savoirs scientifiques permet de rendre visible notre incapacité à remplir le programme de l’anthropologie, c’est-à-dire à étudier l’ensemble des discours et pratiques, qu’il s’agisse de croyances ou de sciences. Apparemment, les vols d’organes, le spiritisme ou la Vierge, ce n’est pas comme la magie Zandé, le chamanisme achuar, ou les dieux égyptiens ». Critique essentielle et encore nécessaire. De plus, si cette critique est adéquate concernant le traitement des objets, elle ne l’est pas moins concernant ceux et celles qui réalisent ledit traitement : il n’est plus suffisant de dire que les chercheurs issus de sociétés, cultures, zones géographiques, groupes sociaux, genres et identités sexuelles (et autres) ne représentant pas une majorité (fantasmée) n’ont pas attendu que leur soit donné le feu vert pour écrire et théoriser leur propre vie comme celle des autres, et le monde des sciences sociales est quotidiennement traversé par des débats qui sont loin d’être tranchés sur l’implication de cette épistémologie des points de vue (ici l’expérimentation prévaut : <a href="https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=17346897#v=onepage&q=Participatory%20anthropology%20in%20Nunavut&f=false">l’anthropologie et la sociologie participative</a>, <a href="https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=17346897#page_scan_tab_contents">le privilège des insiders</a>, <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/03/avoir-un-point-de-vue-ca-narrive-pas.html">l’idée beckérienne du devoir d’être du côté des dominés</a>, <a href="https://societyandspace.com/reviews/reviews-archive/javier-auyero-and-debora-alejandra-swistun-flammable-environmental-suffering-in-an-argentine-shantytown-reviewed-by-thomas-perreault/">les enquêtes menées à plusieurs points de vue</a> ou l’augmentation de ces points de vue dans des enquêtes séparées forment autant de réponses, compatibles ou non entre elles, à cette question). Mme Zouari a raison de dire ouvertement que le discours descriptif, européen, masculin, bourgeois, et blanc sur les sociétés du sud et de l’est de la Méditerranée doit faire le deuil de son monopole indu à dire le réel, et elle peut bénéficier dans le monde des sciences sociales de considérables renforts pour soutenir cette thèse absolument exacte. Mais il ne s’agit pas ici de pratiquer l’autocélébration d’une discipline (cette dimension fortement auto-critique de la recherche, du reste, n’ont jamais « été de soi » et c’est par le conflit qu’elle s’est imposée, parce que <a href="http://www.postcolonialweb.org/poldiscourse/spivak/spivak2.html">des chercheurs issus de groupes marginalisés ont énoncé ce propos</a> de façon nette). Ce que cette posture a de proprement fascinant, c’est la façon dont, inscrites dans le monde médiatique français, elles fournissent un splendide miroir des mécaniques auxquelles elles participent elles-mêmes.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Puisqu’il est ici question du monde arabe, que sommes-nous forcés de constater ? Pour reprendre une formule éculée par des années de répétition par des éditorialistes qui n’ont jamais suivi jusqu’au bout le fil du raisonnement qu’elle implique : c’est compliqué. C’est précisément cette complexité que nos éditocrates ont cherché à tout prix à réduire, à longueur de tribune et d’article, depuis un temps considérable. Sous leur plume, il n’existe <a href="https://www.youtube.com/watch?v=P2W4FsDVKMY">que deux types d’arabes </a>: les bons, qui sont des forces du progrès et de la lumière, sont toujours marginaux « là-bas », et savent nommer justement les vérités de cet espace, et les mauvais, qui sont systématiquement obscurantistes, conservatistes, soutiennent toutes les brutalités et la « barbarie », et dont les personnes prenant des distances critiques avec les propositions des premiers sont forcément, au choix, « des idiots utiles », « de vrais complices », ou à la présence desquels ils sont « aveugles ». Exagéré-je ? Jugeons sur pièces : Riss, cité par Thomas Serres, nous promet des lendemains qui chantent : « Quand cette guerre contre l’islamisme sera terminée, il faudra faire les comptes de toutes les lâchetés, les complaisances, les trahisons des intellos et des journalistes qui auront tout fait pour intimider et faire taire les voix contestataires ». Roland Hureaux, dans <a href="http://www.atlantico.fr/decryptage/kamel-daoud-pas-tout-dit-roland-hureaux-agressions-sexuelles-cologne-islam-europe-2668270.html">un article récent pour <i>Atlantico</i></a>, nous dit en somme que cette tribune était « un lynchage » qui accompagnait « la victoire des soldats de l’islam » (là encore la capacité de certains à connaître la réalité avant les enquêteurs étonne). <a href="http://www.lepoint.fr/chroniques/kamel-daoud-la-malediction-d-un-dissident-14-04-2016-2032126_2.php">Dans <i>Le Point</i></a>, Sébastien Le Fol nous décrit des « staliniens » qui affirment que « les intellectuels libéraux du monde arabe [devraient] se mordre la langue ». <a href="http://www.marianne.net/boualem-sansal-les-attaques-contre-kamel-daoud-relevent-du-terrorisme-100241321.html">Boualem Sansal a le privilège de la modération</a>, puisqu’il dit des personnes dont le crime – on le répète – a été de contredire Kamel Daoud que « Ce sont en vérité des fous, des sanguinaires, des tortionnaires, des lâches surtout, des malheureux, au fond, qui ont besoin d’un os à ronger pour exister, pour calmer en eux on ne sait quelle irrépressible pulsion. J’ignore qui s’occupe de ces gens, la Santé, la Justice ou la Défense nationale, ou l’ONU, ou peut-être des ONG spécialisées, mais je crois le mal très facile à soigner : ces gens ont simplement besoin de bonnes lunettes pour lire ce qui est écrit et de bonnes oreilles pour entendre ce qui se dit, et non pas tout avaler de travers », avant d’ajouter, toujours modérément, que leurs « tentatives d’assassinat » (une tribune dans un journal) relèvent du « terrorisme ». On évoquera, pourquoi pas, l’inénarrable Pascal Bruckner (dont les essais les plus connus, notamment <i>Le Sanglot de l’Homme Blanc</i>, qui tâchait de nous convaincre que les travailleurs humanitaires, les pratiquants de religions asiatiques, les voyageurs, les beat-nicks, les marxistes et les French doctors formaient une seule et unique catégorie sociale motivée et fonctionnant de façon homogène, nous ont tous convaincus de sa grande compétence en matière d’enquête sérieusement menée) nous disant d’un verdict définitif : « Il s’agit d’imposer le silence à ceux des intellectuels ou religieux musulmans, hommes ou femmes, qui osent critiquer leur propre confession, dénoncer l’intégrisme, en appeler à une réforme théologique, à l’égalité entre les sexes. Il faut donc – ces renégats, ces félons – les désigner à la vindicte de leurs coreligionnaires, les dire imprégnés d’idéologie coloniale ou impérialiste pour bloquer tout espoir d’une mutation en terre d’islam, avec l’onction de « spécialistes » dûment accrédités auprès des médias et des pouvoirs publics » (Nous ne pouvons collectivement que souscrire à cet instant de lucidité, Bruckner a parfaitement raison de dénoncer des « experts » incompétents et autoproclamés qui occupent les plateaux de radio et de télévision à longueur d’année, en dépit d’une reconnaissance intellectuelle et de leurs compétences totalement inexistante – bien évidemment cela demanderait une méchanceté toute particulière de demander à M Bruckner ce qu’il pense de sa propre omniprésence médiatique durable dans ces conditions). A tout seigneur, tout honneur, le grand défenseur de la liberté d’expression, Jean-Paul Brighelli (qui a des leçons de rigueur dans l’enquête à donner à de nombreuses personnes) propose des solutions pratiques pour faire taire ces agaçants « intégristes de la pensée molle », qui rassemblent « féministes en mal de mâles » (je rappelle que nous parlons ici de propos d’une personne qui prétend dénoncer une soi-disant solidarité avec des violeurs), « sociologues en dérive et délire », « intellectuels auto-proclamés ». Pour défendre la liberté et le camp du bien, ce grand homme n’hésite donc pas : « [J]e ne pleurerai pas sur vos dépouilles. Comme vous diriez vous-mêmes : <i><span style="font-style: normal;">‘Vous l’aurez bien cherché’ ». Voilà qui leur apprendra à s’associer avec les gens qui veulent exécuter leurs opposants.</span></i><br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-UBSU0T-cJhw/VyXrEojZFrI/AAAAAAAABYg/KxB6PMpwcVYe2H4oMIHmj-BDAE0a0VYJQCLcB/s1600/Pandaroux6.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="180" src="https://3.bp.blogspot.com/-UBSU0T-cJhw/VyXrEojZFrI/AAAAAAAABYg/KxB6PMpwcVYe2H4oMIHmj-BDAE0a0VYJQCLcB/s320/Pandaroux6.jpg" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Intellectuel libre corrigeant l'universitaire compromis et médiocre (2016)</td></tr>
</tbody></table></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><br />
Ainsi le verdict est posé : Daoud exprime, dans sa tribune, la position des libres-penseurs, et ceux qui s’opposent à cette tribune sont, par nécessité, les alliés objectifs des seules personnes existant dans le monde intellectuel arabe, à savoir les penseurs obscurantistes et barbares. Voilà qui est à peu près aussi clair et tranché, tant intellectuellement que moralement, qu’un épisode <a href="http://www.dailymotion.com/video/xymdpp_oui-oui-generique-nouveau-dessin-anime-des-annees-2000_shortfilms">d’une série populaire bien connue</a> mettant en scène un jeune taximan à bonnet bleu dans ses confrontations avec deux gobelins malveillants (puisque laids et bêtes). Il est évident que, contrairement à l’Europe, terre de contrastes, le monde arabe se divise quant à lui en deux catégories, des gentils, intelligents, lettrés, et beaux, et des méchants, idiots, analphabètes, et laids. Et le devoir des intellectuels est, c’est encore une fois l’évidence même, de permettre le triomphe des bons face aux méchants. Après tout, si tout le monde apprécie leur présence, il est clair qu’un épisode bien fini de Oui-Oui ne saurait se terminer sur la victoire de Finaud et Sournois. Une fois que seront renvoyées à leur obscurité les forces du mal, alors pourra commencer le « rendu de comptes » que Riss appelle de ses vœux, puisque quiconque s’oppose à la victoire des forces du bien ne peut qu’être un agent des forces du mal. Ce qui, dans un langage conceptualisé par nos grands penseurs, ressemblerait à « Les intellectuels paternalistes d’une certaine gauche incapable d’avoir, par peur d’accusations de racisme, le courage de défendre les libres-penseurs de ce Proche, si Proche-Orient, relèvent du terrorisme de la pensée, lequel n’est pas sans rappeler la grande époque du stalinisme et des procès de Moscou, là où leur vocation prétendue à défendre le progrès devrait les inciter à se battre avec eux contre les obscurantistes » (je laisse au lecteur le soin de deviner si cette phrase est ou non une vraie citation). Cette rhétorique néoconservatrice (il ne s’agit pas ici d’un jugement de valeurs, mais d’un simple constat : <a href="http://journals.cambridge.org.sci-hub.cc/action/displayAbstract;jsessionid=59585CC18503F2CEE698AEADA8972065.journals?fromPage=online&aid=6845892">elle correspond effectivement au dogme néoconservateur</a> qui affirme une supériorité dans une division radicale entre « bons » et « mauvais » des « valeurs de l’Occident » que celui-ci aurait vocation à protéger et, occasionnellement, étendre, pour le bien de ses alliés sur place) n’est pas sans rappeler ce que décrit De L’Estoile quand il parle de la prétention de l’anthropologie coloniale à s’exprimer « au nom des vrais Africain » : « Ce qui apparaît dans ce jeu de miroirs, c'est précisément le caractère problématique de la construction des « Africains » en tant qu'objets de « représentation » et que sujets représentants. Ce qui est en jeu dans le conflit entre anthropologues et Africains scolarisés, c'est le monopole de la représentation légitime de la ‘nature’ et des ‘besoin’ authentiques des populations indigènes, c'est-à-dire à la fois de la compétence à ‘dire la vérité’ et du droit de parler en tant que porte-parole – c'est-à-dire une lutte politique ». Ce que montre De L’Estoile, c’est que le discours anthropologique colonial, en nommant de « vrais » porte-paroles des sociétés qu’il entendait soumettre, a renforcé le pouvoir de certains groupes, qu’il avait nommés « vrais » et « légitimes », contre d’autres, qu’il rejetait et qui le rejetaient. Il s’agit ici du même phénomène, qui ne repose plus cette fois sur une « passion antiquaire », mais au contraire sur des volontés « modernisatrices ».</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Le développement du discours en question passe par une ignorance volontaire d’un fait évident : le monde arabe est traversé de débats considérables, de longue date, et ces débats ne saurait être réduits à l’opposition de francs libres-penseurs qui veulent la liberté d’un côté, opposés de l’autre à de fourbes obscurantistes qui rêvent de totalitarisme. C’est un truisme absolu que de le rappeler, mais il existe dans le monde arabe une foule d’idéologies, de courants, politiques ou non, reposant sur des partis, des associations, des groupes informels, des ONG, des journaux, des revues, des livres, s’exprimant lors de conférences, de discours, de rencontres, conduisant à des conflits importants, à des polémiques vivaces, à des débats de longue haleine, et qui portent, comme dans toute société, sur l’ensemble des aspects de la vie, de la religion à la distribution des services publics, en passant par l’organisation de l’Etat, la langue, et que savons-nous encore. Il existe de même, comme dans toute société, des formes multiples de domination et d’oppression, qui ne se restreignent en aucun cas à la simple et unique question religieuse, ce faux nez du « retard civilisationnel ». Pour parler de ce que je connais, le mouvement national palestinien contient non seulement la division entre Fatah et Hamas, mais des divisions concernant le rôle de l’Etat, la forme que doit prendre l’économie, les repères idéologiques que le mouvement doit revendiquer (communistes, islamiques, panislamiques, nationalistes conservateurs, trotskystes, panarabes), les formes de son action, le type de régime qui aura vocation à être développé, et ainsi de suite. Néanmoins prendre conscience de ce fait demande un effort que le monde intellectuel français n’a entrepris que marginalement, et sur le tard : essayer de se renseigner sur ce qu’il se dit dans le monde en question. Ne pas se restreindre à un ou deux auteurs que l’on a oint du privilège de la parole d’or, tout en négligeant d’autres contributions qui n’avaient pas l’heur de tomber dans la catégorie artificielles de « nos bons Arabes » (ou de « nos mauvais Arabes » : il n’est pas anodin qu’il soit plus aisé en France de lire Sayyid Qutb que Fouad Zakariya). Traduire aurait pu être la première mission d’un monde qui souhaiterait réellement comprendre ce dit « monde arabo-musulman », et s’ils en avaient envie, nos éditorialistes, dotés de nombreux contacts avec de multiples maisons d’édition, pourraient laisser aussi fleurir en France ce débat que nous connaissons peu (et on peut saluer et remercier les agents de cette traduction, à commencer par <a href="http://www.actes-sud.fr/departement/sindbad">la collection Sindbad</a>, qui nous offrent cette possibilité). Mais si cela s’arrêtait là : il y a bien longtemps que les intellectuels du monde arabe ne s’expriment plus uniquement en arabe, mais également en anglais et en français. Ils restent négligés et méconnus, à l’exception de quelques-uns. Le contradicteur effacé de la photo, il est possible sans gêne excessive d’affirmer qu’il n’a jamais existé : les dénonciateurs de ce stalinisme-ci ne voient guère la poutre que constitue ce stalinisme-là.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Je pourrais m’arrêter là, mais il me reste un petit peu d’encre à verser : de quel droit, au final, si ce n’est du droit suprême qui, du haut de leur condition d’Européens, les érige en juges et arbitres entre les « bons » et les « mauvais » autochtones, de quel droit, donc, nos éditorialistes français s’arrogent-ils le droit de dire à Mme Khalili, à Mme Marzouki, à M Amara, à Mme Ben Hamouda, à M Hage, à Mme Dakhlia, ou à M Soudani, qu’ils et elles critiquent Daoud par peur de voir les Arabes parler par eux-mêmes ? Il ne s’agit pas ici d’étaler un répertoire de noms « à consonance » par pur effet de style. Nous croyons du reste qu’il serait légèrement insultant de restreindre ces éminents collègues à leurs patronymes. Il s’agit de pointer une situation très simple, dans laquelle M Onfray, M Couturier, ou M Bruckner s’estiment en droit d’aller expliquer à des gens qui non seulement connaissent, mais font partie de certaines sociétés, qu’ils n’ont pas le droit d’en parler comme bon leur semble car il serait colonial d’aller chercher des noises à des intellectuels arabes. Dans l’émission de Mme Gesbert, Mme Lancelin expliquait que toute cette histoire reposait, au fond, sur un malentendu, entre d’un côté des intellectuels arabes réellement progressistes se battant contre des islamistes, et d’un autre côté des intellectuels français réellement progressistes se battant contre des racistes. Nous nous voyons forcés de lui apporter une contradiction (et espérons qu’elle ne se verra pas forcée de se retirer du journalisme à cause de celle-ci) : il s’agit dans le second cas bel et bien de gens qui connaissent et sont inclus dans les débats qui traversent le monde arabe, et sont opposés aussi bien aux extrémismes d’« ici », que de « là-bas ». Les seules personnes dans une situation d’ignorance ici est une clique d’éditocrates méprisants qui ont décrété qu’était ami de l’horreur toute personne ne hochant pas avec déférence la tête quand ils étalent leurs préjugés devant tout le monde.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;"><b>Absolve in Paradisium</b></div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;">« <i>En France, on ne peut plus rien dire.</i> »</div><div align="RIGHT" style="line-height: 100%; margin-bottom: 0cm;">Véronique Genest</div><div style="margin-bottom: 0.35cm;"></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Les faits sont passés et la polémique – qui connaîtra bien évidemment encore rebondissements et tressaillements à mesure que le temps passera – est désormais en passe de doucement s’éteindre. Les grands penseurs ayant gagné, nous pouvons sans rougir affirmer que la démocratie a été sauvée : il a été admis par tous, sans aucune contradiction, qu’il était interdit de ne pas penser comme MM Bruckner, Couturier, Daoud, Onfray, et compagnie. Les censeurs n’ont qu’à bien se tenir : on n’est pas prêt de leur redonner la parole de sitôt. Voilà qui leur apprendra à sortir ainsi du rang. Voilà qui leur apprendra l’ordre qui doit régner pour que le débat soit libre : l’expression est la propriété d’un groupe bien précis, qui continue encore et toujours d’étaler à longueur d’antenne et de chronique, de tribune et d’interview, d’essai, de roman, de films, de documentaire, de reportage, d’audition par les commissions parlementaires, d’éditorial, de portrait, bientôt probablement de chanson, de pièce de théâtre et de livret d’opéra l’impossibilité totale dans lequel il se trouve d’avoir le moindre accès à l’expression publique. Ce groupe est faiseur de rois, et pour avoir été contre le vent qu’il soufflait, ces staliniens des Middle Eastern Studies ont été bien justement châtiés, on leur a rappelé qu’ils n’étaient que « des moins-que-rien indignes de cirer les pompes d’un journaleux ». « Car c’est bien là », l’explique fort justement Thomas Serres « leur définition de ce que doit être la liberté d’expression : une autorisation à ne jamais être tenu pour responsables des insanités proférées à longueur d’année. Je ne parle pas ici des journalistes, qui ne sont que des employés avec une conscience professionnelle variable. Non, je parle des éditorialistes et des experts, qui dégainent leur avis plus ou moins renseignés et puis s’en vont. Daoud, bien qu’engagé politiquement, est de cette espèce. L’homme peut s’improviser spécialiste de l’Arabie Saoudite le temps d’une tribune puis repartir sous son figuier d’écrivain. Remettre en cause son droit à dire n’importe quoi sans rendre de comptes, c’est questionner le droit de tous ses semblables à faire de même ». Les trublions de la tribune du <i>Monde</i> l’ont appris à leurs dépens, et le crachat qui a été jeté sur leur nom sous cet amoncellement de « minables », de « médiocres », d’« obscurs », de « jaloux », de « terroristes », et autres qualificatifs charmants correspondant à ce qui ressemble le plus à une réponse au fond chez nos amis éditorialistes sera là pour le leur rappeler, du haut de leur experte connaissance. Contre la pensée unique, faisons bien attention à tous dire la même chose.</div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">On ne leur donnera bien entendu pas raison en tout, et on se permettra de leur faire un reproche, qu’ils se sont déjà fait eux-mêmes : oui, ils ont été naïfs de faire une tribune unique, signée de leurs noms à tous. Ils sont chercheurs en sciences sociales et auraient dû penser à la fameuse circularité de l’information, agir comme leurs contradicteurs, se diviser pour mieux régner, et sembler venir de partout dans un heureux hasard alors qu’ils fonctionnaient comme un groupe soigneusement uni. Rendre, comme le dit encore M Serres, un coup sur trois. L’effet en aurait été plus important et ils auraient peut-être eu le privilège d’être invités à l’un des nombreux débats desquels ils étaient absents et dans lesquels les pires horreurs pouvaient être prononcées sur leur compte sans qu’ils puissent répondre. Voilà qui aurait été jouer franc jeu : pratiquer la dissimulation, ne pas s’avouer comme un collectif, faire semblant d’être multiples, quand ils n’étaient qu’un. Cette leçon doit être par tous apprise, car elle aura vocation à resservir dans le futur, lors de la prochaine polémique.<br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://3.bp.blogspot.com/-Nw8P8gauCi4/VyXri9lJeWI/AAAAAAAABYk/boYG302VNIQSmXsgXv6ven4ezvHYg53sgCLcB/s1600/Pandaroux8.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="211" src="https://3.bp.blogspot.com/-Nw8P8gauCi4/VyXri9lJeWI/AAAAAAAABYk/boYG302VNIQSmXsgXv6ven4ezvHYg53sgCLcB/s320/Pandaroux8.jpg" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Intellectuels libres se préparant à tous réagir de façon indépendante (2016)</td></tr>
</tbody></table></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Certains des paragraphes de cette petite amusette pourraient donner au lecteur l’impression d’une défense corporatiste, venant d’une personne ayant prétention à faire peut-être un jour une carrière universitaire, de ses propres collègues. Que le lecteur dubitatif soit rassuré : c’est absolument le cas. J’ai ici en effet prétention à dire que, si tous les avis sont énonçables et intéressants à écouter, il n’est pas possible sans une volontaire mauvaise foi de donner valeur égale à l’expertise de personnes ayant aligné, en silence, systématiquement, des enquêtes poussées et précises, des lectures détaillées (qui ne sont jamais, rappelons-le, que la mise sous forme écrite d’autres enquêtes poussées et précises, et ainsi de suite) et l’avis spontané d’un intellectuel engagé dans un combat politique (sur lequel je n’ai en tant que personne aucune opinion) et qui se saisit – c’est normal – d’un événement pour présenter ce combat, en partie sous le coup de l’émotion. « Misère des sciences sociales », écrit Mme Lancelin, « lorsqu’elles tombent dans leur pire travers: récuser tout discours qui ne sacrifie pas à leurs exigences pseudo-scientifiques d’échantillonnage rigoureux » : il n’y a aucun intérêt à se cacher derrière son auriculaire, oui. Oui, un propos construit à travers une rigoureuse méthode et des attentions multipliées vaut mieux, scientifiquement, qu’un propos énoncé à la va-vite sans aucune forme de rigueur. Oui, la phrase de Mme Lancelin ne veut rien dire d’autre que « C’est pas juste que moi, Aude Lancelin [ou moi, Michel Onfray, Jean-Paul Brighelli, ou Michel Houellebecq] je sois obligée comme tout le monde de prouver que ce que je dis est vrai, et qu’on ne me croie pas sur parole, alors que je suis Aude Lancelin [ou Michel Onfray, Jean-Paul Brighelli, ou Michel Houellebecq] et qu’on me doit l’admiration même quand je suis trop fainéante pour faire le travail correctement ». Emoi chez les éditorialistes que de réaliser que le mot « science » a un sens autre que de simplement faire reluire de satisfaction le visage des chercheurs en sciences sociales, et qu’à l’exception de leur propre mépris de cette science (qui ne saurait évidemment être de l’incurie, on n’imagine pas qu’on laisserait écrire des incompétents dans les journaux), rien ne légitime la véritable agression collective qu’ont constituées leurs « réponses », dans lesquelles ont été vues quantité d’insultes, mais pas la queue d’un argument de fond, si ce n’est que la science est ennuyeuse et difficile (en effet, certains en font même leur métier), et que Kamel Daoud vit dans l’espace dont il parle (je me permets de proposer que l’on applique le même raisonnement à l’astrophysique et à la chimie industrielle : étant composé de molécules et vivant dans l’univers, j’attends l’invitation à expliquer ce que j’ai à dire sur le sujet par <i>Le Point</i>, <i>Causeur</i>, et <i>L’Obs</i>). Il est admis que cette appartenance légitime entièrement une personne à exprimer toutes les idées qui sont les siennes (quoiqu’en toute logique, Kamel Daoud, Algérien, n’a pas grand-chose à dire sur des agresseurs qu’il imaginait Syriens, mais Arabland est grand). Cela fait-il un point de vue digne d’intérêt, d’écoute, de discussion ? Oui. Cela fait-il un expert ? Non, à plus forte raison face aux œuvres considérables des chercheurs que nos amis de l’éditoriat s’amusent à balayer d’un revers de main méprisant (peut-être que <a href="http://www.jdlf.com/lesfables/livreiii/lerenardetlesraisins">les raisins sont trop verts</a> ?)<br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-fvEbuQzZ3uI/VyXrvfaE4pI/AAAAAAAABYs/QX06aPEvi5s2ZXv0DYAPNYrZJtOMNM4bACLcB/s1600/Pandaroux3.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" height="213" src="https://1.bp.blogspot.com/-fvEbuQzZ3uI/VyXrvfaE4pI/AAAAAAAABYs/QX06aPEvi5s2ZXv0DYAPNYrZJtOMNM4bACLcB/s320/Pandaroux3.jpg" width="320" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Jeune universitaire face au débat public français (2016)</td></tr>
</tbody></table></div><div align="JUSTIFY" style="margin-bottom: 0.35cm;">Bien entendu, mon texte était partial et biaisé. Il ne prétendait pas être autre chose. Bien entendu les intellectuels athées, séculiers, ou antireligieux dans le monde arabe courent un vrai danger à exprimer leurs idées, et doivent être soutenus ainsi que toute victime d’une censure ou d’une intimidation (<a href="https://www.youtube.com/watch?v=xvGoZjJ5M90">la balafre</a> à la main de Naguib Mahfouz n’est ni oubliée, ni pardonnée). Bien entendu tout ceci n’est qu’un problème secondaire face à l’horreur des crimes commis le 31 décembre 2015 sur la place publique de Cologne, comme dans de nombreux autres endroits, à chaque instant. Pour ce qui est de la France, il est à craindre que – chat échaudé craignant l’eau froide – les auteurs de cette tribune ne nous fassent plus à l’avenir profiter de leurs lumières, pourtant bien nécessaires actuellement, dans un contexte où, depuis 2001, la recherche sur le Proche et Moyen-Orient s’emballe, et où les essais les plus navrants reçoivent les honneurs des gazettes aussi bien que des médias télé- ou radiodiffusés. Kamel Daoud – dont le lecteur ou la lectrice attentif ou attentive aura bien constaté qu’il n’est pas la cible de ce bien anodin billet sans grande envergure – a été l’occasion de constater, encore une fois, qu’il était urgent de penser le monde auquel nous sommes confrontés, et de le faire avec méthode, avec sérieux, en prenant le temps de la pensée et de l’analyse, sans sombrer dans des facilités de langage ou des réactions épidermiques puériles. Face à l’ampleur de violences inédites, il faut sans aucun doute se pencher sur les faits, comme il le suggère. Encore faudrait-il pouvoir le faire sans réactualiser les mêmes sempiternels clichés islamophobes. Le fond de l’air semble l’interdire. Ah, si seulement quelqu’un avait écrit une tribune pour dire ces simples mots !</span></div></div>Unknownnoreply@blogger.com7tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-15346398535212915252016-04-12T14:28:00.000+02:002016-04-13T23:31:18.025+02:00Qui sont les insiders ? <div style="text-align: justify;">Quelque soit l'issue de la mobilisation en cours, il est probable que la loi El Khomri ait au moins un héritage : celui d'avoir d'avoir rajouté les expressions "insiders/outsiders" au vocabulaire politique courant. Au moins d'un certain côté du spectre politique, même si ce côté commence à prendre une sacrée place. Dans la foulée, notamment, d'<a href="http://www.challenges.fr/politique/20150918.CHA9557/pour-emmanuel-macron-le-statut-de-la-fonction-publique-n-est-plus-adequat.html">Emmanuel Macron</a>, les promoteurs de cette Loi Travail ont eu à coeur en effet de se présenter comme <a href="http://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/021735658710-loi-el-khomri-le-cdi-de-la-discorde-1203971.php">les défenseurs des "outsiders"</a>, <a href="http://www.lesechos.fr/la-releve-2016/edition-2016/021778128667-loi-el-khomri-il-nest-pas-trop-tard-1208462.php">pauvres jeunes en contrats précaires</a>, contre les méchants "insiders", ces privilégiés en CDI qui s'engraissent sur le dos des précaires. Abaisser la protection des seconds seraient la condition pour que les premiers accèdent au Graal de l'emploi à durée indéterminée. L'importation de cette distinction née dans l'économie des marchés du travail n'est pas innocente, et ne s'est pas faite sans pertes et fracas. Après m'être replongé, ces dernières semaines, dans la littérature consacrée à l'analyse de la segmentation des marchés du travail, je ne peux que me désoler de l'écart entre la finesse des outils d'analyse qu'elle propose et ce qu'en a finalement retenu le débat public. Surtout lorsque cela peut permettre de retrouver des oppositions plus anciennes, mais finalement plus intéressantes. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-oN8L9l8MIP0/VwzpeZegJQI/AAAAAAAABXw/rG63CmSfhtg-R3g-Xnc1uatCW7HMFUrVgCLcB/s1600/Batman-Outsiders-1.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-oN8L9l8MIP0/VwzpeZegJQI/AAAAAAAABXw/rG63CmSfhtg-R3g-Xnc1uatCW7HMFUrVgCLcB/s320/Batman-Outsiders-1.png" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Humm, non, attendez, c'est pas ça (<a href="https://en.wikipedia.org/wiki/File:Batman-Outsiders-1.png">source</a>)</td></tr>
</tbody></table><br />
Lorsque l'on parle de différents marchés du travail plus ou moins favorisés, on fait référence aux théories de la segmentation, et plus particulièrement à celles de la dualisation. Celles-ci sont nées principalement avec les travaux de <a href="http://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1978_num_29_1_408371">Michael Piore</a> et <a href="https://books.google.fr/books/about/Internal_labor_markets_and_manpower_anal.html?id=a8s5YyWkaCwC&redir_esc=y&hl=fr">Peter Doeringer</a> au début des années 1970. Il s'agissait alors essentiellement de répondre à une question : pourquoi, dans les périodes de chômage, les salaires continuent-ils à augmenter ? Selon l'approche économique classique, ce ne devrait pas être le cas : le risque de chômage devrait exercer une pression à la baisse sur les rémunérations, et ainsi ré-équilibrer le marché, miracle de la main invisble, <i>greed is good</i> et tout le bazar... Ce n'est pourtant pas ce que l'on constate. La solution proposée par Piore et Doeringer, et largement reprise par la suite, est simple : il y a plusieurs marchés du travail qui fonctionnent différemment. Schématiquement, sur le marché primaire, on apparie des personnes qualifiées avec des emplois stables et bien rémunérés, sur le marché secondaire, des personnes non-qualifiés avec des emplois précaires et mal rémunérés - à cela, se rajoute d'autres dimensions, notamment les discriminations de genre, de race, etc. Le cloisonnement de ces marchés fait que le chômage touche d'abord le second, tandis que sur le premier, les entreprises soucieuses de conserver une certaine main-d’œuvre augmentent les salaires. <br />
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Une fois cette géographie des marchés posée, reste le problème de savoir ce qui la fonde : pourquoi les marchés sont-ils segmentées ? C'est là que le modèle "Insiders/Outsiders" intervient. Piore et Doeringer, et ensuite souvent Piore tout seul, fondait la différence entre les marchés sur les pratiques diverses des entreprises en fonction des contraintes de la production : un besoin de stabiliser une certaine main-d’œuvre notamment, surtout s'il y a des gains de productivité liés à l'apprentissage. D'autres auteurs, notamment <a href="http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1002&context=econfacpub">Michael Reich et ses collaborateurs</a> ou <a href="https://books.google.fr/books?id=ek9TRxHwbGoC&printsec=frontcover&dq=david+marsden&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiatOiD7IjMAhWH2hoKHdx1Cd8Q6AEIPTAC#v=onepage&q=david%20marsden&f=false">David Marsden</a>, mettent eux l'accent sur les ressources et les qualifications dont disposent les travailleurs. Ces travaux ont donné lieu au "paradigme de la demande de travail" : la dualisation des marchés du travail s'explique, dans cette perspective, par les pratiques des employeurs. <br />
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L'argument "Insiders/Outsiders" est très différent : c'est l'action des salariés déjà en place, les insiders, qui limite l'accès à l'emploi des outsiders. L'action syndicale, les demandes de protection et notamment le renchérissement des coûts de licenciements, la menace des mobilisations, et les réglementations qui sont obtenues par les insiders découragent les employeurs de se séparer de leurs salariés en place et d'en embaucher de nouveaux. Autrement dit, la dualisation des marchés du travail est, dans cette perspective, le fait des salariés, de ceux qui sont parvenus aux marchés primaires et qui se défendent contre la concurrence que pourrait constituer les autres, notamment les jeunes, les femmes, les minorités ethniques, qui seraient prêtes à travailler pour un salaire moins important autrement. <br />
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Ce qui est intéressant, c'est que ce modèle, dans sa forme idéale, exclut tout autre acteur que les seuls travailleurs, placés dès lors en conflit - l'Etat n'étant alors qu'un instrument au service du pouvoir des outsiders... Les entreprises, elles, sont complètement absentes, ou du moins inactives. Au-delà des mérites scientifiques de la théorie, sa reprise politique et l'évidence avec laquelle elle est utilisée, comme si insiders/outsiders était une grille de lecture allant de soi, limite sérieusement ce qu'il est possible de voir ou de discuter. On s'en doute, cette importation est loin d'être innocente - <a href="https://www.youtube.com/watch?v=D19eYbbFCvQ">de toutes façons, personne n'est innocent comme disait l'autre</a>. Le souci de certains pour les plus démunis est finalement d'autant plus fort qu'il exclut la responsabilité des employeurs dans l'affaire... Il est d'ailleurs assez amusant de voir que des commentateurs qui honnissent l'idée même d'une lutte des classes reprendre avec enthousiasme un argument qui fait du malheur des uns la condition de la fortune des autres... Des rapports sociaux d'exploitation, ok, mais seulement entre les travailleurs, seulement entre les CDI et les CDD. De là à citer la lapalissade "diviser pour mieux régner", il n'y a qu'un pas que je vous laisserais allègrement franchir. <br />
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Mais je voudrais pousser la critique un peu plus loin que la simple dénonciation d'un choix bien stratégique du vocabulaire. En effet, même en conservant cette dénomination, même en conservant l'idée que l'on peut se contenter de ne regarder que les travailleurs et non les employeurs, il y a un problème central, une question que l'on peut et doit poser : qui sont les insiders ? <br />
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Si l'on s'en tient au débat public actuel, du moins du côté de ceux qui utilisent l'expression en question, la réponse est évidente : les insiders, ce sont les personnes en CDI. Et les outsiders sont, conséquemment, toutes les personnes qui ne sont pas en CDI : les CDD, les intérimaires, les stagiaires, etc. Emmanuel Macron ne déclare-t-il pas qu'il faut "ouvrir le système, permettre à tout le monde d’accéder au CDI" (cité <a href="http://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/021735658710-loi-el-khomri-le-cdi-de-la-discorde-1203971.php?rLd6fkefDJEq06wt.99">ici</a>) ?. Il y a peu, on parlait encore d'emplois "typiques" et "atypiques" pour désigner la même chose. L'expression "insiders/outsiders" ne fait que désigner les personnes plutôt que les contrats, mais n'en met pas moins en scène une opposition entre CDI d'un côté, autre formes d'emplois de l'autre. <br />
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Pourtant, le moins que l'on puisse dire, c'est que le statut de l'emploi est un très mauvais indicateur de la segmentation/dualisation du marché du travail. Certes, Piore et Doeringer ont d'abord construit l'opposition "marché externe/marché interne" - le second se jouant au sein des entreprises, sans système de prix - avant qu'elle ne soit traduite en "primaire/secondaire", mais même eux n'étaient pas si simplistes. En effet, ils s'intéressaient d'abord aux "cols bleus" et distinguaient des ouvriers non-qualifiés que l'entreprise peut se permettre d'embaucher et de débaucher continuellement et des ouvriers qualifiés ou ayant acquis une certaine expérience qu'elle se doit de conserver. Pour les "cols blancs", ils envisageaient que l'emploi durable au sein d'une seule organisation ne soit pas le modèle unique, sans que cela ne veuille dire que cette population soit défavorisée. <br />
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Si l'on se tourne plus simplement vers les marchés du travail contemporains, il n'est pas difficile de voir que l'on peut être en CDI sans être un "insider", c'est-à-dire sans profiter d'une situation protégée, et que l'on peut être sur un contrat à durée déterminée sans être un "outsider", c'est-à-dire sans souffrir de vulnérabilité ou d'insécurité. Deux exemples suffiront sans doute à le comprendre. Les caissières de supermarché sont pour une bonne partie d'entre elles en CDI, et pour une part d'entre elles à temps complet. Même si les emplois atypiques y existent, notamment pour accueillir une population d'étudiantes qui refusent de penser cette activité comme un "vrai boulot", on aurait bien du mal à décrire celles qui bénéficient d'un CDI à temps complet comme des insiders bénéficiant d'un haut niveau de protection. <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Encaisser__-9782707187093.html">L'enquête menée par Marlène Benquet</a>, dans la continuité d'une vaste littérature sur le sujet, les présente au contraire comme fondamentalement fragile : elles dépendent, en fait, en permanence des faveurs qui leur sont accordés par leurs supérieurs pour arriver à plus ou moins s'en sortir. Ce qui explique, pour ce syndicaliste rencontré par M. Benquet, qu'elles soient difficiles à mobiliser : <br />
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<blockquote><span id="fullpost">C'est difficile de syndiquer des caissières parce qu'elles sont dans ce que j'appelle la "compromission". Elles ne peuvent pas vivre si le chef leur retire les petits arrangements qu'il a acceptés. Leurs vies sont déjà à peine en équilibre. Par exemple, une telle habite à une heure de transport et elle finit à 21h45 et son train est à 21h50. Le chef accepte qu'elle parte cinq minutes avant pour qu'elle ait son train. Le jour où il dit non, c'est la catastrophe en chaîne. Le train suivant est une heure après ; comme elle n'a pas de sous, les enfants sont chez la voisine qui ne veut pas les avoir jusqu'à 23 heures et elle ne peut pas se passer de la voisine parce qu'une nounou c'est trop cher ; le mari va commencer à gueuler et tout va se mettre à déconner pour une histoire de cinq minutes ! Pareil si, tout à coup, le chef ne lui laisse plus ses mercredis de libres, ou ne la fait plus travailler le dimanche, ce qui lui fait une petite rallonge. Elles sont justes, justes, sur tout, et donc elles ne peuvent pas se permettre de se fâcher avec les chefs (p. 187). </span></blockquote><span id="fullpost"><br />
Niveau protection, on repassera. Et on comprend qu'il serait bien difficile, dans une telle situation, de se mobiliser afin de défendre ses intérêts contre ceux d'éventuels "outsiders", la complainte du syndicaliste en témoigne... D'ailleurs, c'est cette question qui a motivé un certain nombre de travaux sur le métier de caissière, dont l'enquête de M. Benquet : pourquoi, alors que le travail y est si dur, la grande distribution connait-elle des taux de syndicalisation et de conflits sociaux aussi faibles ? Pourquoi ne se rebellent-elles pas ? Pourquoi se maintiennent-elles malgré tout dans l'emploi ? J'évoquais certaines des explications dans <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/04/le-salaire-parental-mauvaise-question.html">ce billet</a>. Il n'en reste pas moins que les caissières, même en CDI, ne se qualifient pas comme des insiders à même de manipuler l'action syndicale et la réglementation à leurs profits. <br />
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Le cas des caissières souligne qu'il faut distinguer, comme le faisait <a href="http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/054000141.pdf">un rapport du CERC de 2005</a>, l'instabilité de l'emploi de l'insécurité. Même lorsqu'elles sont en emploi stable, les caissières ne bénéficient pas pour autant d'une forte sécurité. Et, de façon symétrique, on peut avoir un emploi instable et bénéficier quand même d'une forte sécurité. Voilà donc le deuxième exemple : Manuel Valls peut bien se dire <a href="http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2016/03/22/25002-20160322ARTFIG00086-manuel-valls-devant-des-ouvriers-je-suis-en-situation-precaire-en-cdd.php?utm_medium=Social&utm_source=Twitter&utm_campaign=Echobox&utm_term=Autofeed&link_time=1458645922#xtor=AL-155-[twitter]">"en CDD"</a>, et il est vrai que son emploi actuel connaîtra une fin prochaine (est-ce un soupir de soulagement que j'attends chez certains ?), il n'en est pas pour autant précaire. D'une façon plus générale, un ensemble de travaux se sont attachés à montrer que les marchés primaires ne sont pas nécessairement caractérisée par l'emploi stable : chez les artistes y compris les plus grands, les scientifiques y compris les plus reconnus, les dirigeants d'entreprises, les managers et autres professionnels divers et variés, on change souvent d'emplois, parfois sur des contrats de durée limitée, parfois juste le temps d'un projet, <a href="https://travailemploi.revues.org/4082">sans pour autant passer par la case chômage</a>, sans jamais être à un moment ou à un autre menacé. Selon <a href="http://www.seuil.com/livre-9782020578929.htm">certains</a>, ce serait même là un modèle qui pourrait s'étendre <a href="http://www.scienceshumaines.com/tous-sublimes-vers-un-nouveau-plein-emploi_fr_3605.html">à tous</a>, et qui justifierait la mise en place d'une "sécurité sociale professionnelle" pour tous, dont il existe des versions de <a href="http://hussonet.free.fr/secucgt.pdf">gauche</a> comme de <a href="http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/054000092/index.shtml">droite</a>. <br />
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Identifier marché primaire et marché secondaire au seul statut de l'emploi, et faire découler de celui-ci l'appartenance à une population "vulnérable" ou "protégée" est ainsi une erreur. C'est en fait une critique classique, et maintenant bien acceptée, des théories de la segmentation : ces marchés primaires et secondaires sont, d'un côté comme de l'autre, <a href="http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ES450D.pdf">pluriels</a> (on se reportera, notamment, à l'excellente synthèse qu'en fait Michel Lallement dans un chapitre de <a href="https://books.google.fr/books/about/Le_travail.html?id=c9hqNAAACAAJ&redir_esc=y">ce bouquin</a>). Les marchés primaires sont ainsi souvent divisés entre un marché primaire inférieur, qui correspond aux marchés internes des entreprises, et un marché primaire supérieur, qui s'identifie aux marchés professionnels, c'est-à-dire à des marchés où la carrière de l'individu passe par plusieurs organisations - l'instabilité sans l'insécurité donc. De même, le marchés secondaire se subdivise en plusieurs secteurs, certains réservés à des populations particulières (<a href="http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1979_num_26_1_2628">les "jeunes de banlieue" par exemple</a>), avec des situations d'emplois différentes. <br />
<br />
Ce qui hiérarchise ces différents marchés est, on l'aura compris, la sécurité beaucoup plus que la stabilité de l'emploi. Or, on peut prendre cette question au sérieux : qu'est-ce qui confère à un individu une certaine sécurité ? La réponse de Robert Castel est à la fois simple et extrêmement puissante : <a href="http://www.alternatives-economiques.fr/propriete-privee--propriete-sociale--propriete-de-soi-robert-castel-et-claudine-haroche_fr_art_149_15786.html">c'est la propriété</a>. Celle-ci "<a href="http://www.scienceshumaines.com/repenser-la-protection-sociale_fr_5546.html">apporte à la fois des ressources matérielles permettant de s'assurer contre les aléas de la vie, et un statut, une reconnaissance</a>". Propriété des moyens de production, du capital bien sûr, mais aussi ce que Castel appelle la "propriété sociale" : <br />
<br />
<blockquote>En reprenant une intuition d'Henri Hatzfeld , j'ai appelé propriété sociale les ressources et les droits que l'on a progressivement attachés au travail (sécurité sociale, droit du travail...), et qui sont une sorte de propriété pour les non-propriétaires, de propriété pour la sécurité, qui s'adresse à tous. Le droit à la retraite, par exemple, n'est pas une propriété privée au sens strict, mais une prestation construite à partir du travail qui est une condition de votre indépendance sociale. Avec cela, le travailleur ne devient pas un riche propriétaire, mais en termes de sécurité, de protections, sa situation peut se comparer à celle d'un petit rentier. Il est en mesure de demeurer un individu apte à se diriger par lui-même.</blockquote><br />
Castel note un effritement de ces protections, consécutif à celui du statut salarial - ce qui pousse, parfois, à annoncer l'avènement d'un "précariat". Toujours est-il que cette importance de la propriété nous permet de comprendre ce qui fournit protection, justement, sur les marchés professionnels, ces marchés primaires instables : c'est la propriété de certaines ressources qui peuvent être échangé contre de nouveaux emplois, de nouveaux revenus, de nouvelles positions. Autrement dit, qui produisent des intérêts : ce sont des capitaux. On peut y voir, bien sûr, les classiques capitaux de la théorie bourdieusiennes, notamment le capital culturel, sous la forme de diplômes et de savoir-faire, et le capital social, le "réseau" ou le "carnet d'adresses". Mais on peut également parler d'un "capital humain" bien moins exigeant au plan théorique. <a href="http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0090261601000407">Michael B. Arthur et Kerr Inkson</a> parlent même de "capital de carrière" et décrivent ceux qui en disposent comme des "<i>career capitalists</i>" : pour ces ardents promoteurs des nouvelles "carrières sans frontières", où les individus doivent se prendre en main sans compter sur les organisations, c'est bien ce capital qui permet de se stabiliser dans l'emploi, d'être protégé et de connaître une carrière certes instable mais protégée. <br />
<br />
C'est là ce qui fait la différence entre les caissières, fussent-elles en CDI à temps complet, et un Valls ou un manager en mission de courte durée. Les seconds disposent d'un certain capital de carrière qui leur permettront de retomber sur leurs pattes quoi qu'il arrive. Plus encore : chaque emploi, chaque projet est pour eux un moyen d'accumuler un peu plus de ce capital, d'augmenter leur niveau de protection, de progresser suivant certaines échelles, peut-être pas inscrite dans les règles administratives d'une entreprise ou d'une organisation, mais tout aussi puissantes : être premier ministre avant de prétendre à l'élection présidentielle, commencer dans le conseil avec son tout nouveau diplôme d'HEC avant de se servir de cette expérience pour être recruter sur une fonction plus opérationnelle, obtenir ensuite un poste de direction, faire une expatriation pour prendre la tête d'une unité, d'une filiale, etc. Cette logique de carrière n'existe pas pour les caissières qui, au mieux, peuvent essayer de se maintenir dans l'emploi, et, pour quelques unes, obtenir peut-être un poste tout aussi non qualifié mais un peu moins éprouvant, faire de la saisie informatique dans un bureau... Elles ne disposent, pour reprendre une expression classique, que leur force de travail... <br />
<br />
A la lumière de ces éléments, on peut reconstruire l'opposition insider/outsider d'une façon beaucoup plus intéressante. Les insiders sont ceux et celles qui disposent d'un capital, tandis que les outsiders n'ont que leur force de travail. Les premiers peuvent sans doute mettre à leur service, par le biais d'un lobbying et d'une mobilisation, les réglementations à leur avantage, ce que les seconds ont bien du mal à faire. Mais la géographie de ces luttes est bien différente. Et l'imposition de protection est sans doute moins la stratégie que rechercheront ceux qui disposent déjà de la protection offerte par la propriété, ceux qui pourront tirer le plus facilement partie de l'instabilité généralisée. Insiders vs. outsiders, ou peut-être capitalistes vs. prolétaires... La lutte des classes a, peut-être, encore de beaux jours devant elle. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com6tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-16946184640584587772016-03-30T09:00:00.000+02:002016-04-07T22:15:47.584+02:00Batman et Superman : une solution durkheimienne<div style="text-align: justify;">A l'occasion de la sortie d'un film que je n'irais probablement pas voir - non, sérieusement, Zach Synder quoi... Vous vous souvenez de <a href="https://www.youtube.com/watch?v=PYVuiDgCNho">300</a> ? - la question ancestrale revient à la mode : "qui est le plus fort, Batman ou Superman ?". C'est assez décevant, car cela montre l'insuffisance de la culture sociologique et, plus généralement, la faillite de notre système éducatif, n'ayons pas peur des mots. En effet, la réponse est on ne peut plus évidente pour peu que l'on connaisse l'oeuvre d'Emile Durkheim : c'est Batman qui gagne. Voici pourquoi. <br />
<span id="fullpost"><br />
Dans sa thèse de doctorat, <i><a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail.html">De la division du travail social</a></i> (1893), puis dans ses ouvrages ultérieurs, Emile Durkheim entend répondre aux représentations économiques, nouvelles en cette fin de XIXe siècle où la chaleur printanière réchauffe les cœurs engourdis, qui ne voient la société que comme le produit des intérêts individuels. Celles-ci inquiétaient déjà bon nombre de conservateurs qui voyaient se déliter, dans le sillage des Révolutions industrielles, les liens sociaux traditionnels, ceux des communautés villageoises où tout le monde surveille tout le monde. Durkheim oppose aux deux la force du collectif : non seulement la solidarité ne diminue pas mais se transforme, mais en outre l'individu est le produit des forces sociales et dépend de lui. Celui-ci est menacé aussi bien par un poids trop fort du social, qui l'étouffe, que par l'affaiblissement excessif de celui-ci, qui le laisse livrer à lui-même, incapable de subsister. Tout est donc affaire de mesure. Voilà la première grande leçon de la sociologie. <br />
<br />
Revenons à notre combat et regardons les forces en présence. D'un côté, donc, le challenger : Superman. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il s'agit de l'incarnation la plus parfaite de l'individu désocialisé. Rendons-nous en bien compte : il est le dernier survivant de sa planète, et n'a pas de semblable, si ce n'est <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Supergirl_(comics)">une</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Power_Girl">deux</a> cousines et un <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Krypto_the_Superdog">chien</a> (qui, généralement, n'apparaît pas dans les films, et c'est bien dommage, c'est un personnage tellement plus intéressant). Le voici donc en moderne Robinson sur une île déserte, une figure qu'affectionnent par dessus tout les économistes. S'il y a bien d'autres humains et qu'il se sent tenu de les protéger, il ne peut pas entretenir avec eux de relations d'égal à égal : d'où son besoin de se réfugier dans sa <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Forteresse_de_la_Solitude">forteresse de la solitude</a> - le nom est quand même significatif. Si l'on reprend les processus qui, selon Durkheim, permettent à une société d'exister en tant que telle, soit l'intégration et la régulation le moins que l'on puisse dire, c'est que le niveau d'intégration de la société à laquelle appartient Superman est faible : il est menacé par ce mal que Durkheim appelle "égoïsme", à savoir l'isolement de l'individu, le manque de liens et de relations quotidiennes qui l'inscrivent dans un ensemble plus large. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://2.bp.blogspot.com/-wV4czMbbSQQ/Vvpv9batqNI/AAAAAAAABXM/cPNbYC6oP6oXg1lA4eXlBJuAxlJrSN7LA/s1600/SupermanFortresse.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://2.bp.blogspot.com/-wV4czMbbSQQ/Vvpv9batqNI/AAAAAAAABXM/cPNbYC6oP6oXg1lA4eXlBJuAxlJrSN7LA/s320/SupermanFortresse.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">"Bon, comment on connecte ça à YouPorn ?"</td></tr>
</tbody></table><br />
Ce n'est pas tout : Superman n'a littéralement pas de limites. Ses pouvoirs sont infinis et il peut faire pratiquement ce qu'il veut. La seule véritable frontière à laquelle il se heurte, c'est le temps - et encore, son espérance de vie est une question pour le moins complexe. C'est dire qu'il est aussi dans une situation de manque de régulation, ce processus qui, toujours selon Durkheim, assigne aux individus une place et un rôle particulier, suivant des procédures et des raisons légitimes. Le voilà donc menacé par cet autre mal moderne : l'anomie, l'absence de normes qui laisse l'individu seul face à l'infinité de ses désirs... irréalisables, puisqu'il faut malgré tout choisir... <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-KF7IMICWawk/Vvpvwia3mRI/AAAAAAAABXE/XRQfYQFzNFkgRe4iQlwSjs5FfWiZDt5_g/s1600/SupermanSolitude.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-KF7IMICWawk/Vvpvwia3mRI/AAAAAAAABXE/XRQfYQFzNFkgRe4iQlwSjs5FfWiZDt5_g/s320/SupermanSolitude.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">L'anomie : une illustration</td></tr>
</tbody></table><br />
Anomie et égoïsme : on ne s'étonnera pas, du coup, que Superman pète les plombs un épisode sur deux et décide de prendre le pouvoir et de réduire le reste de l'humanité en esclavage. Durkheim avait montré en son temps le lien entre insuffisance de l'intégration ou insuffisance de la régulation d'une part et taux de suicide d'autre part. Un individu seul, sans règles, est un individu fragile. Superman est donc un super-individu super-fragile. Les liens qui le tiennent et le protègent contre lui-même se comptent sur les doigts d'une main : Loïs Lane, les Kent... S'ils se brisent, le voilà en danger. Figure tragique, Superman passe son temps à s'interroger sur sa place dans ce monde et sur ce que c'est que d'être un héros. Sa position sociale nous permet de comprendre pourquoi. S'il passe son temps à chouiner, c'est là un fait social. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://1.bp.blogspot.com/-2kizjt0TsUo/VvpvTLTC_5I/AAAAAAAABW8/GrW-oZEzP4Ek9b8hnzopav2a7oZP3f3lQ/s1600/Battle_for_the_Cowl.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://1.bp.blogspot.com/-2kizjt0TsUo/VvpvTLTC_5I/AAAAAAAABW8/GrW-oZEzP4Ek9b8hnzopav2a7oZP3f3lQ/s320/Battle_for_the_Cowl.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Une société parfaitement équilibrée</td></tr>
</tbody></table><br />
De l'autre côté, donc, Batman. Batman est l'inverse de Superman, et pas seulement parce qu'il a un costume noir trop classe. On pourrait le voir aussi comme un héros solitaire, menacé par l'égoïsme et l'anomie, mais il n'en est rien. Batman est au centre d'un vaste réseau de relations : <a href="http://imgur.com/gallery/WstUa">Alfred</a> d'abord, mais aussi Robin ou plutôt les Robins (Dick Grayson, Jason Todd, Tim Drake, Stephanie Brown, Damian Wayne), Batgirl, les Outsiders, Catwoman, Huntress, Katana, Batwoman, le Commissaire Gordon, Lucius Fox, Cassandra Caïn, le Club des Héros, Batman Inc., j'en passe et des pas mûres. Ce réseau est certes serré, mais sans jamais devenir excessif : la solidarité y est plutôt organique, basé sur des talents et des fonctions diverses, plutôt que mécanique (basée sur la ressemblance et l'effacement des individus derrière une conscience collective toute puissante). Elle laisse donc la place à l'expression de l'originalité de chacun, qui se traduit jusque dans les costumes ou les batarangs. Batman se voit ainsi régulièrement rappelé sa mission et sa fonction. Pas de solitude pour lui, mais pas non plus d'oubli de soi. Un individu parfaitement équilibré en somme. Même s'il sort la nuit déguisé en chauve-souris géante. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-gTI5UipqY-I/Vvpu-j3wYMI/AAAAAAAABW4/kz9vKOLDY1IGScBThKJUIW1lLKsqT_XXQ/s1600/Batarang.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-gTI5UipqY-I/Vvpu-j3wYMI/AAAAAAAABW4/kz9vKOLDY1IGScBThKJUIW1lLKsqT_XXQ/s320/Batarang.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">La saine expression de l'originalité personnelle</td></tr>
</tbody></table><br />
Il en va de même pour ce qui est de la régulation. Ce n'est pas seulement la mission qu'il s'est donné à lui-même sur la tombe de ses parents. C'est surtout Gotham City tout entière. La ville a légitimé Batman, sans avoir besoin d'une boucle autoproductrice comme la boucle Superman-Clark Kent-Daily Planet. Batman peut donc avoir d'autant plus foi dans sa mission, et se sentir d'autant plus tenu par elle qu'elle est produite et reconnue par les autres. Y compris par des autorités à ses yeux légitimes : d'où le rôle central du commissaire Gordon. D'où, aussi, le rôle central de Robin : celui-ci rappelle sans cesse sa mission à son mentor, mais l'étend aussi en se posant en héritier d'un pouvoir qui, autrement, ne serait que charismatique. C'est dans l'éducation, la transmission et finalement la socialisation que Batman se réalise, ce que Superman est toujours incapable de faire, faute de pouvoir trouver son égal. <br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="https://4.bp.blogspot.com/-ABICjVxZfxs/VvpwT-rrpWI/AAAAAAAABXQ/1LlcjGJUioklnhpwlZ0-Stp9NEXNwS30A/s1600/LeBatman.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="https://4.bp.blogspot.com/-ABICjVxZfxs/VvpwT-rrpWI/AAAAAAAABXQ/1LlcjGJUioklnhpwlZ0-Stp9NEXNwS30A/s320/LeBatman.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">La croyance du groupe donne sa force à l'institution</td></tr>
</tbody></table><br />
Batman se trouve ainsi membre d'une société, et même de plusieurs sociétés, qui le dépassent sans jamais l'écraser. A parfaite distance entre l'excès et l'insuffisance d'intégration, l'excès et l'insuffisance de régulation. Batman est au plus loin du mythe du héros solitaire seul contre tous : Batman, c'est la force du collectif. Sa némesis, le Joker, est, sans surprise, l'archétype de celui qui refuse tout échange social : il élimine ses complices, trahit ses alliés, repousse la seule qui l'aime (Harley Quinn), et essaye d'une façon générale de faire fonctionner une activité seulement sur la terreur, entreprise impossible qui se brise à chaque fois sur la force du groupe de Batman. Il n'est d'ailleurs véritablement menaçant que lorsqu'il essaye de briser ce collectif, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_deuil_dans_la_famille">en éliminant Robin/Jason Todd</a> ou e<a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Death_of_the_Family">n semant le chaos, le doute et la défiance au sein de la Batfamily</a>. <br />
<br />
Le combat Batman/Superman est donc le combat du collectif contre l'individu. Et le résultat est donc couru d'avance : victoire du premier contre le second. Toute la force de Superman ne peut rien contre la puissance d'un groupe aussi uni. Même dans la perspective où il vaincrait Batman, cette victoire ne serait que de courte durée, car un autre Batman s'élèvera pour le défier à nouveau. Mais cela est de toutes façons improbable : s'appuyant sur les autres, capable de préparer et de planifier le combat, son lieu, ses armes, porteur des espoirs et de la force d'ensembles qui le dépassent, Batman ne peut que triompher contre un individu isolé, fragile et facilement manipulable. Il lui suffira de s'attaquer aux quelques liens trop faibles qui unissent Superman aux autres et de les briser, le laissant ainsi plus isolé que jamais et prêt à commettre une faute... si ce n'est un suicide, par désespoir, par égoïsme, par anomie. <br />
<br />
Voici donc la vérité scientifique : dans un match Batman contre Superman, Batman a déjà gagné. Pas parce qu'il planifie tout. Pas parce qu'il est Batman. Simplement parce que Durkheim l'a dit. La semaine prochaine, nous verrons qui est le plus fort entre l'hippopotame et l'éléphant d'après la sociologie structurale. Sortez en rang. <br />
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<iframe allowfullscreen="" frameborder="0" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/Mzz6-A7U3JU" width="560"></iframe><br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-29233606439786472932016-02-18T16:06:00.000+01:002016-02-18T16:06:49.077+01:00The Cobble and the Frame<div style="text-align: justify;">Bon, je vous explique le topo : il y a ce gars sur Twitter, Alex Mahoudeau, qui twitte des trucs cools même s'il aime ni David Bowie (oui, je sais c'est bizarre) ni la N64 (reconnaissez que ça mérite un bon WTF DUDE quand même). Bon, son twitter c'est <a href="https://twitter.com/cobbleandframe">@CobbleAndFrame</a>, je sais pas trop pourquoi, mais acceptons c'est cool. Donc ce gars, il a ouvert un carnet sur Hypotheses, vous savez le portail pleins de sites et de blogs académiques qui déchirent et sur lequel vous vous demandez pourquoi je ne suis pas (très honnêtement, moi aussi, mais je crois que la flemme explique beaucoup de choses). Donc son blog s'appelle <a href="http://tcatf.hypotheses.org/">"The Cobble and the Frame"</a> ce qui nous montre qu'il a de la suite dans les idées (qui est aussi une émission consacrée aux sciences sociales, coïncidence* ?). Il y parle de pleins de choses vachement biens, du genre les mouvements sociaux ou la géographie et tous ces trucs qui pourraient intéresser des gens intelligents et brillants comme vous. Et il m'a dit, <a href="https://twitter.com/Uneheuredepeine/status/697104815663484928">comme ça sur Twitter</a>, que si je lui faisais de la pub ici, et ben, il m'enverrait des cookies. Vous êtes tous témoins, hein, si jamais je dois lui faire un procès, laissez moi vos coordonnées en commentaires, je vous donnerais une partie des cookies (non, je rigole, je partage pas mes cookies). Donc voilà, allez faire un tour sur <a href="http://tcatf.hypotheses.org/">son site</a>. Moi, j'attends mes cookies. <br />
<span id="fullpost"><br />
* Voir la vidéo suivante : <br />
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<iframe width="560" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/XGOO5j3HJoc" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
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</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-8914463455708490072016-02-05T09:00:00.000+01:002016-02-05T15:58:47.377+01:00La vie est dure, parfois le chemin est long<div style="text-align: justify;">Il y a quelques temps, notre bien-ai... notre ministre de l'économie, Emmanuel Macron, s'est fendue de l'une de ces petites phrases que l'on imagine forgé par des orfèvres de la communication : "<a href="http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2016/01/20/20002-20160120ARTFIG00131-pour-macron-la-vie-d-un-entrepreneur-est-plus-dure-que-celle-d-un-salarie.php">la vie d'un entrepreneur est bien souvent plus dure que celle d'un salarié. Il ne faut jamais l'oublier. Il peut tout perdre, lui, et il a moins de garanties</a>". Quand on me dit que la vie de X est plus dure que la vie de Y, j'ai toujours cette réponse bêtement scientifique (pour ne pas dire positiviste) : "ça doit pouvoir se mesurer, non ?". Et comme en la matière, ce n'est pas facile - mais ça n'a jamais arrêté personne - j'ai cherché un indicateur adéquat. Et en le trouvant, j'ai trouvé d'autres questions, finalement plus intéressantes que simplement critiquer une déclaration politique. <br />
<span id="fullpost"><br />
<iframe width="560" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/4DFNFMePlIg" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
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Comment savoir si la vie d'une catégorie d'individus est plus dure que celle d'une autre catégorie ? La déclaration d'Emmanuel Macron évacue d'emblée la question des conditions de travail en pointant la question de la précarité : ce qui rend la vie difficile à l'entrepreneur, c'est qu'il peut "tout perdre, lui, et il a moins de garantie". En soi, mettre de côté la question du travail quotidien est déjà significatif. Tout comme le flou de certains termes : certains "entrepreneurs" sont en fait des salariés, et certains disposent de protections, de "garanties" diverses, dont la propriété n'est pas la moindre, qui fait que le "tout perdre" mériterait une sérieuse discussion. Quoiqu'il en soit, l'idée que le bas de la hiérarchie est caractérisée par la stabilité et le haut par la mobilité et le changement n'est pas nouvelle, et mériterait une discussion en soi que je mènerais un autre jour (j'y travaille par ailleurs). Ce qu'il nous faut, pour l'instant, c'est un indicateur plus synthétique de la "difficulté". Il existe justement quelque chose qui va dans ce sens, et c'est LA MORT. <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://4.bp.blogspot.com/-HKnc2v2Ddtg/VrBzD5BEk8I/AAAAAAAABUA/T0PJsGeRUms/s1600/discwo10.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://4.bp.blogspot.com/-HKnc2v2Ddtg/VrBzD5BEk8I/AAAAAAAABUA/T0PJsGeRUms/s320/discwo10.jpg" /></a></div><br />
Les difficultés rencontrées dans le travail peuvent être diverses, du fait de devoir soulever des charges lourdes au stress en passant par l'incertitude quant à son emploi et les maladies professionnelles. Difficile de les comparer terme à terme. Par contre, on peut légitimement penser qu'elles ont toute un impact sur la santé des individus, et que cet impact peut affecter leur espérance de vie. Evidemment, celle-ci ne dépend pas que du travail mais aussi, par exemple, de l'alimentation, de la pratique sportive, du fait de fumer ou non... Mais ces différents éléments sont également liés au niveau de vie et aux conditions de travail : il est plus facile de faire du sport quant on en a le temps et les moyens, et contrôler sa consommation de tabac et d'alcool est également le produit des avantages et désavantages que donnent à la fois les revenus et les conditions concrètes de travail. Au final, l'espérance de vie différentielle est un bon indicateur de la difficulté de la vie. <br />
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L'Insee calcule ce que l'on appelle les inégalités sociales face à la mort, c'est-à-dire l'espérance de vie de différentes catégories sociales à 35 ans. Classiquement, on utilise les catégories socio-professionnelles et le sexe. Les données les plus récentes en la matière sont facilement accessibles via ce numéro d'Insee Première. Le tableau suivant en est tiré (cliquez pour le voir en plus grand) : <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://3.bp.blogspot.com/-iaYbhFwYwZs/VrB1BO6pdOI/AAAAAAAABUc/wpPlqXJhQB0/s1600/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort1.PNG" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://3.bp.blogspot.com/-iaYbhFwYwZs/VrB1BO6pdOI/AAAAAAAABUc/wpPlqXJhQB0/s400/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort1.PNG" /></a></div><br />
A ce niveau de détail, on n'a pas une catégorie "Entrepreneurs". On trouve ces derniers dans la catégorie "Artisans, Commerçants, Chefs d'entreprise". On trouve donc dans cette même catégorie les patrons d'entreprise de plus de 10 salariés (donc y compris les "grands patrons"), les artisans indépendants, les petits commerçants, etc. Ce n'est pas plus mal pour mettre à l'épreuve la proposition de Macron : on ne se limite pas aux grands dirigeants, mais on prend en compte des situations que l'on imagine sans peine moins favorisées. Que constate-t-on alors ? <br />
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Les choses sont relativement simples. Pour la période la plus récentes, 2000-2008, l'espérance de vie à 35 ans d'un homme "Artisans, Commerçants, Chefs d'entreprise" était 44.8 années. Il pouvait donc espérer vivre 79.8 années en tout. Pour un homme "Ouvrier", elle était de 40.9 années (soit 75.9 années en tout), et pour un "Employé", de 42.3 années (77.3 années au total). Soit un écart de 3.9 années avec les ouvriers, et de 2.5 années avec les employés. C'est loin d'être négligeable : pas loin de quatre années de vie supplémentaire, ça ne témoigne pas vraiment de conditions de travail et de vie plus difficiles... D'autant que l'écart est encore plus fort si plutôt que de regarder les "Artisans, Commerçants, Chefs d'entreprise", on retient, plus classiquement, les "Cadres et professions intellectuelles supérieures" : c'est légitime puisqu'une bonne partie du personnel de direction des entreprises est salarié et se classe dans cette catégorie. A 35 ans, ceux-là peuvent espérer vivre encore jusqu'à 82.2 ans, soit 6.3 années de plus que les ouvriers et 4.9 années de plus que les employés. Je vous laisse en tirer les conclusions qui s'imposent quant à la remarque de Macron. <br />
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Cependant, on notera qu'il s'agit ici essentiellement des hommes. Il existe également des écarts entre PCS chez les femmes, mais ceux-ci sont plus faibles. Et l'image se complexifie : en termes d'espérance de vie à 35 ans, il semble qu'il vaille mieux être une femme ouvrière qu'un homme cadre ! C'est ce dont témoigne le graphique suivant, tiré de la même publication de l'Insee : <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://4.bp.blogspot.com/-a5DmKU4xlzg/VrCLNH9hJ7I/AAAAAAAABUs/v2B-eH_hJvc/s1600/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort2.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://4.bp.blogspot.com/-a5DmKU4xlzg/VrCLNH9hJ7I/AAAAAAAABUs/v2B-eH_hJvc/s400/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort2.jpg" /></a></div><br />
C'est là où les choses deviennent, à mon avis, plus intéressantes. Ce résultat est finalement le plus connu : on sait que les femmes ont une espérance de vie plus forte que celle des hommes. Il faudrait peut-être effectuer un classement des inégalités les plus connues hors des milieux académiques, mais je suis prêts à parier que celle-ci ferait partie du top 5. Pour tout dire, on la trouve même utilisé dans un épisode de Friends (voir image suivante), placé comme une évidence quant à ce qui différencie les hommes et les femmes. Si des scénaristes d'une série télé peuvent l'intégrer à leurs gags, c'est qu'ils ont confiance dans le fait que le public est bien au courant... Les élèves que je fais travailler sur de telles données la voient également immédiatement, et la retiennent si bien qu'ils oublient souvent de commenter les inégalités professionnelles lors des contrôles (vous ferez attention la prochaine fois, c'est compris ?). <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://3.bp.blogspot.com/-2whpRAxCMUo/VrEDOI1PMdI/AAAAAAAABVY/nrhYxfWddIg/s1600/FriendsGuys.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://3.bp.blogspot.com/-2whpRAxCMUo/VrEDOI1PMdI/AAAAAAAABVY/nrhYxfWddIg/s400/FriendsGuys.jpg" /></a></div><br />
Il y a évidemment des explications à cette inégalité genrée face à la mort : par rapport aux hommes, les femmes se préoccupent plus de leur santé, notamment parce qu'elles y sont obligés au moment des grossesses (même si toutes les femmes n'ont pas d'enfants, l'effet au niveau collectif est là), elles fument moins, boivent moins, sont plus souvent souvent employées qu'ouvrières, etc. (on pourrait aussi dire que les hommes boivent plus, fument plus, se préoccupent moins de leur santé, etc. : la façon dont on présente le problème n'est pas forcément inintéressante, non ?). Les inégalités professionnelles sont d'ailleurs plus fortes chez les hommes que chez les femmes. Reste que le fait que les femmes ouvrières aient une espérance plus longue que celle des hommes cadres est pour le moins troublants. <br />
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Est-ce à dire que les hommes ont une vie plus dure que celle des femmes ? Qu'il s'agisse d'une tentative de légitimer le pouvoir des hommes ou de pleurnicher sur la misandrie, les masculinistes de tout poils n'hésiteront guère à se saisir de cette question - sans pour autant arrêter de boire, de fumer et de bouffer de la graisse, parce que bon, voilà, il faut pas déconner non plus, on est des mecs. Les choses sont pourtant plus complexes. L'espérance de vie à 35 ans peut être affiner en tenant compte de l'espérance de vie <i>en bonne santé</i>. On définit celle-ci de façon différente. On peut par exemple considérer l'espérance de vie en bonne santé perçue, c'est-à-dire en fonction de l'évaluation qu'en fait elle-même la personne concernée. C'est ce que fait ce tableau suivant à partir des données les plus récentes actuellement disponibles (<a href="http://inegalites.fr/IMG/pdf/Esperances_de_vie_Emmanuelle_Cambois_R_S_59.pdf">tiré de cet article</a>) :<br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://3.bp.blogspot.com/-DlKnj8h2wHc/VrCbk1Wd0hI/AAAAAAAABU8/zZw8GiLnvF0/s1600/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort3.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://3.bp.blogspot.com/-DlKnj8h2wHc/VrCbk1Wd0hI/AAAAAAAABU8/zZw8GiLnvF0/s400/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort3.jpg" /></a></div><br />
D'un seul coup, la supériorité des femmes ouvrières sur les hommes cadres s'efface : à 50 ans, un homme cadre ("professions les plus qualifiées") peut encore espérer vivre 22.8 années contre 14.7 années pour une femme ouvrière. Si les femmes sont toujours favorisées par rapport aux hommes de même catégorie socio-professionnelle, l'effet du genre n'efface plus les inégalités professionnelles. Au niveau global, l'avantage pour les femmes est beaucoup plus faible : 17.2 années pour les femmes contre 16.9 pour les hommes, une différence de seulement 0.3 années. Et même, les hommes peuvent espérer vivre 58% de leur vie après 50 ans en bonne santé contre seulement 50% pour les femmes... Avantage aux hommes, donc. Tiens, tiens, tiens. <br />
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On peut également mesurer l'espérance de vie sans incapacité : moins subjectif sans doute. On peut les trouver dans <a href="http://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19109/441.fr.pdf">ce document de l'INED</a>, avec une distinction en fonction du type d'incapacité. Je reproduis le tableau le plus intéressant ci-dessous : <br />
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<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://3.bp.blogspot.com/-WrKiXSwfGEs/VrCd9sQdetI/AAAAAAAABVI/VTYFJrkqRlM/s1600/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort4.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://3.bp.blogspot.com/-WrKiXSwfGEs/VrCd9sQdetI/AAAAAAAABVI/VTYFJrkqRlM/s640/In%25C3%25A9galit%25C3%25A9sMort4.jpg" /></a></div><br />
Même constat que précédemment : les femmes ouvrières peuvent, à 35 ans, espérer vivre 42.5 années sans incapacité de type III (celles qui engendrent besoins d'assistance et situation de dépendance), et les hommes cadres 44.5 années. C'est donc bien ces derniers qui sont dans la situation la plus favorable. Les femmes conservent un avantage par rapport aux hommes de même catégorie socio-professionnelle, mais il est bien plus modeste que celui que l'on retient le plus couramment. Les femmes vivent au final plus longtemps avec des incapacités que les hommes.<br />
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On notera tout de même que dans ces deux derniers tableaux, les inégalités face à la mort suivent également la hiérarchie professionnelle : rien qui permettent d'indiquer que les entrepreneurs ont une vie plus difficile que les salariés, surtout dans les niveaux hiérarchiques les plus faibles. Si cet affinement de l'analyse questionne sur les inégalités entre hommes et femmes, il ne donne certainement pas raison à Macron dans le même temps... <br />
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Ces inégalités entre hommes et femmes ne sont pas seulement intéressantes pour ce qu'elles nous disent de la situation relative des uns et des autres. Elles sont aussi intéressantes parce que ces différentes précisions, pourtant bien connues des statisticiens et des sociologues, le sont bien moins dans le "grand public" quand bien même l'avantage aux femmes quant à l'espérance de vie est lui bien diffusé et bien popularisé. Et finalement bien accepté. Lorsque l'on évoque les inégalités salariales entre hommes et femmes, il se trouvera toujours quelqu'un pour les questionner et demander des précisions, des approfondissements, plus de recherches, etc. Il se trouvera même toujours quelqu'un pour dire qu'il ne s'agit là que d'un mythe - l'expression "Wage Gap Myth" est courante chez les néo-réactionnaires et masculinistes anglo-saxons (c'est même à ça qu'on les reconnaît, comme disait l'autre) - que ce n'est que le produit de choix parfaitement volontaires des femmes et que, hein, il faudrait pas trop les plaindre non plus. Par contre, les inégalités face à la mort à la défaveur des hommes ne font pas l'objet des mêmes précautions. Elles sont tenues pour évidentes, et peuvent servir toutes sortes d'idéologies des dénonciations des femmes, du matriarcat ou de je ne sais quels autres délires. Elles sont régulièrement signalées et mises en scènes, soulignées et rappelées. Et ce malgré leur caractère a priori contre-intuitif quand on regarde le sens des autres inégalités, rarement à la faveur des femmes... Pourquoi cela ? Pourquoi ce point est-il si bien diffusée et pas ses compléments qui le relativisent et lui donnent un tout autre sens ? Pourquoi retient-on mieux que les femmes vivent plus longtemps que les hommes plutôt que les cadres vivent plus longtemps que toutes les autres catégories ? Pourquoi les autres indicateurs de l'espérance de vie, ceux qui tiennent compte de la bonne santé, ne sont-ils pas plus systématiquement mobilisés ? Je vous laisse avec ces questions. Je suis sûr que l'on pourrait apprendre plein de choses en se les posant. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-40830375589686922372016-01-29T13:55:00.000+01:002016-02-01T08:17:40.333+01:00La sociologie est politique mais pas normative<div style="text-align: justify;">Il y a des livres que l'on est content de voir éditer, des livres qui arrivent au bon moment : c'est le cas du dernier opus de Bernard Lahire, <i><a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Pour_la_sociologie-9782707188601.html">Pour la sociologie</a></i>. Il faut dire qu'il a bénéficié d'un plan comm' exceptionnel : écrit essentiellement en réaction <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/04/le-marteau-de-la-responsabilite.html">aux imbécilités, malheureusement trop répandues, d'un Philippe Val</a>, il est devenu, ces dernière semaines, une réponse aux propos du Premier ministre <i>himself</i>. Celui-ci a en effet entrepris de<a href="http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/14/la-sociologie-ce-n-est-pas-la-culture-de-l-excuse_4831649_3232.html"> s'attaquer à la sociologie, aux fameuses "excuses sociologiques"</a>, et à l'idée que l'on pourrait expliquer et comprendre parce que, voyez-vous, <a href="http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/01/09/97001-20160109FILWWW00158-pour-valls-il-ne-peut-y-avoir-d-explication-possible-aux-actes-des-djihadistes.php">chercher une explication, c'est déjà vouloir excuser</a>. C'est précisément à ce genre de raisonnements spécieux et mal informés que s'en prend très justement Lahire, à cette idée que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, fourniraient des "excuses" aux délinquants et aux terroristes. Une défense de la sociologie comme science donc. Mais aussi, et cela mérite d'être souligné, une défense qui ne dépolitise en rien les sciences sociales. C'est même tout le contraire. C'est peut-être là que ça devient difficile à suivre pour le profane : comment peut-on prétendre être à la fois scientifique et politique ? Voici donc quelques explications (ou excuses ? je m'y perds un peu, tout cela commence à devenir confus).<br />
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<table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="http://2.bp.blogspot.com/--mlYidSZhVU/Vqtee7zRUJI/AAAAAAAABTQ/OvN9_wtd9-U/s1600/CZ1nJipWwAAea9I.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="http://2.bp.blogspot.com/--mlYidSZhVU/Vqtee7zRUJI/AAAAAAAABTQ/OvN9_wtd9-U/s320/CZ1nJipWwAAea9I.jpg" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">Bernard Lahire, après intervention de <a href="https://twitter.com/sociosauvage">@sociosauvage</a> sur <a href="http://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/la-fabrication-magique-dun-chef-doeuvre">une photo de Radio France</a>. Je dois dire que je ne sais pas exactement ce qui s'est passé.</td></tr>
</tbody></table><br />
Je ne vais pas me livrer ici à un compte-rendu proprement dit de l'ouvrage de Bernard Lahire : <a href="http://www.laviedesidees.fr/La-sociologie-sans-excuses.html">d'autres l'ont fait bien mieux que tout ce que je pourrais faire</a>. Et lire le bouquin, court et efficace, destiné à un public de non-spécialistes désireux de voir se dérouler une argumentation solide en faveur des sciences sociales, est sans doute l'une des meilleures choses que vous puissiez faire en ce début d'année. Ce peut être aussi un excellent moyen de convaincre votre oncle pénible qui vous demande à chaque dîner de famille "mais à quoi ça sert ta thèse ?" de la fermer pendant au moins quelques temps. Je ne sais pas si Lahire avait cet usage en tête au moment de l'écriture. Mais ça ne m'étonnerait pas tant que ça en fait. <br />
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Ce que je voudrais faire, c'est revenir sur un point qui me semble essentiel concernant la conception de la sociologie de Bernard Lahire, et qui pour le coup se trouve aussi être la mienne, un point qui pourrait facilement faire l'objet de contresens de la part d'un lecteur pressé ou peu attentif.<br />
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Bernard Lahire démonte les discours sur les "excuses sociologiques" - dont il offre un affligeant florilège dans le premier chapitre - en rappelant que comprendre/expliquer et juger sont deux activités différentes : <br />
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<blockquote><span id="fullpost">Penser que chercher les "causes" ou, plus modestement, les "probabilités d'apparition", les "contextes" ou les "conditions de possibilité" d'un phénomène revient à "excuser", au sens de "disculper" ou d'"absoudre" les individus relève de la confusion des perspectives. Comprendre est de l'ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l'ordre de l'action normative (tribunal). Affirmer que comprendre "déresponsabilise" les individus impliqués, c'est rabattre indûment la science sur le droit (p. 36, italiques dans le texte original). </span></blockquote><span id="fullpost"><br />
De là, Lahire construit une défense de la sociologie en tant que science : ce que fait le sociologue, et en fait tout praticien des sciences sociales, anthropologues, historiens, etc., c'est chercher à construire des chaînes causales, dans un sens très large, qui permettent de dire "ce phénomène-là est produit (partiellement) par tel(s) autre(s) phénomène(s)". Les comparaisons avec les sciences de la nature - qui ne sont pas plus "dures" que les sciences sociales sont "molles" - abondent :<br />
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<blockquote>Les défenseurs du libre arbitre disent que les sciences sociales nient qu'il puisse y avoir de "vrais choix", de "vraies décisions" ou de "vrais actes de liberté" et dénoncent le fatalisme et le pessimisme des chercheurs. En réagissant ainsi, ils sont un peu comme ceux qui, apprenant l'existence de la gravitation, feraient reproche aux savants de leur ôter tout espoir de voler en se jetant du sommer d'une montage... (p. 55 ; Note : j'ai ici une liste de personnes qui devraient essayer de voler de cette façon, ils pourraient même être chefs d'escadrille). <br />
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Alors que l'attitude scientifique à l'égard de la vie et de la matière est assez largement admise, les attitudes magiques, émotionnelles vis-à-vis du monde social prolifèrent. L'attitude scientifique est même parfois condamnée quand elle porte sur la vie sociale (p.46-47).</blockquote><br />
Si l'on se réclame du registre de la science, c'est que l'on se réclame aussi de celui de l'expertise, de la distance, de l'objectivité, d'une certaine neutralité. Que l'on abandonne l'idée de prendre partie pour les uns ou pour les autres. C'est d'ailleurs bien pour cela que le sociologue n'excuse pas, pas plus qu'il ne condamne : il se place dans un autre registre de discours où ces termes n'ont simplement pas de sens. Le biologiste n'excuse ni ne condamne le puma qui se jette sur sa proie, et le physicien n'a pas à exprimer de jugement sur la course des protons ou sur la moralité du boson de Higgs. <br />
<br />
Cela pourrait faire craindre un risque qui, dans certains milieux, vaut toutes les condamnations : celui de la dépolitisation. Ce ne sont en effet pas seulement les réactionnaires qui s'emploient à tomber sur le pauvre sociologue en l'accusant d'excuser les criminels, ce sont aussi les révolutionnaires qui l'attendent au tournant s'il ne condamne pas, ou trop mollement, ou pas comme il faut, les dominants, adversaires de classes, ennemis politiques et assimilés. Comme le disait Passeron, la sociologie énervera toujours quelqu'un : conservateurs un jour, rebelles le lendemain. <br />
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Penser qu'il y a là quelque dépolitisation serait pourtant une erreur grave, et c'est la force de Lahire de le montrer de façon extrêmement claire. Il met en effet l'accent sur les conséquences politiques de la sociologie : les résultats de celle-ci nous interrogent au plan politique, ils ont des conséquences importantes qui nous posent problème. Mais ils ne sont pas pour autant normatifs : ils ne nous disent jamais précisément quoi faire, ils ne donnent pas les solutions, si tant est qu'elles existent. Autrement dit, si la sociologie n'excuse pas, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas le faire : peut-être la lecture de telle enquête, de telles conclusions, de telle démonstration nous poussera à plus d'indulgence ou à chercher d'autres solutions que la sanction judiciaire ou la condamnation morale... Peut-être nous poussera-t-elle au contraire à une condamnation plus forte et plus ferme d'autres coupables que ceux auxquels on avait d'abord pensé. Mais c'est là une activité tout à fait différente que celle qui préside à la recherche, une attitude qui met en jeu non pas les résultats de la sociologie mais la façon dont nous y réagissons, les cadres philosophiques qui sont les nôtres. Et dont on peut, et doit, discuter. <br />
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Ce n'est jamais plus clair que dans les pages que Lahire consacre à la question de la prostitution (p. 75-82). Contre ceux qui, comme Philippe Val, affirment que les prostituées sont "libres", il rappelle que l'idée que les prostituées "choisissent" librement de se prostituer ne peut que butter sur les données et les enquêtés sociologiques : même si certaines donnent formellement leur consentement, on peut s'interroger sur les parcours et les conditions qui les amènent à consentir... Notamment,<a href="http://www.cairn.info/sociologie-des-groupes-professionnels--9782707152145-p-221.htm"> la simple étude de la prostitution comme travail amène à montrer comment les personnes prostituées mettent en place toutes sortes de stratégies pour ne pas s'impliquer dans les rapports sexuels, pour tenir le client à distance (émotionnelle, symbolique et même physique), pour éviter, ou parfois simplement contrôler, certaines pratiques</a>. Autant de signes qui rappellent qu'il y a bien du pouvoir, celui de l'argent, celui d'accéder au corps de l'autre en l'effaçant et en le niant en tant qu'égal. Qu'il y a bien de la domination pour utiliser le mot qui fait frémir certain.e.s. Résultats implacables qui devraient poser quelques problèmes à ceux qui réclament surtout de pouvoir acheter des services sexuels sans mauvaise conscience - où l'on voit que les contempteurs des "excuses sociologiques" ont surtout tendance à s'en chercher, des excuses. <br />
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Tout cela est bien politique dans le sens où nous nous trouvons condamner à interroger et à réviser nos opinions en la matière : difficile, face à cela, de prétendre que la prostitution n'est qu'une affaire privée entre des individus libres de contracter et plus si affinités comme bon leur semblent. Cela signifie-t-il pour autant que la sociologie nous commande d'être "<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Abolitionnisme_%28prostitution%29">abolitionnistes</a>" ? De défendre et de mettre en place certaines solutions promues par ce courant politique, comme la pénalisation des clients ? Pas forcément. Lahire écrit très justement : <br />
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<blockquote>Il faut d'ailleurs distinguer ici la question scientifique de savoir si oui ou non les prostitué[e]s sont dominé[e]s, ce que l'examen des situations réelles me paraît très largement établir, et la question de la politique consistant à opter ou non pour une politique abolitionniste. Les "antiabolitions" ont cependant tellement pris l'habitude de nier toute domination qu'il est bien difficile de ne pas assimiler le constat de la domination à une volonté abolitionniste. Ce sont pourtant deux choses différentes et qui ne se déduisent pas automatiquement l'une de l'autre (p. 78-79). </blockquote><br />
En effet, on peut accepter que les prostituées sont dominées comme un résultat scientifique et pour autant penser que les solutions proposées par l'abolitionnisme ne sont pas les bonnes. Par exemple, si l'on pense que la pénalisation des clients feraient courir plus de risques aux prostituées - d'autres arguments scientifiques pourraient alors être mobilisé en la matière. On peut aussi penser que la pénalisation ferait courir un risque en matière de renforcement des moyens de contrôle de police qui, au final, pourrait nuire à certaines libertés ou à certaines populations. Bref, le résultat "les prostituées sont dominées" est bien politique puisqu'il ferme sans aucun doute la porte à certains discours idéologiques, mais il nous laisse avec cette question : que faire maintenant ? A celle-ci, la sociologie n'a pas de réponses. C'est au politique de prendre le relais et d'imaginer ce qu'il faudrait faire, ou ne pas faire. <br />
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Soyons clair : du fait même de ce que je défends, je ne dis pas ici que les solutions abolitionnistes sont mauvaises et que les solutions "réglementaristes" sont meilleures. Ce que je dis, c'est que la sociologie, ni aucune autre science, ne peut trancher entre les deux. Ce que je dis, c'est que le fait que les prostituées soient dominées doit être pris en compte dans toute réflexion politique sur cette question, mais ne commande pas a priori et de façon définitive le choix d'une politique. La sociologie met à jour, ici comme ailleurs, des chaînes de relations entre les phénomènes, chaînes longues et complexes : elles ont à voir avec "la misère économique, les faibles capitaux scolaires, les déclassements sociaux issus de l'immigration, les contraintes ou la réduction du champ des possibles et es perspectives, et parfois aussi les abus sexuels ou la toxicomanie" (p. 76), auxquels il faut encore ajouter le rôle des réseaux criminels et <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2012/08/lutte-contre-la-prostitution-lutte.html">des dynamiques capitalistes particulières</a>... C'est ensuite à nous de choisir qui l'on décide de rendre responsable - judiciairement, pénalement, politiquement - dans cette histoire, et où et comment on choisit d'agir. Et ce choix fait intervenir des options qui ne sont plus strictement scientifiques. La sociologie ouvre notre champ des possibles en matière politique, elle nous arme en nous donnant d'autres grilles de lecture que celle, toujours limitée, de la "responsabilité individuelle", qui n'appelle d'autre solution que la sanction tout aussi individuelle. Elle nous pose un défi - "vous ne pouvez pas ignorer cela" - mais c'est en dehors d'elle que nous devrons y trouver une réponse. Comme le disait Max Weber : <br />
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<blockquote>Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il <i>peut </i>et - le cas échéant - ce qu'il <i>veut </i>faire (cité par Lahire, p. 36). </blockquote><br />
Les discours de dénonciation des "excuses sociologiques" apparaissent ainsi pour ce qu'ils sont : des discours d'aveuglement plus ou moins volontaires, portées par ceux et celles qui trouvent leur compte dans le <i>statu quo</i>, qui ne veulent ni savoir ce qu'ils peuvent faire, ni surtout ce qu'ils veulent faire. Car cela les dérangerait un peu trop... <br />
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C'est ainsi qu'il faut comprendre la critique que fait Lahire de <a href="http://40ans.ehess.fr/files/2015/03/Andrew-Abbott-Lavenir-des-sciences-sociales.pdf">cette conférence récente d'Andrew Abbott</a> - un adversaire bien plus intéressant, il faut bien le dire, que l'inculte Philippe Val. Le grand sociologue américain y défend l'idée que la sociologie est forcément normative. Il évoque notamment le fait qu'un dessin sur un mur peut être vu comme un acte de vandalisme ou comme une oeuvre d'art, et que le sociologue serait forcément obligé de prendre parti. Lahire répond que, au contraire, le sociologue doit éviter de trancher et se contenter d'analyser les luttes autour de cette définition. Mais cette analyse des luttes, aussi froide et dépassionnée puisse-t-elle être, a quelque chose de politiquement dévastateur car elle oblige ceux qui tiennent à l'une ou à l'autre des positions à reconnaître l'existence et même la logique de la concurrente. Les voilà alors dérangés dans leur confort, surtout pour ceux qui ont les moyens d'ignorer leur adversaire. C'est ce que défendait aussi Howard Becker dans un texte que j'ai commenté <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/03/avoir-un-point-de-vue-ca-narrive-pas.html">ici</a>. <br />
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Voilà ce qui permet de dire que la sociologie est politique mais pas normative. Elle nous interroge, mais ne nous donne pas les solutions. C'est à nous de les inventer. Cette idée implique notamment que la sociologie est d'autant plus pertinente politiquement qu'elle assure correctement son rôle scientifique, qu'elle s'obstine, très précisément, à rechercher le savoir pour lui-même. Si Durkheim disait de la sociologie qu'elle ne vaudrait pas une heure de peine s'il ne devait avoir qu'un intérêt spéculatif, il ajoutait aussitôt "<a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail_preface1.html">Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre</a>". On voit que c'est la poursuite de la science qui fait la valeur politique de la sociologie. Bourdieu ne disait d'ailleurs pas autre chose et je lui laisserais d'ailleurs le dernier mot en la matière : <br />
<br />
<blockquote>Aujourd'hui, parmi les gens dont dépend l'existence de la sociologie, il y en a de plus en plus pour demander à quoi sert la sociologie. En fait, la sociologie a d'autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu'elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n'est pas de servir à quelque chose, c'est-à-dire à quelqu'un.<br />
Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c'est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n'est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu'il n'est pas de pouvoir qui ne doive une part — et non la moindre — de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent (Questions de sociologie, 1980, p.26-27). </blockquote><table align="center" cellpadding="0" cellspacing="0" class="tr-caption-container" style="margin-left: auto; margin-right: auto; text-align: center;"><tbody>
<tr><td style="text-align: center;"><a href="http://1.bp.blogspot.com/-shQcknNmLqc/Vq8GINytNQI/AAAAAAAABTg/IdR1AQe09m4/s1600/DedicaceLahire.png" imageanchor="1" style="margin-left: auto; margin-right: auto;"><img border="0" src="http://1.bp.blogspot.com/-shQcknNmLqc/Vq8GINytNQI/AAAAAAAABTg/IdR1AQe09m4/s320/DedicaceLahire.png" /></a></td></tr>
<tr><td class="tr-caption" style="text-align: center;">La dédicace de Pour la sociologie. </td></tr>
</tbody></table></span> </div>Unknownnoreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-87525664239544714282016-01-12T14:09:00.001+01:002016-01-12T14:09:42.579+01:00Un moment de magie<div style="text-align: justify;">Juillet 2002. Je monte dans le train à Béziers, direction Nîmes. Une amie m'a invité au <a href="http://liveonmars.unblog.fr/nimes-14702/">concert de David Bowie</a>. Je connais un peu, mais sans plus, plutôt fan de Queen. Elle a tenue à ce que l'on parte tôt. Arrivés à 10h00 devant les Arènes, on n'est pas le premier. Une trentaine de fans attendent déjà. On prend nos places, on s'assoit par terre. Les portes doivent ouvrir à 18h. Derrière nous, les gens s'amassent. La file finira par faire le tour du monument. Dans l'attente, ça parle français et anglais. Un mec passe et distribue des flyers : il vend sa collection consacrée à Bowie. On rigole sur son adresse mail "majortom". On entends les prix de revente des billets : certains les proposent à 1500€. Le temps passe. On discute d'un peu de tout et beaucoup de rien. Je vais chercher des sandwichs. La foule contraste de plus en plus avec le vide des rues de l'écusson. Je sens qu'il va se passer quelque chose. <br />
<span id="fullpost"><br />
<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/9jg4ekLG9Zo" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
<br />
18h. Les portes s'ouvrent. On rentre presque en courant. Si on est venu si tôt, c'est pour être proche de la scène. C'est au quatrième rang que l'on finira. Nouvelle attente, à nouveau assis. Je vois les barrières toutes proches de nous. Des techniciens s'agitent encore sur scène. Les gradins se remplissent beaucoup trop vite. Un vendeur en fait le tour, jetant avec une précision hallucinante ses confiseries à chacun de ses clients. Les habitués l'applaudissent. Les premières parties démarrent. D'abord un trio avec un chanteur haut en couleur, qui agite des manches à balais surmontés de tête de poupées. Ensuite, un duo de rap qui se fait huer. Le public s'impatiente, et ce n'est pas ce qu'il est venu voir. On appelle "Bowie ! Bowie !". Enfin, un, puis deux, puis trois techniciens montent sur les projecteurs. Applaudissements. Le début est tout proche. La nuit, elle, est déjà là. Il doit être 22h. <br />
<br />
Au cœur de la musique. Bowie s'arrête et s'adresse à son public. Il se met à nous parler du Mistral - qu'il prononce sans accent - ce vent qui balaye les Arènes depuis le début de la soirée. Il l'annonce : il va capturer le Mistral. Il ouvre la poche de sa veste, fait un petit bond gracieux, la refermer. <br />
<br />
Le vent s'arrête. <br />
<br />
Il sourit, nous dit qu'il va le relâcher. Ouvre sa poche. Je sens le vent me soulever les cheveux et le bruit caractéristique que fait le Mistral. Je ne suis visiblement pas le seul : la foule part dans un long applaudissement. <br />
<br />
Pendant un instant, ce jour de juillet 2002, j'ai cru que Bowie pouvait contrôler le vent. J'ai cru qu'il était capable d'enfermer le Mistral dans sa poche et de le relâcher à sa guise. Evidemment, il lui suffisait de compter le temps entre les bourrasques, même si faire ça tout en chantant n'est pas une mince affaire. Evidemment, c'était peut-être aussi, sûrement, mon imagination, mon envie d'y croire, ou encore son charisme. Mais pour un temps, fut-il très court, j'y ai cru. Comment ce bref moment de magie a-t-il été possible ? <br />
<br />
Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte où je me trouvais : la longue attente, sous le soleil de Nîmes, les conversations passionnées, pas toujours compréhensibles, autour de moi, la foule, 12 000 ce jour-là, et ses moments d'absurdité inévitable, lorsqu'une file d'attente se lève et se met en mouvement sans raison apparente avant de rester à nouveau immobile, mais debout, quelques heures de plus... Difficile de ne pas croire, alors, qu'il va se passer quelque chose d'exceptionnel. Difficile de ne pas croire à la magie. <br />
<br />
Il faut aussi tenir compte de tout ce qui précède et prépare ce moment et ce concert. Dire que Bowie avait du charisme est à la fois un euphémisme et une explication incomplète. C'est un charisme conquis de haute lutte, par un travail acharné et continuel de construction de soi, de son image et de son légende. Lors de sa première tournée américaine, Bowie est loin d'être une star. Il ne remplit pas encore les salles de concert. Qu'importe : il vit et surtout dépense comme une star. A force de socialisation anticipatrice, il arrive à convaincre qu'il en est. Tout au long de sa carrière, chacun de ses gestes, chacun de ses choix, chacune de ses tenues, chacune de ses apparitions réponds à cet impératif. Un travail de chaque instant. Bowie s'est employé à construire le public dont il avait besoin. Sa plus belle créature. <br />
<br />
C'est qu'il faut, enfin, tenir compte de la musique. Plus que tout autre, Bowie avait compris que sa musique était un travail, et un travail de <i>care</i> : il s'agissait de prendre soin de l'autre, de ses émotions, de ses sentiments, de proposer un support pour l'auditeur. "Oh no love you're not alone". Proposer la bonne émotion n'est pas affaire de spontanéité ou de sensibilité. Dans <a href="http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Bowie__philosophie_intime-9782707185402.html">le bouquin qu'il consacre à Bowie</a>, le philosophe Simon Critchley rapporte : <br />
<br />
<blockquote>Je me souviens d'une interview du guitariste Robert Fripp, qui décrivait le comportement de Bowie en studio à la fin des années 1970. Le chanteur écoutait une piste instrumentale et s'efforçait scrupuleusement, encore et encore, de trouver la bonne vibration émotionelle quand au moment de chanter. Quoi de plus faux et artificiel que ce procédé ? La vraie musique ne doit-elle pas venir tout droit du coeur, n'est-elle pas une émotion qui fait vibrer les cordes vocales pour atteindre le conque fragile de nos oreilles ? [...] La vérité de Bowie est inauthentique, totalement calculée et construite. Mais elle sonne vrai. Elle paraît cohérente et nous convainc. Nous entendons cette vérité et nous disons oui. Silencieusement ou, parfois, de vive voix. </blockquote><br />
Bowie avait compris qu'il y a deux façons de faire de la magie, et il avait choisi la plus difficile. C'est-à-dire celle qui marche. Ce n'était pas de la magie à coup de miroirs, de fumée et d'autres "trucs". C'était de la magie à coup de travail et de sueur, de ratures et de recommencement. De la magie par le labeur. Par la mobilisation des autres : en convaincant un petit cercle d'abord, il pouvait ensuite les envoyer convaincre un cercle plus grand. Il y a des fans de Bowie parce qu'il y a(vait) des fans de Bowie. Un réseau invisible mais serré qui produit la croyance et qui, comme tout le décorum de chaque concert et de chaque apparition, place le futur fan dans l'état physique et émotionnel adéquat pour recevoir la bonne nouvelle. La routinisation du charisme sans transformer celui-ci. Voilà tout ce qu'il fallait pour que, pendant une seconde, je puisse croire qu'il contrôlait le vent. Voilà tout ce qu'il fallait pour qu'une seule de ses chansons marche. Pour que nous soyons à même d'écouter Bowie. <br />
<br />
David Bowie est mort juste après avoir sorti son dernier album. Jusqu'à la fin, il aura fait de la musique et jusqu'à la fin, il aura été Bowie. Dans "<a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Batman:_Whatever_Happened_to_the_Caped_Crusader%3F">Whatever Happened to the Caped Crusader ?</a>", Neil Gaiman fait dire à un Batman qui assiste à toutes ses morts possibles : "<a href="http://www.zonanegativa.com/2009/3267.jpg">la fin de l'histoire de Batman, c'est qu'il est mort. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Prendre ma retraite et jouer au golf ?</a>". Bowie était comme Batman. Il s'était fait personnage de fiction comme un super-héros se déguise en chauve-souris géante. Que pouvait-il faire d'autre ? <br />
<br />
Bowie est mort. Il reviendra. Je ne peux pas croire que la mort le retienne longtemps. "You don't get Heaven or Hell. Do you know the only reward you get for being Batman? You get to be Batman".<br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com4tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-24603236954039689812015-12-22T09:00:00.000+01:002015-12-31T08:59:22.975+01:00Joyeux Noël (sous condition de ressources)<div style="text-align: justify;">C'est Noël, et la chasse aux pauvres continue. <a href="http://www.20minutes.fr/marseille/1752347-20151216-bouches-rhone-prime-noel-transforme-bon-achat-jouets">Le Conseil départemental des Bouches-du-Rhône a décidé de verser cette année sa prime de Noël aux bénéficiaires du RSA sous forme de bons d'achats pour des jouets</a>. "Car la prime n’était pas forcément utilisée pour l’enfant" nous dit une responsable. Ce pourrait être anecdotique - après tout, il ne s'agit jamais que d'une prime de 50€, pas de la prime de Noël étatique - si ce genre de proposition ne revenait régulièrement sur le tapis politique : verser les aides "en nature" ou, tout au moins, d'une façon qui évite aux pauvres de les détourner de leur destination officielle. Car derrière, il y a cette idée finalement très répandue : les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent. <br />
<span id="fullpost"><br />
Fréquentant depuis un temps certain les salles des profs, il n'est pas rare que j'y entende l'une ou l'autre allusion à ce gamin doté d'un téléphone portable dernier cri ou de baskets à la mode alors que ses parents sont notoirement au chômage, ou pauvre, ou précaire, ou dans la dèche, quelque soit l'expression que l'on utilise pour les désigner. Miroir de la décision du Conseil départemental : les pauvres sont autant condamnés lorsqu'ils "gâtent" (entendez : "pourrissent") leurs enfants que lorsqu'ils ne le font pas au moment où l'on voudrait qu'ils le fassent. Les pauvres, finalement, auront toujours tort. De là à penser qu'à la précarité économique se rajouterait une certaine domination... <br />
<br />
Mais n'allons pas trop vite en besogne. Revenons d'abord sur cette idée : les pauvres gèrent mal leur argent. N'a-t-elle pas quelque chose d'évident ? Après tout, c'est dans les catégories populaires que l'on rencontre le plus de personnes en situation de sur-endettement. Et puis, on imagine bien que des personnes peu qualifiées, gavées de télévision et de mass-médias débilitants, aient quelques difficultés à équilibrer un budget. C'est tout juste si on ne les imagine pas, l'un en marcel ouvrant une bière devant les Anges de la Téléréalité ou Confessions intimes, l'autre en djelaba, articulant à peine trois mots de Français... comment pourraient-ils s'en sortir ? Coincées entre les Bidochons et le racisme ordinaire, les représentations courantes, y compris dans une certaine presse "subversive", des classes populaires nous invitent facilement à accepter cette idée. <br />
<br />
Alors, gèrent-ils si mal que cela, ces pauvres ? La sociologue <a href="https://www.u-picardie.fr/curapp/sites/default/files/pdf/CV/CVPerrin.pdf">Ana Perrin-Heredia</a> a consacré sa thèse à la gestion du budget dans les classes populaires, et ce sur la base d'une ethnographie particulièrement fine d'une "zone urbaine sensible". Considérons le cas d'une de ses enquêtées, évoqué dans <a href="https://www.cairn.info/revue-geneses-2011-3-page-69.htm">cet article</a>. Chaque année, Mélanie ne paye pas son loyer du mois de décembre. Mauvaise gestion ? Pas du tout. Elle sait qu'elle pourra attendre la lettre de rappel du mois suivant et, en décembre, il y a des dépenses plus urgentes et que l'on ne peut repousser : les cadeaux des enfants... En Janvier, elle payera deux loyers et se "serrera la ceinture". Comme on le voit, ce n'est pas une erreur de gestion, mais au contraire une connaissance fine et une maîtrise des règles du jeu - combien de lettres de rappels on recevra, quels délais on peut s'autoriser... C'est pour la même raison que Mélanie préfère les chèques aux virements automatiques ou refuse de mensualiser sa taxe d'habitation : ces "erreurs de gestion", au regard d'un certain idéal des classes moyennes et supérieures, sont pour elle les conditions pour disposer de quelques marges de manœuvres. <br />
<br />
Marges de manœuvres toutes relatives certes, car c'est bien la contrainte qui structure le rapport à la consommation de Mélanie et des autres enquêté.e.s d'Ana Perrin-Heredia. Mais elle apparaît comme étant bien peu la conséquence d'une mauvaise gestion. Au contraire, à voir comment ces femmes - car la gestion du budget est ici une activité bien féminine - parviennent à gérer leur situation, c'est <a href="https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ARSS_199_0046#pa60">un véritable "travail financier" (<i>moneywork</i></a>) qui apparaît : on guette en permanence les "bonnes affaires" et les promotions, on inspecte sans relâche les étiquettes pour comparer les prix ou les dates de péremption, et, souvent, on gère des stocks, que ce soit des stocks de nourriture - le congélateur est un allié précieux - de produits ménagers ou de quoique ce soit d'autres. Autant de pratiques qui demandent des capacités de calculs et de prévision que je ne suis pas sûr que la plupart des classes moyennes et supérieures mettent en œuvre au quotidien... Pour rester sur la question des jouets, la même Mélanie explique ainsi comment elle se constitue une "armoire aux trésors" avec des cadeaux trouvés en promotion "pour si des fois la souris elle passe ou si y'a un anniversaire d'un copain". Une façon aussi de faire face à la pénurie : on pourra continuer à offrir même si la situation financière se dégrade un peu plus...<br />
<br />
On se rend compte, avec ces exemples, que la contrainte à laquelle font face les membres des classes populaires n'est pas seulement financière, comme l'analyse Ana Perrin-Heredia dans <a href="https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ARSS_199_0046">cet autre article</a>. Il faut y ajouter une contrainte "interactionnelle" ou "sociale". Faire des cadeaux aux enfants à Noël est quelque chose de plus urgent, de plus essentiel finalement, que le respect des engagements contractuels, à rebours des conseils de "bonne gestion" dispensés auprès des classes populaires par les organismes spécialisés (CAF, travailleurs sociaux, associations spécialisées...). Alors que ces ménages font preuve souvent d'une véritable virtuosité dans l'ascétisme, il y a des dépenses "déplacées" d'un point de vue extérieur que l'on se permet parce que leur signification symbolique est forte. Suivons un autre cas, celui de Malika qui sait pourtant si bien éviter les "coups de folie" qu'elle évite purement et simplement de s'approcher des magasins qui pourraient la tenter : <br />
<br />
<blockquote>De même, Malika a pu s’autoriser des dépenses « futiles » (là aussi toujours modérées) comme, par exemple, lorsqu’elle s’est endettée auprès d’un de ses frères (à hauteur de 800 euros) et a utilisé l’intégralité de la prime de naissance de son dernier-né pour s’acheter notamment une chambre avec un grand lit et une armoire.<br />
Pour comprendre, cette « folie », c’est-à-dire le fait qu’alors même que Malika fait preuve d’une extrême rigueur dans toutes ses dépenses, elle ait pu réaliser un tel achat, il faut l’envisager comme une « consommation de prestige » pour ces femmes musulmanes, une dépense à laquelle « l’individu ne peut se soustraire que s’il renonce à la fréquentation de ses semblables, à son appartenance au groupe en tant que tel » [Elias]. Les entretiens ont en effet montré l’attachement de la plupart d’entre elles pour ce bien, à l’instar de ce qu’exprime Kaoutar : « Je lui dit [à son mari] : “ça fait treize ans de mariage, je rêve d’avoir une chambre comme tout le monde !” et pour lui c’est pas important ! »<br />
La chambre à coucher apparaît alors comme un marqueur distinctif d’un certain statut social au sein de ce groupe. Ce type de bien révèle l’enjeu non économique (réputation, honneur, honte, etc.) de l’accès à l’économie : la dépense n’est pas seulement un système de classement dans un ordre économique mais bien un système de classement dans un ordre symbolique. Et il en va ainsi de nombre d’achats, en particulier ceux destinés aux enfants, comme les vêtements et les chaussures de marques ou, plus quotidiennement, les goûters destinés à être consommés dans la cour de récréation, c’est-à-dire au vu et au su de tous.</blockquote><br />
Ce n'est pas que les classes populaires se laissent endoctriner par les sirènes trop séduisantes du capitalisme, de la télévision et de la consommation à outrance, comme le voudrait une lecture misérabiliste fort séduisante pour ceux qui cherchent la distinction. Il s'agit plutôt, au travers de consommations volontiers somptuaires, de refuser sa situation de dominés, de perdant de l'ordre social, et d'affirmer que l'on vaut mieux que cela. "Y’en a qui regarde le prix au kilo moi j’en suis pas encore arrivée à ce point-là..." dit Christine, l'une des enquêtées les plus pauvres rencontrée par Ana Herrin-Peredia. D'autres peuvent refuser d'aller dans les magasins de hard-discount. Ou se permettent des "coups de folie" quitte à prendre des risques... Cette "folie" n'apparaît finalement pas si "folle", et se contenter de les rappeler à la raison (raison de classe qui plus est) serait oublier les contraintes qui pèsent sur ces vies et sur ces choix. <br />
<br />
C'est donc qu'au final, les pauvres ne sont pas pauvres parce que mauvais gestionnaires. Ce qui apparaît, aux membres des classes plus favorisées, comme des "erreurs de gestion" relève en fait soit de pratiques d'adaptation à la pauvreté - que bien des personnes plus favorisées s'avèreraient incapables de mettre en œuvre... - ou comme des pratiques d'adaptation (et de refus) de la disqualification sociale. Si on veut trouver une raison à la pauvreté, on ne pourra pas faire l'économie de s'interroger sur la domination et les rapports entre classes. Il faudra bien se demander pourquoi certains ne retirent pas de leur travail de quoi vivre décemment, ou pourquoi certains ne pouvant travailler sont condamnés à la survie... Et à côté de cette domination toute économique, il ne faudra pas en oublier une autre, plus "interactionnelle" ou "sociale". <br />
<br />
Somme de ces deux dominations, bien des ménages enquêtés ont acheté des services dont ils n'ont tout simplement pas besoin comme un abonnement télévision-téléphone-Internet... sans ordinateur. Les démarcheurs fondent sur ces populations comme sur des proies faciles, les poussent au "coup de folie" et profitent ainsi de ce qui ressemble quand même fichtrement à une exploitation économique. Mais là encore, cela n'a grand chose à voir avec des "erreurs" de gestion, résultats d'une simple asymétrie d'information que l'on pourrait régler en étendant les délais de rétraction. Confrontés à des vendeurs aux allures et aux discours d'experts, leur assurant une "affaire exceptionnel" et s'impatientant volontiers s'ils tentent de lire un contrat écrit dans un vocabulaire hérmétique, les membres des classes populaires sont renvoyés à leur proverbiale incompétence économique, qu'ils en sont venus eux-mêmes à tenir comme évidente. Dans le rapport marchand, c'est-à-dire dans la rencontre avec le vendeur, les classes populaires sont ainsi placées en position de faiblesse non pas par une incapacité à gérer leur argent mais par leurs difficultés à rejeter les injonctions économiques et sociales qui leur sont faites : <br />
<br />
<blockquote>En définitive, le rapport à la dimension sociale de la contrainte économique peut se définir comme la manière dont les individus se sentent autorisés ou non à résister aux pressions sociales exercées à leur encontre pour qu’ils consomment d’une certaine manière, en augmentant leurs dépenses ou, au contraire, en les ajustant à leur revenu. Ce serait donc dans la manière d’accepter ou, au contraire, de lutter contre les effets d’imposition contenus dans la dimension sociale de la domination économique que résiderait l’une des clés de bien des variations de la structure de consommation de ménages aux caractéristiques économiques apparemment similaires. Il devient ainsi possible de penser autrement les « tentations » auxquelles cèdent, parfois, les plus démunis économiquement, quitte, aux yeux de certains accompagnateurs budgétaires, à aggraver leur situation économique. </blockquote><br />
Revenons à la proposition de verser tout ou partie des aides sociales "en nature", ce terme englobant les bons d'achat dont la destination est prescrite. A la lumière des travaux ici présentés, il devient claire que, comme d'autres propositions, elle est <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2015/04/le-salaire-parental-mauvaise-question.html">une mauvaise solution à un mauvais problème</a>. Appuyée sur l'idée que les pauvres sont pauvres parce qu'ils gèrent mal leur argent, elle ne peut que passer à côté des véritables enjeux : l'étendue des inégalités, la faiblesse des salaires, le chômage, la misère, l'exploitation économique... Mais en outre, c'est une solution qui pourrait bien n'être rien d'autre que nuisible : en renvoyant à la figure des pauvres leur soi-disante incompétence économique, elle est de nature à renforcer une domination sociale, un ensemble de socialisation qui les désarme dans les interactions marchandes... et les conduit, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Isaac_Thomas#Le_th.C3.A9or.C3.A8me_de_Thomas_.281928.29">théorème de Thomas oblige</a>, se retrouver dans des situations encore plus précaires, jusqu'au sur-endettement. Charmant cadeau de Noël que l'on propose aux plus démunis : le message que, malgré leurs efforts quotidiens, ils demeurent par nature incompétent... et seuls responsables de leur pauvreté. <br />
</span> </div>Unknownnoreply@blogger.com10tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-33731059050541997972015-07-01T15:49:00.001+02:002015-07-01T15:49:45.202+02:00Et de huit. <div style="text-align: justify;">Ce blog a huit ans. Yay. Je voudrais bien faire une grande annonce tornitruante à la face du monde, mais ça attendra encore un peu, histoire que je sois sûr et tout ça. Mais sachez-le : des choses terribles se préparent. Et en attendant, je me souhaite bon anniversaire à moi-même. Si vous voulez vous cotiser pour m'offrir un gigantesque gâteau en forme de Batman, ce serait trop cool, mais sinon, c'est pas grave. <br />
<span id="fullpost"><br />
<div class="separator" style="clear: both; text-align: center;"><a href="http://3.bp.blogspot.com/-bEI6y4CtdX4/VZPvw59MxbI/AAAAAAAABNw/Fi8SI2SSeTY/s1600/batman-birthday-header.jpg" imageanchor="1" style="margin-left: 1em; margin-right: 1em;"><img border="0" src="http://3.bp.blogspot.com/-bEI6y4CtdX4/VZPvw59MxbI/AAAAAAAABNw/Fi8SI2SSeTY/s320/batman-birthday-header.jpg" /></a></div></span> </div>Unknownnoreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-17346897.post-15507507724157495132015-06-30T09:37:00.000+02:002015-06-30T09:37:02.509+02:00Is "Expat" the New White ?<div style="text-align: justify;">En Mars dernier, au moins cinq personnes différentes m'ont envoyé un article du Guardian se demandant "<a href="http://www.theguardian.com/global-development-professionals-network/2015/mar/13/white-people-expats-immigrants-migration">pourquoi les Blancs sont des expatriés alors que les autres sont des migrants ?</a>". Celui-ci a suffisamment retenu l'attention pour faire l'objet de quelques recensions et traductions en français : dans <a href="http://www.lexpress.fr/actualite/societe/pourquoi-les-blancs-sont-des-expats-et-les-autres-des-immigres_1661337.html">l'Express</a>, dans <a href="http://www.courrierinternational.com/article/expatriation-les-blancs-sont-des-expats-les-autres-sont-des-immigres">Courrier International</a>, sur <a href="http://lmsi.net/Comment-se-fait-il-que-les-Blancs">le site Les Mots Sont Importants</a>, sur <a href="http://www.slate.fr/story/99061/expat-immigre">Slate</a>, sur <a href="http://www.jeuneafrique.com/228297/societe/pourquoi-les-blancs-sont-ils-appel-s-expats-et-les-noirs-immigr-s/">le site Jeune Afrique</a>. J'en oublie sans doute. La critique du racisme qui se cache derrière la distinction "expatrié/migrant" est un point de passage obligé de toute réflexion sérieuse sur les migrations internationales. Mais appeler, comme le fait l'article, à remplacer "expat" par "migrant" n'est pas une attitude aussi critique que l'on pourrait le croire. <br />
<span id="fullpost"><br />
L'article du Guardian, écrit par le militant Mawuna Remarque Koutonin, présente une réflexion assez proche de celle dont je suis parti, il y a [chiffre indécent] ans, au moment où j'ai eu l'idée de mon sujet de thèse : quand on parle des "expatriés", on ne fait que parler de migrants sous un autre nom, et on refuse donc de traiter de la même façon des cas <i>a priori</i> comparables. Et ce, dit Koutonin, pour des motifs racistes : <br />
<br />
<blockquote>Les Africains, les Arabes, les Asiatiques sont vus comme des immigrés. Les Européens sont des expatriés car ils ne sont pas considérés comme étant au même niveau que les autres. Ils sont supérieurs. « Immigré » est un terme qu’on réserve aux « races inférieures » [Traduction : <a href="http://lmsi.net/Comment-se-fait-il-que-les-Blancs">Nelly Dupont pour LMSI</a>].</blockquote><br />
Le terme "expatrié" serait ainsi un terme raciste euphémisé, l'héritage d'une idéologie supremaciste et <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2014/09/le-racisme-comme-systeme.html">le produit du système raciste</a>. L'article sonne incontestablement juste. En France, alors que l'on parle d'"expatriés" pour désigner nos ressortissants installés à l'étranger, le terme "immigrés" est devenu une façon délicate de désigner les racisés, <a href="http://aggiornamento.hypotheses.org/2916">et ce jusque dans les épreuves scolaires</a>. La réflexion est somme toute classique, mais elle est présentée avec une efficacité implacable qui explique beaucoup du succès de l'article. <br />
<br />
Remarque juste, mais quelque peu incomplète. Certes, la dimension raciale est importante dans l'usage du terme "expatrié", mais elle est loin d'être la seule. Au moment où je réfléchissais à mon projet de thèse, c'était plutôt des différences de classes que j'avais en tête : les "expatriés" désignent les migrants riches/qualifiés, les "immigrés" les migrants pauvres/non qualifiés. Et il faut y ajouter une dimension genrée : comme le notent <a href="http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1468-0432.2011.00577.x/abstract">Daphnee Berry et Myrtle Bell</a>, la figure de l'expatrié se conjugue d'abord au masculin. "Expat" n'est pas un euphémisme pour dire "Blanc", mais plutôt pour dire "homme blanc de classe supérieure"... <br />
<br />
D'une façon générale, c'est tout le vocabulaire des migrations qui repose sur la hiérarchisation. La chercheuse <a href="http://eprints.hud.ac.uk/5054/1/2007325_proof.pdf">Adele Jones</a> résume ainsi les différences d'appréhension entre les différentes migrations : <br />
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<blockquote>For example, the British engineer working for a multinational oil company in Trinidad is a British expatriate and the French man in his Dominican tax haven a tax exile; these constructs signify outsider but not inferiorized other. However, the female factory worker from Aruba who migrates to Holland to work is constructed as other and is inferiorized. </blockquote><br />
Résumer la distinction "expatrié/migrant" à un héritage de l'idéologie supremaciste ou même à la hiérarchisation des races, même euphémisé, est incomplet. Cela efface non seulement les autres dimensions en jeu, mais cela oublie en outre que les expatriés sont eux-aussi "altérisés", c'est-à-dire considérés comme "autres" mais d'une façon bien différente des "migrants". Si pour ces derniers, l'altérité est un stigmate, celle des "expatriés" est valorisée ou célébrée comme un enrichissement. Les "expatriés", en fait, ne s'opposent pas seulement, au plan idéologique, aux "immigrés", mais aussi aux "locaux". Dans les entretiens que j'ai mené, mes "expats" se situent beaucoup plus souvent par rapport aux "Franco-Français" qu'aux autres migrants. On peut ainsi comprendre <a href="http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/05/expatries-is-new-classes-moyennes.html">l'empressement qu'il y a à faire parler les Français de l'étranger pour justifier à peu près n'importe quoi au plan politique</a>.<br />
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Si on peut enrichir ainsi l'analyse, les remarques de Koutonin n'en sont pas pour autant invalidées, et l'on peut partager son irritation à voir cette distinction bien artificielle inscrite dans notre langage. Son invitation à nous débarrasser de ces croyances reste parfaitement compréhensible. Pour cela, il propose de lutter au niveau du vocabulaire : <br />
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<blockquote>La plupart des Blancs nient le fait qu’ils bénéficient des privilèges d’un système raciste. Et pourquoi pas ? Mais il est de notre responsabilité de pointer et de leur nier ces privilèges tout droit hérités d’une idéologie suprémaciste dépassée. La prochaine fois que vous voyez un de ces expats en Afrique, appelez-le immigré comme tout le monde. Si cela le heurte, il peut bien faire des bonds et en rester là ("they can jump in the air and stay there"). Mais la déconstruction politique de cette représentation surannée du monde doit se poursuivre.</blockquote><br />
Le problème est le suivant : il est en fait peu probable que les "expats" s'en sentent démesurément outrés. Il est même tout à fait probable qu'ils s'en fichent. Parmi mes enquêtés "expats", certains se qualifient spontanément de "migrants" ou d'"immigrés". Toujours avec un sourire en coin cependant : ils savent qu'ils ne sont pas comme les autres "immigrés" dont on parle dans les médias, et quand ils me parlent, ils savent que je sais... <a href="http://www.puf.com/Autres_Collections:Les_nouvelles_%C3%A9lites_de_la_mondialisation">Travaillant sur une population encore plus aisée que la mienne</a>, Anne-Catherine Wagner rapportait ces propos, extraits d'un entretien avec un cadre dirigeant étranger "heureux de ne pas être un immigré en France" : <br />
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<blockquote>C'était pareil en Bavière. J'ai trouvé les gens très aimables, très simples. Il n'y avait pas de problème parce que je n'étais un pas un "gastarbeiter", c'est-à-dire un Grec ou un Turc [rire]. Je plaisantais, je disais "je suis un gastarbeiter dans votre pays". On me répondait "Oh, non monsieur (Alland), vous n'êtes pas un gastarbeiter, vous êtes anglais !". Peut(être une question de couleur, d'origine... </blockquote><br />
L'humour, on le comprend, lui permet de s'appliquer le terme de <i>gastarbeiter</i> (littérallement "travailleur invité", un terme encore plus stigmatisant que notre "immigré") tout en le mettant à distance. Un autre, Autrichien vivant en France, peut dire : "Après tout je suis un immigré ! [rire]. Mes plus chers amis ne se privent pas de me le rappeler, ils m'appellent quelquefois leur travailleur immigré préféré". Les "expats" peuvent bien s'appeler eux-mêmes "migrant" ou "immigré", ils savent qu'ils ne sont pas comme les autres, et qu'ils ne seront de toutes façons pas traités comme les autres. <br />
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Pire encore : les "expats" pourraient même trouver appréciable d'être renommés "migrants" (surtout qu'ils resteront quoi qu'il en soit des "migrants qualifiés"). Je ne compte plus le nombre de mes enquêtés qui m'expliquent qu'ils ne sont pas "comme les autres expatriés", que eux ont fait de vrais efforts pour découvrir leur pays d'accueil, pour s'y intégrer, etc. Le terme "expatrié" a ses propres stigmates, même s'ils sont infiniment plus faciles à supporter que ceux des "immigrés". Etre des migrants "comme les autres" validerait, pour bon nombre des "expats", la présentation idéologiques qu'ils se donnent d'eux-mêmes : celle d'aventuriers courageux parti à la découverte de l'inconnu. C'est ce que révèle , par exemple, <a href="http://blogs.wsj.com/expat/2014/12/29/in-hong-kong-just-who-is-an-expat-anyway/">ce billet d'un blog du Wall Street Journal</a>, que cite d'ailleurs Koutounin : se demandant qui est un "expat" à Honk-Kong, il conclue qu'être "expat", c'est vivre entre deux mondes, toujours mobile autrement dit :<br />
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<blockquote>My recent decision to extend my Hong Kong visa, paving a path toward eventual permanent residency, anchors me to a city that itself floats between East and West. Maybe that’s what an expat is today: not a foreigner, not a sojourner, but someone who lives between worlds.</blockquote><br />
La critique du vocabulaire, pour utile et nécessaire qu'elle soit, touche ici ses limites. Loin de constituer un acte de critique sociale et politique fort, elle prend le risque, si on reste de là, de renforcer l'idéologie que l'on voulait combattre. <br />
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Il est pourtant possible de perturber les discours dominants de façon beaucoup plus efficaces. Les "expats" se présentent et sont présentés comme particulièrement "mobiles", et cela est, comme l'analyse <a href="http://www.fayard.fr/le-cout-humain-de-la-mondialisation-9782818501658">Zygmunt Bauman</a>, au fondement de leur pouvoir ? Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Si la mobilité implique, comme le dit <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ernest_Burgess">Ernest Burgess</a>, "changement, expérience nouvelle, stimulation" et se distingue donc du simple déplacement, celui que vous effectuez par exemple tous les jours pour aller au boulot, alors les "expats" que j'ai interviewé sont pour bon nombre d'entre eux bien peu mobiles. Certes, ils ont traversé de grandes distances, enjambés des océans, changer de continent... mais pour bon nombre d'entre eux, c'est pour se retrouver dans les grandes "villes globales", où la vie n'est finalement pas si différente qu'à Paris ou dans l'Occident. Ils y fréquentent d'autres Français ou d'autres "expats" qui partagent, comme ils le disent parfois, la même "culture internationale" - occidentale et anglo-saxonne - et lorsqu'ils fréquentent des "locaux", les proximités de classe sont finalement plus fortes : ce sont les natifs "qui ont voyagé", qui parlent Anglais ou Français, qui sont "ouverts"... Certains sont particulièrement conscients qu'ils peuvent voyager sans jamais faire l'expérience de l'altérité : <br />
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<blockquote>J'ai pas mal voyagé et je m'aperçois que, où que tu ailles, tu auras toujours des Français, des Européens et tout ça, tu vois, si tu cherches, tu en trouves. Toujours moyen d'être avec d'autres expatriés. Et puis, ouais, quand tu vis la vie d'expatrié, en fait, ben, déjà t'as un plus haut niveau de vie que les autres, donc tu peux vivre mieux, et puis ouais, tu peux traîner avec d'autres expatriés, tu peux traîner avec d'autres Français, tu vas dans des bons restaurants, tu vas à la gym, machin, enfin, t'as exactement la même vie qu'en Europe, sauf que t'es à l'autre bout du monde et que t'as un niveau de vie beaucoup plus élevé, donc au final t'y gagnes sur tous les plans. Après, c'est vrai qu'il faut se taper les Chinois [rires], mais bon, les Chinois, ça a d'autres bons côtés, mais... Ouais, encore une fois, c'est enrichissant de rencontrer des différentes cultures. C'est pas plus mal.</blockquote><br />
Evidemment, tous les Français de l'étranger ne correspondent pas à cette image, et certains parviennent à rencontrer l'altérité. Il leur faut parfois lutter, d'ailleurs, car sortir des chemins balisés n'est pas forcément simple. Mais le fait est que les "expats" ont la possibilité de voyager sans être mobiles, dans des espaces sécurisés et familiers où l'altérité est finalement très contrôlée... Les récits des différences culturelles rencontrées à l'étranger sont ainsi très policés : ils portent sur la façon d'organiser les réunions ou de répondre à un mail, parfois sur les façons de recevoir (ou de ne pas recevoir) des amis, etc. On n'est pas loin, parfois, de certains dialogues cinématographiques fameux : <br />
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<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/SLtwFugudZE" frameborder="0" allowfullscreen></iframe><br />
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Au contraire, un "immigré" a, de ce point de vue, beaucoup plus de chances de faire l'expérience de l'altérité. Toute une littérature sur la "mondialisation par le bas" recompose l'image classique du migrant des classes populaires comme déraciné. <a href="http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1999_num_129_1_3300">Alejandro Portes</a> montre, par exemple, comment les immigrés des Caraïbes et d'ailleurs constituent aux Etats-Unis des espaces de circulation et d'échanges, économiques et culturels, qui recomposent les frontières classiques. <a href="http://www.scienceshumaines.com/etre-d-ici-et-de-la-bas_fr_3730.html">Alain Tarrius</a> met en avant des circulations continuelles sur tous le pourtour méditéranéens, où les migrants profitent des liens qu'ils peuvent établir entre les différents pays. Si l'on cherche qui vit "entre deux mondes", on a plus de chances de les trouver dans les classes populaires que dans les classes supérieures. Cette vie n'est certes pas facile, mais elle implique une bien plus grande mobilité que celle qui peut se rencontrer en haut de l'échelle sociale. Il est d'ailleurs notables que, lorsque Mark Granovetter veut théoriser sur la sociologie des entrepreneurs, il se tourne vers l'étude des migrants chinois ou balinais plutôt que vers les dirigeants des grandes boîtes.<br />
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On obtient ainsi un tableau renversé par rapport à l'idéologie dominante : les classes populaires apparaissent comme plus mobiles que les classes supérieures. Et pourtant ce sont ces dernières qui bénéficient du prestige et des récompenses de la mobilité ! Les termes "expats"/"migrants" désignent aussi l'intégration ou non des individus au capitalisme global : le salarié ou le chercheur français qui aura passé quelques années aux Etats-Unis sera auréolé de la gloire d'être "mobile, adaptable, flexible, etc.", un prestige inaccessible aux "immigrés". Le pouvoir des classes dominantes se révèle alors comme beaucoup plus qu'un pouvoir sur les mots et redevient un pouvoir effectif de mise à distance de l'altérité, de la différence et des "indésirables"... et de clôture des marchés. La mobilité des classes populaires apparaît, quand elle, comme une tentative de construire d'autres espaces et d'autres lieux de circulation, sous la contrainte mais pas forcément sans initiatives. De là à y voir une certaine lutte, il n'y a qu'un pas que je vous laisserais franchir si ça vous dit...<br />
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