Le racisme comme système


Lorsque l'on tape "racisme" sous google, la première proposition qui apparaît est "racisme anti-blanc". Et sur les liens proposés, il faut attendre le quatrième pour avoir une critique de cette notion. Les sociologues affirment souvent que le "racisme anti-blanc" n'existe pas : une idée mal comprise, parce que souvent appréhendée avec ce qu'il faut de mauvaise foi pour se lancer dans la fausse indignation contre la "bien-pensance". Derrière cette idée, ce qu'il y a en jeu, c'est la compréhension de ce qu'est le racisme. Le plus souvent, celui-ci est perçu comme un sentiment individuel - en grande partie parce que les mouvements et politiques anti-racistes contribuent largement à le cadrer ainsi. Pourtant, du point de vue sociologique, ce n'est pas cela le racisme. Le racisme, c'est un système. Explications.

Pour une bonne introduction à ce problème on peut regarder ce sketch de l'humoriste australien Aamer Rahman. En affirmant qu'il est possible de faire du "racisme inversé" (reverse racism, le terme anglais qui correspond le mieux à ce que certains appellent "racisme anti-blanc"), il montre l'absurdité de cette notion. Pour cela, il oppose à la définition courante du racisme - faire des phrases qui commencent par "les blancs ceci" ou "les noirs cela" - la définition sociologique du racisme comme système. Comme quoi, on peut être humoriste, faire rire les gens et avoir un minimum de culture critique. Certains feraient bien d'en prendre de la graine. Mais prenez la peine de l'écouter.



Une lecture superficielle de cette vidéo, dans laquelle s'engouffrent rapidement ceux qui ont à coeur de ne rien comprendre, consisterait à dire que l'idée que défend Aamer Rahman est celle d'un précédent historique : ce serait l'ancienneté du racisme "anti-noirs" (ou plutôt "anti-non-blancs") qui le fonderait comme seul "vrai" racisme et "excuserait" (dans un vocabulaire typique d'un certain conservatisme politique) le "racisme anti-blanc". Le propos est en fait beaucoup plus subtil : ce n'est pas l'ancienneté du racisme qui est en jeu, mais bien la définition de celui-ci. On l'accuse d'utiliser les mêmes tournures de phrase que les racistes en disant "les Blancs ceci" ou "les Blancs cela". Il répond que le racisme est un phénomène qui ne se laisse pas réduire à une structure grammaticale, mais s'inscrit dans un contexte historique particulier qui fait que dire "les Noirs ceci" a des conséquences pratiques beaucoup plus profondes que de dire "les Blancs cela".

Pour le comprendre, partons de ce point : la dénonciation du "racisme anti-blancs" s'appuie sur une définition très classique du racisme, celle qui a été portée par de nombreux mouvements anti-racistes mainstream (SOS Racisme en tête) et par les politiques officielles de lutte contre le racisme. C'est la force de cette rhétorique : s'appuyer sur une définition et un raisonnement largement répandu. Nous avons tous appris, à l'école et ailleurs, que le racisme, c'est mal, et donc l'idée d'un racisme "anti-blancs" doit nous inspirer le même sentiment d'horreur et de rejet que n'importe quel autre forme. Mais c'est en fait une définition bien particulière du racisme qui est mise en oeuvre dans cet anti-racisme. De "Touche pas à mon pote" aux sensibilisations scolaires, en passant par la plupart des campagnes publicitaires sur le thème et les dénonciations "humoristiques" du racisme (les Guignols de l'info entre autres...), la figure visée est celle du raciste, c'est-à-dire de celui qui manifeste ostensiblement son hostilité envers certaines personnes. Nous avons appris que le racisme, c'était refuser de s'assoir à côté d'un Noir, traiter quelqu'un de "sale bougnoule", ou encore écarter une candidature à un emploi parce que l'on n'aime pas les "bronzés"...

Qu'il y ait, dans ces quelques exemples, du racisme, c'est certain. Mais identifier le racisme à l'hostilité envers certains groupes semble pourtant bien insuffisant. On sent que cette définition est incomplète, qu'il lui manque quelque chose. On peut manifester une hostilité envers bien des groupes : envers les Noirs, les Maghrébins, les Asiatiques, les Juifs, certes, mais aussi envers les Blancs - c'est le fond de commerce de la rhétorique du "racisme anti-blancs" - ou encore envers les homosexuels, les femmes, les féministes, les riches, les pauvres, les patrons, les capitalistes, les communistes, les gouvernants, les sarkozystes, les lecteurs de l'Humanité, les membres de telle profession, les pratiquants de tel sport, j'en passe et des pas mûres. Ces différentes formes d'hostilité n'apparaîtront à personne équivalentes. On en trouvera toujours certaines justifiées, selon son positionnement politique. Il faut donc compléter la définition. Classiquement, on dira que l'objet de l'hostilité du raciste, ce sont les membres d'une certaine "race".

Un malaise apparaît alors. La définition du racisme apparaît profondément liée à cette notion de "race". Deux solutions s'offrent alors à nous. On pourra dire que le raciste est celui qui n'aime pas les membres de telle ou telle race biologique - les Noirs, les Sémites, pourquoi pas les Blancs ? -, et on est alors obligé de reconnaître la pertinence et la réalité des races biologiques. Diverses formes d'anti-racismes ont fait cela, célébrant la "diversité", "l'égalité dans la différence", etc. Seule les manifestations d'hostilité sont alors condamnées : l'existence des races est, elle, validée. Comme nous savons bien qu'il n'existe pas de race au sein de l'humanité, on est alors tenté de se tourner vers l'autre solution : le raciste, c'est celui qui croit à l'existence (fausse) des races. Le racisme s'identifie alors à une idéologie fondée sur la croyance biologique. L'attention portée à la déconstruction du biologique dans la lutte anti-raciste témoigne du fait que cette définition est souvent celle retenue. Elle offre également aux tenants du "racisme anti-blancs" un beau point d'appui : la croyance dans les races biologiques n'épargne, par définition, aucune couleur de peau.

Le problème de cette deuxième définition du racisme, c'est que si on la prends au sérieux, alors il n'y a plus de racistes ! Les mouvements d'extrême droite prennent la peine, au moins depuis les années 80, de soigneusement éviter le vocabulaire biologique. Si Jean-Marie Le Pen pouvait encore faire quelques "sorties" sur ce thème, Marine Le Pen sait éviter ces "dérapages". En 1981, le marxiste Martin Baker analysait déjà comment le racisme avait abandonné le vocabulaire biologique et s'était mué en un "nouveau racisme" (New racism) : les immigrés sont toujours présentés comme une menace pour la communauté nationale, mais plus au nom de leur "race" mais de leur "culture" ou de leur religion, toujours "incompatible" tantôt avec "l'identité nationale", tantôt avec la République... Ceux que l'on accusera de racisme auront toujours beau jeu de dire qu'ils ne croient pas, évidemment, dans des races biologiques ou que leurs remarques n'étaient que de l'humour... Puisque, au fond d'eux, ils ne sont ni vraiment hostile, ni ne croient vraiment au biologique, ils ne peuvent pas être racistes au vu de cette définition... On trouvera certes quelques mouvements néo-nazis qui continuent à mobiliser explicitement le vocabulaire et l'idéologie des races biologiques, mais ces groupuscules auront de toutes façons une portée limitée.

L'autre problème de cette définition est qu'elle rabat le racisme sur de simples manifestations d'hostilité. Autrement dit elle le renvoie à un problème individuel, une relation agressive locale, le simple recours à un jeu de langage particulier, toujours manipulable, toujours retournable. Elle fait disparaître tout le contexte, et donc tout l'aspect social et politique du racisme, : simple déviance, on peut au mieux en analyser les déterminants sociaux - ce qui revient le plus souvent à faire porter la responsabilité aux classes populaires. Elle fait aussi disparaître le racisme lui-même, simple forme d'hostilité parmi tant d'autres. On en est donc réduit, pour être anti-raciste, à traquer les signes du racisme dans l'usage de tel ou tel mot - essentiellement les noms donnés aux races - qu'il conviendra alors d'éviter. Non seulement la même hostilité exprimée avec d'autres mots sera compliquée à dénoncer comme racisme, mais en outre l'anti-racisme pourra être facilement récupéré par les mouvements racistes : parler de "la condition des Noirs en France" deviendra un acte raciste puisqu'il y aura un des mots du racisme... et bien sûr, il suffira de trouver l'une ou l'autre utilisation d'un terme pour désigner les Blancs comme "Toubab" ou "Babtou" et l'on tiendra la preuve qu'il y a bien un "racisme anti-blancs" !

Sortir de cette impasse implique que l'on dépasse le niveau individuel pour penser le racisme comme un "enjeu collectif" - pour reprendre une expression de Charles. W. Mills. Ce qui veut notamment dire que l'on doit repenser ce qu'est la race, puisque, on l'a vu, c'est ce terme qui fait problème dans la compréhension du racisme. L'analyse des utilisations de ce terme, tel qu'elle a été menée par Colette Guillaumin dans un livre important, révèle un trait essentiel : dans toutes les situations racistes, même lorsque celui-ci est officiel et soutenu par l'Etat, tout le monde n'est pas également susceptible de se voir imposer et de se penser comme appartenant à une race. Les racistes se voient comme neutres. Voici ce qu'elle écrit :

Qui pense que le blanc est une couleur ? Que les chrétiens sont une race ? Qui pense que l'homme se définisse par un sexe ? Les caractères physiques du majoritaire n'ont pas le statut de marque, en effet ils ne sont pas destinés à être des limites ni des spécifications. Par contre quel nègre, quel juif, quelle femme ne sait pas qu'il est tel ? S'il ne le savait pas (et au départ il ne le savait pas plus que le majoritaire ne sait qu'il l'est) la société le lui a appris rapidement, quelque qu'ait été son opinion personnelle sur la question de sa propre définition. Ce qui prend rang de marque est réservé au minoritaire et ne prend son sens que dans son rapport à ce qui n'est pas marqué ; la race prend son sens de ce qui n'est pas racisé (p.108-109).

Autrement dit, la race peut se penser comme une marque. Elle vient désigner certains individus comme spécifiques par rapport à un référent qui, lui, est neutre. Les Blancs n'ont pas de couleur : il suffit pour s'en convaincre de penser à la façon dont la couleur "chair" désigne toujours celle de la peau blanche, comment les produits de beauté destinés spécifiquement aux peaux noires ou métisées sont marquées alors que ceux destinés aux peaux blanches n'ont pas besoin de le signaler ; comment un acteur blanc peut se permettre de jouer des rôles de Noirs alors que l'inverse n'arrive jamais ; comment on pourra très consciemment choisir des acteurs Blancs au prétexte que l'on veut représenter l'humanité entière...

Cette marque n'est pas la simple expression d'une caractéristique physique évidente : la couleur de peau n'a pas de lien direct et allant de soi avec la race. Sa variabilité en témoigne : comme l'écrit encore Colette Guillaumin, "les 'noirs' au XVe siècles et les 'noirs' au XXe siècle ne désignent ni les mêmes personnes ni les mêmes civilisations" (p. 94). La variation des couleurs de peau entre ceux que l'on désigne comme Noirs en témoigne bien, tout comme le fait que les immigrés italiens étaient désignés, aux Etats-Unis, comme "dark skinned', soit comme des Noirs. De même, l'expression "Jaune" pour désigner les Asiatiques est apparue au XXe siècle, et tant sa valeur descriptive que son application à toutes les populations désignées sont pour le moins douteuses. Ces races sont le produit de tout un système complexe : c'est celui que décrit Aamer Rahman dans son sketch. L'histoire coloniale, les produits culturels - littérature, films, musiques, etc. -, l'économie même : tout cela nous amène à penser les Blancs (dans une définition bien particulière : les Juifs, par exemple, ne sont pas, pour ainsi dire, aussi "Blancs" que les autres...) comme neutre et les autres comme spécifiques. Cette neutralité est à la fois le résultat d'une domination (domination historique avec la colonisation notamment) mais aussi la condition de celle-ci : pouvoir renvoyer les autres à leur particularité est un bon moyen de les disqualifier, même économiquement. Dans les années 50 et 60, aux Etats-Unis, les Juifs avaient la réputation d'être agressifs : une bonne raison de les tenir à l'écart des emplois de médecins... Il allait par contre de soi qu'ils étaient parfaitement adapté à la pratique du basketball...

On inverse ainsi le sens classique de la proposition : la race n'est en aucune manière le soubassement du racisme, c'est au contraire le racisme qui produit la race, "race imaginaire", "construction sociale", "structure sociale", mais néanmoins prégnante et réelle dans ses effets. Que l'on pense par exemple à la façon dont l'anti-sémitisme s'est évertué à inventer les traits caractéristiques des Juifs, en faisant des expositions ou des livres à ce propos. Ce renversement critique, qui fait du racisme l'origine des races, permet de dépasser le problème du "nouveau racisme" : on peut toujours prétexter ne pas croire aux races biologiques, on peut toujours faire comme si le problème était la culture ou la religion, cela n'empêche pas de produire des races, c'est-à-dire des groupes marqués et hiérarchiquement inférieur au groupe neutre/dominant. Le racisme n'est plus une simple hostilité que manifeste un individu envers d'autres, mais un rapport social entre des groupes : un rapport de domination entre un groupe majoritaire et des groupes minoritaires soit, selon Colette Guillaumin, "des groupes qui sont sociologiquement en situation de dépendance ou d'infériorité" (94-95). Les groupes minoritaires dépendent en effet pour se définir des catégories produites par le groupe majoritaire. L'hostilité n'est même pas nécessaire : l'admiration et la sacralisation peut tout aussi bien contribuer à "altériser" un groupe que la haine.

Le racisme se définit donc comme le rapport de domination qui s'appuie sur la production sociale des groupes raciaux. Il ne s'agit donc plus de seulement réfléchir à qui sont les racistes, même si on peut à nouveau les désigner comme tels quelque soit le vocabulaire derrière lequel ils cherchent à se cacher, mais aussi et surtout à qui bénéficie le racisme. Je peux parfaitement ne jamais avoir eu une attitude d'hostilité envers les racisés (c'est bien comme ça qu'il faut les appeler puisqu'ils s'agit de ceux qui ont été marqué par le système raciste, de ceux que l'on a fabriqué comme ayant une race), et quand même bénéficier de leur exclusion et de leur domination : la concurrence pour un emploi, un logement, une position sera d'autant moins forte que l'on n'excluera par avance certains de mes adversaires... Illustration avec un petit dessin tiré de Lefty Cartoons :


On voit alors comment le "racisme anti-blancs" ne correspond pas à cette définition. L'utilisation du terme "Toubab" par des racisés, par exemple, n'implique pas que ces derniers arrivent à s'élever à la neutralité d'un groupe majoritaire, encore moins que les personnes visées en viennent à devoir se définir par rapport à ce terme... Il peut bien s'agir de racisme, mais d'un racisme intégré où les victimes en viennent à incorporer leur propre particularité face au dominant. Autrement dit, il s'agit toujours de racisme "anti-non-blancs", puisqu'il n'y a pas de marquage des Blancs. Le fait est que, dans un rapport social de domination, une marque d'hostilité "dominé -> dominant" n'est pas comparable à une marque d'hostilité "dominant -> dominé" : dans le premier cas, celui qui se fait traiter de "sale blanc !" peut certes se sentir blessé, tandis que dans le second cas, même sans avoir été traité de "sale noir !", le racisé sera désavantagé, que ce soit par un accès plus difficile à l'emploi ou une exclusion politique... C'est la question du pouvoir que l'expression "racisme anti-blancs" essaye de faire disparaître, et ce évidemment à l'avantage de certains...

Reste une question : ce système raciste est-il différent des autres systèmes de domination, en particulier de la façon dont l'économie constitue des classes sociales ? Réfléchissons (toujours en nous appuyant sur Colette Guillaumin) sur la spécificité de la race comme marqueur. Celle-ci marque avant tout la différence radicale : ceux qui sont marqués par la race sont non seulement pensés comme fondamentalement différent des autres, et si d'aventure on admet qu'ils font partie de l'humanité, ce n'est jamais de façon individuelle, mais seulement comme groupe - un racisé est sa race avant d'être une personne. La race marque aussi la permanence - on ne peut en changer - et de l'héritage - la race se transmet, comme en témoigne le fait que les métis demeurent racisés (Barack Obama est considéré comme un Noir bien que sa mère soit Blanche). C'est pour cela que le biologique y a une place fondamentale : "c'est dans les concepts biologiques que résident les derniers vestiges de transcendance dont dispose la pensée moderne" écrit Claude Lévi-Strauss (cité par Colette Guillaumin, p. 111). C'est aussi pour cela que la culture a pu remplacer la référence biologique : les idées d'authenticité, de pureté, d'héritage n'y sont pas moins fortes.

On voit, là, la différence nette qui existe avec les classes sociales : celles-ci tiennent d'autant mieux qu'elles ne sont pas pensées comme permanentes ou, pour le dire mieux, que leur permanence est niée. Dans l'idéologie qui vient les justifier, les individus ne sont pas enfermés dans une classe sociale : au contraire, on leur promet qu'ils pourront en changer, que chacun a sa chance, et qu'au prochain tour, ils seront récompensés pour peu qu'ils travaillent dur. Rien de tels pour les groupes raciaux. Certes, le "peuple" en tant que classe sociale a pu être pensé à certaines époques sur le modèle de la race, avec d'explicites théorisations biologiques. Mais ces références ont globalement disparues, même si on pourra parfois trouver des exemples de "racisme de classes" (parfois appelé "classisme") où l'on essaye de prêter à la classe permanence, héritage et transcendance. Si les deux peuvent se recouvrir - les racisés peuvent être plus nombreux dans les classes populaires - on ne peut rabattre un système sur l'autre : la classe sociale est un marqueur bien différent de la race, parce que la domination ne s'y joue pas selon les mêmes termes, parce que le rapport social, les dominants et les dominés, ne sont tout simplement pas les mêmes. On retrouve par contre les références biologiques dans le genre : la bipartition entre hommes et femmes, avec la neutralité attribué aux premiers et la particularité aux secondes, s'exprime toujours en référence à la "nature". De là on peut comprendre qu'il est parfois aisé de montrer le sexisme d'une proposition en remplaçant le terme "femme" par un terme racial comme "Noir". Le fonctionnement du racisme comme système est sans doute assez proche de celui du sexisme comme système (aussi appelé "patriarcat"). Il n'en reste pas moins que les deux systèmes qui produisent l'un la race l'autre le genre demeurent différents. De là l'importance d'être conscient tant de leurs différences que de leurs recoupements, de penser de façon intersectionnelle comme on dit.

Il y a tout cela dans la vidéo d'Aamer Rahman : pour faire du "racisme inversé", il faudrait non pas inverser le sens des mots mais inverser le sens du système, le sens du rapport social, le sens du pouvoir et de la domination. Il faudrait que la blague "Vous avez déjà remarqué que les Blancs ne savent pas danser ?" frappe des individus déjà exclus et déjà marqués. Si, toutefois, vous êtes Blanc et que vous trouvez de telles remarques parfaitement insupportables, que vous vous sentez mal de les entendre, si vous voulez mettre fin à toutes les marques d'hostilités quelles qu'elles soient, il existe une solution très simple. Il suffit de mettre fin au racisme. Pas au "racisme anti-Blancs", mais bien au vrai racisme, au racisme "anti-non-Blancs". Il faut défaire tout un système de production de la race, il faut mettre fin non seulement aux agressions, mais aussi aux discriminations volontaires et involontaires, au racisme institutionnel, à la croyance que les Blancs sont neutres et les autres marqués, aux inégalités économiques et politiques... Au boulot. Certains y travaillent déjà, et leur tâche ne sera pas facilité si vous restez là à vous plaindre alors que vous bénéficiez du racisme.

Read More...

Le capitalisme par le LOL

Un spectre hante l'économie : le spectre du LOL. Le capitalisme, on le sait depuis Marx, est travaillé par ses contradictions. Ce sont elles qui lui donnent sa dynamique, permettent de comprendre ses évolutions et ses crises. Pour que le système économique se maintiennent, ces contradictions ont chacune besoin de trouver un "fix" - suivant la belle expression de David Harvey, un terme qui signifie aussi bien la réparation que l'effet produit par une prise d'héroïne... Or, il est une technique que les individus utilisent souvent lorsqu'ils doivent eux-mêmes faire face à leurs contradictions, et il n'y a pas de raison que le capitalisme n'en vienne pas à faire de même. Cette technique, c'est l'humour.

[Attention : certaines des images commentées dans ce billet contiennent des éléments transphobes, racistes et sexistes]

Pourquoi parle-t-on de "contradiction du capitalisme" ? Le terme "contradiction" ne signifie pas seulement une situation où une proposition affirme ce qu'une autre nie, du type "Batman est Bruce Wayne" et "Batman n'a pas d'identité secrète". C'est là le sens aristotélicien de la contradiction. Il s'agit alors essentiellement d'un problème logique qu'il faut éviter. Le sens qui nous intéresse ici est un peu différent : on parle aussi de contradiction lorsque deux forces de sens contraire s'affrontent : les tensions que nous pouvons ressentir entre les exigences de notre travail et celles de notre vie privée, les difficultés qui en découlent pour combiner ces deux rôles, peuvent être qualifiées comme telles. On pourra se reporter à l'introduction de cet ouvrage pour une discussion plus poussée - vous aurez compris que l'ombre de David Harvey flotte fortement sur ce billet.

Les contradictions du capitalisme désignent donc le fait qu'il existe, dans le système économique contemporain, des forces contraires qui s'affrontent. Rappelons très rapidement le raisonnement de Marx : seul le travail est créateur de valeur ; or la concurrence entre capitalistes doublée des intérêts contraires de la bourgeoisie et du prolétariat pousse au changement technologique (afin que certains capitalistes acquièrent un avantage sur leur concurrence, tout en faisant pression sur les salaires) ; ce changement technologique revient en fait à écarter le "travail vivant" au profit du "travail mort" (les machines) c'est-à-dire à saper le fondement de la création de valeur. "La croissance et le progrès technologique, éléments nécessaires à la circulation du capital, sont donc mutuellement antagonistes" résume Harvey (on lira dans cet ouvrage un résumé très clair des caractéristiques du mode de production capitaliste du point de vue marxiste, pp. 57-65). Autre contradiction encore : les capitalistes se doivent de former une main-d’œuvre adaptée à leur besoin, notamment en brisant les allégeances et les liens sociaux anciens ; se faisant, ils créent le prolétariat qui est dans le même temps leur adversaire. "Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même" écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste du Parti Communiste. Une dernière : la poursuite infinie de l'accumulation de capital et de travail conduit, à terme, à la dépréciation de ceux-ci... et donc à des crises.

Marx voyait dans ces contradictions la promesse de l'effondrement du capitalisme. Celui-ci s'est cependant avéré plus adaptable que prévu. Les contradictions qu'il produit lui donne plutôt sa dynamique, et déterminent particulièrement son extension. Extension géographique : par l'impérialisme, sous toutes ces formes, les surplus de capital et de travail ont pu trouver des utilisations... mais au prix d'une transformation des pays en question en économies capitalistes promises à de nouvelles crises de sur-accumulation. Extension du domaine de la marchandise aussi : de plus en plus de choses rentrent dans le domaine du capitalisme, fournissant de nouvelles forces productives ou de nouveaux débouchés... La marchandisation de la culture en fournit ici un exemple.

Les contradictions du capitalisme ne se jouent pas seulement au plan matériel, mais aussi dans le rapport entre les structures matérielles et les idées, rapport que l'on peut analyser à l'aide du matérialisme dialectique. Dans son texte "L'art de la rente : mondialisation et marchandisation de la culture" (repris là, vous devriez vraiment lire ce bouquin), David Harvey analyse ainsi la recherche de la rente monopolistique comme une forme fondamentalement contradictoire. Les capitalistes s'intéressent à la culture parce que son aspect unique et impossible à reproduire les place en situation de monopole et leur permet donc des profits importants. Dans le même temps, pour faire rentrer la culture dans le cadre marchand, ils sont obligés de détruire les qualités proprement uniques des biens culturels pour en faire des marchandises. C'est l'exemple des centre-villes des villes globales qui se "disneyfient" : Barcelone a mis en scène son authenticité catalane tout en devenant de plus en plus semblable aux autres villes, en repoussant des populations anciennes qui ne collaient pas à l'image qu'elle voulait se donner... Ainsi, le capitalisme fait naître une aspiration à l'authentique et au caractère unique tout en sapant les conditions de celle-ci.

C'est ce type de contradiction qui m'intéresse plus particulièrement ici. La recherche de rente pousse les capitalistes à présenter leurs produits comme uniques. La production exige de plus que les travailleurs soient conçus comme des individus libres, débarrassés des identités collectives qui peuvent faire obstacle à la concurrence et aux contrats. On crée ainsi les conditions pour une aspiration à une personnalisation des produits. Dans le même temps, le processus de marchandisation et la production industrielle détruisent la spécificité de la production, laissant place à la standardisation. La concurrence entre capitalistes pousse également à une certaine homogénéisation par la diffusion des innovations et l'imitation. Bref, le capitalisme est terriblement contradictoire sur ces points, et il faut bien qu'il trouve des solutions. Parmi l'éventail existant, il y a celle-ci :



Cette publicité pour un quelconque gel douche américain utilise l'humour comme un moyen de régler cette contradiction, comme un "humor fix". En gros la publicité nous dit : "on sait bien que notre produit n'est pas si exceptionnel que ça, mais regardez, on est rigolo, on se moque de nous-même, second degré, tout ça, allez quoi, soyez pas vache, achetez-le notre produit, il est quand même un peu unique puisqu'on est trop rigolo, même si au fond, il est pas si particulier que ça, en plus pour une fois on objectifie un homme, on est limite féministe sur ce coup-là" (sur ce dernier point : en fait non). Et ça marche : cette publicité qui se moque de la publicité - second degré qu'on vous dit ! - a eu une diffusion rapide et un accueil plutôt favorable, avec de nombreuses parodies. On pourrait trouver bien d'autres exemples d'usage comparable de l'humour. L'humour permet ici de nier la marchandisation ou, plutôt, de la mettre à distance, de la rendre agréable... et résout finalement l'une des contradictions du capitalisme.

Mais l'usage de cet "humor fix" ne se limite pas au seul marketing publicitaire. L'idée de ce billet m'est venu d'un futur lieu de restauration que j'ai croisé lors de mes pérégrinations parisiennes. Pas encore ouvert, il n'en utilise pas moins l'humour pour se démarquer des ses concurrents, comme le montre la photo suivante (dûment anonymisée). L'affichage d'une blague douteuse, mélange de transphobie, de racisme et de sexisme, sert de façon un peu différente que dans le cas précédent : il ne s'agit pas de nier le caractère marchand en l'exhibant, mais plutôt de jouer sur l'idée d'une communauté d'esprit (ou de ce qui fait fonction de...) avec le client potentiel. Le fait que ce soit un humour (faussement) "politiquement incorrect" (donc fondamentalement conservateur) n'est pas innocent : la dimension économique de l'entreprise disparaît... au plan symbolique bien sûr, certainement pas au plan matériel.


Je n'ai pas compris ce que cette citation (apocryphe ?) venait faire là, ni quel rapport elle pouvait bien avoir avec une sandwicherie. Mais l'usage de l'humour par cette boîte ne s'arrête pas là : sur la porte de la même échoppe, on peut lire ceci (là encore les éléments qui pourraient permettre d'identifier l'entreprise ont été dissimulées) :


Luc Boltanski et Eve Chiapello ont analysé comment le capitalisme avait repris à son compte la "critique artiste" des années 70 : face à la dénonciation de son caractère aliénant et déshumanisé, il a répondu en promettant l'accomplissement de soi par le travail, l'épanouissement personnel et professionnel, des jobs excitants, funs, variés, etc. Contradiction à nouveau : cela ne signifie nullement que les emplois pénibles, dégradants, précaires, etc. ont cessé d'exister. Une force qui forme une main-d'oeuvre en attente d'un travail épanouissant, une autre qui déqualifie toujours l'emploi : contradiction. Comment s'en sortir ? Ici, c'est par l'humour, le second degré. Ne croyez pas qu'il ne s'agit là qu'une rhétorique malvenue : cela se retrouve concrêtement dans les pratiques d'organisation du travail. Un extrait d'un texte plus ou moins classique sur le travail en fast-food :

On observe parfois dans les fast-foods des formes positives d'engagement fort dans le travail, des attitudes à la fois insouciantes, "enjouées" dans leur rapidité et leur polyvalence et hyperproductives. Au cours des entretiens, les mêmes personnes qui parlent d'un "boulot de merde", d'une position dégradée, évoquent aussi un travail amusant. On observe le fait que l'humour et les plaisanteries entre collègues sont fréquents et que la tâche elle-même peut être accomplie sur un mode ludique, notamment pendant les moments de rush. [...]
La "légèreté", la "rigolade" dans le travail sont fortement valorisées par la plupart des équipiers, et les "bons managers" deviennent ceux avec qui "on peut rigoler" [...]. L'humour joue ici comme mise à distance de la situation, mais aussi, dans sa forme particulière, comme refus de l'importance du travail et permanence dans la jeunesse : l'insouciance cultivée s'oppose au "sérieux" dénoncé de certains employés qui, prenant le travail et la sitaution au sérieux, risquent d'en accepter complètement les règles et les conséquences. Le travail lui-même le permet : polyvalent, il recouvre à la fois la vente, le nettoyage, la production, etc.

L'humour, une arme de résistance subversive ? Ici, il s'agit plutôt d'une adaptation à une situation difficile. Et -- ce point est essentiel -- qui est reprise à son avantage par le management : avoir une "bonne ambiance" permet d'imposer des exigences plus élevés, d'attirer une main-d’œuvre qui pourrait traîner les pieds, d'éviter des formes de résistances plus dures, comme le coulage ou le sabotage. C'est ce qu'illustre finalement ma photo : on sait bien qu'on propose un emploi qui n'a rien de bien excitant, mais en y mettant un peu de "second degré", on espère vous acheter... littéralement. Et si tant qu'à y être, on se met quelques clients qui trouvent ça drôle dans la poche, c'est tout bénef.

Encore un autre cas : la recherche de rente oblige les entreprises à se concentrer sur un segment particulier de la demande ou, pour le dire mieux, à segmenter la demande pour se réserver une part du gâteau ; dans le même temps, elles doivent souvent rester ouvertes, montrer qu'elles sont prêtes à servir tout le monde, à s'adresser à tous, ne serait-ce que parce qu'elles doivent montrer qu'elles ont la capacité de grandir. Par exemple, en faisant des blagues sexistes, un animateur radio s'attire la sympathie de certains, et donc un certain public fidèle, une certaine rente. Lorsqu'on le fait remarquer à sa radio, celle-ci doit à la fois protéger sa rente et ménager le reste du public. L'humour apparaît comme une solution : l’ambiguïté qu'il permet apparaît comme une possibilité de jouer sur les deux tableaux.



Mais ce dernier cas souligne que cela ne marche pas à tous les coups. C'est que les contradictions du capitalisme offrent des espaces pour de lutte et d'affrontements. Et l’ambiguïté de l'humour peut être retournée...





Cela nous rappelle, s'il en était besoin, que l'humour n'est pas toujours mis au service de la résolution des contradictions du capitalisme. Il existe des utilisations véritablement subversives de l'humour. Mais trop souvent, on tient l'humour, surtout s'il est noir et violent, comme un acte de résistance. Il y a pourtant une grande réflexion à avoir sur les usages capitalistes de l'humour. Beaucoup de travail en perspective. Mais dans la bonne humeur si possible.

Read More...