Sauvons les sciences sociales

Je signale ici la pétition lancée par le collectif "Sauvons la recherche" pour défendre les sciences humaines et sociales au CNRS (et le CNRS aussi du même coup d'ailleurs).

Une pétition de plus, donc.

Les temps sont un peu gris en ce moment pour les sciences sociales. J'aimerais bien dire que le "pire n'est jamais certain", mais c'est devenu une trop grande banalité pour que je m'y risque. Mais le coeur y est...

See ya.

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Des lycées professionnels invisibles

Je découvre, au hasard de rezo.net, un nouveau blog étrangement nommé Sous-prof. De quoi s’agit-il ? Du regard d’un « prof de LP, militant syndical, formateur, débarqué il y a dix ans de sa province en banlieue parisienne ». Kezako LP ? Lycée professionnel, bien sûr. Un acronyme peu courant, pourtant, dans le débat public français. D’ailleurs, Dan Lemille, le prof de LP en question, se propose de nous donner accès à un « monde que l'on ignore que l'on feint de ne pas voir, c'est plus rassurant ». Sa première note – intitulée « Je forme ceux qui vont repasser vos chemises, passer le balai » - nous fait part de son amertume et le mérpis devant l’indifférence et le mépris qui frappe aussi bien son métier que ses élèves. L’entreprise n’en est que plus salutaire : on ne parle pas assez des lycées professionnels. Mais pourquoi sont-ils aussi invisibles ?




On peut faire diverses hypothèses pour expliquer cette invisibilité. La première, et la plus simple, consiste à souligner que très peu de ceux qui sont en position de donner de la visibilité à un phénomène sont passés par les LP : non seulement les journalistes et les hommes politiques – étonnant, non ? – mais aussi les sociologues et les autres chercheurs en sciences sociales, qui accordent peu de place à l’enseignement professionnel comme objet d’investigation et de savoir. Dans ce dernier cas, il y a aussi un problème de construction des problèmes sociaux : une frange de la sociologie française est tournée vers l’exploration des situations problématiques, des questions d’actualité, etc. souvent avec une orientation militante ou critique. Les LP ne semblent pas faire partie de celles-ci.

Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils sont « coincés » entre deux autres représentations de la jeunesse : d’un côté, la jeunesse délinquante des cités populaires, abordée plus souvent par la sociologie urbaine ou de la déviance que par celle de l’éducation, de l’autre, les étudiants et leurs diverses difficultés, comme le déclassement et la perte de valeur des diplômes.

Entre ces deux, les LP semblent moins « poser problème ». D’une part, s’inscrivant dans la formation professionnelle, ils sont en quelque sorte à l’abri de pas mal des critiques qui frappent le système éducatif français : on ne peut pas leur reprocher d’être opposé à l’entreprise… Du coup, ce n’est pas là que se place l’urgence en matière éducative, plus tournée vers les « enfants malades » que peuvent constituer le collège et l’université. D’autre part, les élèves de ces lycées disposent de moins de ressources pour se mobiliser : les étudiants ne se privent pas pour faire entendre leur voix, et même les « racailles » peuvent, en adoptant la forme émeutière, faire des rentrées souvent fracassantes dans la vie politique française. Les premiers disposent d’organisations, d’une tradition militante ancienne, de répertoires d’actions, les seconds de la radicalité que confère une grande frustration. Les élèves de LP n’ont rien de tout cela. C’est sans doute là que se trouve la principale cause de l’invisibilité des LP : dans le peu de ressources dont ils disposent pour l’action collective.

Pourtant, il semble bien y avoir des problèmes qui mériteraient l’attention tant des scientifiques, pour proposer une compréhension de ce que la situation sociale de ces lycées a de particulier, que des politiques, pour transformer cette situation en problème social et y proposer des solutions. C’est ce qu’indique, en tout cas, Gilles Moreau en parlant de « double disqualification » de ces établissements scolaires [1].

Disqualification sociale d’abord : « école pour ceux qui n’aiment pas l’école », le passage par le lycée professionnel ressemble souvent à un fardeau pour ceux qui en font l’expérience. Presque toujours issus de milieux populaires, avec parfois des trajectoires difficiles, le LP apparaît pour eux comme un stigmate supplémentaire : ils ne sont pas seulement dans les mauvaises filières, mais aussi dans celles qu’il éviter à tout pris. Elles leur ont souvent été proposées « faute de mieux », parce qu’il fallait bien les mettre quelque part malgré un échec scolaire déjà fort. Ce qui rend le travail des enseignants, pour les remotiver, les impliquer, et, finalement, leur proposer une nouvelle socialisation, d’autant plus difficile.

Pourtant, ce stigmate, renforcé par l’invisibilité dont il a été question, n’est pas forcément mérité. Voilà un ensemble de jeune placé d’entrée de jeu hors de la jeunesse « normale ». Pourtant :

« Pour, qui connaît les élèves de LP sait combien ils sont avant tout des jeunes parmi les jeunes : des garçons qui rêvent d’"avoir une maison, une femme, une voiture", et des filles qui voudraient "être bien dans leur peau". Une vie de "petits salariés" les attend, pavillonnaires, populaires, ordinaires, précaires aussi » [1]

Disqualification scolaire ensuite : il s’agit peut-être de la disqualification la plus grave. Beaucoup de sections de LP disparaissent depuis plusieurs années. Mais surtout, les voilà concurrencer par un regain d’intérêt pour l’apprentissage, de la part des pouvoirs publics comme des organisations patronales, alors que l’enseignement professionnel y avait longtemps été préféré.

« Plus récemment, depuis les années 1990 et surtout 2000, l’Etat semble avoir choisi son camp en misant uniquement l’apprentissage salarié : la loi Balladur de 1993 ou la loi Borloo de 2005, pour ne citer que les plus importantes, vont en sens unique : dérégulation des conditions d’embauche des apprentis, campagnes de promotion et aides financières aux entreprises » [1]

Voilà qui fragilise encore les LP, qui n’en avaient pas forcément besoin. Marginalisés dans les politiques scolaires, les LP ne peuvent que rencontrer encore plus de difficulté à remplir leurs difficiles mais essentielles mesures qu’on ne leur apporte pas vraiment d’attention. Voilà à la fois une cause et une conséquence de l’invisibilité sociale…

Il faut en outre dire que la vision de l’apprentissage qui prévaut dans les médias est elle aussi biaisé : c’est plus souvent l’apprenti en BTS, en grande école ou de « l’université des métiers ». Or, ce n’est là qu’un « apprentissage d’en haut » somme tout bien marginal : 80% des apprentis sont en CAP, BEP, bac pro, ou brevet professionnel ou de maîtrise. Certains secteurs – la coiffure, la pharmacie – se trouvent « bouchés » : les aspirants apprentis doivent souvent frapper à la porte d’une cinquante d’entreprise avant de trouver une place, et certains doivent abandonner, faute de trouver un employeur. Les ruptures de contrat y sont également courantes, ce qui n’est guère encourageant.

Mais surtout, l’apprentissage n’est pas une alternative à l’école pour tous : les filles ne représentent que 30% des effectifs, les « jeunes issus de l’immigration » en sont quasiment absent. Et les réformes de ces dernières années n’y ont rien changé. De ce fait, il faudrait se poser la question des inégalités face à cette forme de formation professionnelle…

Ce qui se dessine devant le possible délitement des lycées professionnels – malgré les nombreux efforts que font ceux-ci, la plupart du temps dans l’ombre, en terme d’innovations pédagogiques, d’implication des jeunes dans l’entreprise, etc. – c’est le renforcement de certaines précarités et de certaines exclusions. Les nouveaux venus sur les marchés du travail se retrouveront en effet seuls, obligés de se débrouiller avec des systèmes de contrat de qualification, de formation continue et de validation d’acquis professionnel. Cette décollectivatisation de l’arrivée dans le monde professionnel n’est pas forcément une bonne nouvelle pour des populations qui disposent de très peu de ressources. La formation de ceux qui « vont repasser vos chemises, passer le balai », rien moins que les futurs employés et ouvriers de demain, mérite mieux.

[1] Gilles Moreau, « Ecole : la double disqualification des lycées professionnels », in Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard, La France invisible, 2006


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Sociologie de l'anorexie

Sujet délicat aujourd’hui sur Une heure de peine : l’anorexie. Le Monde consacre aujourd’hui un article à la réaction de différents sites dits « pro-ana », c’est-à-dire qui défendent et même aident à l’anorexie, face à la proposition de Valérie Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, de sanctionner "le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées". Ce sont bien sûr ces sites qui sont visés au premier chef. J’ai décidé de ne pas donner le lien vers l’article du Monde, car celui-ci est truffé d’adresses vers ces sites « pro-ana », et ma conscience est gênée à cette idée (allez plutôt voir par ici). Voici cependant quelques réflexions sur l’anorexie d’un point de vue sociologique.




Muriel Darmon a réalisé un travail d’enquête sur l’anorexie dans Devenir anorexique. Une approche sociologique (2008) [1]. L’approche est intéressante parce qu’elle évite de tomber dans quelques propositions simplistes – « les filles deviennent anorexiques à cause des top-models » - pour s’intéresser aux anorexiques elles-mêmes. En effet, si les représentations de la mode jouent sans doute un rôle dans le développement de l’anorexie, elles ne suffissent manifestement pas : toutes les adolescentes ne deviennent pas anorexiques. Il faut alors s’intéresser de plus près au problème : comment devient-on, est-on, et cesse-t-on d’être anorexique ? Il faut alors aborder ce problème armé de la notion de « carrière », développé par Howard Becker (Outsiders, essai de sociologie de la déviance, 1963). Il s’agit d’un processus dans lequel certains individus s’engagent et qui comportent plusieurs étapes qui amènent l’individu, peu à peu, à revêtir une identité de déviant. Ce processus se fait par interactions à la fois avec ceux qui sont déjà engagés dans une telle carrière – socialisation – et ceux qui en sont extérieurs et portent un regard sur les premiers – étiquetage.

En un mot, on ne naît pas anorexique, on le devient. Et ce parce que certaines personnes nous amènent à embrasser cette carrière, et parce que d’autres nous y cantonnent. L’anorexie est bien une déviance : un écart à la norme sociale en vigueur dans la société, qui fait l’objet d’une sanction – jugement négatif, médicalisation, etc. L’existence de sites et de blogs sur ce thème montre qu’il y a une dimension pleinement sociale au phénomène : l’anorexie ne se conçoit pas seulement comme une pathologie, mais aussi une identité, une présentation de soi que l’on mobilise en fonction des interactions dans lesquelles on est pris.

Muriel Darmon met à jour quatre phases dans la carrière des anorexiques. La première en étonnera plus d’un : loin de mettre en avant la responsabilité des magazines féminins, c’est le rôle des proches et de la famille qui est mis en avant. Les carrières d’anorexiques commencent souvent par un simple régime, sur les conseils d’« initiateurs » : le médecin, la mère, « en tant que responsable de l'alimentation et du corps des membres de la famille, et en tant que femme elle-même spécifiquement soumise aux normes diététiques et corporelles », le groupe d’amis dont les conversations tournent autour de la nécessité de surveiller son poids. L’objectif peut donc être purement une question de santé, et non seulement de soumission à la mode. Ce régime se fait rarement seule : on y trouve toujours des « accompagnateurs ». Le régime est une entreprise collective, ce qui renforce le contrôle exercé sur l’individu.

Point intéressant : la perte de poids s’accompagne souvent, chez les futures anorexiques, d’autres changements radicaux. Nouveau « look », engagement dans de nouvelles activités artistiques, scolaires, ou autres : maigrir n’est qu’un élément d’une transformation plus générale de la personne. L’anorexie s’inscrit donc dans un processus de « socialisation secondaire » au sens de Berger et Luckmann (La construction sociale de la réalité, 1976) : une conversion de l’individu, une transformation radicale de sa personne, qui remet en cause sa socialisation primaire (pour des éléments sur la socialisation, voir ce billet). De ce fait, détacher l’anorexie d’une personne de sa trajectoire générale peut être assez hasardeux.

La seconde phase accentue les techniques de régime apprissent dans un premier temps, et surtout les incorpore, c’est-à-dire, littéralement, les inscrit dans le corps des individus. Être anorexique devient alors une seconde nature. Celle-ci n’est pas encore déviante, car elle constitue, à bien des points de vue, quelque chose de valorisant pour les personnes qui la mettent en œuvre : il s’agit d’un travail sur soi, d’une maîtrise de son corps et donc de sa vie. Il y a des formes de plaisirs qui sont apprises dans cette carrière : celui de se retenir, d’être plus fort que la faim, que le désir. Une pleine compréhension de ce phénomène ne peut faire l’économie de cette dimension : l’anorexie n’est pas seulement liée à des images médiatiques, mais aussi aux incitations à « être soi-même », « prendre sa vie en main », « devenir ce que l’on est ». Si elle est un mal de notre modernité, elle est autant liée à sa dimension individualiste qu’à sa dimension médiatique.

En effet, Muriel Darmon identifie une transformation générale des goûts des anorexiques : ceux-ci passent dans un registre de plus en plus légitime, se rapproche des pratiques des « dominants » au sens bourdieusien du terme (Pierre Bourdieu, La distinction, 1979), c’est-à-dire le goût des classes dominantes. Les jupes remplacent les pantalons, les pratiques sportives s’orientent vers la danse ou la natation, les pratiques culturelles se tournent vers les registres les plus légitimes (une des interviewés déclarent avoir voulu se faire « une culture en béton ») et les goûts alimentaires vers les aliments « fins », « légers », à l’opposition des aliments populaires « lourds », « gras ». C’est l’exceptionnalité sociale qui est visée par la pratique anorexique, la distinction des « gros », des autres, ceux qui, finalement, ne parviennent pas à un contrôle total d’eux-mêmes. L’élévation de l’individu est au cœur du phénomène.

D’où sans doute la transformation de l’anorexie en un « mode de vie » par les sites qui en font la promotion. Ce n’est pas tant une pathologie qu’une identité qui s’exprime au travers d’une pratique culturelle bien particulière. Cela est particulièrement inquiétant : l’anorexie apparaît comme une ressource positive pour celles et ceux qui y ont recours, participant à leur estime de soi. Loin d’être un comportement autodestructeur, frappant des jeunes filles mal dans leur peau et dépressive, il s’agit au contraire d’une phase « constructive », qui en vient à être destructive de façon presque involontaire. Les anorexiques connaissent souvent très bien les séquelles et les risques qu’elles encourent : mais elles les assument en raison du plaisir qu’elles retirent de cette pratique. Le soin en est alors d’autant plus difficile.

La troisième phase consiste à l’étiquetage proprement dit : un « alerteur », la plupart du temps un proche, indique que « quelque chose ne va pas ». Les pratiques jusque là considérées comme normales deviennent alors déviantes, parce que l’anorexique « va trop loin », « ne sait plus s’arrêter ». L’étiquette « anorexique » est alors accolée à la personne, qui peut essayer de la refuser, en dissimulant ces comportements, ce qui entraîne généralement une surveillance accrue de la part du réseau des proches.

Enfin, quatrième phase, la sortie de la carrière : celle-ci se fait par l’hospitalisation. Il s’agit alors pour l’institution médicale de remplacer la conception que la malade a d’elle-même par celle que lui est proposé par le corps médical. Il faut qu’elle réinterprète ses comportements en tant que symptôme d’une pathologie à soigner. On a alors un nouveau phénomène de socialisation secondaire, prodiguée ici par une institution particulière : remplacer les dispositions anorexiques par de nouvelles dispositions. Celui-ci aboutira à une nouvelle prise en main de soi, un nouveau contrôle de son corps et de sa personne, s’appuyant sur le refus des comportements précédemment incorporés.

J’espère que ces quelques commentaires auront suffit à montrer l’intérêt de la sociologie sur un sujet où elle n’est pas facilement convoquée. C’est là, depuis les travaux de Erving Goffman (Asiles, 1961), une des voies fécondes de recherche : explorer l’expérience de ceux que la société considère comme déviant ou anormaux. Non pas dans le but de légitimer ou d’expliquer leurs pratiques, mais pour en donner une pleine connaissance, une meilleure compréhension, qui fait l’utilité de cette discipline.

[1] Je ne me livre pas, ici, à un compte-rendu de lecture, mais plutôt à un commentaire appuyé sur l’ouvrage en question. Je reste seul responsable de ce qui est avancé ici.


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Mais pourquoi signe-t-on une pétition ?

Comme vous le savez déjà, l'Apses - l'Association des professeurs de Sciences Economiques et Sociales - a récemment lancé un "manifeste pour enseigner la société", sous-titré "Les sciences économiques et sociales pour relever les défis du XXIème siècle". Plus de mille personnes ont déjà signés le texte. Mais au fait, pourquoi signe-t-on les pétitions ?


A ma connaissance, il n'existe pas encore de sociologie de la signature des pétitions. Il y a cependant une raison évidente : c'est un engagement a priori peu coûteux - le temps pour apposer une signature est plutôt faible - qui peut, d'un point de vue individuel, donner bonne conscience à celui qui y a recours. Rien de boulversant, si on accepte que le faible coût de l'engagement ne réduit pas forcément la conviction des personnes ou l'efficacité de la mobilisation. Surtout que les pétitionnaires peuvent aussi s'engager d'autres façons.

Plus intéressant par contre est ce passage tiré de A quoi sert la sociologie ?, un ouvrage dirigé par Bernard Lahire et publié en 2002. Dans une note de bas de page de son texte "Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale", ce dernier écrit :

"Il n'est pas cynique de rappeler ici les profits symboliques que les intellectuels peuvent avoir à donner régulièrement à lire leur nom dans la presse intellectuelle, à associer leur nom à d'autres plus prestigieux qu'eux, etc. Une sociologie de la façon dont se signent les pétitions seraient amenée à constater que, dans plus d'un cas, la décision de signer ou de ne pas signer est moins liée à la "cause" défendue qu'aux noms des premiers signataires auxquels on veut s'associer ou vis-à-vis desquels on entend se démarquer"


Le caractère public des signatures compte probablement beaucoup, particulièrment pour les premières. Et le capital social de chacun - les réseaux mobilisables par les individus - aussi. Ces éléments vont grandement conditionner la réussite ou non de la pétition.

Le fait que l'on ait intérêt ou non à signer une pétition ne dévalorise en rien la pétition en elle-même. Au contraire, cela rend la signature d'autant plus importante pour ceux dont le nom est susceptible d'en appeler d'autres : non seulement une signature prestigieuse fait toujours son effet auprès des destinataires finaux, mais en plus il attirera probablement d'autres signatures renforçant d'autant plus le poids du texte.

On peut même avancer que le texte précis d'une pétition ou d'un manifeste a moins d'importance, au final, que la qualité de ses signataires. En la matière, savoir qui parle est peut-être plus important que ce que l'on dit - dans une certaine mesure, bien sûr. Ce qui signifie que l'on peut être d'accord avec l'idée générale d'un texte et non avec ses détails et signer quand même.

D'ailleurs, le nom de Bernard Lahire figure parmi les signataires du manifeste de l'Apses. Au côté de ceux de
Philippe Askenazy, Christian Baudelot, Alain Caillé, Yves Deloye, Marie Duru-Bellat, Roger Establet, Jacques Freyssinet, Jacques Généreux, Bernard Guerrien, Michel Lallement, Philippe Meirieu, Erik Neveu, Dominique Plihon et d'autres encore, qu'ils m'excusent si je les oublie. Espérons que ça suffira.

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Sur l’évaluation des enseignants

Au-delà de la controverse sur notetobe.com, la question de l’évaluation des enseignants demeure sur l’agenda politique. Le rapport Pochard évoque la question, suggérant une rémunération au mérite des enseignants, mérite appuyé sur les progrès des élèves et non sur leurs résultats bruts. L’objectif affiché est une amélioration de la performance du système éducatif, tel qu’il peut être mesuré par les enquêtes PISA, en incitant les professeurs à l’efficacité. Est-ce une bonne idée ? Un peu de théorie sociologique peut nous aider à y voir plus clair.




1. Qu’est-ce qui détermine les progrès des élèves ?

Première question à se poser : qu’est-ce qui détermine les résultats et les progrès des élèves ? La réponse que semblent suggérer les différents projets d’évaluation des enseignants a le parfum de l’évidence : sur les enseignants et sur l’école, pardi ! Pourtant, si on prend la peine d’adopter un cadre de réflexion un tant soit peu rigoureux, les choses ne sont pas si simples.

Comment expliquer l’action d’un individu – qu’il s’agisse de faire des progrès dans le cadre scolaire ou de toute autre chose? On peut estimer qu’elle dépend en grande partie de la socialisation de l’individu, c’est-à-dire du processus par lequel il intègre les normes, les valeurs et les comportements propres à un milieu social donné. Ce processus est continu : il commence dès la naissance de l’individu et ne s’arrête qu’à sa mort. Si la socialisation qui s’établie dans les premiers temps de la vie de l’individu – que l’on qualifie de « socialisation primaire » - joue un rôle fondamental, on peut estimer qu’elle peut être modifiée ou retravaillée en profondeur par la socialisation qui se fait par la suite – la « socialisation secondaire ».

Ce processus joue à l’évidence dans la réussite scolaire des élèves, ainsi que dans leur capacité à faire des progrès. La réussite à l’école demande en effet une acculturation au mode de fonctionnement de l’école : non seulement en terme de qualités proprement scolaires (savoir s’exprimer par exemple), mais aussi en termes d’adhésion au projet et aux jugements de l’institution. La famille et l’école exercent toutes deux une socialisation sur l’enfant-individu : la réussite est d’autant plus probable que les deux socialisations vont dans le même sens.

Ainsi, Bernard Lahire [1] explique la réussite scolaire des enfants des élèves de milieu populaire – sociologiquement « improbable » - par des interactions microsociologiques au sein de la famille orientées vers la réussite scolaire. Ainsi, la réussite scolaire d’une des élèves étudiées doit beaucoup à sa grand-mère, personne lettrée, qui lui transmet un rapport positif à l’écrit, l’entraîne et l’encourage. Il est à noter que ces interactions sont étroitement liés aux ressources particulières dont disposent les familles : ici, il s’agit des connaissances de la grand-mère, c’est-à-dire d’un capital scolaire qui peut se transmettre.

2. Déterminations multiples et plurisocialisation

Bernard Lahire va plus loin, en poursuivant dans l’étude des « variations interindividuelles ».En effet, depuis Pierre Bourdieu, tout un pan de la sociologie avait pris pour habitude d’étudier des déterminismes très large : en établissant par exemple des corrélations entre le milieu social et la réussite scolaire [2] ou les pratiques culturelles [3]. Les variations au sein d’une même catégorie – le fils d’ouvrier rentrant à Polytechnique, l’agrégé de Lettres classiques écoutant du rap – ne pouvaient être expliquées parce que contradictoire avec les grandes lois de la sociologie. Elle relevait alors de l’ordre du « miracle social ». La socialisation primaire était alors nettement privilégiée. En conservant le cadre théorique, Bernard Lahire propose d’expliquer ces variations en introduisant la notion de « plurisocialisation » [4].

Dans cette perspective, l’individu connaît continuellement des socialisations plurielles, ayant des directions différentes voire contraire, et, point important, entre lesquelles il navigue sans cesse. Il est ainsi possible de passer, suivant les contextes et les situations sociales, d’un système de disposition à l’autre, d’une attitude à l’autre. Ainsi en va-t-il de cette adolescente, prise entre deux socialisations contradictoires :

« Après avoir critiqué le groupe Whatfor [issu de l’émission Popstars], Floriane avoue avec peine ("bon, ça c’est pas obligé de l’enregistrer parce que c’est la honte !") qu’elle a acheté le CD des L5, premier groupe issu de l’émission Popstars sur M6 : "quand les Popstars, les premières Popstars, les L5 sont sortis, j’me suis acheté le CD parce que ça m’a fait énormément de souvenirs avec une amie parce qu’on regardait Popstars toutes les deux, tous les vendredis soirs, et c’était hyper fort. Et on s’est acheté le CD de Popstars, on s’l’est acheté pour deux. Et mon père, j’ai eu énormément de réflexions là-dessus. Au bout d’un moment, ça m’a gonflée, j’lui ai dit "attends arrête c’est bon. J’te l’met pas non plus à fond". Quand ils sont là, je sais les musiques que je peux écouter, les musiques que j’peux pas écouter". » (extraits d’entretien) [4]

Dans les sociétés contemporaines, l’individu appartient toujours à plusieurs « sociétés », plusieurs groupes, qui déterminent ainsi des dispositions différentes. Ce qui explique, d’ailleurs, le sentiment d’être un individu unique : parce que l’on n’est jamais soumis exactement aux mêmes cadres socialisateurs qu’autrui – y compris que son frère ou sa sœur – ces dispositions incorporées sont nécessairement différentes d’un individu à l’autre. Elles n’en sont pas moins sociales.

L’enfant ou l’adolescent ne fait pas exception : comme tout individu, il est pris dans une pluralité de socialisations diverses. On peut les énumérer sous formes d’instances de socialisation : sa famille, l’école, ses amis, les médias. L’enfant est ainsi, tour à tour, fils des ses parents, élève, copain, jeune… A chaque fois, ces socialisations fournissent aussi bien des attitudes auxquelles se conformer (être un bon élève/chahuter pour être cool/etc.) et des ressources, matérielles ou symboliques, pour les mettre en œuvre (techniques de langage et de présentation de soi, mode de justifications de son action…). Ainsi, l’enfant qui refuse le fonctionnement de l’école trouvera, dans certains médias et dans les représentations de sa génération (le jeune insouciant qui réussira par la musique plutôt que par l’école par exemple…), des appuis précieux.

Souvenons-nous par exemple du slogan de notetobe.com : « prend le pouvoir, note tes profs ! ». Voilà une ressource qu’un élève peut facilement mobiliser : l’école n’est pas un lieu d’apprentissage mais un lieu de pouvoir s’exerçant à ses dépends, il faut donc lutter contre cette domination. L’élève qui connaît une expérience plutôt déplaisante de l’école y trouvera une justification utile de son comportement.

3. Qui faut-il évaluer ?

Nous voilà donc avec un modèle permettant d’expliquer aussi bien les réussites que les progrès des élèves : ceux-ci dépendent des socialisations qui s’exercent sur eux, débouchant ou non sur une adhésion de l’enfant au fonctionnement scolaire. Si l’école, au travers de ses enseignants, a un rôle important à jouer, pouvant motiver ou démotiver les élèves, elle n’est pas la seule à prendre en ligne de compte. Le rôle de l’inscription familiale ou générationnelle (par le bais des pairs ou des médias) est également considérable.

Quelle conséquence de ce modèle en terme d’évaluation des enseignants ? Ceux-ci ne peuvent être tenus pour seuls responsables des progrès de leurs élèves. S’il existe effectivement un « effet maître », montrant une variation des progrès des élèves en fonction de l’enseignant, il ne faut pas négliger les autres effets, ne serait-ce que l’« effet classe » : les progrès des élèves dépendent aussi de la constitution des groupes, et donc, par exemple de la ségrégation urbaine et scolaire. Cela parce que la classe est, tout comme l’enseignant, une instance de socialisation, autorisant une plus ou moins grande adhésion de l’élève aux modèles de la réussite scolaire. Il faudrait alors prendre également en compte le rôle de la famille, des médias et du quartier. Les performances scolaires découlent également de leurs actions.

Pourquoi alors ne pas évaluer tous les acteurs de la réussite des élèves ? En termes d’incitations, cela serait sans doute plus efficace : il s’agirait de pousser les familles à se mobiliser, les médias à prendre leurs responsabilités, etc. Or le but n’est-il pas d’inciter les enseignants à avoir des pratiques plus favorables à la réussite des élèves ? Ne faudrait-il pas alors juger tout ceux qui participent à cette réussite ?

Evidemment, la réponse est que cela est impossible. Du moins, si l’on accorde quelques importances aux libertés fondamentales, liberté de conscience, liberté d’expression, etc. Il n’est pas envisageable que l’on impose aux médias une censure les obligeant à proposer des émissions encourageant la réussite des élèves ou que l’on oblige les parents à élever leurs enfants d’une certaine façon. Je ne parle même pas de l’impossibilité technique de cette dernière proposition.

Il n’en reste pas moins qu’évaluer les enseignants sur les progrès des élèves ne semble pas pertinent, du moins pas plus que de les évaluer sur les résultats bruts. Les deux ayant, finalement, les mêmes déterminants, cela ne fait pas de grosses différences. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à toute forme d’évaluation, mais que celle-ci ne peut porter sur les performances, sauf à demander des comptes à toutes les personnes impliquées dans la production de ces performances.

4. Sur quoi faut-il évaluer les enseignants ?

Dès lors, si ce n’est sur les résultats obtenus, mesurés en terme de performances brutes ou de progrès, que l’on peut faire porter l’évaluation, on peut envisager une autre solution : évaluer sur les moyens mis en œuvre par les enseignants. Il s’agirait alors de vérifier si l’enseignant a mis en œuvre suffisamment de techniques pédagogiques, d’énergie et d’attention pour donner l’occasion aux élèves de faire des progrès s’ils en ont par ailleurs la possibilité. A-t-il prêter suffisamment attention aux diverses difficultés des élèves ? A-t-il consacré suffisamment de temps aux différents cas individuels ? A-t-il adopter une approche pédagogique facilitant l’apprentissage des élèves ? Il serait possible d’imaginer différents critères sur lesquels un avis objectif pourrait être rendu.

L’avantage est que, du point de vue des enseignants, l’incitation est bien meilleure. Les notes et les progrès des élèves sont en effet des grandeurs malléables par l’enseignant : il serait tenter de sous-noter au début de l’année et de sur-noter à la fin. Sauf à imaginer des évaluations indépendantes annuelles, ce qui semble difficile au vue du coût qu’un tel dispositif réclamerait, le système est beaucoup trop manipulable et n’inciterait pas vraiment les enseignants à modifier systématiquement leurs pratiques. De plus, cela viendrait à réduire dans l’enseignement le temps consacré à des éléments peu évaluable, comme le développement de la curiosité ou d’un rapport positif au savoir. Il serait plus simple d’apprendre aux élèves des recettes toutes faites, simples à ressortir et facilement évaluable.

Au contraire, penser en termes de moyen donnerait la possibilité d’encourager les enseignants à réfléchir et à adapter leurs pratiques en respectant leurs efforts et leur liberté pédagogique. On aurait un guide pour l’action beaucoup plus qu’une évaluation, puisque les innovations pédagogiques que chaque procédure peut produire seraient accueillies favorablement.

En la matière, il serait sans doute bon de suivre la proposition de Philippe Meirieu (merci à Christophe Foraison pour le lien) d’une obligation de moyens se rapprochant de celle des médecins. On ne peut reprocher à un médecin de ne pas parvenir à sauver un patient : les déterminants de l’état de santé d’un individu sont beaucoup trop complexe pour qu’il en ait une totale maîtrise. Il en est de même pour un enseignant face à un élève, comme le modèle que j’ai présenté à l’aide des travaux de Bernard Lahire tend à le montrer. Mais on peut reprocher à un médecin de ne pas avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver le patient. La déontologie et le serment d’Hippocrate sont là pour le rappeler. Il en va de même pour un enseignant : on ne peut attendre de lui que la mise en œuvre de certains moyens, pas la réussite à tous les coups.

Dans une prochaine note, je m’intéresserais à une question laissée pour le moment en suspend : quelle est la place de l’école dans la socialisation des enfants et des jeunes aujourd’hui ? Occupe-t-elle une place qui lui permet d’avoir un effet déterminant ? Questions liées à ces problèmes mais qui demandent, je pense, un développement spécifique.


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Nouveau venu

Bon, comme mes collègues blogueurs (ou bloggers ou blogers ou autre - private joke), je vais souhaiter la bienvenue à un petit jeune qui en veut dans la grande famille de la blogosphère française des sciences sociales.

Eric Fassin ouvre son blog chez Mediapart. Et c'est plutôt une bonne chose. Les sociologues de renom - je veux dire, ceux qui publient des bouquins, des articles et tout ça, pas les profs comme moi - sont encore trop peu nombreux sur la toile, surtout que ceux qui y sont produisent plutôt de la qualité. Donc, si vous en croisez un, passez-lui le message...

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