[Une heure de lecture #1] En attendant la suite

Oui, je sais, ça fait un bon moment que je n'ai pas remis à jour, et ça vous manque... Les dernières semaines avant les vacances ont été plutôt sportives, pris entre différentes exigences professionnelles, formatives et festives. Puis le début des vacances a été occupé par son long de réjouissance plus ou moins maussienne (humour de sociologue). Ne vous en faites pas, la prochaine note est en cours de rédaction : j'y aborderais la question des discriminations, mais en essayant de montrer comment celles-ci se sont imposées comme un thème central du débat public.


En attendant, pour que vous ne m'effaciez pas de vos flux et agrégateurs, j'institue une nouvelle pratique : le [Une heure de lecture]. A un rythme plus ou moins hebdomadaire*, je proposerais des liens (entre un et beaucoup) sur trois sujets ou thèmes d'actualité sur lesquels des sociologues ou assimilés auront dit des choses intéressantes - ou pas. Le concept n'est pas vraiment innovant puisque d'autres font ça très bien. On verra bien ce que je pourrais y apporter. Ce sera, entre autres choses, l'occasion pour moi de donner un peu plus mon avis.

Yankel Fijakowl nous parle du logement et de sa gestion politique. Je trouve toujours salutaire de critiquer la lecture compassionnelle ou moralisante des faits de société qui se développe si souvent chez les hommes politiques et autres commentateurs. Cela mériterait sans doute la création d'un prix spécial, comme il en existe d'autres. Ceux qui le souhaitent peuvent laisser des nominés en commentaires.
Robert Castel est un excellent sociologue. Les métamorphoses de la question sociale est devenu un classique, et, plus admirable encore, il est déjà parvenu à rendre Les matins de France Inter tout à fait passionnant, malgré la présence d'Alain-Gérard Slama (j'espère que tout le monde mesure l'étendue de l'exploit). Son travail donne souvent lieu à des prises de positions plus politiques, qui ont l'immense mérite d'être solidement argumentées, ce qui est suffisamment rare pour être signalé. Quel besoin avait-il d'aller écrire ça ? Que l'on veuille critiquer la future interdiction de fumer dans les cafés, restaurants et autres, je peux parfaitement le comprendre. Est-il utile de faire passer l'adversaire pour un nazi en puissance ? Entre le point godwin et la lecture moralisante dont je parlais précédemment, cela est loin d'être convaincant.

Il n'y a pourtant là qu'un simple problème bien connu des économistes : une externalité négative. L'activité de fumeur de X a une répercussion sur la santé de son voisin Y, sans que X ne prenne en compte le coût sur la santé de Y. On pourrait faire intégrer ce coût de bien des manières : un impôt sur les fumeurs, un droit à fumer dont on devrait s'acquitter avant d'allumer sa cigarette dans le bar PMU du coin... L'interdiction est-elle la pire des solutions ? Pas sûr.

Nicolas Sarkozy, nouveau chanoine d'honneur de Saint Jean de Latran, a prononcé un discours sur la "laicité positive" - suis-je le seul à y voir une référence à Jean-Pierre Rafarin et à la Positive Attitude ? - discours évidemment fort commenté. Le regard de spécialiste de la religion et de son histoire nous montre que même les grands défenseurs de la République peuvent s'embrouiller... Lisez donc les notes de Jean Baubérot et Sébastien Fath, deux preuves de l'utilité sociale des sociologues.

Sur ces belles paroles, j'espère que vous avez tous passé un très bon solstice d'hiver (laïcité, quand tu nous tiens...) et vous souhaite à tous une année pleine d'heures de peine utiles et fructueuses.

See ya.



*Pour ne pas dire tout les quand-on-peut (Private joke).


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Les statistiques ethniques : pour une sociologie de la réception

Le débat sur la possibilité de statistiques dites « ethniques » rebondit une énième fois en France, tant sur la place publique qu’au sein de la communauté des chercheurs. D’un coté, on y voit un moyen de mieux connaître les discriminations, de l’autre, une rupture d’une règle républicaine ancestrale et un risque de « racialisation » de la société. Comment sortir d’un tel dialogue de sourds ? Peut-être avec un peu de sociologie bien appliquée…




Le débat a repris en France à l’occasion de l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Insee et de l’Ined, ainsi qu'à propos de la récente loi Hortefeux sur l’immigration, dont la disposition sur les statistiques ethniques (dont on se demande bien ce qu’elle venait faire dans une loi sur l’immigration…) a été récemment retoqué par le Conseil Constitutionnel. Ce que je voudrais montrer, c’est qu’il est relativement simple de dépasser ce débat : il faut juste s’en donner les moyens.

1. Intérêts et limites des statistiques ethniques

La réflexion qui va suivre – relativement courte au regard de mes habitudes – a pour point de départ mes propres interrogations : je ne parviens pas à développer un avis définitif sur la question de ces fameuses statistiques « ethniques » (ou de la diversité, comme le rappelle Sébastien Fath). Tout au plus puis-je dire qu’aujourd’hui, le camp des « pour » me semble développer des arguments plus convaincants que celui des « contre ». En effet, entre le sérieux de quelques démographes et économistes mettant en avant l’utilité de ces statistiques, et les cris d’indignation de « républicanistes » fermés au dialogue et ne faisant qu'agiter les ombres de Vichy et de la solution finale, mon cœur ne balance pas vraiment…

Les arguments développés par les partisans de ces discriminations me semblent particulièrement intéressants. Il ne s’agit pas seulement d’une meilleure mesure des discriminations, point déjà important, mais également, comme le rappelle avec une grande pertinence PAC sur Libertés Réelles, de la possibilité de sortir d’une lecture « morale » (pour ne pas dire « moralisatrice ») des discriminations. Trop souvent, on en fait la conséquence d’un racisme individuel qu’une action judiciaire suffira à régler.

« Toute la stratégie de la HALDE et de Louis Schweitzer (son président) consiste en effet à dire que les discriminations proviennent de fautes individuelles que l’on peut identifier et pour lesquelles on peut condamner leur auteur devant la justice. » (excellente note à lire ici).

Or, les discriminations peuvent provenir de comportements « involontaires », qui ne sont pas à proprement parler racistes ou xénophobes. C’est ce qu’explique très bien Fabien Jobard, à propos de la justice : les juges condamnent plus durement les « noirs » et les « maghrébins » (ici repérés d’après la consonance du nom et/ou par la nationalité) non parce qu’ils sont racistes, mais parce qu’ils opèrent sur une population déjà triée non seulement par la police mais aussi par l’ensemble d’une situation sociale qui les place dans une position où ils ont plus de chances d’être des « clients » du système judiciaire. Bref, les juges ne discriminent pas, mais il y a bien discrimination… Ce point aidera sans doute à dépasser les incompréhensions entre Etienne Wasmer et Maître Eolas.

Mais, dans le même temps, je perçois très bien les risques liés à de telles statistiques, rejoignant sur ce point le récent « Rebond » d’Esther Duflo dans Libération.

« Le choix est difficile. Être placé dans une catégorie influence la perception de soi-même et les performances : le psychologue Claude Steele a montré par exemple que quand des sujets noirs américains doivent indiquer leur race avant un examen, leur performance est plus faible que s’ils indiquent leur race après celui-ci. On pourrait donc légitimement trouver que le jeu n’en vaut pas la chandelle, ou penser au contraire que les discriminations sont encore plus dommageables quand elles sont implicites. La question est suffisamment importante pour mériter une vraie discussion. »

Si je ne doute pas une seule seconde de la bonne foi de l’Insee et de l’Ined, ni de la capacité des chercheurs et scientifiques à exploiter ces données de façon pertinente, je reste on ne peut plus sceptique quant à la capacité de ces mêmes institutions et individus à contrôler l’utilisation médiatique et politique de ces mêmes données, ainsi que leurs différents effets sociaux.

Il suffit de s’intéresser à l’utilisation générale des statistiques dans la sphère publique pour comprendre ces doutes. Les sociologues rappellent régulièrement toute la prudence qui devrait entourer l’utilisation des statistiques policières sur la délinquance sans jamais être entendus, ni des journalistes ni des politiques. De même, l’un de mes ouvrages de référence, le journal d’enquête de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot [Voyages en grande bourgeoisie, 1997] insiste longuement sur les difficultés des chercheurs à réussir dans le « champ » journalistique, lequel fonctionne sur une logique toute différente.

L’intérêt des statistiques dites « ethniques » serait de démonter justement les catégories ethniques en mettant en avant d’autres procédures explicatives que l’ethnicité d’un individu. Mais il est douteux qu’un tel travail passe facilement les portes des laboratoires et des universités. Le risque existe que l’on retienne plus « X% des personnes de telle origine ethnique sont des délinquants ou des chômeurs » plutôt que « ce chiffre s’explique par une trajectoire historique X et une situation sociale Y ». Il faut bien reconnaître que, dans l’état actuel des choses, on ne sait pas ce que peut produire une telle enquête comme effets sociaux.

J’aimerais voir cet argument, qui n’est finalement qu’une version du principe de précaution – dont Bruno Latour vantait les mérites tout récemment encore – appliqué aux sciences sociales, mobilisé plus souvent par les adversaires de ces statistiques. D’une part, il est toujours bon de rappeler un minimum que la sociologie et les autres sciences influencent la société d’une façon ou d’une autre. D’autre part, cela serait nettement plus convaincant que des accusations à tout va de rupture d’un pacte républicain, de collusion de fait avec l’extrême droite, de pacte avec le diable ou je ne sais quoi. Le « néo-républicanisme » est sans doute l’une des choses les plus pénibles qu’ait à subir la France. Pour plus de précisions sur ce point, je conseille de se reporter à Michel Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat [1996] ou au blog de Jean Baubérot.

2. Sortir du dilemme

Bref, une fois que tout cela a été dit, que fait-on ? Je pense qu’il est difficile de ne pas reconnaître que ces statistiques comportent un risque. La question est donc : le jeu en vaut-il la chandelle ? Faut-il prendre ce risque ? Ou, pour faire plaisir à mes collègues économistes, les gains sont-ils supérieurs aux coûts ?

La seule solution qui semble alors raisonnable est l’expérimentation : on essaye, à l’occasion d’une enquête comme « Trajectoires et origines », d’établir de telles statistiques et on verra bien ce qu’elles deviennent.

Cependant, une telle proposition doit être bien comprise : essayer, expérimenter, suppose que l’on se donne les moyens de vérifier, tester et comprendre le devenir social de cette enquête. Il faut pouvoir analyser sérieusement les utilisations sociales de l’enquête d’une part, et ses conséquences d’autre part. Il ne s’agit donc pas simplement de faire une enquête et de vérifier, après coup, que les discriminations n’ont pas explosé du fait de cette enquête, mais de s’intéresser à des phénomènes beaucoup plus subtils, beaucoup moins perceptibles, mais non moins réels.

Et c’est ici que la sociologie intervient. C’est du côté de la sociologie de la culture qu’il faut se tourner. En effet, depuis longtemps, celle-ci a élaboré des techniques pour étudier la réception des œuvres d’art et des biens culturels. Celle-ci est différente en fonction des milieux sociaux, dépend des capitaux des individus, peut être faite ou non de mise à distance par les individus, peut inclure des comportements plus ou moins stratégiques, etc. Or, c’est précisément ce qu’il faut faire pour une telle enquête : une sociologie de la réception.

A priori, je pense qu’il faudrait tester au moins trois choses : 1/ les utilisations de ces statistiques aux différents niveaux : dans la sphère publique (hommes politiques, journalistes) comme dans les relations privées (par exemple, les employeurs ne risquent-ils pas d’utiliser ces statistiques pour faire une sélection discriminante ?) ; 2/ la réception par les individus en général : y a-t-il renforcement des stéréotypes ? quels éléments de l’enquête sont retenus et quels éléments sont au contraire mis à distance ? il faudra alors prendre en compte les différences entre les groupes et les individus, en fonction de leurs positions sociales et de leurs ressources ; 3/ les effets sur les « minorités visibles » : deviennent-elles plus visibles ? se transforment-elles, et si oui, dans quel sens ? qu'en est-il, plus particulièrement, des répondants à l'enquête ?

Bien évidemment, je ne fais là que tracer un modeste canevas. Il faudrait une réflexion beaucoup plus longue et plus renseignée, incluant la construction d’un cadre théorique et des procédures de vérification empirique. Il faudrait alors envisager d’inclure ces problématiques dans l’enquête même, dès le moment où elle est conçue, mise en place et menée. Sans doute serait-il possible de recueillir certaines données dans ce sens dès l’enquête empirique proprement dite.

C’est d’ailleurs là un point que l’ensemble des recherches sociologiques, et plus généralement de tout travail en sciences sociales, devrait intégrer : il faudrait prévoir, pour chaque recherche, prévoir une sociologie de la réception de la sociologie (et, également, de l’économie, de la science politique, etc.). Pourquoi cela ? Parce qu’un discours sur le social est toujours susceptible d’exercer un effet sur ce social. C’est le sens de la « double hérméneutique des sciences sociales » d’Anthony Giddens, conséquence logique de la réflexivité des individus et des institutions (pour ma présentation de ces concepts, se reporter à ce récent billet) :

« […] dans son travail, le chercheur prend en compte la manière dont les sujets interprètent les situations ; par ailleurs les sujets prennent connaissance des interprétations des chercheurs et les intègrent dans leurs manières de voir et d’agir. Il existe donc entre le chercheur en sciences sociales et le sujet une "réciprocité d’interprétation, une double herméneutique". […]

Cette double herméneutique a pour conséquence que les sciences sociales ne sont pas isolées du monde qu’elles étudient, mais qu’elles entrent en quelque sorte dans la constitution de celui-ci : "toute réflexion […] sur des procès sociaux pénètre dans l’univers des procès sociaux, s’en dégage et y repénètre sans arrêt, alors que rien de tel ne se produit dans le monde des objets inanimés, qui sont indifférents à tout ce que les êtres humains peuvent prétendre connaître d’eux" » [Jean Nizet, La sociologie de Anthony Giddens, 2007 ; les parties en italique proviennent de Anthony Giddens, La constitution de la société, 1984]

Il est donc essentiel, du point de vue très pratique de l’utilité de la sociologie et des sciences sociales, voire même de l’éthique du chercheur, de connaître ces effets et ces conséquences, afin de mieux se situer par rapport à eux. Les statistiques ethniques offrent ici une illustration criante. On peut également penser aux dernières recherches de Robert Putnam, qui, nous raconte Laurent Eloi dans une critique passionnante, a essayé par tous les moyens, mais sans grand succès, de contrôler les conséquences de ses résultats.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de s’interdire certaines recherches – le scientifique doit simplement être le plus libre possible, n’ayant comme seul objectif que la poursuite (sans fin) de la vérité – mais bien de se donner les moyens de s’assurer que les résultats de celles-ci ne sont ni déformées ni mal utilisés.

La proposition n’est pas totalement originale : elle m’a été inspiré par un article de François de Singly : « La sociologie, forme particulière de conscience » [in Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, 2004]. Celui-ci, s’interrogeant, dans le cadre général l’ouvrage, sur l’utilité de la sociologie, aborde le problème de la réalisation de l’objectif de dévoilement que se donne la sociologie critique, notamment bourdieusienne. Il écrit notamment :

« Tout comme la sociologie de la culture examine le profil socioculturel des visiteurs d’un musée ou des auditeurs d’un concert de musique contemporaine, la sociologie ne devrait-elle pas étudier l’identité des lecteurs des ouvrages de sociologie ? Pourquoi la sociologie échapperait-elle aux principes d’analyse qu’elle applique aux autres pratiques ? Si la valeur de toute consommation culturelle peut être approchée par la position des consommateurs dans l’espace social, les livres de sociologie peuvent alors être définis aussi par la position de leurs lecteurs. Le sens de la sociologie se réfractant également dans sa réception et ses usages, la sociologie des sciences, en l’occurrence la sociologie de la sociologie, devrait donc y prêter plus attention » [François de Singly, op. cit.] (souligné par moi)

La remarque me semble tellement juste qu’il me semblerait logique de l’étendre à l’ensemble des recherches, et ce, dès leur conception. Il s’agit en effet là non seulement d’une nécessité scientifique, qui permettrait d’apprendre beaucoup sur le thème de recherche et sur la sociologie des sciences (sociales, a priori), mais également d’une part importante du travail même de chercheur (ou de sociologue) qui, s’il ne doit pas chercher à transformer son travail en propagande politique, ne peut être totalement indifférent au devenir de sa recherche, ne serait-ce que pour éviter les mésinterprétations.

Quoiqu’il en soit, si l’Insee et l’INED n’ont plus le temps ou n’ont pas les moyens de mettre un protocole de recherche dans le sens, c’est sur la vigilance des chercheurs, impliqués ou non dans cette enquête, qu’il faudra compter, afin d’en tirer les conclusions. Ce qui manque, en effet, au débat actuel, c’est un travail scientifique permettant de guider quelque peu ce choix difficile.


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Facebook, ou la force des liens faibles

Comme une partie de plus en plus importante de la jeunesse désœuvrée et rebelle à laquelle j’appartiens, je traîne à mes (rares) moments perdus sur le fameux site dont tout média de référence se doit de parler en ce moment, je veux bien évidemment parler de Facebook. Je regarde les pages de mes « friends », « poke » et « superpoke » à l’occasion, rejoins des groupes comme « j’écoute des MP3 sans chaussette » ou défend des causes qui vont de « Stop Global Warning » à « Libérez Magenta ». Perte de temps que tout cela… Hum… pas si sûr.




Le capital social (1)

Voici un beau prétexte pour vous parler d’une de mes notions préférées : celle de capital social. Celle-ci va nous occuper le temps de deux notes, qui me permettront de détailler les deux dimensions de ce concept. Pour l’instant, je me fixe pour objectif de montrer que Facebook n’est peut-être pas utile seulement aux grands groupes qui rachètent à peu de frais des bases de données marketing.

1. Le capital social, qu’est-ce que c’est ?

On présente généralement la notion de capital social en disant que celui-ci est constitué par le carnet d’adresse de l’individu. J’ai cependant peur que cette présentation soit de moins en moins parlante à des générations pour qui le concept même de « carnet » peut sembler étrange… Aussi, il vaudrait mieux dire que le capital social est constitué de l’ensemble du répertoire de votre téléphone portable, de vos contacts MSN ou de vos amis sur Facebook (ou sur MySpace ou Hi5, etc.).

Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement que, pour l’individu, ses relations avec d’autres individus constituent autant de ressources qu’ils peut mobiliser à l’occasion pour obtenir un avantage quelconque dans la vie sociale. Imaginons, puisque c’est d’actualité, qu’un jour de grève dans les transports, vous ayez besoin d’un vélo pour vous rendre au travail. Si vous avez un ami disposé à vous en prêter un, alors votre capital social vous permet d’obtenir ce vélo. Pour le dire de façon encore plus rigoureuse, le vélo en question fait partie de votre capital social.

On peut ainsi définir le capital social comme l’ensemble des ressources qu’un individu peut obtenir au travers de ses relations sociales. Ce capital existe toujours de façon potentielle : il faut le mobiliser à un moment donné pour le rendre efficace. Mais avant cela, il faut l’avoir accumulé, ce qui s’apparente à un investissement : tisser et entretenir des liens avec d’autres personnes a un coût en termes de temps et d’énergie, même si on y consent souvent avec le plus grand plaisir. C’est pour cette raison que l’on parle de capital.

Prenons un exemple à vocation pédagogique en considérant la saison 1 de la série Prison Break. Petit rappel pour les incultes qui aurait omis de regarder M6 régulièrement : Michael Scofield, enfermé dans la prison de Fox River, cherche à s’évader avec son frère, condamné à mort pour un meurtre qu’il n’a pas commis. Pour réaliser cette évasion, il dispose d’un certain nombre de ressource, en particulier les plans de la prison tatoués sur son corps. Mais il a également besoin de ressources supplémentaires dont il ne dispose pas par lui-même : un gros paquet de dollars, un avion qui les attendra à la sortie, l’accès à certaines zones de la prison, etc. Pour cela, il a besoin de rentrer en relation avec d’autres prisonniers, par exemple John Abruzzi, parrain de la mafia, ou Charles Westmoreland, qui a caché un sacré magot quelque part dans le pays. Il doit donc intégrer ces individus dans son capital social. Cela a un coût : pour convaincre Abruzzi de lui donner ce qu’il veut, Michael Scofield devra par exemple sacrifier quelques orteils… Mais c’est au final la mobilisation de ce capital social qui lui permettra de réussir son évasion.

(J’en profite pour inviter tout collègue économiste qui passerait par là à proposer une interprétation de cette même série, et spécifiquement de la première saison, à partir des théories de l’entreprise, comme la théorie de l’agence par exemple. Je suis sûr qu’il y aurait beaucoup de chose à dire, mais comme j’ai choisi de consacrer ce blog à la sociologie, je ne peux le faire moi-même)

Bref, au final, le capital social est constitué de tous ces avantages et ces ressources que nous apportent nos multiples inscriptions dans des réseaux de relations divers. Selon Bourdieu [1], on peut en donner la définition suivante :

« l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées, d’interconnaissances et d’interreconnaissance »

C’est pour cela que je parlerais de capital culturel « à la Bourdieu ». La prochaine note sera l’occasion de présenter une autre conception du capital social, qui met l’accent sur la confiance propre à un groupe d’interconnaissance et la façon dont celle-ci permet les échanges et la vie du groupe.

2. La puissance du capital social

A quoi sert ce capital ? A beaucoup de choses. Par exemple, à trouver un emploi. C’est là l’un des apports de la sociologie économique de Mark Granovetter [2]. Selon lui, il faut, d’un point de vue théorique, « réencastrer » les faits économiques dans le social. Affirmation qui a tendance à faire bondir certains économistes qui y voient une façon de lever la rationalité de l’individu. Nous allons cependant voir qu’il n’en est rien.

D’après son enquête « Getting a Job », réalisée sur des cadres américains, la plupart des postes – 56% pour être tout à fait exact – s’obtiennent par le biais de relation. Cela ne veut nullement dire que le piston est généralisé. C’est là un comportement rationnel (voilà nos amis économistes rassurés).

Pourquoi est-ce rationnel ? Du côté de l’employeur, il y a une évidente asymétrie d’information. Pour un poste donné, il y a un nombre important de candidats qui se présentent. Comment savoir lequel est le meilleur ? On peut comparer les CV, chercher des signaux (diplômes, expériences professionnelles, autres). Mais il est toujours possible de mentir sur con CV, de rester vague, et la vérification de chaque information a un coût, en temps et en argent. Aussi, l’employeur peut recourir à la recommandation de la part d’un de ses employés, qui lui donne en quelque sorte une garantie de la qualité de son ami ou connaissance. C’est une autre application de la théorie du signal.

Du point de vue de l’employé, la recherche d’emploi passe par une double recherche d’information : l’existence d’un emploi vacant proprement dit, d’une part, et la nature et les exigences de l’emploi, d’autre part. Il peut passer par des institutions spécialisées ou par les petites annonces. Mais finalement rien n’est plus efficace que d’avoir un « contact » dans l’entreprise. L’information se diffuse beaucoup mieux en suivant les réseaux d’amitié et de relations qu’en suivant les réseaux artificiels des institutions.

Tout cela montre la nécessité de considérer les relations économiques comme encastrées dans le social. Le marché du travail n’est pas un simple lieu de rencontre anonyme entre l’offre et la demande de travail, mais apparaît au contraire comme socialement construit. Cela ne disqualifie en rien le raisonnement de la science économique classique, mais invite simplement à raffiner certains éléments pour mieux prendre en compte le rôle des relations sociales dans l’économie.

Qu’en est-il en France ? Michel Forsé a testé le rôle du capital social dans l’obtention d’un emploi à partir de l’enquête « Emploi » de 1994 [3]. Il montre que les réseaux de connaissances jouent un rôle important dans l’obtention d’un emploi, via un raisonnement toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire en neutralisant, statistiquement, le rôle des autres variables, ce qui permet de raisonner, par exemple, à niveau de diplôme équivalent). La mobilisation des relations sociales accélère l’obtention d’un emploi. Si son effet est inférieur à celui du diplôme, il est supérieur à celui de l’origine sociale (et donc du « capital culturel » qui s’y rattache, ce qui va à l’encontre du raisonnement de Bourdieu qui faisait du capital social un simple reflet du capital culturel). Cependant, la pratique est un peu moins courante dans l’enquête française que dans celle de Granovetter : seulement 33% des personnes interrogées déclarent avoir obtenu leur emploi par relation. Il souligne cependant que son rôle est en forte augmentation depuis la crise.

3. Et Facebook dans tout ça ?

Oui, et Facebook dans tout ça ? Vous l’aurez sans doute compris par vous-même : Facebook, comme l’ensemble des autres sites de réseaux du même type, constitue une objectivation du capital social. Et le fait de « traîner » sur Facebook est un moyen comme un autre d’entretenir, voire éventuellement d’étendre, son capital social.

Oui, mais… oui, mais, me diront les plus vigilants de mes lecteurs, sur Facebook, on peut difficilement classer l’intégralité des personnes que l’on met dans son réseau comme des relations proches. Je ne dirais pas le contraire. Comme tout le monde, je pense, j’ai, parmi mes « friends » des gens qui sont plus des connaissances que des amis : je les apprécie, on peut s’envoyer des messages amusants, ce genre de chose, mais nous n’entretenons pas de relations fortes et régulières. Il y a fort à parier – bien que cela mériterait une démonstration rigoureuse que le manque de données m’interdit de faire – que plus le réseau Facebook d’un individu s’étend, plus la part de « connaissances » croient au détriment de la part des « amis ».

Comment alors penser que ce réseau puisse apporter quoi que ce soit d’important à l’individu ? Des individus éloignés et avec qui l’on entretient que des relations épisodiques peuvent-ils sérieusement être considérés comme des éléments importants du capital social ? Ne retomberait-on pas dans la perte du temps évoqué au début de cette note ?

C’est là que la sociologie économique parvient à un résultat contre-intuitif (mes collègues économistes doivent être à la fête : ils adorent ce genre de choses). En effet, ce sont les relations de type « connaissances » qui sont susceptibles d’apporter le plus à l’individu, comparativement aux relations de type « ami ». Si on distingue entre les liens « faibles » (connaissances, personnes que l’on voit peu, de façon irrégulière, et avec qui on partage peu) et les liens « forts » (l’exact contraire, donc), on est en droit de parler, avec Mark Granovetter, de « la force des liens faibles » [4].

L’explication est, comme souvent, relativement simple, ce qui ne fait que masquer ses difficultés d’invention et de démonstration. Considérons un individu A intégré dans deux réseaux de relations : un réseau de liens « forts » (sa famille, ses amis d’enfance, etc.) et un réseau de liens « faibles » (des amis d’amis, des anciens camarades de classes, d’université ou d’école, des rencontres épisodiques, etc.). Il faut considérer deux choses : premièrement, dans le réseau « fort », les différents individus vont être relativement proches socialement (même secteur d’activité, même type de profession, mêmes goûts, même milieu social, etc.), deuxièmement, et de ce fait, une information diffusé sur ce réseau susceptible d’intéresser A risque d’être assez rapidement « interceptée » (utilisée) par un autre.

Par comparaison, le(s) réseau(x) « faible(s) » peuvent apporter à l’individu une information auquel il n’aurait pas eu accès dans son réseau « fort », et il s’agira plus souvent d’une information qui n’a pu être utilisée dans le réseau « fort » de la personne qui la transmet. Elle a donc plus de chance d’être valorisable, utilisable, pour A. Du point de vue des réseaux, le lien faible constitue un « pont » : il s’agit d’un lien unique qui relie deux réseaux plus denses (ou « cliques ») et par lequel on est obligé de passer pour faire son chemin d’un point du premier réseau à l’un du deuxième.

« L’importance des liens faibles proviendrait du fait que ceux qui sont des ponts locaux créent des chemins à la fois plus nombreux et plus courts » [4]

C’est effectivement ce qui se passe dans l’enquête « Getting a Job » : les relations professionnelles – liens « faibles » – s’avèrent beaucoup plus efficaces, dans la recherche d’emploi, que le réseau familial – liens « forts ».

« Dans de nombreux cas, le contact n’appartient en fait que de manière marginale au réseau courant de l’individu : c’est par exemple quelqu’un avec qui l’individu a fait ses études ou un ancien collègue ou employeur, avec qui l’individu a conservé des relations épisodiques » [4]

Bref, le capital social ne joue pas seulement en fonction de la taille du réseau de relations qui le constituent, mais également en fonction de sa forme. De ce point de vue, Facebook est un moyen d’influencer la forme de son capital social, en offrant une manière simple de gérer non pas ses liens « forts », mais surtout ses liens « faibles ». Et y compris lorsque l’individu connaît une mobilité importante, géographique ou professionnelle. Ainsi, Anne-Catherine Wagner rappelle que l’une des caractéristiques des classes sociales supérieures les plus intégrés à la mondialisation – et qui connaissent donc des mobilités géographiques importantes – est la capacité à gérer ses liens « faibles » par delà les frontières, autorisant ainsi la création d’un réseau cosmopolite d’une grande efficacité. Et ceci s’apprend dès l’école :

« Les écoles [de la bourgeoisie cosmopolite] sont le lieu d’une intense circulation : l’année scolaire est rythmée par les départs et les arrivées des uns et des autres en fonction des mutations professionnelles des parents. Les enfants apprennent à s’asjuster à cette mobilité incessante : ils sont incités à garder des contacts avec leurs camarades partis à l’étranger. Il faut savoir cultiver une sociabilité à distance dans ces milieux internationaux. C’est ce qui permet la constitution de réseaux amicaux durables qui pourront ensuite être utilement mobilisés, lors du choix du lieu des études supérieures par exemple » [5]

5. La sociologie, science des « écarts »

Cette dernière remarque nous invite à nous interroger sur ce qui fait, à mon sens, le cœur du projet et de la pratique sociologique : les inégalités et les différences. La base de la sociologie, de quelque façon dont on la définisse, reste, il me semble, de s’intéresser aux comportements des individus en tenant compte du fait que, puisqu’ils sont situés différemment dans l’espace social, ces comportements sont de ce fait différents. Comme le dit superbement Jean-Claude Passeron, « il n’y a de sociologie que des écarts » [6].

La gestion des liens « faibles » demande un certains nombres de ressources qui sont inégalement réparties dans la société. Cela est confirmé par le travail de Michel Forsé [3], qui insiste sur le fait que les catégories populaires mobilisent plus le réseau familial et les catégories supérieurs le réseau professionnel. Maintenant que vous connaissez la différence d’efficacité entre les deux, vous pouvez par vous-même en tirer des conclusions concernant les inégalités (je précise que je ramasserais quelques feuilles à la prochaine note, tenez-le vous pour dit).

De ce point de vue, Facebook et consorts ne changent pas grand-chose aux pratiques. Les catégories rompues à la maîtrise et à la gestion de leurs relations y trouvent un moyen supplémentaire, certes pratique et agréable mais certainement pas révolutionnaire, de gérer leur capital social. Pendant ce temps, il est douteux que ce genre de site ouvre la gestion du capital social et de ses liens faibles à des catégories qui n’y avaient pas accès jusqu’à présent. La plupart des articles de presse sur ce site ont souligné que les inscrits sont pour la plupart d’un bon niveau social. Evidemment, cela demanderait une vérification rigoureuse, qui pourrait mettre à l’épreuve mes différentes intuitions et hypothèses. Mais les données nécessaires à ce travail ne me sont pas accessibles, et j’ai d’autres projets en terme de recherches…

Toujours est-il que, maintenant, lorsque votre mère/copine/père/copain/mari/femme/colocataire/autre vous reprochera de perdre votre temps sur Facebook, vous pourrez lui répondre, triomphant, « pas du tout ! je bosse mon capital social ! ». Parce que la sociologie, ça sert aussi à ça…

Dans une prochaine note consacrée au capital social, nous verrons l’autre dimension de celui-ci, différente du capital social « à la Bourdieu ». Pour cela, je vous parlerai des différences de performances entre grandes écoles et universités… A suivre, donc.

Bibliographie :

[1] Pierre Bourdieu, « Le capital social : notes provisoires », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1980.

[2] Mark Granovetter, Le marché autrement, 2000

[3] Michel Forsé, « Capital social et emploi », L’année sociologique, 1997

[4] Mark Granovetter, « The strength of weak ties », American Journal of Sociology, 1973

[5] Anne-Catherine Wagner, Les classes sociales dans la mondialisation, 2007

[6] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, 1993

Pour aller plus loin :

L’ensemble de cette note doit beaucoup aux deux ouvrages suivants, que je recommande pour leur simplicité et leur accessibilité sur des thèmes complexes :

Philippe Steiner, La sociologie économique, 2007

Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, 2004


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Eloge (funèbre ?) des SES (II)

Résumé de l’épisode précédent : récemment promu enseignant de SES, notre héros s’interroge sur le sens de la vie et l’avenir de sa discipline, les yeux perdus dans les vagues de la mer du Nord. S’accordant avec Bénabar sur la condition de mouette, il en profite pour réfuter quelques critiques, avant de poser la question que personne ne se pose : « mais que doit-on attendre des sciences économiques et sociales au lycée ? ». C’est alors qu’il décide d’y répondre… Mais le nain semble avoir disparu1.




Deuxième partie : Une défense des SES au lycée

Dans la dernière note, j’avais insisté sur le principal problème des sciences économiques et sociales au lycée : les attentes qui sont placées en elles, et à partir desquelles elles sont vivement critiquées, ne correspondent absolument pas à ce que sont les véritables objectifs d’un tel enseignement, ni même à ce qu’un tel enseignement peut effectivement produire comme effets sociaux. Ma défense des SES – ou mon éloge – ne serait donc pas complet sans préciser un peu plus ce qu’il faut attendre, selon moi, de ce cours de lycée. Là encore, le développement risque d’être un peu long. Vous voilà prévenus.

1. Le débat sur le projet des SES

Commençons donc par expliciter quels doivent être les objectifs de l’enseignement de SES. C’est là l’objet d’un ancien débat dans la discipline (voir cet ouvrage pour plus de précisions), débat que je vais essayer de dépasser en conciliant les deux parties en concurrence.

Lors de leur création, les SES se constituent autour d’un « projet fondateur » qui allie deux éléments forts : d’une part, un objectif central de formation du citoyen, d’autre part, une insistance sur la pédagogie active, et plus particulièrement sur une conception « inductive » de celle-ci. En gros, il s’agit pour l’enseignant de SES de partir du « réel » pour, peu à peu, initier ses élèves à la « réalité économique et sociale » et en faire des citoyens responsables – voire militants. Cette position est encore très forte dans la discipline, particulièrement autour de ceux que l’on appelle les « fondamentalistes ».

Dans cette perspective, les SES n’ont pas véritablement de rapports avec les savoirs savants en économie, sociologie ou science politique (au singulier, parait-il). Il s’agit avant tout d’ouvrir les élèves à une certaine réalité et de les intéresser à un ensemble de faits et de phénomènes, plus que des les préparer à des études supérieures dans les matières concernées.

Cette position souffre cependant de plusieurs problèmes. Tout d’abord, l’objectif de formation du citoyen est un objectif global du système éducatif français. Il n’y a pas de sens à l’attribuer spécifiquement à un cours particulier – surtout lorsque celui-ci ne concerne pas, loin s’en faut, l’ensemble des élèves. Les lettres, l’histoire-géographie, ou encore les sciences de la vie et de la terre contribuent tout autant à la formation du citoyen : celui-ci devra exercer son esprit critique sur des références et des objets littéraires – tel homme politique citant complaisamment Zola –, des faits historiques – que l’on pense aux différentes lois mémorielles –, ou sur des discours scientifiques – les débats sur les OGM y gagneraient sans aucun doute. Il est donc juste de penser que les SES doivent servir cet objectif, mais celui-ci ne peut suffire à les définir. Le second problème réside dans l’articulation avec les savoirs savants. Certes, l’enseignant de lycée ne peut pas espérer enseigner réellement la sociologie ou l’économie : il ne peut pas organiser pour ses élèves des enquêtes ambitieuses, ne serait-ce que parce qu’il y a un projet à tenir, pas plus qu’il ne peut les amener à maîtriser la modélisation mathématique à un niveau avancé. Mais pour autant, si les SES ne s’appuient pas sur les développements des différentes disciplines de référence, que peuvent-elles bien enseigner ? On répond généralement à cette objection en mettant en avant l’objet des SES – la réalité sociale contemporaine – en insistant sur le fait qu’il n’existe pas, dans le supérieur, de formation de « SES » proprement dites. Mais l’objet ne suffit pas à faire la discipline scolaire, pas plus qu’il ne suffit à faire la science – et vous savez maintenant ce que je pense de l’inductivisme et de tous ceux qui prétendent partir uniquement des faits. Et toutes les disciplines scolaires sont dans la même situation que les SES : elles ne sont que la combinaison de savoirs savants qui, dans le supérieur, sont séparés. Les mathématiques, par exemple, se divisent aisément entre l’algèbre, la géométrie, la statistique, etc., autant de spécialités qui peuvent être plus ou moins hermétiques entre elles.

Il faut donc en venir à la deuxième position que l’on trouve chez les praticiens des SES : celle qui insiste justement sur les savoirs savants, et qui entend faire des SES une « propédeutique » à l’enseignement supérieur. Dans cette perspective, ce qui est visé par l’enseignement de SES est bel et bien une initiation aux disciplines scientifiques qui ont pour objet la société. L’agrégation afférente s’est d’ailleurs longtemps appelée « agrégation de sciences sociales ». On rapproche alors l’objectif des SES de celui des autres sciences, comme les Sciences et Vie de la Terre ou la Physique Chimie. Il s’agit de transmettre à la fois une culture générale scientifique et de préparer à la poursuite d’études particulières. C’est sans doute cette position plus que la précédente qui motive l’existence d’une filière Economique et Sociale au baccalauréat.

Mais j’entends déjà la critique du côté de certains de mes collègues mais néanmoins confrères économistes. Pourquoi rassembler dans un cours des disciplines aussi différentes que la sociologie et l’économie ? Cette dernière ne mériterait-elle pas un enseignement à part ? Les sociologues et politistes pourraient s’offusquer pareillement, mais il faut reconnaître qu’ils le font moins.

Les SES portent en effet, comme je l’ai signalé dans ma première note sur le sujet, un projet d’interdisciplinarité marqué. Et certains pensent qu’il vaudrait mieux le laisser tomber, souvent au profit de l’économie – ce qui, vous pouvez aisément l’imaginer, ne peut pas me satisfaire. En fait, il s’agit simplement, pour comprendre ce rassemblement, de penser comme un économiste : le temps des élèves est limitée, la surcharge de travail toujours possible, et il vaut mieux essayer de l’éviter. Rassembler des disciplines entre elles est de ce point de vue une bonne solution.

J’ajouterais à cela une autre remarque : économie, sociologie et science politique ont en commun le projet d’un regard scientifique posé sur des objets sociaux. Or, c’est cette démarche, déjà difficile à appréhender, qui se situe au centre de ce que l’on peut apprendre à des lycéens. S’ils l’acquièrent, ils pourront se diriger plus tard parmi ces différentes disciplines. Voilà pour la justification de la forme et du contenu.

Revenons à cette conception des SES comme propédeutique à l’enseignement supérieurs. Là aussi, il y a des objections plus fortes. La principale, je m’en suis fait l’écho dans la dernière note : la majorité des élèves de SES ne poursuivront pas des études de ce type, et encore moins des études scientifiques. Or, il faut bien que cet enseignement s’adresse à tout le monde.

On tombe là sur une exigence importante, applicable à tout enseignement de lycée : constituer un ensemble cohérent qui n’a pas besoin d’être complété par des études ultérieures, dont la poursuite n’est pas assurée. Si l’on enseigne quelque chose qui ne pourra être compris qu’avec le cours de première année de licence – ce qui est toujours une tentation pour l’enseignant passionné – c’est là un savoir qui sera perdu pour la majorité des élèves.

Il faut y rajouter l’exigence posée par la première conception : les SES doivent trouver un moyen d’apporter leur contribution au projet général du système éducatif de formation des citoyens.

C’est sur la base de ces deux exigences que je vais proposer une conception intermédiaire des objectifs d’un enseignement de SES.

2. Une solution intermédiaire : former le citoyen par les sciences sociales

Le point de vue que j’ai vais essayer de soutenir ici est relativement simple : les SES doivent avoir pour objectif de former le citoyen, mais ce de façon spécifique, c’est-à-dire en lui proposant une initiation à la démarche scientifique propre à ces disciplines. En bref, les deux objectifs développés sont non seulement compatibles, mais en outre identiques : c’est en permettant aux élèves de comprendre les sciences de la société que l’on peut apporter contribution à cet objectif général de formation du citoyen.

La conséquence logique d’une telle position est que l’enseignement de SES doit présenter une unité à deux niveaux. D’une part, l’ensemble des sciences mobilisées ne sont pas présentées pour elles-mêmes, mais en ce qu’elles éclairent la démarche scientifique propre aux sciences sociales – c’est-à-dire la possibilité stricte d’appliquer la science à des sujets humains, ce qui demande déjà un effort énorme de compréhension et d’explication, surtout auprès de lycéens (personnellement, cette compréhension a pris la forme d’une révélation en première année de master… c’est là une attente que j’aimerais épargner à mes élèves). D’autre part, l’enseignement lui-même doit, sur les deux ou trois années qu’il dure, présenter un programme complet qui n’attend pas de précisions ultérieures.

C’est sur la base de ces objectifs que je vais présenter quelques arguments en faveur des SES. Ce ne sont pas les seuls, je me borne à insister sur certains points qui me semblent trop facilement oubliés. En outre, j’en profite pour réaliser l’objectif de ce blog : parler de sociologie, et diffuser ses résultats.

3. Une justification des SES : Late modernity, reflexivité et sciences sociales

Mon argumentation risque de démarrer sur des voies quelques peu inattendues. Je vais en effet convoquer les analyses de la late modernity (ou modernité radicale) d’Anthony Giddens (cette partie doit beaucoup au récent ouvrage de Jean Nizet, La sociologie de Anthony Giddens, que j’en profite pour recommander, d’autant plus que je serais sans doute moins clair et plus rapide que lui).

3.1 SES, réflexivité et individus

La modernité se caractérise par l’individualisme, tout le monde s’accorde là-dessus. La place et la liberté laissées à l’individu par rapport à ses groupes d’appartenances deviennent de plus en plus larges. Giddens rajoute une autre caractéristique à cette modernité dans la période la plus récente : celle de la réflexivité. C’est sur cette base qu’il préfère parler d’une continuité avec la modernité – ce qu’exprime l’idée de « modernité radicale » - plutôt qu’une sortie de celle-ci – idée qui sous-tend l’usage d’expressions comme « post-modernité ».

Qu’est-ce que la réflexivité ? Il s’agit de « l’examen et la révision constantes des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère » [Giddens, Les conséquences de la modernité, 1994]. Autrement dit, institutions et individus ne cessent de se regarder agir au moment même où ils agissent, et cherchent à réajuster leurs actions à la lumière de cette observation et des savoirs disponibles.

« Pour Giddens, l’originalité des sociétés modernes avancées réside dans l’importance des usages des savoirs savants dans la vie ordinaire : "le savoir constitue un élément importance de ce processus [de réfléxivité]", et notamment les sciences humaines et sociales dans la mesure où "la révision chronique des pratiques sociales à la lumière de la connaissance de ces pratiques fait intimement partie du tissu des institutions modernes" » [François de Singly, « La sociologie, forme particulière de conscience », in B. Lahire, A quoi sert la sociologie ?, 2002]

Quelle est la conséquence de cela ? Premièrement, individus et institutions sont demandeurs d’analyses scientifiques sur leurs pratiques. Dès lors, leur fournir les moyens cognitifs de sélectionner les meilleures parmi ces analyses semble bien essentiel. C’est là une première justification des SES : celles-ci participent au plein exercice de la réflexivité moderne. Pour reprendre mon exemple de la précédente note, il est sans doute souhaitable que les individus qui font la société française sache, lorsqu’il faut éclairer les choix de celle-ci en matière économique, sachent distinguer entre l’analyse sérieuse d’un économiste et les bouffonneries d’un Jacques Marseille. De même, si une femme a besoin de réfléchir sur son couple, il est sans doute préférable qu’elle sache se diriger vers les analyses stimulantes et accessibles de Jean-Claude Kaufmann plutôt que vers le test « Etes-vous un bon coup ? » de Glamopolitan (ce qui ne lui interdit pas de faire le test pour rigoler un bon coup, notons-le bien).

Pour le comprendre encore mieux, on peut faire un détour par une autre conception de l’individualisme, celle développé par Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale [1995], ouvrage désormais plus que classique. Castel y fait remarquer qu’il y a plusieurs type d’individualisme : au moins un individualisme positif et un individualisme négatif. L’individualisme positif correspond à celui des classes moyennes et supérieures, où les individus sont aptes à s’émanciper des groupes d’appartenances parce qu’ils disposent d’un « socle de ressources », matérielles et autres, suffisant pour cela. L’individualisme négatif est au contraire celui des classes populaires qui naît de la désaffiliation de celle-ci : il découle justement de la perte des ressources nécessaires à son émancipation, qui isole alors les individus.

On peut considérer qu’une connaissance minimum des sciences sociales peut s’intégrer à ce socle de ressources pour accéder à un individualisme positif, ne serait qu’en se libérant de certains discours idéologiques de toutes sortes. On peut ici rappeler la justification humaniste de la sociologie que donne Peter L. Berger, laquelle va dans ce sens :

« On saisit une différence capitale entre le théâtre de marionnettes et notre propre dramaturgie : à la différence des marionnettes, nous avons le pouvoir de nous arrêter dans notre mouvement, de regarder en haut et de voir la machinerie qui nous fait bouger. Ce geste est le premier pas vers la liberté et du même coup, il nous confirme que la sociologie a vraiment toute sa place comme discipline des humanités » [Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, 2006 (1963)]

Ce passage peut facilement être étendu à l’ensemble des SES et n’a pas à se limiter à la sociologie. Parvenir à être un individu pleinement réflexif demande certaines connaissances concernant les sciences sociales, ce d’autant plus que celle-ci sont largement présentes dans l’environnement des individus.

3.2. L’individu face aux systèmes abstraits

La modernité, toujours selon Giddens, se caractérise également par la multiplication des « systèmes abstraits ». Mais qu’est-ce qu’un système abstrait ? Ce terme recouvre aussi bien des systèmes d’échanges, tels que la monnaie, qui permettent des relations sociales au-delà des frontières, entre des individus qui ne se rencontreront jamais, que le recours, dans la vie quotidienne des individus, à toutes sortes d’expert : médecins, biologistes, commerciaux, économistes, sociologue, etc. Pourquoi parler à leur propos de systèmes « abstraits » ? Même si nous rencontrons régulièrement certains d’entre eux – notre médecin de famille par exemple – la plupart sont distants de nous et nous les rencontrerons jamais : c’est le cas des économistes et sociologues pour le commun des mortels.

C’est là la conséquence logique de la réflexivité : ces systèmes abstraits se développent parce qu’individus et institutions sont demandeurs de l’expertise qu’ils portent. La mondialisation, en « désenchâssant » les relations sociales – leur permettant de s’établir sur un espace de plus en plus grand – rend ces relations d’expertise d’autant plus abstraites (Giddens développe une analyse de la mondialisation que je ne développe pas ici).

Or, nous sommes plus ou moins obligés de faire confiance à ces systèmes abstraits. Par exemple, lors de votre dernier repas, vous avez, peut-être sans le savoir, fait confiance à un expert de la sécurité alimentaire pour que votre repas ne contienne pas un poison quelconque. Et lors des dernières élections, vous avez peut-être voté pour un candidat sur la base de l’avis d’un économiste que vous n’avez jamais rencontré et dont vous savez bien peu de chose des travaux (il est probable d’ailleurs que ce ne soit pas le seul expert qui ait influencé votre choix).

La confiance dans ces experts n’est cependant pas (ou plus) absolues. Le rôle des experts était en effet devenue une « tradition » de la modernité première. Pour Giddens, une tradition se caractérise par sa répétition et son caractère de certitude non interrogée (et défendue par certains gardiens). La modernité a engendré ses propres traditions, distinctes des traditions anciennes comme la religion. Les experts en font partie. Or, la modernité (radicale) se poursuit en faisant reculer les traditions, y compris celle qu’elle a elle-même engendrée. D’où la remise en cause actuelle des experts.

Quel est le rapport de tout ça avec les SES, me direz-vous ? Parmi les systèmes abstraits qui entourent l’individu et parmi lesquels il doit se guider, un nombre important renvoient aux disciplines qui constituent le cœur des sciences économiques et sociales. La place des économistes – et des pseudo-économistes – dans le débat public en témoigne. L’appel à des experts qui ne sont pas des scientifiques pose d’ailleurs un problème. Pour éviter que l’individu ne soit perdu dans la trame que forment ces systèmes abstraits, il vaut mieux qu’il ait reçu une préparation minimale pour y faire face.

Mais au-delà de cela, le développement des systèmes d’expert sous-entend une certaine objectivation des faits de société. Pour arriver à comprendre les débats qui s’y mènent et les aborder le plus sereinement possible, il est souhaitable que les individus aient été habitués à l’idée qu’il est possible de faire de la science sur des faits économiques et sociaux. Ce qui signifie que l’appréciation d’un phénomène ne dépend pas simplement des appréciations et des points de vue que l’on peut avoir dessus. Par exemple, un économiste qui dit que les délocalisations ne sont pas une cause majeure de chômage, mais au contraire de gain pour l’économie française, n’exprime pas un point de vue « libéral » et « de droite », mais le résultat d’un travail statistique particulier. C’est à partir de ce constat que peuvent se construire des politiques de droite ou de gauche, c’est-à-dire des discours qui transforment (ou non) ces constats en problèmes et qui y apportent des solutions. Il en va de même pour un sociologue qui affirmera que la suppression que la ségrégation urbaine dépend des choix des catégories supérieures et non d’un communautarisme ethnique ou religieux provenant des catégories populaires. Arriver à saisir la signification de cette objectivation est l’un des enjeux principaux des SES.

Il est par contre possible de critiquer le travail statistique de l’économiste sur des bases scientifiques : par exemple, on pourra se demander comment on peut évaluer tous les emplois détruits par les délocalisations, s’il ne faut pas prendre en compte les emplois détruits de façon indirecte (l’entreprise qui délocalise « entraîne » avec elle les petits commerces alentours), et comment il faut s’y prendre. Là aussi, les SES ont un rôle à jouer : il ne s’agit pas d’apprendre aux individus à se soumettre servilement aux prophètes des sciences sociales, mais également de leur en faire comprendre les limites.

En résumé, ma défense des SES reprend des éléments classiques de la justification de cette enseignement – les SES aident à la compréhension du monde. J’espère y avoir ajouté deux éléments moins souvent avancés sur cette question. Premièrement, il ne s’agit pas seulement de comprendre le monde qui nous entoure mais surtout de comprendre les sciences sociales, dans la mesure où celles-ci participent de plus en plus, au travers de la multiplication des systèmes abstraits, à la construction de la réalité sociale. Deuxièmement, l’intérêt des SES ne se limite pas aux rapports entre l’individu et son environnement, notamment politique, mais également aux rapports de l’individu avec lui-même et de la façon dont il peut devenir un « sujet ». Ceci concerne aussi bien la sociologie, où cette dimension semble de plus en plus prise en compte, que l’économie : l’ouvrier qui se retrouve au chômage après une délocalisation a bien besoin de savoir ce qui s’est passé… et l’économie n’est sans doute pas inutile de ce point de vue.

4. Quelques conséquences : la place des SES dans l’éducation

Au regard de tout ce que je viens d’avancer, il faut bien que j’en tire les conséquences par rapport à la place que les SES doivent tenir dans le système éducatif. Action.

Tout d’abord, si l’on accepte l’idée que les SES peuvent participer à la réflexivité des individus et à leur compréhension du monde qui les entoure, il n’y a pas de raison de les limiter à une seule filière du baccalauréat. C’est là une conclusion à laquelle parviennent souvent les enseignants de SES. Je ne fais donc pas dans l’originalité de ce point de vue. Les élèves de filière L et ES ont des enseignements scientifiques au moins jusqu’en seconde, et en mathématique jusqu’à la terminale. De même, il n’y aurait pas de sens à limiter l’enseignement du français et de la philosophie au seul bac L. Alors pourquoi priver les élèves de L et de S de toute possibilité d’un enseignement de sciences économiques et sociales ? Pendant un temps, ils avaient la possibilité de choisir une option SES, mais celle-ci a été supprimée. La rétablir serait une solution. Mais il serait sans doute préférable d’étendre un enseignement obligatoire de SES aux deux autres filières. Ce d’autant plus que les programmes seraient aisément adaptable : est-il impensable que des bacheliers littéraires étudient la sociologie de la lecture, l’économie de la culture, ou les problèmes de l’exception culturelle ? que les bacheliers scientifiques se frottent à un peu d’application des statistiques et une lichette de sociologie des sciences ? De même, dans les filières techniques, il n’est pas inenvisageable d’adapter un enseignement, par exemple en sociologie des organisations et en économie de l’entreprise.

(Certains mauvais esprits diront qu’en avançant cela, un enseignant de SES prêche forcement pour sa chapelle. Ils n’ont sans doute pas tout à fait tort. Mais, outre le fait que cela ne réduit en rien mes arguments, je ferais remarquer que, du point de vue d’un enseignant déjà en poste, il est sans doute plus agréable de recevoir des élèves qui ont un minimum choisi leur filière plutôt que des élèves qui subissent une matière pour laquelle ils n’ont aucune inclinaison particulière. Certes, tous les élèves de ES ne sont pas des passionnés des SES, mais la part de ceux qui vivent mal cet enseignement augmenterait sans nul doute si on l’étendait à tous les élèves)

Mais, pourquoi ne pas tirer le fil un peu plus ? L’une des propositions les plus intéressantes concernant le système éducatif français me semble celle de François Dubet sur le « SMIC scolaire » [notamment dans L’école des chances, 2004]. Celle-ci concerne le collège : partant du constat que ce qui manque au collège unique, c’est un projet pédagogique à part entière qui ne le réduise pas à être un « lycée en miniature », François Dubet propose de fixer comme objectif à celui-ci de s’assurer que tout élève qui parviennent à la fin de la scolarité obligatoire (16 ans) maîtrise un certain socle commun minimal, un ensemble de connaissance que l’on juge absolument essentiel que chaque français maîtrise.

J’entend déjà crier au nivellement par le bas : s’il faut vraiment que chaque élève maîtrise les mêmes savoirs, alors on va devoir se fixer sur le niveau du plus mauvais… C’est là qu’intervient l’idée de « SMIC » : en fixant un salaire minimum, on interdit nullement de gagner plus et l’on est loin de niveler les salaires par le bas. Ainsi, les parcours au collège pourrait être plus individualisés afin de s’assurer que les élèves en difficulté progressent jusqu’au « SMIC scolaire » et que ceux qui ont plus de faciliter puissent aller plus loin, éventuellement en aidant directement ou indirectement leurs camarades.

La question reste cependant de savoir ce qui doit être mis dans ce fameux socle commun. Evidemment, toute discipline a envie d’en faire partie… Et certaines sont particulièrement simples à défendre : français, mathématiques, histoire, personne ne va contester la présence de ces matières (même si le contenu de chacune risque de faire place à une sérieuse foire d’empoignes). On peut y ajouter, en suivant François Dubet, des disciplines dites « techniques » : la présence de celles-ci pour tous les élèves serait sans doute le meilleur moyen de revaloriser les filières techniques en leur donnant un peu plus de légitimité.

Reste donc un peu de place, sans doute pour des enseignements scientifiques de base. Pourquoi, alors, ne pas y ajouter un peu de sciences sociales ? La défense que je me suis efforcé de faire de ces disciplines n’interdit pas un tel projet, bien au contraire. Bien sûr, il ne s’agira pas alors d’enseigner les théories et auteurs en tant que tels – j’imagine mal des collégiens suant sur la définition de l’habitus ou sur l’équilibre de concurrence pure et parfaite. Mais la démarche n’est pas forcément difficile à apprendre : en proposant aux élèves une petite enquête, simple à réaliser, sur leur collège, leur quartier ou leur ville, on aurait une activité formatrice qui les initierait à la démarche scientifique (y compris dans sa dimension théorique), à la distanciation avec les objets économiques et sociaux, et la recherche de l’objectivité, de façon à la fois ludique et motivante. Menée sur une année, elle permettrait également de gérer l’hétérogénéité entre les élèves, chacun pouvant participer en fonction de ses préférences et capacités, et de renforcer le travail en équipe déjà présent dans d’autres disciplines.

Certains auront reconnu dans cette idée quelques éléments de « l’utopie réaliste » de Bernard Lahire (article repris dans son récent ouvrage : L’esprit sociologique, 2007) : enseigner les sciences sociales à l’école primaire. Il argumente que l’on enseigne très tôt aux élèves à se distancier des faits physiques – avec l’expérience du bâton trempé dans l’eau qui apparaît coupé, ou simplement en leur enseignant que, contrairement à ce qui est immédiatement visible, la terre tourne autour du soleil et non l’inverse. Dès lors, pourquoi ne pas faire la même chose dès l’école primaire ? Il propose pareillement l’idée d’une enquête, qui initierait à la démarche et non aux théories et aux auteurs. Je n’ai donc rien inventé de bien original, je l’avoue. Il me semble cependant que le niveau primaire n’est peut-être pas le plus adapté pour un tel projet pédagogique. Le collège me semble mieux convenir, surtout si les sciences sociales peuvent trouver leur place dans ce fameux « SMIC scolaire ».

5. Les SES et les projets gouvernementaux

Pour autant, aucun des projets que je décris n’est à l’ordre du jour gouvernemental. C’est bien dommage, mais cela n’empêche pas de réfléchir avec ce que l’on a. Comme on le sait désormais, Xavier Darcos réfléchit à la suppression des filières du baccalauréat et à leur remplacement par un système d’option. Evidemment, une telle réforme est loin d’être gagnée, ne serait-ce que parce que toute réforme qui touche de près ou de loin au bac est on ne peut plus aventureuse, étant donnée la charge symbolique que concentre l’examen roi du système scolaire français. Il y aurait, en outre, bien des critiques à faire à un tel projet, ne serait-ce qu’en terme de lisibilité du baccalauréat. Acceptons cependant qu’un tel projet aboutisse. Qui dit « options » dit nécessairement « tronc commun ». Vous avez déjà compris ce que j’ai derrière la tête : les SES devrait, à mon avis, rejoindre naturellement les enseignements communs à tous les lycéens, ce pour toutes les raisons que j’ai développé précédemment. Une option de renforcement pourra être mise en place, comme il en existera alors probablement pour le français ou les mathématiques. Si un membre du gouvernement me lis, je lui serais gré de transmettre cette doléance aux personnes compétentes (soyons réaliste : c’est relativement peu probable).

6. Pour finir, un peu de littérature (spécial dédicace à tous les bacheliers L)

Ce post, même divisé en deux parties, est sans doute trop long pour un blog. J’en ai dis beaucoup, et pourtant je ne peux pas développer autant que je le souhaiterais certains aspects – notamment sur la place et le rôle des SES par rapport à la modernité. Mais je ne peux m’étendre plus longuement (d’autant plus que j’ai des copies à corriger, et que, quitte à défendre les SES, autant commencer par les exercer, non ?).

Pour remercier mes honorables lecteurs d’être parvenus jusqu’ici, je terminerais sur une touche plus légère avec une petite citation à caractère littéraire. Si les sociologues sont irremplaçables pour ce qui est de comprendre et d’analyser le monde social, il arrive qu’un écrivain parviennent à exprimer mieux que quiconque une idée qui, bien qu’indémontrable, n’en a pas moins de force. Place, donc, à l’un des meilleurs écrivains francophones vivant :

« - Mais je pensais à autre chose. Non pas à toi, à ta vie, à ta personne. Je pensais à ton expérience. A ce que tu avais vu, à ce que tu avais connu. De cela, tes amis français ne pouvaient avoir aucune idée.

- Les Français, tu sais, ils n’ont pas besoin d’expérience. Les jugements, chez eux, précèdent l’expérience. Quand nous sommes arrivés là-bas, ils n’avaient pas besoin d’informations. Ils étaient déjà bien informés que le stalinisme est un mal et que l’émigration est une tragédie. Ils ne s’intéressaient pas à ce que nous pensions, ils s’intéressaient à nous en tant que preuves vivantes de ce qu’ils pensaient, eux. » [Milan Kundera, L’ignorance, 2000]

Et c’est justement pour compenser ce travers si français par lequel « les jugements précèdent l’expérience » que les SES sont sans doute le plus utiles. Ce sera là, le dernier acte de ma justification, en forme d’hommage à tous les défenseurs de la filière L. Amis littéraires, bonsoir.

1 Citation, comprend qui peut.


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La dernière des classes sociales (3)

Où l'on finira la discussion sur les classes sociales et la grande bourgeoisie à travers de l'ouvrage de Michel Pinçon et Monique Pinçon ; où l'on découvrira enfin l'origine du titre de cette série ; et où l'on conclura brièvement sur l'utilité de Marx aujourd'hui.


4. La dernière des classes sociales

Au final, la grande bourgeoisie apparaît comme la dernière des classes sociales. Reprenons, à la lumière de Chauvel – et de la présentation qu’en fait Pierre Maura pour ceux qui n’ont pas lu l’original –, l’état des classes sociales aujourd’hui par rapport à ce cadre théorique.

Les classes sociales se sont peu à peu effacé avec les évolutions économiques d’après guerre : une certaine égalisation des conditions, la moyennisation de la société [8], a réduit comme peau de chagrin les classes « pour soi ». Si les classes en soi peuvent demeurer, c’est la conscience de celles-ci qui est aujourd’hui moins marquée.

En bas de l’échelle, nous avons les classes populaires. Celles-ci sont bien peu intégrés, et dans l’ensemble fortement divisées. Elles se mobilisent peu ou pas du tout, ou suivant des modalités peu construites – le vote protestataire, vers les partis extrémistes, en est le signe. Le déclin du mouvement ouvrier et de ses capacités à donner sens à un conflit général ne laisse pas grande capacité d’action.

Au milieu, nous trouvons les classes moyennes. Celles-ci fournissent toujours un modèle important pour la plupart des individus – rappelons que 75% des Français s’identifiaient à la classe moyenne en 2005 [9]. Mais elles se mobilisent peu et ne fournissent pas vraiment un conflit apte à créer une véritable classe pour soi. Elles sont de plus en train de se diviser. Cette division produira – peut-être – des classes pour soi. Mais rien n’est moins sûr.

Reste donc, au sommet, la grande bourgeoisie, la classe dominante, qui, elle, est la dernière à être classe pour soi.

« Si les classes sociales fondamentales du marxisme, la bourgeoisie et le prolétariat, ont pu exister réellement du fait même de la vitalité de la doctrine marxiste […], il en va aujourd’hui autrement. Par un effet de théorie en retour, le recul théorique et pratique du marxisme, comme école de pensée et comme corpus de préceptes de base de l’action des partis s’en réclamant, conduit à un recul de la classe ouvrière comme classe pour soi, organisée et mobilisée contre l’adversaire. Ce recul explique peut-être en partie qu’en retour la bourgeoisie se sente autorisée à s’affirmer plus ouvertement comme classe. Non pas dans ce vocabulaire marxiste, mais dans la réalité de son discours et de ses pratiques ». [5]

Sa mobilisation est pour ainsi dire naturelle : en suivant les injonctions propres à son milieu social, en se fiant à son habitus, le grand bourgeois agit « naturellement » pour le plus grand bien de sa classe. Il suffit de suivre les indications données par la famille et l’école, puis par les pairs, les cercles et autres, pour réaliser dans les faits la défense de sa classe. Le goût de la haute culture – peinture, architecture, etc. – est très naturellement enseigné dans les espaces éducatifs de la haute société. Il est aussi un moyen de mettre en distance, d’exclure de fait, ceux qui ne maîtrisent pas ce code.

De même, si le vote conservateur est naturel dans la haute bourgeoisie, avec très peu d’exception, le milieu ouvrier se caractérise au contraire par l’éclatement du vote sur un large spectre de possible – qui inclut aussi bien les partis de droite, d’extrême droite, de gauche et d’extrême gauche, ainsi que l’abstention.

La conscience de classe ne se fait donc qu’a minima, faute, en quelque sorte, d’adversaire pour la grande bourgeoisie. C’est là le privilège de la dernière des classes sociales.

5. Courte conclusion

Alors que l’avenir des classes moyennes inquiète de plus en plus les français – et à raison – et que les classes populaires semblent plus anomiques que jamais, penser le monde en terme de classes sociales et de rapports de classe n’est pas totalement inutile. Cela ne débouche pas nécessairement sur une apologie de la lutte des classes et de la libération par la révolution, comme on voudrait parfois nous le faire croire. Il s’agit simplement de se faire une représentation plus juste des enjeux de pouvoirs dans la société contemporaine. Toute société complexe est faite de conflit. Le langage politique contemporain essaye souvent d'esquiver cette dimension poutant essentielle de nos sociétés, et ce à gauche comme à droite. Soit en proposant des réformes "nécessaires" et n'ayant donc pas à être débattu, soit en refusant, au nom d'un certain universalisme, l'idée même que des groupes puissent avoir des intérêts différents.


Bref, ce que je cherche à dire, c'est que penser les conflits, leurs formes, leurs sens et leurs conséquences, est sans doute l'une des approches pour lequel la pensée de Marx est la plus utile. Et c'est pour cela que je vous en reparlerais très bientôt.


Bibliographie :

[1] Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, 2001.

[2] Pascal Combemale, Introduction à Marx, 2006.

[3] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.

[4] Peter L. Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, 1963.

[5] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, 3ème édition, 2007.

[6] Yankel Fijalkow, Sociologie de la ville, 2004.

[7] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, 2004.

[8] Marco Oberti, L’école dans la ville. Ségrégation – Mixité – Carte scolaire, 2007.

[9] Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847.

[10] Pierre Bourdieu, La distinction, 1979.

[11] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, 1964.

[12] Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Voyage en grande bourgeoisie, 1997


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