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L’engagement contre une « dépolitisation » politique du monde scientifique

Troisième édition des "invité.e.s d'Une heure de peine", manifestation a-périodique et aléatoire qui dépend surtout des gens sympas et talentueux que mon activité (elle-même a-périodique et aléatoire) m'amène à rencontrer. Après Clément Salviani et Alex Mahoudeau, c'est au tour de Tristan Dominguez et Guillaume Michez, deux passionnés de sociologie qui ont des choses à dire, qui lancent ici leur projet Sociodysée, une démarche de vulgarisation qui ne pouvait évidemment que me plaire. Voici donc leur premier texte, sur la question de l'engagement des scientifiques, une problématique qui fait l'objet de beaucoup de débat sur Twitter et ailleurs mais pas forcément beaucoup de compétences. Espérons qu'avec ce billet, les choses soient un peu plus claires. Pour ma part, j'espère avoir encore d'autres invité.e.s talentueu.se.s à l'avenir. Comme ça, quand ils et elles seront riches et célèbres (ou juste riches), ils se souviendront de moi. Sans plus attendre, je laisse donc la parole aux stars du jour :

Avant d’entamer cette article nous voulions préciser certains détails de son écriture et vous présenter la démarche de notre projet : Sociodysee. Bien qu’encore balbutiant notre intention est de proposer une vulgarisation, une clarification de la sociologie, ses théories, ses auteurs et ses objets. Pour se faire, nous vous parlerons dune thématique sociologique qui tournera autour d’un fil rouge ; un concept, un auteur ou encore une question et si le premier de notre de notre travail est un texte nous comptons faire varier les formats. Il nous semble qu’il existe des angles morts dans les formes de communication entretenues entre le grand public et les sociologues, nous faisons donc le pari de vous parler le plus simplement et le mieux possible de sociologie.
Il vous faut savoir que nous ne sommes pas sociologues, nous sommes diplômés d’un master recherche de sociologie. Cependant nous n’avons pas de doctorat, hors c'est le coût d’entrée dans le champs scientifique. Par conséquent nous ne nous considérons évidement pas comme des sociologues, nous ne produisons pas de connaissances mais nous considérons capable de les manier et en l’occurrence de les transmettre.

Patience, rigueur et abnégation sont des qualités essentielles pour décrire le scientifique idéal. Selon certains, ces qualités à une échelle individuelle sembleraient se suffirent à elles même. Cette exigence irait même jusqu'à la nécessité de la neutralité politique en revendiquant la science comme étant apolitique car découlant d’une méthode objective. Cependant, il y a là une confusion entre méthode scientifique et apolitisme, on ne voit pas pourquoi un énoncé qui aurait des implications politiques ne pourraient pas être réfutables dans le sens poppérien du terme, et vice-versa. Ces idées sont également empreintes d’un scientisme naïf et quelque peu archaïque, ne prenant pas en compte la réalité de la recherche pourtant largement décrite par la sociologie.


Les partisans de cette vision accusent d’ailleurs souvent la sociologie des sciences de “relativisme” lorsqu’elle montre le fait que le monde scientifique est autre chose que la confrontation rationnelle d’idées désincarnées de ses agents ou de ses objets. Un bon scientifique serait un scientifique “désengagé”, dans le sens où il ne connaîtrait aucun engagement politique, moral voire même social – tout en s'abstenant de questionner, voire en promouvant de fait, un ordre social particulier. La garantie de l’autonomie de l’activité scientifique reposerait sur cet éloignement de la « société » par les chercheurs, ces-derniers respectant des normes et travaillant d’arrache-pied à acquérir un esprit critique individuel désengagé de toute considération extra-scientifique.

Il nous semble au contraire que la science ne se comprend qu’à travers les engagements qu’elle oblige. Loin du chercheur moral, nous souhaitons montrer un chercheur social. Nous pensons néanmoins que cette notion d’engagement est souvent mal comprise et qu’on peut tenter d’en redéfinir la sémantique. On l’associe en effet trop souvent au militantisme (vu par certain.e.s comme une tare dont on doit se débarrasser pour accéder à la réalité des faits) dont des réflexions documentées et connues ont déjà été portées. Nous voudrions alors le comprendre d’une autre façon (qui éclairera une partie de ce premier sens), en définissant plus la façon dont les chercheurs.es sont engagés par la structure des relations du champ scientifique. Faire de la science, c’est devoir s’engager à suivre les règles du jeu s’imposant socialement au chercheur.

Notre ambition consiste dans notre première partie à contrecarrer une vision scientiste et  internaliste de la science qui souffre des difficultés à ne pas être ambiguë concernant les prises de position des chercheurs (elle décrit par exemple des travaux et des auteurs bien différents par le terme de « gauche académique », réduisant des postures épistémologiques à des positions sur le champ politique). Pour cela nous procéderons en deux temps, dont le fil rouge est une réflexion portée autour de la notion de champ. Premièrement, nous montrerons que les conditions de possibilité de l’exercice de la raison sont permises par la construction sociale d’un espace spécifique (le champ), modelant les habitus et excluant celles et ceux qui n’ont pas les dispositions requises. Secondement, nous porterons une réflexions autour de l’autonomie de ce champ, dont les travaux sur la question ont montré que sa garantie était une question plus complexe qu’il n’y paraissait.


I/ LES ENGAGEMENTS DU CHAMP

Lorsqu’on s’intéresse à l’activité scientifique à travers la notion de champ, nous voyons combien les chercheurs sont « engagés », c’est-à-dire liés entre eux. L’activité scientifique n’est possible que dans cet engagement. Nous allons donc voir ce que cette notion nous permet de dire sur la science. Nous verrons ensuite que la science se comprend à travers les pratiques scientifiques, donc par une analyse du corps des chercheurs.

A) Engagé de force: les luttes du champ

Le champ se comprend comme une structure de relations et de luttes. Puisque nous les reprenons, contextualisons un minimum les travaux de Bourdieu sur la science : le champ scientifique est issu de l'ambition d’une théorie générale, celle des champs et vient se ranger aux côtés de travaux antérieures (champ intellectuel, artistique, religieux, haute couture etc.). L'intention est donc d’appliquer le concept de champ à l’univers de la science « pure ». Ainsi, cet espace social est comme les autres, avec les invariants communs à tous les champs : soit des rapports de forces, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits etc. Néanmoins, ces invariants auront une forme spécifique. C’est dans ce double regard que nous portons notre regard sur l’activité scientifique, ses luttes et ses enjeux.

1. La formation du champ scientifique

Le champ permet d’introduire  l’appréhension d’une structure de relations objectives (entres les différents agents du champ scientifique : chercheurs, laboratoires). Cette proposition est à intégrer avec une critique d’approches qui tendrait à penser les laboratoires comme des espaces clos. Or Bourdieu expose une série « d’emboitements structuraux » : « Le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. » (Bourdieu 2001 p. 68) Cette conception permet de chercher les principes explicatifs de la science au-delà de ses espaces effectifs de production. Nous verrons plus loin également que le champ lui-même n’est pas isolé du reste de la société ou des autres champs.


Cet espace de position est également relationnel, autrement dit il faut le penser comme un champ de force. Les relations entre chaque agent contribuent à créer le champ et ses rapports de force. L’enjeu principal du champ scientifique est donc le monopole de l’autorité scientifique « comme une capacité technique et comme pouvoir social […] Entendu au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-a-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science » (Bourdieu 1976, p. 89). Il est à noter que le travail de Bourdieu vient s’ajouter à une période où la sociologie des sciences d’inspiration Mertoniene, qu’il qualifiera de tradition structuro-fonctionnaliste, se verra battue en brèche et ce principalement par la critique d’une vision pacifiste de la science. « Dire que le champ est un lieu de luttes, ce n'est pas seulement rompre avec l'image irénique de la "communauté scientifique" telle que la décrit l'hagiographie scientifique -et souvent, après elle, la sociologie de la science-, c'est-à-dire avec l'idée d'une sorte de « règne des fins » qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie. C’est aussi rappeler que le fonctionnement même du champ scientifique produit et suppose une forme spécifique d’intérêt (les pratiques scientifiques n’apparaissant comme « désintéressées que par référence à des intérêts différents, produits et exigés par d’autres champs » (Bourdieu 1976, p. 89)

Ainsi, le champ, en plus d’être un espace de relation, est aussi un champ de luttes ; un « champ d’action socialement construit où les agents dotés de ressources pour différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les rapports de force en vigueur ». (Bourdieu 2001 p. 72). Ce sont les positions et la distribution du capital auprès des agents du champ qui joueront sur leurs stratégies. Ces luttes s’illustrent autour de l’opposition entre les dominants, capable d’imposer les représentations légitimes de la science en adéquation avec leurs intérêts, et les dominés. Les enjeux de ces luttes demeurent fondamentaux dans la construction du champ et de ses frontières.

Prenons un exemple avec Yves Gingras, où nous apprenons même que la constitution de cet espace, de ce champ, est synonyme d’exclusion des agents n’ayant pas les dispositions nécessaires à la compréhension des travaux et de leurs évolutions. Il prend alors l’exemple de la mathématisation croissante de la physique au XVIII° siècle, rendant l’accès aux amateurs et philosophes beaucoup plus difficile et la professionnalisation des physiciens possible : « Si un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant, c’est que les conditions intellectuelles et sociales d’accès a la cite physicienne se sont transformées de façon importante entre, disons, 1750 et 1850. L’une de ces transformations (…) est justement la mathématisation croissante de la physique. » (Gingras, p. 119) Cette exclusion des individus qui ne voulaient ou qui ne pouvaient pas mathématiser la nature ne s’est pas faite sans résistance, parfois agressive, mais a été une condition sociale de possibilité des progrès de la raison (dont on pourrait donc en conclure que celui-ci passe moins par la libre expression de chacun et l’ouverture du champ à tous que par la formation d’une cité savante excluante). Il montre bien que cette lutte sociale pour la légitimité de « dire le vrai » implique des perdants.

2. Comprendre la lutte au sein du champ

Une fois que le champ scientifique est formé, il n’est pas « clos » pour autant et des luttes continuent à redéfinir les frontières, les pratiques et l’autorité scientifique. Cette notion nous permet de comprendre la science comme une activité dynamique et produite par les agents et leurs dispositions (rompant avec l’idée irénique d’une marche téléologique inéluctable vers la raison et la vérité). Par exemple, Panofsky montre que si des recherches autour de notions comme celles de races ont pu être possibles, c’est par des logiques du champ qu’il resitue (Panofsky, 2017).

Afin de mieux comprendre la lutte du champ scientifique, il faut comprendre que tous les agents n’ont pas tous le même poids dans le champ et que des ressources spécifiques y résident. Ces ressources sont regroupées sous le nom de « capital scientifique » et se déclinent en deux espèces dans ce champ (on y reviendra). C’est donc la structure et le volume du capital qui le détermine (en plus de dépendre de tous les autres points et des relations entre chacun des autres points). Ainsi, le fait de détenir un capital scientifique important est synonyme de poids dans le champ. Le capital scientifique repose sur la connaissance et la reconnaissance, une caution de crédibilité qui permet de faire confiance à priori a un chercheur.

Cette déclinaison sous deux formes se fait de la manière suivante : le capital temporel, fortement lié aux institutions et à leurs postes de directions (direction de laboratoire, de départements, de commissions, comités d’évaluation) et le crédit scientifique. La première forme de capital permet d’exercer un pouvoir sur les moyens de production et de reproduction de la science (attribution de crédits, contrats, postes et donc une gestion des carrières). Son accumulation passe par la participation à des instances institutionnelles scientifique (jury de thèse, commission), il constitue un forme de capital bureaucratique. L’autre forme de capital scientifique revêt des allures moins « administratives » et concerne ici un crédit purement scientifique et son accumulation passe davantage des contributions scientifiques qui ont fait preuve de plus de reconnaissance que ses pairs.   
Bourdieu insiste bien sur la logique intrinsèque propre au champ scientifique, et cela en rompant avec différentes traditions. D’une part il s’attache à démonter l’analyse purement « politique » de la science, selon laquelle les énoncés scientifique ne sont que les reflets des positions politiques. Il montre que les prises de positions dans les luttes pour les ressources matérielles (crédits, instruments etc.) ne se réduisent pas aux prises de positions politiques. D’autre part, l’approche purement intellectuelle postulant la “pureté” des énoncés scientifique vis à vis du « social » occulte le fait que la définition de la science et ses méthodes sont un enjeu de lutte.

Avant d’aller plus loin, il est important de développer le versant dispositionnaliste de la théorie de l’action de Bourdieu. L’activité scientifique se comprend comme le produit d’un habitus scientifique, un sens pratique, cela en opposition à une vision logiciste normative qui insiste sur une formalisation a posteriori de l’activité scientifique et pas de la réalité du « métier .

B. Engagé corps et âme

En ayant insisté sur la dimension relationnelle du champ, nous avons pu voir que les conditions de possibilité de la science sont structurelles et historiques. Nous aimerions également éclairer une réalité en continuité de cette analyse, se concentrant alors sur les pratiques scientifiques et le corps des chercheurs. Bien évidemment, ces deux niveaux ne sont nullement en opposition, bien au contraire, faisant partie d’une seule et même réalité. Les dispositions acquises dans un champ concernent bien évidemment les façons de voir, de peser et d’agir des agents.

1. Illusio et ethos des scientifiques

Loin de l’idée de l’exercice de la pure raison des chercheurs, l’observation des chercheurs en action révèlent l’importance des pratiques, des façons de voir, de penser et de sentir dans l’activité scientifique. L’habitus a donc toute sa légitimité en tant qu’outil méthodologique et d’investigation (Wacquant, 2010). L’habitus est une acquisition par l’inscription dans un champ. C’est à travers une histoire et des dynamiques sociales (autant individuelles que collectives) qu’il s’apprend et que les dispositions prennent formes. La reconnaissance des capitaux et donc la possibilité de leur acquisition sont garanties par un habitus approprié à l’état du champ, produisant alors l’illusio des scientifiques et donc la possibilité des luttes du champ.

L’habitus, étant en même temps le produit de la structure du champ et la condition de la participation pour l’agent au champ, est la possibilité de participation à l’activité scientifique. Pour reprendre Gingras : « (…) ce sont ces institutions qui assurent l’homogénéité (relative) de la cite savante en inculquant, par l’action pédagogique, des habitus scientifiques, c’est-à-dire des schèmes générateurs de pratiques, de perception et d’évaluation des pratiques propres a un champ a un moment donné de son histoire » (Gingras, p. 150). Les pratiques scientifiques sont donc apprises et situées dans le champ (donc dans la lutte). Les méthodes et les postures épistémologiques ne peuvent se comprendre sans la structure des relations objectives qui les produit et les situe socialement.

Enfin, la notion d’habitus permet de mettre en perspective l’habitus des scientifiques propre au champ scientifique avec d’autres apprentissages acquis dans d’autres champs, permettant de comprendre leur parcours et l’activité scientifique comme le produit d’une trajectoire sociale. Nous donnerons pour exemple le travail de Patarin-Jossec sur les astronautes, permettant de comprendre la sérendipité comme une concordance de deux habitus distincts : une hexis scientifique et une hexis bureaucratique. Durant la formation en vue de la préparation des vols spatiaux vers la station spatiale internationale, elle observe que : « L’habitus du scientifique est ainsi remplacé par un dispositif bureaucratique – du fait de la délégation d’une pratique du champ scientifique vers le champ bureaucratique –, lequel dépendra du temps de développement d’un habitus astronautique. ». Ainsi, le champ bureaucratique est moins sensible à la découverte qu’au respect de normes pour la sécurité (les enjeux sont énormes en termes de vie humaine dans la station spatiale internationale) « Le temps de l’expérience est ainsi un moment de lutte entre les deux champs pour le monopole de la gestion de son temps, lors duquel s’objectivent les ressources des agents et où peuvent se convertir des capitaux propres à chaque champ de production spécifique. », favorisant les découvertes inattendues (Patarin-Jossec).

2. Habitus et rapport à l’objet

On a l’idée que les chercheurs doivent être désengagés de leur objet afin de produire de la connaissance. Pourtant, rien n’est plus faux et dès qu’on entend un scientifique parler de son sujet de recherche, on y voit souvent un être passionné. L’objectif ici n’est pas de décrire le champ scientifique comme un monde romantique (bien au contraire) mais de montrer une autre forme d’engagement qui se trouve dans le corps et les dispositions des scientifiques. En effet, l’intérêt porté pour un objet (et les façons de l’envisager) peuvent se comprendre à travers la trajectoire sociale et scientifique des agents. L’un des éléments les plus flagrants de cet état de fait est la division genrée des disciplines et, au sein des disciplines, des objets.

L’objectif n’est alors pas de juger mais de permettre de construire un cadre permettant de comprendre les pratiques scientifiques (et à partir de là, revoir nos jugements et ne pas considérer qu’un chercheur a un biais sitôt qu’il éprouve de la sympathie ou de la répulsion pour son objet, ce serait alors ne plus croire à la méthode scientifique qui permet d’aller au-delà de nos émotions). Il n’y a pas plus relativiste qu’un jugement de l’activité scientifique basé non pas sur les méthodes mais sur les affiliations sentimentales aux objets étudiés (ces-dernières peuvent parfois expliquer des égarements mais n’en sont pas la détermination d’un manque de rigueur).

Il est donc maintenant nécessaire d’élargir l’analyse au seul champ scientifique afin de comprendre l’engagement des chercheurs et ce qu’il implique dans leur activité.

II/ LES CHAMPS DE L'ENGAGEMENT

Nous avons vu comment le champ engageait le chercheur dans l’activité scientifique, c’est-à-dire dans des rapports de force au sein d’un espace social spécifique. Il nous semble néanmoins que cette vision reste assez partielle et internaliste et ne prend pas suffisamment en compte toutes les formes d’engagement auxquels le chercheur est sujet (comme l’engagement politique). Nous allons donc maintenant étudier les autres formes d’engagement, extérieurs à la spécificité scientifique, qui peuvent constituer aussi bien l’habitus scientifique que la structure du champ scientifique, en posant alors la question de l’autonomie de ce champ.

A) Engagé partout

Les scientifiques ne sont pas des purs êtres rationnels et ont d’autres raisons de s’engager dans l’activité scientifique que la simple recherche de la vérité. Relever ce fait n’est pas succomber au relativisme mais bien prendre en compte une réalité observée par plusieurs sociologues. Il nous est alors nécessaire de réfléchir à la place de ces engagements dans le champ scientifique et la carrière des chercheurs.

1. Entremêlement des engagements individuels

Si les luttes au sein du champ scientifique connaissent une autonomie relative, il est plus difficile lorsqu’on retrace la carrière (et donc la trajectoire sociale) d’un chercheur ce qui relève proprement de la science et ce qui appartient à ses engagements politiques. Si, lorsqu’on étudie l’état du champ, il faut faire preuve de discernement entre les prises de positions et leurs appartenances respectives, le choix de l’engagement dans la science résulte parfois, au niveau individuel, d’un engagement politique.

La carrière de Lazarsfeld telle que décrite par M. Pollak est en cela une très bonne illustration de l’entremêlement des engagements individuels. Par exemple, sur son enquête du chômage de longue durée : « Cette étude sur les effets sociaux du chômage prolongé dans la petite vile de Marienthal est l’œuvre la plus importante de cette époque, élaborée sous la direction de Lazarsfeld par un groupe de jeunes chercheurs, tous militants au parti socialiste, parmi lesquels Hans Zeisel et sa deuxième femme Maria Jahoda. (…) La rencontre des intérêts scientifiques et des préoccupations politiques y est évidente » (Pollak, p. 47).

La recherche de la vérité se fait souvent en vue de l’action et de l’intérêt politiques des chercheurs. C’est d’ailleurs tout le sens du mot de Durkheim que les habitués de ce blog connaissent bien : les sciences ne vaudraient pas « une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Il nous faut alors poser la question du dêmélement de ces différents engagements.

2. La question de l’homologie entre le champ scientifique et le champ politique 

Il ne faut néanmoins pas tout confondre, comme le font certains, en mettant la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire en voyant l’engagement politique dans le choix d’usage de méthodes ou dans la construction d’objets scientifiques (Daniel Bizeul en avait d’ailleurs souffert, certains de ces collègues voyaient dans son choix de l’étude des partisans du FN par la méthode compréhensive, une acceptation idéologique des assertions de l’extrême droite). Si un certain engagement scientifique peut trouver une explication dans les engagements politiques, on ne peut tout réduire à ce dernier et le lien entre les deux méritent une observation au cas par cas, en prenant en compte les trajectoires individuelles et les « ponts » structurels entre les deux champs.

Dès lors, il nous paraît que parler, par exemple, de « gauche académique » revient à confondre deux espaces sociaux différents, c’est-à-dire analyser le champ scientifique à partir de positions et de prises de position du champ politique. Cette vision est tout à fait relativiste, ne laissant que peu de place à la logique interne et aux engagements spécifiques que le champ scientifique impose (c’est absoudre les relations sociales spécifiques à cet espace pour les comprendre au travers du prisme de la structuration des rapports de force d’un autre espace).

La notion de champ permet de préserver les spécificités des luttes réglées entre scientifiques tout en étant sensible à l’existence de certaines homologies avec le monde politique. Ces homologies, dès lors qu’on accepte cette vision de l’activité scientifique, ne sont pas totales et, en prenant de la hauteur, peuvent se comprendre socialement. C’est donc moins en termes de biais ou d’engagements politiques que nous cherchons à comprendre cette homologie qu’à travers une analyse qui s’attarde sur les habitus concordants entre les champs (ce qu’on nomme plus communément l’homologie structurale) et les acteurs permettant la traduction de capitaux spécifiques acquis dans un champ en ressources dans d’autres champs (la question est d’ailleurs posée en profondeur par Olivier Roueff).

Il nous semble que cette lecture est moins morale et plus scientifique, dans le sens où elle pose la question de la concordance entre activités scientifiques et positionnements politiques par le biais d’une recherche théorique et d’un appel à sa réponse par des travaux empiriques.

B) Des gages d'indépendance: la question de l'autonomie scientifique

Ces questions nous amènent à une autre qui est souvent évoquée lorsqu’on parle d’engagement politique en sciences (et qui recouvre une réalité qui va au-delà du seul monde politique) : l’autonomie de l’activité scientifique. Dès lors qu’on a montré la possibilité des homologies et que dans cette lutte entre chercheurs, des pressions extérieurs peuvent survenir, on a en quelque sorte « ouvert le champ ». C’est de ce sujet que nous allons maintenant traiter.

1. Autonomie et désengagement

On a souvent dans l’idée que la façon la plus efficace de permettre aux scientifiques de ne subir aucune pression extérieure se trouve par le désengagement. La tour d’ivoire permettrait de n’être atteint par personne et donc de pouvoir garantir une lutte qu’entre chercheurs. Cette vision enchantée est un idéal, une histoire que se racontent les chercheurs et un efficace élément rhétorique pour discréditer des travaux (« cette recherche a été financée par…, donc… » ou « les chercheurs ont des engagements politiques…, donc… »). La réalité est pourtant plus complexe (et intéressante à la fois, il serait trop facile de discréditer des recherches par cette non-autonomie, à tel point qu’on imagine aucune recherche possible). En effet, l’activité scientifique survit très mal sans apports extérieurs à son monde, notamment dans sa dimension économique. La question se pose alors tout autrement.

Si on accepte l’idée de la division entre capital scientifique et capital temporel, l’autonomie est potentiellement respectée par la garantie que l’accumulation du second soit conditionnée par l’accumulation du premier, en d’autres termes : que les chercheurs les plus reconnus par leurs travaux soient ceux qui décident de l’orientation de la recherche. C’est ainsi que l’autarcie rêvée pourrait, selon certains, se produire, les moyens matériels sont mis à disposition vers les chercheurs les plus reconnus par leur crédit scientifique, n’aboutissant à aucune pression dans la production des connaissances.

2. L’autonomie comme la retraduction des enjeux

Néanmoins, cette autarcie est une utopie, le champ scientifique a besoin d’autres champs pour garantir son existence (et in fine son autonomie). Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une façon de saisir l’homologie et l’autonomie du champ scientifique à travers un article d’Antoine Roger portant sur la recherche agronomique roumaine. Très critique vis-à-vis des approches postulant l’existence d’un “capitalisme académique”, il reste attentif autant à l’autonomie de ce champ qu’il a pris pour objet tout en analysant les rapports de pouvoir internes et externes. Il montre alors que si la production scientifique en Roumanie est favorable aux multinationales, c’est par une coïncidence structurale où les agronomes en luttes, fruit d’une histoire particulière et relativement autonome, peuvent trouver un appui favorable au soutien (et donc à l’inscription aux frontières du champ) des entreprises agrochimiques.

A. Roger nous montre ainsi que l’autonomie n'est pas le synonyme de désengagement des agronomes aux questions politiques nationales ni aux multinationales mais leur capacité à retraduire des enjeux externes au champ en questionnements propres au champ (Roger, 2017). Cette forme kaléidoscopique des relations entre les champs permet de gagner en finesse d’analyse sans abandonner la dimension structurale, éclairante à de nombreux égards. Elle évite également des conclusions hâtives de la domination d’un champ sur l’autre, sans négliger les rapports de force possibles. Il faut enfin souligner à quel point les luttes et les relations sociales sont des données indispensables pour comprendre la production scientifique et son orientation.

CONCLUSION

En explorant ce que l’engagement signifiait de la façon la plus rigoureuse possible, il nous semble à présent que cette notion est moins un problème moral qu’un enjeu scientifique permettant de comprendre le monde de la recherche. Nous espérons que l’outil conceptuel du champ, dont nous avons esquissé les possibilités sur différentes questions, permettra de porter un regard plus apaisé sur l’activité scientifique et ses enjeux. La place de la politique, de l’économique et du social sera d’autant mieux comprise lorsqu’on quittera la dichotomie rationaliste/relativiste, dont la sortie nous semble garantie par une analyse rigoureuse et scientifique des sciences (portée en partie par la sociologie).

La dépolitisation de la science, sous couvert d’un anti-relativisme, n’est que la négation des faits observés et conduit bien souvent à penser la réalité comme non-intersubjective (et revenir ainsi à des conceptions pré-sociologiques voire divines). Nous pensons qu’il n’est pas exagéré de penser que le danger pour la science ne réside pas dans l’importance trop prononcée des engagements des scientifiques mais dans la menace de son autonomie, ce qui n’est possible qu’une fois que nous avons adopté l’analyse en termes de champ. Nous soupçonnons alors que cette « dépolitisation » est en réalité un alibi pour faire avancer un certain agenda politique.

Conscients que notre portée est bien modeste, nous espérons tout de même que les débats sur le monde académique, avec cette notion de champ, ne se centre plus autour de la notion floue, morale et politique de « liberté d’expression » mais d’une recherche pragmatique de la garantie de l’autonomie scientifique. Il nous semble en effet que ce que l’histoire des sciences nous enseigne est que le progrès scientifique n’est pas le fruit de débats où on peut entendre toutes les parties qui le réclament mais la construction d’un espace où des luttes sont réglées entre agents porteurs d’un habitus scientifique. Le champ scientifique est cruel, il a par exemple exclut celles et ceux qui ne voulaient pas de mathématisation de la physique ou celles et ceux qui discutaient de l’activité scientifique sans preuve empirique. Il est peut-être temps de réfléchir, pour sa bonne marche, d’y exclure celles et ceux qui n’apporteront que des questions biaisées, dont les caractéristiques et l’agenda des recherches souhaité ne présagent qu’une réduction de la rigueur scientifique et de son autonomie.

Bibliographie :
Bourdieu P., "Le champ scientifique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 2, n°2-3, 1976, pp. 88-104.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Raison d'agir, cours et travaux, 2001
Gingras Y., " Mathématisation et exclusion : socioanalyse de la formation des cités savantes " in Wunenburger J.J. (dir.), Bachelard et l'épistémologie française,Puf, Paris, 2003, pp. 115-152.
Pollak M., " Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique ", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°25, 1979, pp. 45-59.
Panosky A., "Rethinking scientific authority : Behaviour genetics and race controversies", American Journal of Cultural Sociology, vol 6, 2017, pp. 322-358.
Patarin-Jossec J., " La concordance des temps ", Temporalités [en ligne], n°24, 2016.
Roueff O., " Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs" dans 30 ans après la distinction, de pierre Bourdieu, la découverte, paris, 2013, pp. 153-164.
Wacquant L., " L'habitus comme objet et méthode d'investigation", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°184, 2010, pp. 108-121.

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Cachez ces inégalités que je ne saurais voir

L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, Le négationnisme économique de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : Le danger sociologique de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu, et qui produit chez moi toujours la même réaction :


Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...

Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...

On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...

Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :

Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217).

Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :



A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.

Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !

B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).

La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...

Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...

Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.

"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.

La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.

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