L'espace transnational des compositeurs contemporains

Sur le site du Monde, on trouve un intéressant article sur les compositeurs de musique contemporaine qui partent de la France pour s'établir aux Etats-Unis et profiter des avantages que leur offre le système universitaire américain - des rémunérations conséquentes, surtout par rapport à la France, et de meilleures conditions de travail. Sans surprise, le parallèle est fait avec la "fuite des cerveaux", c'est-à-dire le départ des scientifiques français vers les mêmes destinations pour des raisons apparemment similaires. Les choses sont cependant un peu différentes.


L'article évoque le cas de plusieurs musiciens, sans donner de statistiques précises. Mais on peut supposer que le monde des compositeurs contemporains est suffisamment petit pour que les quelques départs évoqués soient significatifs. Il est facile d'y voir une expression de la mondialisation : les espaces nationaux se trouvent connectés par une forme de marché qui permet aux individus de se déplacer entre eux plus facilement. Il est d'ailleurs notable que, dans le cas de certains de ces musiciens, il ne s'agit pas simplement du passage d'un espace à l'autre, modèle classique de l'immigration/installation, mais plutôt d'un déploiement de leur activité sur les deux espaces, jusqu'à jouer avec leurs frontières :

Le compositeur français regrette également que la vie aux Etats-Unis n'influence en rien son mode de composition. L'essentiel de son activité de compositeur se déroule toujours en Europe. N'ayant guère l'occasion de faire jouer ses oeuvres en Amérique, il se définit comme un "réfugié économique de luxe".

A San Francisco, la communauté française est assez fournie, et l'université apparaît, en musique, comme un tremplin pour Paris. D'ailleurs, chaque année, des étudiants de Berkeley obtiennent une bourse pour aller étudier dans la capitale française. Certains suivent le cursus d'informatique musicale de l'Institut de recherche et coordination acoustique-musique (Ircam), rebaptisé par eux " prix de Paris".

On peut les rapprocher des entrepreneurs transnationaux décrits par Alejandro Portes dans son article "La mondialisation par le bas" (Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 129, n°1, 1999) : ceux-ci déploient une activité qui se jouent des frontières, en jouant par exemple sur les différences de prix entre les Etats-Unis et leur pays d'origine, et produisant ainsi des "espaces transnationaux" dans lesquels ils circulent. La mondialisation n'est donc pas la simple création d'un espace "mondial" général, mais se structure dans des espaces plus limités, qui peuvent être différents d'une activité économique à l'autre et être plus ou moins hermétique. Ainsi, l'espace crée par les déplacements des musiciens n'est pas un marché mondial, mais un espace transnational limité, apparemment, à l'Europe et à une partie de l'Amérique du Nord.

Les raisons de ces déplacements sont essentiellement économiques, mais pas seulement en termes de salaires offerts, mais aussi d'opportunités de carrières : comme le rappelle Hughes ("Carrières", Le regard sociologique. Essais choisis, 1996), le temps consacré respectivement aux activités principales et accessoires sont des marqueurs significatifs des évolutions des carrières. Ici, ce que recherchent les musiciens, c'est un temps plus long à consacrer à ce qu'ils estiment être leur carrière principale - la composition - en limitant la place accordé à l'accessoire - l'enseignement. C'est d'ailleurs une situation typique des activités artistiques :

A 50 ans, il assurait dix-huit heures d'enseignement hebdomadaires dans un conservatoire municipal de la région parisienne (successivement Aulnay-sous-Bois, Le Blanc-Mesnil, Nanterre) pour un salaire moyen. Au Canada, il ne donne que neuf heures de cours par semaine avec une rétribution nettement plus élevée. Et, surtout, il a davantage de temps à consacrer à la composition. Son gagne-pain ne constitue plus une entrave à la création.

Jusque là, la ressemblance avec la "fuite des cerveaux" scientifiques est assez nette, et Pierre Gervasoni, auteur de l'article, ne manque pas d'y faire référence, tout comme ses interviewés : "Une véritable fuite des cerveaux, version musique, que Philippe Manoury considère "en tout point semblable à celle observée chez les scientifiques"". Il est cependant important de garder en tête que les marchés du travail sont largement structurés par les carrières des individus qui s'y trouvent : le raisonnement économique classique a tendance à faire du travail un bien plus ou moins homogène, sans se soucier de comment les individus arrivent sur ce marché, de quel a été leur parcours précédent. Or, ici, pour comprendre la mondialisation qui se joue, ces carrières sont fondamentales.

Les compositeurs concernés sont en effet, d'après l'article bien évidemment, des musiciens jouissant déjà d'une certaine reconnaissance, au moins dans leur espace national d'origine. Certains bénéficiaient même d'une reconnaissance déjà internationale, mais acquise à partir de la position nationale. La fuite des cerveaux "classique" est légèrement différente : si elle peut également concerner des scientifiques déjà accomplies, les Etats-Unis ont aussi eu pour caractéristique d'attirer de jeunes chercheurs, en début de carrière, pendant ou après leur doctorat. Ce n'est pas le cas, du moins d'après l'article ici commenté, pour les musiciens : le départ à l'étranger, et spécifiquement vers les postes universitaires d'Amérique du Nord, apparaît plus comme une forme de consécration d'une carrière déjà bien engagé, même si loin d'être terminée - les âges donnés dans l'article tournent autour de 35 et 40 ans. Autrement dit, ce n'est pas n'importe qui parmi les compositeurs qui part et pas dans n'importe quelles conditions. A ce titre, les points de départs des carrières, c'est-à-dire le lieu où les individus font leur formation et leurs "premières armes" gardent une importance fondamentale : si la France forme de futurs compositeurs, ceux-ci en garderont la trace même s'ils partent à l'étranger.

Si on prend en compte ces deux caractéristiques de l'espace transnational des compositeurs de musique contemporaines - à savoir le maintien d'une activité entre et donc sur les deux espaces nationaux, celui de départ et celui d'arrivé, d'une part, et le fait que "l'expatriation" n'intervienne que pour des individus déjà bien avancé dnas leur carrière - la situation est bien différente de celle de la "fuite des cerveaux". En tout cas, il ne faudrait pas aller trop vite en disant que la France perd la main en matière musicale. Comme souvent dans la mondialisation, les espaces nationaux et les Etats sont loin de disparaître et de se fondre dans un grand ensemble global.

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Stigmate et mariage

"Dans une société établie, le droit à la non-conformité doit être protégé par les institutions" (Karl Polanyi)

Eric Besson, qui mobilise beaucoup de mon énergie bloggique ces derniers temps, s'en prend désormais aux mariages "gris", nouvelle expression voulant désigner des mariages où une innocente française de bonne foi est injustement trompée par un infâme sans papiers aux dents longues qui l'épouse non pour ses beaux yeux mais pour obtenir la sacro-sainte carte de séjour. Dans le "débat" sur l'identité nationale où, décidément, rien ne nous sera épargner, pas même le sexisme, cela révèle surtout combien le stigmate se propage d'individus à individus.


Reprenons, si vous le voulez bien, ce que je défendais il y a quelques temps : on reconnait un Français à ce qu'il n'a pas besoin de justifier de son identité nationale. Il est Français, point, et il ne viendrait à l'idée de personne de venir lui contester cette caractéristique, quand bien même ce serait un crétin sexiste. Au contraire, ce sont aux immigrés que l'on demande leurs "papiers", pas seulement l'objet physique, mais aussi d'expliquer ce qu'ils font là et pourquoi ils méritent d'être Français. En un mot, on a à être un bon Français que lorsqu'on ne l'est pas vraiment au même titre que les autres.

Les étrangers sont ainsi porteurs d'un stigmate au sens sociologique du terme, c'est-à-dire un signe par lequel l'individu est perçu comme extérieur au groupe, voire comme inhumain. Voici ce qu'en dit Erving Goffman dans l'introduction de son ouvrage classique Stigmates. Les usages sociaux du handicap (1963) :

Mais, dans tous les cas de stigmate, y compris ceux auxquels pensaient les Grecs, on retrouve les mêmes traits sociologiques :un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontre et nous détourner de lui détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs.

Le point important est qu'un individu stigmatisé va voir ses gestes, ses attitudes et ses comportements interprétés à l'aune de ce stigmate. Ainsi, Thierry Henry, une fois stigmatisé comme tricheur, aura du mal à se débarrasser de cette marque comme le soutient le Global Sociology Blog. De la même façon, un étranger porteur du stigmate, car tous ne le sont pas ou pas au même titre, verra chacune de ces actions interprétées en fonction des attentes que l'on a de lui : difficile de draguer tranquille quand on suppose que vos intentions sont encore moins honorables que celles de la moyenne des individus. Du moins, si vous portez une marque visible : ainsi, sera considéré comme "étranger" le Français dont l'apparence est par trop étrangère.

Là dessus, il faut reconnaître que la façon dont est construit ce problème des mariages gris est assez fascinante dans ce qu'elle révèle des stigmates que peuvent porter les différents individus, et pas seulement les étrangers. Eric Besson, ainsi, se concentre sur les fragiles jeunes Françaises (il n'est pas dit qu'elles sont moches ou bêtes, mais c'est fortement sous-entendu) qui se laissent séduire par des étrangers, que l'on devine être de virils Noirs ou Maghrébins. Essayant de rééquilibrer cette vision du problème, Stéphane Guillon évoque, dans la chronique qu'il fait à ce propos, les vieux Français libidineux qui profitent des charmes de quelques jeunes et fraîches étrangères, que l'on devine soumise et en détresse. Dans les deux cas, les hommes sont dominants et les femmes dominés, il faut croire qu'elles aussi portent un stigmate. Pourquoi n'imagine-t-on une jeune Française profitant d'un bel étranger en détresse et un Français mal dans sa peau qui se laisse manipuler ? On me dira que dans la réalité, les choses ne se passent que rarement ainsi. Peut-être. Mais le pathos utilisé dans le monde politique n'en est pas moins profondément sexiste, surtout dans la présentation des femmes comme des êtres simples et manipulables.

Mais revenons à Goffman. Le stigmate a ceci de particulier qu'il peut se diffuser d'un individu à l'autre, en particulier dans la famille :

En gros, on peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu, il y a les monstruosités du corps et les diverses difformités. Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées ou rigides, de malhonnêteté et dont on infère l’existence chez un individu parce qu’on sait qu’il est ou a été par exemple mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d’extrême gauche. Enfin, il y a ces stigmates tribaux qui sont la race, la nationalité, et la religion qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d’une famille.

On peut rajouter à cela l'idée que le stigmate est comme un gêne dominant : il se transmet plus facilement que toute autre caractérique. Ainsi, l'enfant d'un homme Noir et d'une femme Blanche comme celui d'un homme Blanc et d'une femme Noire sera Noir, c'est-à-dire considéré comme tel par les autres - et ce n'est pas notre ancien héros mondial qui me contredira. Après tout, pourquoi ne pas le considérer comme Blanc ? Simplement que la couleur de peau reste un stigmate et se diffuse donc plus facilement que les autres caractères.

Ainsi, on peut noter que la dénonciation des mariages "gris", bien que le phénomène soit très minoritaire, touche autant les étrangers que leurs conjoints Français : voilà ces derniers sommés, par les autres comme par les institutions, de s'expliquer sur cet étrange désir : vivre avec la personne que l'on aime, qu'importe que celle-ci soit Française ou non. Les choses sont dures si le couple ne se marie pas, le conjoint étranger devant subir de lourdes démarches administratives. Les choses ne s'arrêtent pas une fois le serment prononcé devant Monsieur le Maire. Il faut encore passer par la case préfecture le temps d'obtenir une carte de séjour un peu plus longue. Et si le conjoint veut obtenir la nationalité - souvenons que plus de 3 millions d'emplois sont interdits aux étrangers - il faudra rajouter encore des démarches, au bout de quatre ans, auprès du tribunal, avec enquête à la clef.

Les choses ne sont déjà pas facile, mais voilà qu'en plus, un ministre vient jeter le doute sur votre union. Il va falloir vérifier, il va falloir s'expliquer, il va falloir montrer qu'on ne s'est pas laissé avoir, parce qu'un mariage "mixte" - bien étrange terminologie - n'est plus seulement soupçonné d'être blanc, il peut aussi désormais être gris... en attendant que l'on vienne rallonger un peu plus le nuancier. Abdelmalek Sayad présentait les "paradoxes de l'immigration" comme relevant d'une double absence : l'immigré ne peut plus être présent dans sa société d'origine, parce que l'immigration l'a transformé et rend le retour plus difficile, et il ne peut être vraiment présent dans sa société d'accueil qui, le plus souvent, pense sa venue comme temporaire, seulement liée au travail. Ce sentiment découle directement du stigmate que porte l'immigré ou plutôt des stigmates qu'il porte dans chacune de ces deux sociétés. Il y a fort à parier que, si la stigmatisation s'étend au conjoint, celui-ci ressente également ce sentiment d'absence.

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Encore dans la rue...

Demain, comme l'année dernière à un jour près, je serais dans la rue avec mes collègues enseignants pour défendre notre discipline - si vous vous joignez à nous, vous me reconnaîtrez facilement, je suis le seul à avoir une tête de Simpson. Pourquoi cette manifestation organisée par l'Apses ? La réponse dans cette tribune dans le Monde :

Ce constat appelle une évidence : si la culture scientifique et la culture des humanités sont bien indispensables aux lycéens de demain, ce qu'on appelle la "troisième culture", portée par les sciences sociales, l'est au moins tout autant, aussi bien dans la perspective de la préparation des élèves à l'orientation dans l'enseignement supérieur que dans une optique de culture générale. Or, dans la nouvelle architecture du lycée, cet enseignement reste non seulement optionnel, mais de plus il voit son horaire se réduire de moitié. Cela pose un double problème.


En premier lieu, comment peut-on sérieusement faire découvrir les spécificités scientifiques d'une discipline jusqu'alors jamais enseignée avec un horaire aussi réduit ? A raison de 90 minutes par semaine, l'exploration n'ira pas bien loin ! En outre, demander à un jeune de 15 ans de choisir entre les SES et un enseignement d'"économie appliquée et gestion" est un compromis boiteux.

En second lieu, il sera encore possible à un élève de s'orienter en série économique et social (ES) sans jamais avoir suivi un enseignement de SES, discipline majeure de cette série. Imagine-t-on un élève suivre une première scientifique (S) sans jamais avoir fait de physique, ou suivre une première littéraire sans jamais avoir fait de lettres ? C'est inconcevable, et la réforme actuellement initiée est l'occasion idéale de mettre fin à cette anomalie du système éducatif. Pour l'instant, elle déstabilise un enseignement et une voie de formation qui ont démontré leur utilité. A cet égard la suppression de l'option science politique en première s'avère être un signe supplémentaire de l'appauvrissement de l'enseignement des sciences sociales au lycée.

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[Une heure de lecture #7] En attendant l'égalité...

Depuis que je suis les blogs sociologiques américains, je prend conscience de l'attention particulière portée outre-Atlantique aux inégalités de genre. Beaucoup de post nous proposent de voir tous les petits éléments qui construisent quotidiennement les différences, les hiérarchies et les inégalités entre hommes et femmes. Petite sélection.


Désastreux "disaster movies"

Vous serez sans doute nombreux à aller voir, dans les semaines qui viennent, des films comme 2012 ou The Road, bref des films "de désastre" ou disaster movie comme disait l'autre. Si vous lisez Le Monde, vous savez déjà que les Aztèques n'ont rien à voir avec les délires de Roland Emmerich. Avant d'acheter votre billet, il serait bon de se poser quelques questions, par exemple "Roland Emmerich, c'est pas le gars qui a fait Godzilla ?" ou "quel est le message commun à tous les films de ce genre ?". Pour cela, vous devriez aller lire ce post sur le Global Sociology Blog (ma traduction) :
Mais le problème est le suivant : dans ces films, les hommes commencent par échouer en tant que père, c'est-à-dire, en tant que vrais hommes. La société et ses normes (comme l'égalité théorique avec des femmes qui ont divorcé d'eux ou des enfants adolescents qui ne respectent pas leur autorité) les ont émasculé. Le désastre emporte les fers de la société et la patriarche peut reprendre ses droits. Ce n'est qu'à ce moment là que les hommes peuvent retrouver leur masculinité et leur statut patriarcal en se montrant capable de survivre et de sauver leur famille précisement PARCE QUE la société et ses normes ne les retiennent plus.
Dans ce pseudo "retour à l'état sauvage", seuls les vrais hommes peuvent survivre et, une fois tous les raffinements de la civilisation ont disparu, le "vrai standar" redevient la norme : un père en position d'autorité par apport aux femmes et aux enfants. Quelqu'un qui assure l'autorité, impose le respect et, évidemment, utilise la violence quand c'est nécessaire, c'est-à-dire lorsque sa famille est menacée.

En un mot, une vision à la fois très conservatrice, dans ce qu'elle naturalise la supériorité des hommes et des pères sur l'ensemble de la société, et très libérale, puisqu'elle considère que chaque individu doit s'imposer seul et que les meilleurs survivront.

Être "hot", un acte de libération sexuelle

Sur Sociological Images, on s'interroge sur certaines représentations de la libération de la femme, en rapport avec le débat sur la burqua. Par une espèce de retournement complet, le fait de porter des vêtements sexy devient une marque de libération de la femme, comme l'illustre cette publicité allemande :



La femme met de la lingerie, se regarde dans le miroir, pour finalement se couvrir d'une burqua. Mais elle est toujours "hot" en dessous, ce qui confirme l'idée qu'être "hot" est ce qui rend les femmes heureuses et libérées. L'idée qu'une femme pourrait vouloir se libérer du regard d'un homme (même juste imaginaire" est laissée en suspens. (Ma traduction)

A quand la mosquée playmobil ?

Pour finir, cette magnifique image : alors que les catalogues de jouets se trouvent sans doute déjà dans vos boîtes aux lettres, vous trouverez peut-être des publicités pour l'église Playmobil :



(Source : Idées Enfants)

Il faut bien entendu lire le texte d'accompagnement pour se rendre compte des attentes liées à un tel jouet :
Les petites filles pourront rêver en célébrant le plus beau jour de leur vie !
Magnifique église avec couple de mariés où les cloches sonnent réellement. Musique d'orgue pour célébrer le mariage et bagues pour les petites filles.

Evidemment, le mariage, c'est une affaire de filles. Et en plus, c'est le "plus beau jour de leur vie", parce qu'evidemment, la vie d'une femme ne prend de sens que par rapport à un homme. C'est là le rôle féminin, c'est-à-dire les attentes que l'on a par rapport à un individu identifié comme féminin. En donnant ces jouets aux enfants, on produit des comportements adaptés au rôle que l'on leur prête. Les petits garçons, eux, ne se voient pas offrir des petits couples mariés...

Mais, au delà de ce sexisme sans doute inconscient, au moins de la part d'un certain nombre de parents - car les jouets, surtout pour les plus jeunes, s'adressent plus aux parents qu'aux enfants, cela n'est pas forcément gênant. Après tout, si des parents veulent que leurs enfants soient élevés dans une forme de foi qui considère qu'un mariage doit se faire à l'église, c'est leur droit. Mais pourquoi n'y a-t-il pas la mairie pour les parents qui préfèrent le mariage civil, ou la Mosquée, ou la Synagogue ? On peut douter que ce soit simplement parce que le marché est insuffisant : un marché, cela se construit, et les différents acteurs économiques semblent peu pressés à se développer dans ce centre. Sans doute parce que lancer de tels jouets serait perçus comme "communautariste", tandis que la bonne vieille église n'a, bien sûr, rien de communautariste. Du coup, on pourra relire ce post du Montclair Socioblog (ma traduction) :

Exactement comme "blanc" est la race universelle (aux yeux des Blancs) et "masculin" est le genre universel (aux yeux des hommes), le Christianisme est la religion universelle. Le jouranliste du Times dit que Scalia n'a pas besoin qu'on lui dise que la croix est le symbole du Christianisme. Mais Scalia dit qu'il est "outrageant" de penser que la croix n'honore que les Chrétiens. En d'autres termes, le symbole chrétien est le symbole religieux universel... au moins aux yeux de Scalia.

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Appel pour la généralisation des SES au lycée

L'Association des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales (APSES) lance un nouvel appel pour sauver une matière qui reste très menacée par la réforme à venir : comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire bien trop souvent, à l'heure où, plus que jamais, les futurs citoyens ont besoin des outils intellectuels pour comprendre le monde social, on voudrait soit marginaliser cet eneignement, soit le réduire aux "fondamentaux de l'économie", autrement dit le priver des débats et questions problématiques et plus encore de l'apport de la sociologie. Si vous pensez que les sciences sociales ont droit à une place digne de ce nom au lycée, cliquez ici et signez l'appel.


Pour en savoir plus sur les menaces qui pèsent sur les SES, vous pouvez allez lire cet article sur le site de l'Idies :

Actuellement, en classe de seconde, les SES font l’objet d’un enseignement « de détermination » de deux heures et demie par semaine, choisi par 43% des élèves. Dans le projet Chatel, les SES feraient partie des enseignements « d’exploration » à raison d’une heure et demie par semaine (ou trois sur un semestre), à choisir parmi toute une liste, y compris, semble-t-il un enseignement … « d’économie ». Ce projet, s'il devait être mis en oeuvre, aboutirait d’abord à une situation dégradée par rapport à l'existant: moins d'heures avec les élèves (sans parler des dédoublements gérés localement) et avec moins d'élèves. Ne pas offrir à tous les élèves de seconde une approche d’une discipline centrale d’une des séries de l’enseignement général, voilà qui est contradictoire avec l’objectif affiché d’une orientation plus raisonnée des élèves.

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David Douillet est-il Français ?

Illustration étonnamment bien tombée de ce que je racontais il y a quelques jours que cette "affaire Douillet" - qui ne peut que nous faire regretter que l'on ne lise pas ce que disent les hommes politiques avant qu'ils ne soient aux affaires... La juxtaposition de deux citations est à ce titre assez parlante.


La première est évidemment celle, reprise d'abord par le Canard Enchaîné, puis par Le Monde, puis par un peu tout le monde, de notre judoka devenu homme politique mais pas "tapette" :

Pour moi, une femme qui se bat au judo ou dans une autre discipline, ce n'est pas quelque chose de naturel, de valorisant. Pour l'équilibre des enfants, je pense que la femme est mieux au foyer.
C'est la mère qui a dans ses gènes, dans son instinct, cette faculté originelle d'élever des enfants. Si Dieu a donné le don de procréation aux femmes, ce n'est pas par hasard.
De fait, cette femme-là, quand elle a une activité professionnelle externe, pour des raisons de choix ou de nécessité, elle ne peut plus jouer ce rôle d'accompagnement essentiel. (...) Je considère que ce noyau est déstructuré. Les fondements sur lesquels étaient bâtie l'humanité, l'éducation en particulier, sont en partie ébranlés.
On dit que je suis misogyne. Mais tous les hommes le sont. Sauf les tapettes !

La seconde nous vient du communiqué du sémillant Eric Besson appelant à lancer ce grand débat sur l'identité nationale (souligné par moi) :

La question « Pour vous, qu’est ce qu’être Français aujourd’hui ? » devra être posée à chacun. Le débat portera sur la définition de notre Nation, par son histoire, sa culture, sa langue, son patrimoine, son territoire, mais aussi par notre volonté de vivre ensemble, sur la base des principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité, et sur l’opportunité de les compléter par ceux de laïcité, d’égalité homme-femme, ou encore de solidarité nationale.

L'égalité homme-femme est régulièrement rappelée comme étant l'une des valeurs constitutives de la République Française - n'est-ce pas l'un des principaux points d'achoppement quant au port du voile intégral ? -, ce qui ne peut qu'être une bonne chose, et comme un élément central de cette fameuse identité nationale étatiquement définie. Mais va-t-on remettre en cause la nationalité française de David Douillet ? Va-t-on le menacer d'expulsion pour une entorse aussi évidente à ce principe fondamental ? Non, bien sûr. Et c'est normal, puisque la liberté d'expression n'en est pas moins importante en France, y compris quand il s'agit de dire des conn... des bêtises.

Mais les choses seraient bien différentes si ce cher David n'était pas un insider, mais un outsider, s'il était immigré, même avec la nationalité française... ou s'il portait un nom de la mauvaise consonance. Alors, son désir de voir les femmes se cantonner à l'éducation des enfants et au foyer ne serait pas interprété comme une simple position rétrograde, mais comme totalement incompatible avec son intégration dans notre société, comme le signe d'un refus de la République, de ses valeurs et plus généralement de la communauté nationale. Une fois de plus, c'est Howard Becker qui a raison : la déviance n'est pas une qualité d'un acte, mais la conséquence de la réaction des autres, réaction qui dépend des caractéristiques et notamment des "stigmates" des individus dénoncés comme déviants.

Voilà donc l'illustration parfaite du fait que l'identité nationale que l'Etat souhaite définir n'est qu'à vocation externe, ne sera là que pour être opposé aux "menaces" perçues comme telles de l'extérieur. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'identité nationale, simplement que celle-ci n'a pas à être défini une bonne fois pour toute, même par un pseudo "grand débat"...

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Shopping while black

En voyant, cette vidéo sur le Global Sociology Blog, je n'ai pu m'empêcher de penser : qu'est-ce que cela aurait donné si on avait l'expérience en France ?




Sur Sociological Images, qui a, le premier, repris cette vidéo, ce chiffre intéressant et inquiétant : "Ils ont découvert que 80% des clients ne faisaient rien, les personnes de couleurs ayant cependant plus tendance à intervenir que les personnes blanches".

Ce genre de chose fait évidemment penser au cas de de Kitty Genovese, où une jeune femme a été assassiné alors qu'une quarantaine de ses voisins ont entendu ses cris sans réagir. On sait aujourd'hui que l'histoire en elle-même a été largement manipulée, mais l'idée qui en a découlé garde une certaine pertinence : c'est l'effet "témoin" où la responsabilité de chacun se dissout dans le groupe, chacun pensant que c'est à l'autre à agir. Il serait intéressant de voir si les clients réagissent plus facilement lorsqu'ils sont seuls dans le magasin que s'ils sont nombreux. On pourrait aussi y rajouter un raisonnement en terme de seuil, en se demandant si lorsqu'un client réagit, les autres ne le suivent pas d'autant plus facilement.

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Mort de Claude Levi-Strauss

Comme souvent, mon Iphone a sonné pour me signaler que l'application Le Monde avait envoyé une nouvelle de la plus haute importance. A force de subir des choses du genre "L'OM a été battu à domicile" ou "Un gars au nom bizarre remporte une compétition sportive dont tu n'as jamais entendu parler", je n'y prête plus trop attention. Mais cette fois, quand j'ai rallumé le téléphone, j'ai vu qu'il s'était passé quelque chose de vraiment important. Claude Levi-Strauss vient de mourir. Et je regrette de ne pas avoir une option pour mettre ce blog en position "deuil".


Avec lui, c'est l'un des derniers géants des sciences sociales qui disparait, un chercheur qui ne s'est pas contenté de mener des travaux d'une incontestable qualité, mais qui avait aussi développer une oeuvre à proprement parler, avec une vision de ce que sont les sciences sociales, de leur utilité, de leur pratique et de leur sens. Autant choses qui ne sont aujourd'hui traité, le plus souvent, que de façon éparse.

Dans le même temps, je ne peux m'empêcher de penser que désormais, l'Académie française, entre Max Gallo, Jean d'Ormesson et Hélène Carrère d'Encause, c'est vraiment n'importe quoi. Claude Levi-Strauss pouvait prétendre au "génie français" que l'Académie est censé représenter. Inutile de dire qu'avec lui, c'est aussi une grosse partie du prestige de l'institution qui s'en va. Il ne manquerait plus que Jean Sarkozy y soit élu, tiens...

A lire : le dossier que l'excellent magazine Sciences Humaines publie sur son site.
Et une interview reprise sur le Global Sociology Blog.

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Socialisation, Halloween Edition

Traditionnellement, lorsque l'on veut expliquer le concept de socialisation, on mobilise toujours l'exemple des jouets pour enfants : quoi de mieux pour faire comprendre que les rôles féminins et masculins sont des constructions sociales qui sont intégrées par les individus au travers d'activité on ne peut plus anodine ? En puissant dans l'excellent blog Sociological Images, découvert par le Montclair Socioblog, on peut varier un peu : les costumes d'Halloween sont également très révélateurs, et pas seulement de la socialisation genrée.


Commençons quand même par constater combien les inégalités de genre se retrouvent dans les costumes que l'on proposent aux petites filles et aux petits garçons :



(Via Sociological Image, emprunté à Andy Marlette).

Les rôles féminins promus par les costumes d'Halloween, qui apparaissent comme étant donc des choses désirables, des "valeurs" au sens sociologique du terme, tournent essentiellement autour de la sexualisation des petites filles :



("Girls : Mean or Queen", Sociological Images)

Même si elle reste à leur âge, les filles ne sont pas plus gâtés, présentées comme étant des petites "morveuses" seulement préoccupées par leur image ("It's all about me !") :



("Girls : Mean or Queen", Sociological Images)

Mais Halloween, c'est aussi le moment de souligner les barrières de race, de classe et de genre, comme le montre ce costume de "lap-danseuse obèse", bien évidemment noire pour que ce soit plus drôle :



("Halloween Hall of Shame : Fat Lap Dancer Costume", Sociological Images)

Je ne résiste pas au plaisir de vous traduire le commentaire qui accompagne cette magnifique image :

Parce que rien n'est plus drôle qu'une personne, désavantagé par la parfaite combinaison de la race, de la classe et du genre, obligé de faire de la lap dance pour se nourrir. En plus, elle est grosse, hahaha.

Restons dans le domaine du racisme, avec un costume de "Sheik of Persia Arabia". C'est cette fois Racialicious qui commente :

Petite leçon d'histoire : la Perse n'avait pas de Sheiks, mais des Shas. Et la Perse et l'Arabie étaient deux pays différents !
... et bien sûr, il a un couteau ! Tous les hommes du Moyen Orient, sont dangereux, vous ne le saviez pas. Vous pouvez même le voir sur son visage : il est en colère, et il va s'en prendre à quelques infidèles !



("Racist Halloween Costumes", Sociological Images)

Les costumes d'Halloween sont en effet l'idéal, visiblement, pour transmettre quelques bons stéréotypes, avec toute la force de l'évidence. Le commentaire de Sociological Images est assez intéressant à ce propos :

D'après ce que j'ai pu comprendre, les costumes d'Halloween se classent dans trois catégories : effrayant (scary), drôle (funny) ou fantastique (fantastical). C'est pourquoi s'habiller comme une autre "race" ou "culture" pour Halloween est raciste. Un "Mexicain", par exemple, ne devrait pas être présenté comme effrayant, drôle ou fantastique.

Dans la même veine, les Chinois ne sont guère épargnés d'un point de vue capillaire : une moustache suffit en se déguiser en horrible chinois...



("Guest Post : Asian Hair for Halloween", Sociological Images)

Et pour finir, comme rien ne nous sera épargné, Halloween est aussi l'occasion de projeter tout ça sur les animaux. Et même si je confesse n'avoir aucune sympathie pour les serpillières à pattes qui salissent nos belles villes, je dois dire qu'elles ne méritent sans doute pas ça :



("Can We At Least Agree That It’s Racist To Dress Your Dog Up Like a Racial Caricature?", Sociological Images)

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Ce que c'est que d'être un Français

Notre auguste ministre de l'identité nationale nous propose de débattre joyeusement de la question de savoir ce que c'est que d'être Français. Une fois n'est pas coutume, je vas lui répondre franchement et directement. Le problème, c'est que la réponse, dans le cas finalement très improbable où elle lui parviendrait, ne va pas du tout lui plaire.


En effet, cette réponse va principalement s'appuyer sur un document bien particulier, à savoir le communiqué du ministère annonçant le lancement de ce "grand débat sur l'identité nationale", et ce que l'on va voir, c'est que sa formulation même est très révélatrice des attendus de ce débat.

Commençons par le commencement : le communiqué nous invite à nous poser et à répondre à une question précise :

La question « Pour vous, qu’est ce qu’être Français aujourd’hui ? » devra être posée à chacun.

Fort bien. Voici ma réponse, puisque je fais partie des "chacun" : être Français aujourd'hui, c'est ne pas avoir à répondre à cette question. Du moins, à ne pas avoir à répondre pour soi, pour sa situation personnelle. Rhétorique comme réponse ? Ce serait sans doute le cas si elle ne s'ancrait pas dans une réalité que tous ceux qui ont eu l'occasion de fréquenter des immigrés peuvent connaître - et inutile pour cela d'aller chercher dans les zones les plus défavorisées et les plus difficiles de notre beau pays, une simple université ou tout autre établissement d'enseignement supérieur acceuillant quelques étudiants de nationalité étrangère, et surtout extra-communautaires (comme disent subtilement les Italiens) fera l'affaire.

Ce n'est en effet que rarement aux insiders, à ceux qui sont à l'intérieur de certaines relations, à ceux qui disposent de la légitimité, d'expliquer pourquoi ils sont là, et pourquoi ils légitimes. Ils se contentent le plus souvent d'expliquer pourquoi les autres ne devraient pas être là, ne devraient pas les rejoindre, pourquoi ceux-ci sont illégitimes et indignes de participer des mêmes activités et des mêmes droits qu'eux. Max Weber écrit fort justement à ce propos :

Cela se passe généralement de la manière suivante : une partie des concurrents tirent argument de certaines caractéristiques extérieures de leurs adversaires réels ou virtuels pour chercher à les exclure de la compétition. Ces caractéristiques peuvent être la race, la langue, la confession, le lieu d'origine ou l'extraction sociale, l'ascendance, le domicile, etc. Il est indifférent que, dans telle circonstance donnée, on choisisse telle caractéristique, car on recourt, en fait, à celle qui apparaît le plus immédiatement. L'activité communautaire qui surgit peut alors susciter une activité correspondante de ceux contre qui elle était dirigée [1].

Bien que Max Weber s'intéresse dans ce passage plutôt aux corporations et aux relations économiques fermées, il convient tout aussi bien pour la compréhension de ce "grand débat sur l'identité nationale". En effet, il s'agit toujours de défendre ses "possibilités de gains", ses chances d'accès à certains biens, à certaines grandeurs : comme le révèle l'excellent ouvrage d'Alexis Spire sur les guichets de l'immigration, la question de l'immigration est de plus en plus présentée et vécue par ceux qui la mettent en oeuvre comme la défense d'opportunités que les étrangers viendraient compromettre :

Longtemps l'activité de ces soutiers des politiques migratoires a consisté à protéger la communauté nationale à protéger la communauté nationale contre des étrangers suspectés de vouloir prendre l'emploi des Français. Désormais, ils conçoivent le contrôle de l'immigration comme une condition dinspensable au maintien d'un modèle de protection sociale auquel ils s'identifient. Les responsables politiques attisent leurs craintes en même temps qu'ils les confirment : le gouvernement présente la lutte contre les sens papiers comme un élément nécessaire à l'équilibre des comptes sociaux et, simultanément, il réclame une "immigration choisie" qui encourage le dumping social [2].

Ainsi, Weber attire notre attention sur le fait que c'est avant tout ceux de l'extérieur qui sont questionnés sur leur légitimité à rentrer et non ceux de l'intérieur sur leur légitimité à être là. C'est exactement ce qui se passe avec ce débat sur l'identité nationale. Le rapprochement, dans le même intitulé de ministère, de l'identité nationale et de l'immigration en témoigne : l'identité nationale est une question qui se pose avant tout par rapport aux nouveaux venus, aux étrangers, à ceux de l'extérieur, et non à ceux qui sont déjà là, aux "déjà nationaux".

Mais, me dira-t-on, ne s'agit-il pas justement, par ce débat, de définir ce que nous sommes à l'intérieur, justement, de ramener cette question vers l'intérieur ? Une simple lecture du communiqué du ministère nous renseigne beaucoup sur ce point : la partie 1, consacrée à "L'identité nationale" et qui veut s'adresser à tous, est très réduite, tandis que la seconde qui aborde, justement "L'apport de l'immigration à l'identité nationale" est deux fois plus longue. Au-delà de ces considérations quantitatives, les deux questions que pose cette partie sont les suivantes :

Comment mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale auprès des ressortissants étrangers qui entrent et séjournent sur le territoire national ?
Comment mieux faire partager les valeurs de l’identité nationale auprès des ressortissants étrangers qui accèdent ensuite à notre communauté nationale ?

On voit bien, dans ces formulations mêmes, que l'intérêt de la définition de l'identité nationale de la partie 1 réside essentiellement dans ce que l'on va pouvoir en faire pour traiter la question des "extérieurs", à savoir des étrangers et des immigrés. S'il ne s'agissait que de définir des principes d'identité à l'intention des Français, il faudrait poser une question embêtante : il est possible que certaines personnes françaises depuis des générations et à qui personne ne jugerait pertinent de nier le droit à être français ne répondent pas à cette identité nationale... Mais, justement, celle-ci s'adresse avant tout à ceux qui ne sont pas encore Français. Ceux qui le sont déjà n'ont pas à se poser la question de ce que cela veut dire, sauf pour pouvoir l'opposer aux autres...


L'immigré qui passe par les différentes phases nécessaires d'abord pour obtenir ses titres de séjours, puis pour obtenir sa naturalisation, a largement le temps de s'interroger sur ce qu'il fait là et comme il se situe par rapport à la France. Intérrogé sans cesse quant à sa présence ici, sa légitimité, ce qu'il peut "apporter" à la France, il se pose beaucoup plus de questions que n'importe quelle autre personne de nationalité française. Les intéractions avec les guichetiers des services de l'immigration, plus ou moins cordiales en fonction des lieux et des personnes, mais aussi les intéractions avec les autres immigrés, quand il s'agit d'attendre de longues et nocturnes heures pour s'assurer une petite chance d'atteindre le guichet avant qu'il n'y ait plus ni places ni rendez-vous, tout cela renforce le sentiment d'illégitimité qui ne se pose jamais à un Français quant bien même celui-ci connaît des situations d'une précarité au moins aussi profonde, si ce n'est plus pour les plus malchanceux.

On pourrait croire, d'ailleurs, que ce questionnement s'arrête au moment de la naturalisation. Il n'en est rien, comme le révèle l'étude menée par Sarah Mazouz et Didier Fassin [3]. Les deux sociologues s'intéressent à l'ensemble de la procédure par laquelle un étranger acquiert la nationalité française, véritable Saint Graal dans certains cas, quand il s'agit pour certains d'une chance de pouvoir accéder aux quelques 3 millions d'emplois interdits aux étrangers. On peut relever combien celle-ci est construite autour de l'imposition de la problématique de savoir si l'on est vraiment motivé pour être français. Ainsi, les procédures durent en moyenne trois ans alors que la loi prévoit une durée maximum de 18 mois : une sous-préfète commente ainsi "La longueur de la procédure s'expliquer par le fait que devenir français est un choix et une réfléxion qui doivent mûrir longuement, et tout ce temps vous a permis de réfléchir". On peut se demander ce qu'il en est du choix quand la naturalisation est la condition nécessaire pour avoir une chance de travailler dans le pays de son conjoint... Et de fait, la réfléxion précède bien souvent la simple demande de naturalisation, les candidats à celle-ci ayant largement eu le temps de réfléchir avant.


Mais l'un des point les plus intéressant de leur analyse est la cérémonie finale qui vient marquer l'obtention de la nationalité, sous les ors de la République et en la présence d'un préfét ou d'un sous-préfét. Le message de bienvenue qui leur est délivré apparaît alors bien ambigu. Ainsi, ce discours d'un des représentants de l'Etat :

En sollicitant la nationalité française, vous avez exprimé le désir d'adhérer aux valeurs fondamentales de la République et aux règles de la démocratie. Certains d'entre vous viennent de pays où, par tradition, l'inégalité entre l'homme et la femme est la règle. Vous avez fait un choix de société. L'acceptation de votre demande montre que vous avez suffisamment adopté le mode de vie et les coutumes de notre pays, non pas au point de ressembler complètement aux Français de souche mais cependant assez pour que vous vous sentiez à l'aise parmi nous. Vous êtes le lien entre les communautés étrangères et les Français d'origine.


On retrouve l'opposition entre "vous" et "nous", entre "Français de souche" et "communautés étrangères" dont les "nouveaux" Français ne semblent visiblement pas s'être extrait, bref, entre un intérieur et un extérieur dont les "naturalisés" semblent condamner à fréquenter la frontière. En un mot, "il ne suffit pas d'être devenu français pour être un Français" comme l'écrivent Sarah Mazouz et Didier Fassin. La naturalisation ne semble même pas être un signe d'engagement assez fort dans la société...

Etre Français, c'est donc ne pas avoir à se poser toutes ces questions que l'on impose sans cesse à tout ceux dont on doute de la légitimité de la présence parmi nous, et auxquels on oppose des frontières administratives, légales, économiques et bien souvent sociales.  Et poser, aujourd'hui, la question "qu'est-ce qu'un français aujourd'hui ?" est surtout une façon de parler de l'immigration, d'essayer de trouver des moyens de la limiter, de nouvelles façons de tracer des frontières. C'est une façon de renforcer cette frontière entre eux et nous, sans jamais s'interroger sur toutes les difficultés et les souffrances qu'elle peut provoquer, sans jamais s'intéresser, finalement, au sort des immigrés, parce que que l'on pose la question à leur propos mais sans les inviter au débat. On pourrait, à ce propos, méditer la remarque de Weber que j'ai reproduite ci-dessus : "L'activité communautaire qui surgit peut alors susciter une activité correspondante de ceux contre qui elle était dirigée".


Bibliographie :
[1] Max Weber, Economie et société 2. L'organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l'économie, Agora, 1995
[2] Alexis Spire, Acceuillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l'immigration, Raisons d'Agir, 2008
[3] Sarah Mazouz, Didier Fassin, "Qu'est-ce que devenir français ? La naturalisation comme rite d'institution républicain", Revue Française de Sociologie 47-4, 2007

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Il fallait bien que quelqu'un le fasse...

Comme le dit si bien le Global Sociology Blog, à qui je reprend ignomineusement l'information, il fallait bien que quelqu'un le fasse... Et je m'avoue assez déçu de ne pas y avoir penser le premier. A quoi ? Mais à faire la sociologie des zombies, bien sûr.


Voilà en tout cas un blog que je vais vite fait rajouter à mon blogroll. J'aime beaucoup la micro-économie appliquée, surtout la conclusion, tellement bien trouvée, comme quoi ce n'est pas qu'un post pour rigoler :

Applied micro-economics. We combine two unique datasets, the first being military satellite imagery of zombie mobs and the second records salvaged from the wreckage of Exxon/Mobil headquarters showing which gas stations were due to be refueled just before the start of the zombie epidemic. Since humans can use salvaged gasoline either to set the undead on fire or to power vehicles, chainsaws, etc., we have a source of plausibly exogenous heterogeneity in showing which neighborhoods were more or less hospitable environments for zombies. We show that zombies tended to shuffle towards neighborhoods with low stocks of gasoline. Hence, we find that zombies respond to incentives (just like school teachers, and sumo wrestlers, and crack dealers, and realtors, and hookers, …).

Dans la même veine, le paragraphe de criminologie n'est pas mal du tout - toujours dans la remarque finale :

Criminology. In some areas (e.g., Pittsburgh, Raccoon City), zombification is now more common that attending college or serving in the military and must be understood as a modal life course event. Furthermore, as seen in audit studies employers are unwilling to hire zombies and so the mark of zombification has persistent and reverberating effects throughout undeath (at least until complete decomposition and putrefecation). However race trumps humanity as most employers prefer to hire a white zombie over a black human.

Et en France, ça donnerait quoi ? On pourrait imaginer de faire passer le fait social "zombis" au crible de quelques uns des poncifs, ponts-aux-ânes et autres incontournables de nos manuels de sociologie. Imaginons juste ce que cela donnerait pour l'indispensable présentation de l'approche bourdieusienne :

La zombification est un phénomène de classe, caractérisé par un habitus zombi qui génère des dispositions à la fois classées et classantes. Celles-ci contribuent fortement à la reproduction sociale, dans la mesure où les classes supérieures, par l'exercice de la violence symbolique au travers des institutions sociales qu'elles contrôlent, peuvent disqualifier les comportements propres des classes zombifiés. On notera cependant, à la lumière de recherches plus récentes, que l'on peut retrouver des zombis dans les classes supérieures : ceux-ci se caractérisent alors par un rapport cultivé à la consommation de cerveau ou une distinction de soi à soi (on ne mange pas le cerveau de n'importe qui, ni dans n'importe quelle situation). Ainsi, le modèle général n'est pas remis en cause.

De même, il faudrait sans doute envisager une approche individualiste méthodologique, puisque l'on en fait même des pensum :

Il faut comprendre les zombis en restituant les "bonnes raisons" de devenir zombi, afin de le faire apparaître comme un comportement rationnel. Ainsi, le choix de devenir ou non zombi dépend avant tout d'un calcul en fonction du rendement espéré de cette transformation. L'agrégation de ces comportements se traduit par un effet émergents, à savoir la réduction du nombre d'humains non-zombifiés ce qui réduit les gains de sa propre zombification. On peut ainsi parler d'une inflation zombifique, comme pour les diplômes.

Ne doutons pas que je ne tarderais pas non plus à proposer une approche de la zombification à partir de la sociologie de Mark Granovetter :

Que nous apprend le modèle de Mark Granovetter ? Essentiellement que la sensibilité d'une société à la zombification ne dépend pas de la proximité de ses membres, mais de l'existence de liens faibles, par lesquels le caractère de zombi peut facilement se transmettre. Ceux-ci garantissent en effet un niveau de confiance qui réduit la capacité des individus à prendre les bonnes dispositions pour faire face au problème. Si l'on peut parler ici de force des liens faibles, c'est essentiellement du point de vue des zombis.

Et histoire d'être hype, on peut même imaginer ce qu'en dirait Luc Boltanski :

Il émerge ainsi une nouvelle cité, la cité "cerveau", dans laquelle l'action de l'individu se justifie par la malédiction dont il se sent le porteur. Celle-ci émerge particulièrement dans des situations conflictuelles où un petit groupe de personne se trouve obligé de justifier son existence dans une maison en bois perdu dans une contrée improbable tandis que les villageois leur demande de façon insistante et volontiers physique de s'expliquer quant à leur présence sur leur terre. Reste maintenant à penser de la sociologie de la critique zombifique à une véritable sociologie critique de ce même phénomène.

Bien évidemment, si vous souhaitez proposer vos propres analyses, que ce soit en sociologie ou autre, ne vous gênez pas, les commentaires sont là pour ça.

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Prix nobel de Sociologie

Comme chaque année depuis que j'ai eu l'idée - c'est-à-dire vendredi dernier en prenant le train - le comité de remise du prix nobel de Sociologie s'est réuni et a désigné deux lauréats. Je vous les livre ici en exclusivité, sans le moindre sérieux mais non sans arrières pensées.


Un prix nobel en sociologie ?

Je sais, c'est inhabituel. Comme tout le monde, vous êtes habitués aux traditionnels prix Nobel de physique, de la paix, d'économie, etc. Et vous savez qu'il n'y a pas de prix Nobel de sociologie. C'est pour cela qu'il m'a semblé nécessaire de créer le prix nobel de sociologie, ou, pour utiliser l'intitulé exact ,le "prix d'Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel".

L'idée est simple : chaque année, il se trouve des gens pour rappeler que le prix Nobel d'économie n'en est pas un, puisqu'il s'agit du "prix de la Banque de Suède en l'honneur d'Alfred Nobel". Chaque année, ces mêmes personnes pensent ainsi tenir la preuve que l'économie n'est pas une vraie science puisqu'elle n'a pas un vrai prix Nobel. Et chaque année pourtant, tout les médias se tournent pendant au moins quelques instants vers le petit monde des économistes, commentent longuement, et souvent de façon relativement erronée, les résultats, donnent la parole aux nouveaux élus, etc. Bref, oui; la science économique s'en trouve légitimée. Certains critiquent ce "coup de force" des économistes par lequel ils essayent de se faire passer comme les égaux de la physique. Moi, au contraire, je suis admiratif, et je me dit : "mais pourquoi pas nous ?".

Parce que l'économie et la sociologie peuvent avoir prétention à être aussi scientifique que les autres sciences, mêmes si elles ont leur épistémologie propre (ce dont tous les économistes ne sont pas forcément conscient, mais passons). Et puisque les gens ont tendance à plus respecter la blouse blanche qu'autre chose, autant en prendre acte et en jouer. Les sociologues ont besoin de leur prix Nobel, ou d'un équivalent suffisamment retentisant, car c'est un moyen de routiniser les sociologues, de les rendre un peu moins étrangers et de donner une chance supplémentaire à leurs travaux d'être entendus - et pas seulement entendus par les puissants : pensons à l'audience qu'ont pu gagner Joseph Stigltiz ou Paul Krugman (même si, dans le cas du premier, on aimerait qu'il se concentre un peu par moment).

Et comme l'initiative personnelle vaut mieux que la critique passive - c'est mon ami Yvon qui m'a appris ça - j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes et de créer moi-même ce prix... Après tout, certains prétendent juger de la scientificité de l'économie en se basant sur les choix testamentaires de l'inventeur de la dynamite, je ne vois donc pas pourquoi je ferais moins autorité en la matière.

Mais qui est Robert Nobel ?

C'est sans doute la question que vous vous posez depuis quelques paragraphes : qui peut bien être ce Robert Nobel à qui j'ai décidé de dédier mon prix ? La première chose qu'il faut savoir, c'est que Robert Nobel ne s'appelle pas Nobel. Pour être franc, il ne s'appelle même pas forcément Robert. Mais Robert, c'est un prénom qui lui va bien, et Nobel, c'est assez pratique à porter lorsque l'on veut vous rendre hommage au travers d'un prix scientifique. Donc, appelons-le Robert Nobel parce que ça m'arrange.

Robert Nobel n'a rien fait de particulier pour qu'on lui dédie ce prix. D'ailleurs, si l'on va par là, Robert Nobel n'a rien fait de particulier en général : contrairement à son homonyme, il n'a pas inventé la dynamite, ni aucun autre explosif, ni quoique ce soit de notable, il n'a pas dit de choses plus intelligentes que ce que disent la plupart des gens au cours de leur vie, ni d'ailleurs rien de plus bêtes. Il n'est pas particulièrement courageux, mais n'est pas franchement lâche non plus. Il lui arrive d'être sympa, mais il peut aussi être une vraie peau de vache s'il s'y met. Ses amis l'aiment bien, mais il y a aussi des gens qui ne peuvent pas le sentir, et une écrasante majorité de la population qui n'a jamais entendu parler de lui et s'en fiche complétement (d'ailleurs, moi même, je viens juste d'apprendre son existence). Il est possible qu'il soit mort ou vivant, sans pour autant être enfermé dans une boîte. L'époque à laquelle il a pu vivre a peu d'importance, parce qu'il serait toujours globalement le même. Bref, vous l'aurez compris, Robert Nobel est l'homme ordinaire par excellence, the average man, l'homme moyen, et si un film devait lui être dédié, ce serait sans doute The man who wasn't there des frères Coen, et s'il ne s'appelait Robert Nobel parce que ça m'arrange, ce serait Jean-Pierre Liégois. D'ailleurs, on n'a qu'à dire qu'il habite dans le Var.

Pourquoi dédier un prix de sociologie a un tel individu ? Et bien, simplement, parce que les sociologues sont les mieux placés pour savoir qu'un tel homme, ça n'existe pas, que c'est au mieux un idéal-type d'une certaine utilité, au pire une chimère politiquement néfaste. Dans le travail de sociologue, pour peu que l'on se livre un minimum à l'exercice du terrain, on est amené à rencontrer toutes sortes de personnes, avec leurs histoires, leurs problèmes et leurs spécificités. Mais on ne rencontre pas de Robert Nobel, on essaye simplement de comprendre ce que peuvent avoir de commun des individualités spécifiques, situées dans le temps et dans l'espace. C'est pour cette raison que Robert Nobel méritait bien qu'on lui dédie ce prix.

Le mode de désignation

Le comité Une Heure de Peine chargé de la remise du prix en l'honneur de Robert Nobel peut se targuer d'une légitimité simplement inattaquable. Il est constitué en effet de moi-même, de mon ordinateur et du chocolat que je mangeais en réfléchissant à tout ça. Inutile de dire que l'on ne pourra l'accuser de partialité, sauf à vouloir être d'une mauvaise foi absolue.  

Les critères de choix sont relativement simples, puisqu'il n'y a en pas. Disons que, dans la mesure où il est peu probable que ce prix survive au-delà de sa première année étant donné la sérieuse tendance de certains membres de son jury à oublier ce genre de chose, il n'a pas paru nécessaire aux sages de trop se prendre la tête là-dessus. Il a simplement été décidé de récompenser des gens biens, qui ont fait des choses intéressantes, et si possibles en donnant une portée politique à nos décisions. Au vu des dernières nominations aux divers Nobels, les autres, hein, il semble que les comités suédois aient retenu en moyenne deux de ces directions sur les trois. De toute façon, dans certains cas, ça a suffisamment été n'importe quoi pour que l'on ne s'en fasse pas trop.

Les lauréats

Voici enfin venu le moment crucial que vous attendez tous depuis au moins le début de ce billet : le moment de donner les noms des heureux élus. Bien sûr, il y a en deux, puisque le comité Une Heure de Peine a décidé de tout faire comme le prix Nobel d'économie - si on est logique, ça devrait cartonner tout autant. Alors, roulement de d'abord si vous voulez bien.

Le premier élu est... Howard Becker, pour l'ensemble de son oeuvre, mais surtout parce que je suis en train de lire Les ficelles du métier, après avoir lu ses "Notes on the concept of commitment" et relu Outsiders. Et ben, très franchement, à chaque fois, c'est la même chose : non seulement, c'est brillant sur le plan conceptuel, mais en plus c'est agréable à lire. Et ça, pour un sociologue, c'est une qualité rare. La preuve : on peut trouver, dans Les ficelles du métier, des passages de ce type :

Qu'est-ce qui peut pousser un Américain apapremment normal à se faire amputer de son pénis et de ses testicules ? Le fait de poser le problème en ces termes rend cette action absolument incompréhensible. "Hep, vous, là ! ça vous dirait de vous faire couper les couilles ? - Euh... Non merci, sans façons !"

Et ça, c'est fort, surtout qu'il s'en suit une réflexion sociologiquement fondamental sur l'appréhension de ce genre de comportement. Du coup, je sens que je vais aller lire très bientôt Ecrire les sciences sociales, parce que moi aussi, je veux faire des blagues intelligentes en parlant de sociologie. Et si vous lisez cette note, vous savez que j'ai besoin de sérieux cours en la matière.

Le second est élu est... Mark Granovetter, un choix qui ne surprendra personne, tant l'enthousiasme d'une partie du jury se laisse entrevoir par quelques signes subtils mais néanmoins significatifs. Mais un choix parfaitement justifié dans le contexte actuel. En effet, les économistes récompensent cette année Olivier Williamson, ce qui au vu de la qualité du bonhomme n'a rien d'étonnant.  Il est alors logique de récompenser celui qui a le mieux permis de dépasser les apories de l'institutionnalisme. La sociologie économique de Granovetter se présente en effet comme une critique forte de cette tendance théorique de plus en plus prégnante en économie : là où cette dernière explique l'émergence d'institution par le concept d'efficience, considérant que celles-ci naissent et se maintiennent parce qu'elles apportent des solutions efficientes à certains problèmes rencontrés par les acteurs, Granovetter réintroduit de l'historicité, signe distinctif de la sociologie en la matière, en les conceptualisant comme des constructions sociales, dépendante des ressources particulières d'acteurs historiquement situés. Une façon de voir les choses qui changent bien des choses : dans ce cadre, l'idée même d'efficience des marchés financiers, dont on sait par Orléan qu'elle n'est pas étrangère à un certain aveuglement au désastre dans la dernière crise économique, n'a simplement pas de sens. Il serait donc temps que tant les économistes que les médias se décident à compter les sociologues économistes comme des interlocuteurs valables, au moins plus souvent que ce n'est déjà le cas.


Le premier prix nobel libre

Mes choix ne vous plaisent pas ? Ce n'est pas grave. Le prix Une Heure de Peine en l'honneur de Robert Nobel se veut en effet le premier prix  nobel open-source. Autrement dit, vous êtes libres de le décerner vous-mêmes à qui vous voulez, autant de fois que vous le voulez - sous réserve bien sûr que vous expliquiez de quoi il s'agit, je ne voudrais pas que Robert Nobel s'en trouve lésé... Il n'y a en fait que deux restrictions : le remettre à des sociologues ou des gens qui ont apportés suffisamment à la sociologie ; ne surtout pas le remettre à une certaine personne ou à ses disciples de tout poil, parce que ça rompt la première règle. On n'est jamais trop prudent.

Par ailleurs, deux  membres du jury de cette année ayant déjà fait savoir qu'ils ne reconduiront pas leur participation cette année, vous pouvez postuler pour faire partie du jury l'année prochaine. Il suffit d'accepter de me supporter pendant une soirée le temps que l'on se mette d'accord. De l'alcool  et de la nourriture ne sont pas à exclure du processus de décision.

Là-dessus, je pense que j'en ai déjà trop écrit pour un post dont la vocation intellectuelle est somme toute limitée, aussi il est sans doute plus raisonnable d'en rester là.

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Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés plus tôt ?

Lors d'une précédente vague de suicide frappant à l'époque l'entreprise Renault et son Technocentre, j'avais mobilisé l'analyse durkheimienne pour expliquer ce qui se passait : les suicides témoignaient d'une difficulté à transformer les problèmes du travail en enjeux collectifs, les difficultés individuelles en conflits sociaux. Le problème résidait donc dans une conflictualisation insuffisante que les vagues de suicides et leurs traitements médiatiques pouvaient, peut-être, contribuer à faire émerger. Face aux derniers évenements documentés désormais au jour le jour, je n'ai rien à ajouter sur le fond de cette analyse. Mais le rappel des chiffres initié par Eco89, et qui tend à souligner que l'on ne se suicide pas tant que ça en ce moment à France Telecom, invite à reprendre la question sous un angle un peu différent. On semble en effet se poser désormais la question suivante : si les suicides témoignent vraiment d'un malaise au travail, pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de suicides, plus tôt, ou pourquoi n'ont-ils pas eu lieu ailleurs ? Cette question est très mal posée - et une bonne petite analyse sociologique va nous permettre de savoir pourquoi.



Eléments de sociologie des épidémies de suicides


On peut reprendre un cadre d'analyse que j'ai déjà utilisé sur un problème tout à fait différent : celui de Mark Granovetter à propos des effets de seuil. Petit rappel : dans les modèles de seuil que propose le sociologue américain, on considère que chaque individu n'adopte un comportement donnée qu'à la condition qu'un certain pourcentage des personnes situées proches de lui l'adopte préalablement. L'exemple de l'article original est celui des émeutes : si un individu a un seuil de 50%, il ne prendra part à une protestation collective violente qu'à partir du moment où  au moins 50% de ses proches seront rentrés dans la bataille. Comme le signale Granovetter, ce cadre théorique peut s'étendre à bien d'autres problèmes : la diffusion des innovations, les grèves, le vote, la réussite scolaire, la décision de quitter une réunion publique, l'immigration, les rumeurs et les maladies.

Ce dernier point suggère bien qu'il peut convenir à une pathologie comme le suicide. Il y a de bonnes raisons de penser qu'un individu donné à d'autant plus de chances de se suicider qu'un certain nombre de personnes autour de lui l'ont déjà fait. Empiriquement, on constate souvent qu'un suicide dans une organisation ou un lieu de vie collective est souvent suivi par d'autres actes similaires. Gabriel Tarde avait proposé d'expliquer cela par l'imitation, hypothèse qu'Emile Durkheim avait rejeté avec la toute première force, la trouvant inacceptable. La solution ici proposée ne consiste pas à un retour à Tarde : les individus ne se contentent pas d'imiter, ils trouvent simplement leurs actes facilités par le fait que d'autres les ont précédés.Le fait que les seuils soient différents d'une personne à l'autre permet de prendre en compte, justement, que l'imitation n'est pas mécanique. On peut envisager des cas où le seuil est égal à 0% ou même négatif : l'individu se suicide alors quoi qu'il arrive. Symétriquement, le seuil peut être supérieur à 100% : dans ces cas-là, l'individu ne se suicide jamais, même si tous ses proches le font.

On peut dès lors mieux comprendre la dynamique des vagues de suicides : chaque nouvel acte peut en entraîner un nouveau, puisqu'il peut atteindre le seuil d'un individu proche. L'intérêt d'un tel raisonnement est de souligner la fragilité d'une situation apparemment stable : il suffit qu'il arrive dans une organisation donnée un individu un peu plus sensible pour que se déclenche une vague importante de suicide. Imaginons qu'à France Telecom/Orange, à un moment T, on ait la répartition suivante en terme de seuil : aucun individu dont le seuil est de 0%, un quart de l'effectif réparti de façon régulière entre 0% (exclu) et 20%, puis tous les autres individus avec des seuils supérieurs à 30%. Cette situation est stable : personne n'a de raison de se suicider. Il suffit d'introduire un individu dont le seuil est de 0% - ou qu'un évenement exogène vienne abaisser le seuil du plus fragile - et alors immédiatement on a une vague de suicide qui couvre le quart de l'effectif total. Voilà notre vague de suicide.

Le lien entre suicide et conditions de travail

Que nous apprend ce raisonnement ? Que la question dont nous sommes parti, pour légitime qu'elle puisse sembler être, est plutôt mal posée. En effet, se demander pourquoi il n'y a pas eu de suicides plus tôt ou de suicides ailleurs ne permet pas de dire qu'il n'y a pas de liens entre les conditions de travail actuelles et les suicides, comme le suggèrent désormais beaucoup de commentateurs qui n'ont pas la prudence des journalistes d'Eco89. Cela revient en effet à supposer qu'il ne peut exister qu'un lien mécanique entre conditions de travail et suicides : s'il n'y a pas correspondance entre les deux, alors c'est qu'il n'y a pas de lien. La conclusion - les suicides sont sans rapports avec les conditions de travail - découle d'une hypothèse de base non explicitées et complément érronée : soit le rapport est total, soit il n'existe pas.

Ce que le raisonnement de Mark Granovetter nous permet de comprendre, c'est que entre une situation X et une réaction collective Y, les choses ne peuvent justement être mécaniques. Elles dépendent de la composition du groupe : il suffit d'une petite variation dans la distribution des seuils pour que le résultat soit totalement différent. Considérez un groupe de 100 personnes dont le seuil le plus bas est 0% et dont les autres se répartissent de façon linéaire jusqu'à 99%. Ce groupe est promis à une mort certaine par suicide collectif : le premier se suicide de toute façon, puis celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2%, etc. Retirez maintenant l'individu dont le seuil est de 2% et remplacez-le par quelqu'un dont le seuil est de 3% : il n'y a plus que 2 suicides (celui dont le seuil est de 0%, celui dont le seuil est de 1%).

Ainsi, tout dépend de la distribution des différents seuils à un moment T : si les seuils sont mieux distribués pour la réaction "faire grève" que pour la réaction "se suicider", alors c'est une grève qui aura lieu et non une épidémie de suicide. La baisse des suicides chez France Telecom ne témoigne donc pas d'une amélioration de la situation de l'entreprise en termes de conditions de travail : elle peut très bien dépendre d'une simple variation dans la répartition du seuil du fait de l'épuisement des individus les plus sensibles ! De même, considérer que parce que l'on se suicide moins qu'ailleurs, c'est que les choses vont mieux, est également une erreur : tout dépend de la répartition des seuils ici et là.

Le normal et le pathologique

Reste donc un problème : l'analyse précédente, si elle permet de comprendre qu'une baisse ou une absence de suicide ne peut être imputé simplement à de meilleures conditions de travail, nous oblige également à dire qu'il n'est dès lors pas nécessaire qu'une augmentation des suicides signalent des conditions de travail plus mauvaises. Peut-on alors conserver l'idée que les suicides au travail, qu'une vague de suicide dans une entreprise, signale bel et bien un malaise ? En se reportant une fois de plus à Emile Durkheim, il y a de bonnes raisons de le penser. Cette fois, il est nécessaire de reprendre quelques cours de méthode en relisant le chapitre 3 des Règles de la méthode sociologique, deuxième grand ouvrage de Durkheim, paru en 1895. Ce chapitre s'intitule "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique".

Voilà qui tombe à point nommé puisque c'est précisement ce que l'on essaye de savoir depuis un certain temps : la vague de suicide que la presse nous rapporte traduit-elle bel et bien un malaise, une maladie, une situation pathologique dans l'entreprise France Telecom, voire dans l'ensemble des entreprises ? C'est sur ce point d'analyse que s'affrontent désormais les acteurs : il s'agit de donner sens à ce qui se passe. Reposons donc la question de Durkheim en ouverture de son chapitre 3 : "La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?". Son objectif est de dépasser le simple affrontement idéologique pour poser une méthode scientifique permettant de repérer les états pathologiques de la société, comme le médecin distingue la maladie du fonctionnement sain du corps humain.

Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomène sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode.

Quel critère retenir pour distinguer ainsi le normal et le pathologique ? Durkheim, après en avoir repoussé plusieurs, en propose un relativement simple qui s'applique aussi bien à l'individu qu'à la société : l'écart à la moyenne statistique.

Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. les uns sont générales dans toute l'étendue de l'espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d'entre eux, et si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s'observent, mais varient d'un sujet à l'autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d'autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontret que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu'elles ne durent pas toute la vie de l'individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l'espace. [...] Nous appelerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques.

C'est donc l'écart à une norme propre à une espèce donnée qui va permettre de réperer une situation pathologique. Cette distinction a des conséquences fondamentales. Ainsi, Durkheim va considérer le crime comme un phénomène normal : celui-ci présente en effet une certaine régularité dans la plupart des sociétés. Il y occupe de plus deux fonctions importantes, ce qui permet de passer de la "normalité de fait" à la "normalité de droit" : il permet aux normes et aux règles d'être réaffirmées, et il peut introduire des innovations (c'est le cas du "crime" de Socrate). Pour autant, s'il venait à ce que les crimes deviennent trop nombreux par rapport à la normalité statitistique, ou s'il advenait que les crimes ne soient plus reprimés, on tomberait alors dans une situation pathologique, car s'écartant du type normal, du fonctionnement normal et courant de la société.

Quelles conséquences cela peut bien avoir sur la question des suicides à France Telecom ? Pour établir si la situation est ou non pathologique, il convient donc de la rapporter au "type normal", selon l'expression durkheimienne, à la moyenne statistique. Une épidemie, même brêve, de suicide témoigne bien d'un écart à la norme : elle est le symptôme d'un mal plus profond, anomie ou autre. L'analyse de Mark Granovetter vient utilement compléter cette définition en nous permettant de comprendre que ce symptôme ne sera pas forcément durable, du moins sous une forme donnée : les suicides peuvent se transformer par la suite en d'autres manifestations du malaise, dépressions, consultations auprès du médecin du travail, protestations et manifestations... Du coup, la baisse des suicides chez France Telecom témoigne peut-être plus d'une transformation des modes d'expression du malaise que d'une amélioration. Après tout, l'attention médiatique qui se porte sur cette entreprise peut venir modifier les seuils : certains individus se trouvent d'un seul coup un intérêt pour d'autres formes de mobilisation entraînant dans leur sillage d'autres personnes... Comme souvent, l'observation modifie l'objet observé.

Au final, il convient de prendre ces affaires de suicides avec la plus grande prudence : il ne faut pas nier les problèmes, ni les surestimer. Le rappel des chiffres est toujours utile, mais il ne doit pas contribuer à invisibiliser certains phénomènes. Les suicides sont un indicateur assez imparfait des conditions de vie d'un groupe : les épidémies ne peuvent être saisies seules, elles doivent être mises en rapport avec d'autres formes de symptômes. Et ce d'autant plus que la centration sur cette forme n'est pas dénuée d'ambiguité. Des études plus complètes doivent être menées, et c'est pour cela que l'on a besoin de sociologues. A bon entendeur.

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Les deux seuls choix des femmes

"The only two choices for women; witch and sexy kitten" (Miranda Hobbes)

Un article du Monde nous explique que "les filles brillent en classe, les garçons aux concours" parce que les premières manquent d'esprit de compétition. Sans être à rejeter complétement, l'explication mérite d'être sérieusement étoffée, au moins pour prendre en compte la structure sociale.


L'article rapporte les résultats d'une enquête sur le concours de HEC, menée par trois membres de la grande école de Jouy-en-Josas. Les résultats sont assez clairs : les filles réussissent moins bien que les garçons, et ce bien qu'elles aient des dossiers de meilleures qualités.

Les conclusions de cette étude sont accablantes. Les candidates aux concours de l'école de Jouy-en-Josas (Yvelines) ont beau avoir de meilleurs dossiers que leurs concurrents masculins (mentions au bac supérieures, meilleure représentation dans les bonnes classes préparatoires), elles y réussissent moins bien. Alors que le pourcentage d'hommes et de femmes candidats est équilibré sur les trois années étudiées (50,84 % d'hommes, 49,16 % de femmes), le pourcentage de femmes admissibles tombe à 46,32 %, et celui d'admises à 45,92 %... Pis, après le concours, "celles qui l'ont réussi obtiennent en première année en moyenne des notes d'examen supérieures à celles de leurs congénères masculins."
La cause de cette différence ? Un moindre esprit de compétition de la part des filles, qui réagiraient négativement à la compétition inhérente et particulièrement forte de ce genre de concours. Ah, cela me rappelle mes tendres années dans une de ces prépa provinciales qui destinent à ce genre de concours. J'étais une complète erreur de casting dans cette histoire, mais effectivement, bien que les portes pour HEC ne nous soient alors qu'improbablement ouvertes, je me souviens de la compétition à couteux tirés qui animaient certains de mes camarades. D'ailleurs, parmi ceux-ci, quelques jeunes filles se battaient avec une rage peu commune. Certaines surveillaient avec attention leurs concurrentes, prêtes à surveiller leurs camarades pour s'assurer que c'étaient bien elles qui travaillaient le plus.

C'est que, comme le rappellent Christian Baudelot et Roger Establet, dans un entretien donné au Monde, les filles qui se présentent à un tel concours sont "sur-sélectionnées". Il y a fort à parier que n'arrivent dans les prépas que celles dont l'esprit de compétition s'est déjà un tant soit peu développé. Le goût pour la compétition n'est en fait rien d'autres qu'on produit social, liée à une socialisation particulière. Sur ce plan, le premier article du Monde évite bien l'écueil de la naturalisation - ce qui n'a pas toujours été le cas.

La population des filles se présentant à ce concours est sursélectionnée. Michelle Ferrand, Catherine Marry et Françoise Imbert l'ont montré en étudiant les réussites improbables des filles entrées dans deux grandes écoles scientifiques. Beaucoup d'entre elles étaient soit des enfants uniques, soit n'avaient que des soeurs. L'absence dans la famille d'un contre-modèle masculin, supposé imbattable en matière de compétition, avait pu libérer bien des inhibitions dans ce domaine.

Ainsi, ce sont les modèles sociaux féminins et masculins, la socialisation genrée - le fait que l'on ne traite pas de façon égale les petits filles et les petits garçons - et les dynamiques familiales qui expliqueraient les inégalités de réussite à de tels concours et, partant de là, également les différentes inégalités sur le marché du travail. On peut ainsi imaginer que, parce qu'elles ont moins l'esprit de compétition, les femmes obtiennent moins de promotions ou moins de gratifications salariales au sein de l'entreprise.

Cette explication n'est pas fausse, mais elle n'est pas exclusive d'autres phénomènes. Les auteurs de l'étude ne font aucun mystère quant à l'une de leur motivation à mener une telle étude : il s'agit de rejeter l'idée d'une discrimination volontaire de la part de la grande école envers les filles :

Pour expliquer la moindre réussite des femmes, une rumeur court depuis de nombreuses années : les femmes seraient discriminées aux oraux. "Si un des jurys d'oral peut avoir des biais, aucune consigne n'est donnée en ce sens", assure Frédéric Palomino. "Nous avons mené cette enquête statistique pour tordre le cou à ce fantasme", explique Eloïc Peyrache. "De plus, quand on regarde les pourcentages de réussite, on voit que c'est à l'écrit que la part des candidates chute le plus."

Il ne faudrait pas que de telles explications viennent à faire oublier qu'il existe malgré tout des discriminations dans les entreprises et le marché du travail. Certes, celles-ci ne sont pas forcément volontaires, conscientes ou organisées, comme semblaient le suggérer les rumeurs auxquelles fait référence l'article. Mais elles n'en sont pas moins puissantes.

Pour le comprendre, imaginons qu'une femme adopte un comportement de "requin sans pitié" dans le cadre de son entreprise et fasse preuve d'un bel esprit de compétition. Rien ne permet de dire qu'elle obtiendra les mêmes résultats qu'un homme. Au contraire, il est possible qu'elle soit méjugés pour cela : là où l'on louera et récompensera la force de caractère d'un homme, on pourra critiquer un caractère de "chieuse" chez une femme, de sorcière ou de mante-religieuse - la langue française abonde de métaphore dans ce sens, et il ne faudrait pas oublier le pouvoir qu'à le langage sur la construction sociale de la réalité. Le Global Sociology Blog s'inquiétait dejà de cela il y a quelques temps en reprenant ce très pédagogique comics :


C'est que les genres féminins et masculins sont avant tout des rôles, c'est-à-dire des systèmes d'attentes de la part des autres. Sortir de son rôle en adoptant une attitude qui n'est pas étiquetée comme féminine est donc risquée. Il ne suffira pas aux femmes de prendre les choses en main et à se mettre à agir "comme des hommes" : il faudra également que les hommes acceptent ce changement... et les femmes aussi, dont certaines ne manqueront sûrement pas de stigmatiser celles qui se laisseraient tenter à une attitude non féminine. Samantha Jones n'est-elle pas critiquée avant tout par des femmes ? Bref, ne nous contentons pas d'une approche qui place le problème dans un manque de la part des femmes : souvenons que la structure sociale est là, et bien là, et qu'elle aussi joue un rôle qu'il faudra changer si l'on veut sérieusement promouvoir l'égalité entre hommes et femmes.

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Les jeunes, le téléphone portable et la psychologue

A l'occasion d'un article pas totalement inintéressant consacré aux téléphones portables en milieu scolaire - marronnier de rentrée oblige -, Le Monde donne la parole à une psycho-sociologue pour nous parler du rapport des jeunes à leurs petits appareils électroniques. Un seul mot : affligeant.


Le téléphone n'est pas un objet comme les autres. C'est identitaire, d'abord. Le symbole du passage de la petite enfance du primaire au collège. C'est le prolongement des adolescents, explique Edith Tatar-Goddet, psycho-sociologue. Un doudou pour "petits-grands" puisque cet objet est vécu par les parents comme le moyen de garder un lien, par les jeunes comme celui d'être plus autonomes. Qui croire ? "Cet objet d'autonomie est aussi une entrave à la construction de soi, puisqu'avec lui le lien à la famille n'est jamais coupé. Or un jeune adulte se construit dans la coupure, l'absence", ajoute la spécialiste.
Pour elle, l'usage permanent du téléphone conforte les adolescents dans un mode de fonctionnement pulsionnel. Les plus accros, c'est-à-dire les plus fragiles, restent dans l'instant, n'expérimentent pas la frustration. "L'immédiateté les empêche de s'inscrire dans le temps. D'être capables de différer." Une expérience pourtant indispensable, regrette Mme Tatar-Goddet.

Que le téléphone soit un symbole identitaire, marquant le passage à un autre âge de la vie, est une proposition tout à fait acceptable, même si on a tôt fait de lui donner un petit côté mystique. C'est ensuite que les choses se corsent. Pour commencer, on assimile sans se poser de question la possession d'un téléphone portable avec un lien permanent avec la famille... Je me demande combien d'élèves de collège ou de lycée utilisent leurs téléphones portables pour appeler papa-maman à chaque inter-cours, et plus encore combien ne profite pas des nombreuses "zones d'incertitudes" que procurent la vie collégienne ou lycéenne pour se livrer à toutes sortes d'activités dont les parents ne savent rien. D'ailleurs, combien répondent sincérement à la question "où es-tu ?"...

Mais c'est la suite qui atteint des sommets : ainsi, à cause de leurs téléphones portables, les jeunes ne feraient plus l'expérience de la frustration ! On voit ici que le propos peine à s'extraire d'un certain milieu social, une attitude que l'on retrouve souvent à propos des nouvelles technologies. Comment peut-on sérieusement croire que la simple possibilité de joindre ses copains dans le cadre souvent restreint d'un forfait limité met à l'abri de toute frustration ? La psychologue ignore ici purement et simplement toute la structure sociale qui pèse sur les individus. Ne serait-ce que ce point : les jeunes que j'ai en face de moi, aussi dotés en téléphones portables soient-ils, vivent dans une petite ville ex-centrée et sont bien peu nombreux à avoir eu la chance d'aller au moins une fois à la capitale pourtant pas très éloignée... Et je ne parle même pas des inégalités sociales ou des difficultés économiques qui touchent durement bien des familles et donc bien des jeunes. Mais apparemment, c'est pour leur plus grand bien puisque cela leur permet de faire la salutaire expérience de la frustration.

Au final, que manque-t-il à ce genre d'interprétation psychologisante ? Pas grand chose. Juste de jeter un coup d'oeil à la réalité.

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[Une heure de lecture #6] En attendant la rentrée

Cela fait longtemps que je n'ai pas fait une petite liste de liens divers et variés. En attendant la rentrée, quelques petites choses intéressantes récupérées sur la toile, dûment commentées.


Un syndrôme Luc Châtel ?

Outre Atlantique, les économistes blogueurs se lancent dans une petite guerre pour savoir si les inégalités de réussites scolaires sont génétiques ou pas - très bons résumés en français chez Rationalité Limitée et Olivier Bouba-Olga. En cause, un post de Greg Mankiw qui évoque le QI comme "variable cachée" expliquant à la fois les inégalités de richesses et les inégalités scolaires... En gros, si les riches sont riches, c'est parce qu'ils sont intelligents et l'école sert juste à enregistrer cela.

Pendant ce temps, sur le Global Sociology Blog, on adopte une surprise toute feinte : ce genre de résultat, les sociologues y sont eux habitués. Et contrairement aux économistes, ils prennent en compte l'aspect historique de ces inégalités : il y a de la reproduction sociale là-dessous. Mine de rien, il y a une vraie différence entre sociologues et économistes : ces derniers s'interrogent sur la part du génétique sans se poser la question de savoir si l'intelligence telle qu'elle est mesurée par les tests de Qi n'est pas elle-même une donnée sociale. Et si la structure sociale et l'histoire modelaient les individus beaucoup plus que les économistes le pensent ?

Pas de conclusion hâtive

Toujours sur le même thème, Marginal Revolution pense clore le débat en proposant un graphique montrant que l'effet du revenu des parents s'appliquent aux enfants biologiques et pas aux enfants adoptées. Tout cela serait donc génétique, même si ce n'est pas vraiment le QI qui joue... Ou pas. On peut encore douter de la conclusion. En commentaires, certains évoquent l'âge de l'adoption : à moins que tous les enfants adoptés le soient dès la naissance, on peut penser que les premières années de socialisation sont importantes. Mais on peut rajouter bien d'autres facteurs. Par exemple, les enfants adoptés peuvent être issus de pays étrangers, ce qui peut être physiquement visibles : n'enregistre-t-on pas alors les effets de la discriminations envers les petits asiatiques par exemple ? De même, l'auteur du billet repousse un peu trop vite l'idée d'une différence de traitement entre enfants "biologiques" et enfants "adoptés" au sein de la famille : après tout, très peu de parents pensent traiter différemment filles et garçons, mais les enquêtes montrent que c'est pourtant le cas... Et puisqu'il évoque non le QI mais la "personnalité", on peut se demander si le fait de se savoir ou d'apprendre que l'on est adopté ne joue pas un rôle dans celle-ci. Il faudrait un peu plus de sociologies et d'enquêtes pour donner sens à toutes ces corrélations.

Un peu de sociologie de la médecine

A l'occasion des débats autour de la réforme du système de santé américain, la blogosphère sociologique multiplie les posts et les analyses. Et ils jettent souvent des regards vers l'Europe...

Brooke Harrington, sur l'excellent Economic Sociology, évoque les liens entre l'argent et les soins - le care - des deux côtés de l'Atlantique. Une conclusion très intéressante, que je traduis ici :


Les systèmes de santé français et allemands ont autre chose en commun : ils impliquent tous les deux de l'argent (en fait, ils sont même assez coûteux), mais les personnes qui en bénéficie semble tout à fait satisfait de payer pour les soins qu'ils reçoivent, que ce soit de leur poche (comme moi) ou au travers d'impôts, de cotisations et d'assurances (comme la majorité). Une bonne raison réside dans la qualité des soins : généralement, les gens sont prêts à payer lorsqu'ils sentent qu'ils en ont pour leur argent. Dans le même temps, dans les deux systèmes, la question du payement est tenu physiquement séparée des soins proprement dits.

Je soutiens que cette ségrégations du "business" et du "care" dans les services médicaux n'est pas sans lien avec l'expérience de la qualité et de la valeur qu'ont les patients. Ne pas avoir à s'embêter avec des questions d'argents quant vous arrivez chez le médecin ou aux urgences fait une grande différence pour le patient. J'espère que les Américains pourront vérifier selon par eux-mêmes, chez eux, plutôt que d'avoir à venir jusqu'en Europe pour faire l'expérience de cette énorme différence qu'un tout petit changement peut faire


Notons bien qu'il n'est pas question ici de la qualité effective des soins, mais de la disposition des individus à payer et de la façon dont ils valorisent les soins. On peut penser dès lors penser que le débat aux Etats-Unis, dont la violence étonne parfois les Européens, doit beaucoup à une mauvaise perception des soins du fait de leur trop grande proximité avec l'argent...

A lire aussi : Patient Safety - Canada and France sur le blog de Daniel Little.

Penser en sociologue

Les fidèles lecteurs connaissent ma sensibilité sur cette question. Une petite interview croisée entre une sociologue et un psychiatre donne une bonne illustration de la façon particulière de penser des sociologues : là où le psychiatre explique les problèmes des adolescents et leur perception en se référant à un modèle général de développement, la sociologue met l'accent sur l'inscription sociale des individus, la spécificité historique de la situation, etc. Une lecture commenté sur le Global Sociology Blog (quoi, encore ? Bah oui).

Toujours sur le même thème, sur un autre excellent blog, collectif cette fois, un post qui propose quelques règles pour penser en sociologue : How to think like a sociologist sur Everyday Sociology Blog. Des principes assez généraux, mais qui sont effectivement la base de toute approche scientifique des faits sociaux. On y souligne notamment les rapports entre la sociologie et la pensée critique, non pas au sens de "critique sociale" mais au sens "d'esprit critique" :

Prenez votre série télé préférée par exemple : si vous pensez comme un sociologue, vous pourrez observer qu'elle présente une vision un peu biaisé des crimes , ou ne met en scène que des Blancs ou des femmes incroyablement minces. Si vous ne pensez pas comme un sociologue, vous ne voudrez peut-être même pas être conscient de tout cela parce que vous aimez beaucoup cette série et que vous voulez continuer à la regarder.

En pensant comme un sociologue, vous pourrez la comprendre comme le produit d'une industrie du divertissement bien particulière et vous aurez alors envie de savoir coment les décisions y sont prises (comme l'a fait William Bielby). Les sociologues peuvent à la fois comprendre quelque chose plus profondément et continuer à en profiter.

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