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Parcoursup, ou le grand emballage

Voilà, la procédure Parcoursup, c'est fini... pour les lycées. Enfin, je crois. Enfin, j'espère. Parce que, croyez-moi, ça n'a pas été de tout repos. Ni pour nous, enseignants, ni pour les élèves. Et les collègues du supérieur n'ont, eux, pas fini de s'amuser. En attendant, une question continue à parcourir le débat public autour de cette réforme de l'entrée dans le supérieur : sélection ou pas sélection ? Du point de vue des manifestants, visiblement de plus en plus nombreux et mécontents, la réforme introduit bien une sélection à l'entrée à l'université - et d'ailleurs, pour certains des défenseurs de la réforme dans le monde académique, c'est toute sa vertu. Mais selon la ministre et quelques autres, non, il n'y a pas sélection, simplement une meilleure orientation et une proposition d'accompagnement : les universités ne peuvent pas répondre "non" à un bachelier, seulement "oui si"... même si visiblement, il sera possible de rester "en attente" indéfiniment, et qu'une commission devra finalement trouver une place un peu n'importe où à ceux et celles qui resteront sur le carreau. Peut-être qu'un peu de sociologie économique peut aider à y voir plus clair sur cette question. Un peu de sociologie et, bien sûr, un paquet de jambon en tranche.

Pour les sociologues, un paquet de jambon ne peut qu'évoquer qu'une seule chose : Franck Cochoy et sa sociologie du packaging (bon, ok, il est possible que je sois le seul à y penser à chaque fois que je fais les courses... ou que je tombe sur une publicité sexiste). Lorsque vous choisissez votre paquet de jambon, nous dit le chercheur, c'est aussi lui qui vous choisit. La proposition peut sembler étonnante - et de fait elle s'inscrit dans le goût d'une certaine sociologie pour les propositions audacieuses - mais elle mérite d'être comprise, surtout quand on peut remplacer le paquet de jambon par une formation universitaire.

L'emballage du jambon n'a pas seulement vocation à protéger celui-ci des affres du temps et d'une déperdition trop rapide à l'air libre, pas plus qu'il ne se contente de rendre son transport plus aisé. Il est aussi le médiateur entre offreurs et demandeurs : support d'informations diverses, il "capture le produit (l'enveloppe, le masque, le représente) et captive donc le consommateur (le fascine et l'informe, l'attire et le retient, le détache et l'attache)". Au travers des informations et des signes qui y sont donnés, les producteurs cherchent à manipuler et à produire les choix des consommateurs : en choisissant de mettre tel ou tel aspect en avant - le prix, le poids ou le nombre, la qualité, les conditions de production, la sécurité, la forme du logo, l'offre spéciale, les qualités nutritives ou écologiques, le grand jeu concours exceptionnel du moment, que sais-je encore... - il s'agit de canaliser les opérations de hiérarchisation et de sélection que font les consommateurs. Difficile de choisir en fonction, par exemple, des conditions de production lorsque celles-ci n'apparaissent pas... ou ne sont pas mise en avant, perdue dans la silencieuse cacophonie de l'emballage. Car l'entreprise n'est pas la seule à parler : l'Etat et ses différents avatars (agences spécialisées, institutions européennes...) ou des labels indépendants viennent joindre leurs voix aux choeurs du packaging, faisant de l'emballage un lieu d'âpres luttes entre locuteurs concurrents. Le consommateur, au final, compose avec les informations qu'on lui donne :

Certes, Fleury-Michon annonce qu’il est « sans polyphosphates conformément à la réglementation ». Mais puisque c’est réglementé, cela doit être vérifié aussi par les autres jambons. Ce n’est donc pas un critère de différenciation. En revanche, « NF » me garantit non seulement l’absence de polyphosphates - c’est aussi écrit - mais en outre un jambon riche en « protéines » provenant qui plus est de « cuisse de porc entière ». Si l’on précise cela, c’est donc qu’il doit y avoir des jambons « pauvres » en éléments nutritifs, voire des jambons « reconstitués »… Je préfère donc me méfier des paquets qui ne m’apportent pas de telles précisions. D’ailleurs, contrairement aux deux autres qui comportent un tableau indiquant nettement la teneur en protéines - dont je me moquais radicalement jusqu’à présent - le Fleury-Michon se contente d’une vague « composition » non chiffrée. Ne voulant pas faire un choix incertain, je l’élimine (citation tirée de ce document).

Mais les différents consommateurs ne prêtent pas une attention égale aux différents signes et locuteurs. Certains sont plus sensibles aux différences de prix quand d'autres attachent plus d'importance à la qualité. Certains reconduisent régulièrement leurs choix en exploitant les informations nouvelles tandis que d'autres sont fidèles ne serait-ce que pour économiser le coût de la recherche de la meilleure offre :

Face à la multiplicité des locuteurs, il y a aussi une multiplicité de destinataires. Autour de moi, les consommateurs se pressent. Une personne arrive dans le rayon, va droit vers un paquet et le glisse dans son caddie. Une autre s’arrête face aux jambons cuits supérieurs, parcourt de son doigt les étiquettes tarifaires et emporte le produit dont le prix au kilo est le plus avantageux. Un couple saisit un paquet, puis un autre, lit les inscriptions, échange quelques avis : « celui-là a l’air pas mal, c’est label rouge en plus, et pas trop cher »… Que de comportements différents ! (Ibid)

Tout cela n'est pas ignoré des producteurs et plus particulièrement des packageurs, ces professionnels des marchés qui sont, au final, en charge de la médiation entre l'offre et la demande. De telle sorte que le packaging est un dispositif utilisé pour produire les choix des consommateurs et au final choisir ceux-ci. La segmentation des marchés et donc les frontières de ceux-ci se jouent au niveau de ces objets techniques, qui apparaissent au cœur des opérations de contrôle des populations.

Quel rapport avec Parcoursup ? Et bien, le packaging tel que le conçoit Cochoy n'a pas de raison de se limiter au seul cellophane de l'industrie agro-alimentaire. Lui-même l'applique volontiers à la politique (dans ce texte déjà cité). Jean-Michel Le Bot l'applique quant à lui au tourisme. L'emballage, dans un sens plus large, désigne l'ensemble des artefacts marchands qui visent à capter les consommateurs - et dans certains cas à les détourner : souvenons-nous de comment Abercrombie & Fitch peut refuser volontairement de faire des vêtements pour les grandes tailles afin de ne pas "dévaloriser" symboliquement sa marque...

Ce qu'introduit Parcoursup, c'est justement une modification assez nette de l'emballage des formations universitaires. Celles-ci disposaient déjà de certains dispositifs de captation, plus ou moins informels. Leurs réputations d'abord, construites dans les interactions diverses entre institutions, professionnels de l'orientation, universitaires, professeurs, étudiants, élèves, etc. Mais aussi des dispositions plus concrets tels que les journées portes-ouvertes ou les partenariats passés avec des établissements du secondaires. Mais une grande partie de ces opérations étaient orales. Avec Parcoursup, viennent les fameux "attendus" nationaux et locaux que les universités ont dû écrire et mettre à disposition des futurs bacheliers. Or, comme l'a souligné Jack Goody, le passage à l'écrit ne se limite pas à coucher une information sur le papier (d'autant qu'il s'agit moins de papier que d'écrans...) : cela en change la nature, notamment en permettant des opérations de comparaison différentes.

Ces attendus sont aux formations universitaires ce que le cellophane est au producteur de jambon : un moyen de (tenter de) manipuler les choix, de capter certains publics et d'en écarter d'autres. La façon de les rédiger, les choix effectués, les attentes mises en avant : autant de moyens d'encourager ou de décourager certains profils, en les faisant sentir à leur place ou en porte-à-faux. La possibilité de dire "non" compte peut-être moins que celle d'imposer, par le texte écrit, une épreuve potentiellement décourageante à tous. L'effet est réel, on en trouve par exemple quelque témoignages dans cet article :

Andréa est en terminale scientifique, et donc directement concernée. «Oui, enfin, j’ai rempli Parcoursup au cas où, mais j’y crois pas une seconde. J’ai pas d’assez bonnes notes pour aller à la fac.» Elle a 8 de moyenne générale. Avec ses parents, ils ont décidé qu’elle ferait une école de commerce privée. «ils vont emprunter, mais au moins comme ça je pourrai faire un truc. Mais bon.» Sa copine, avec 15 de moyenne, a postulé à la fac et dans les prépas. «En fait, maintenant, faut avoir de l’argent ou sinon être très bon élève.»

A quelques mètres, un groupe de profs de Seine-et-Marne tiennent le même discours. Ils sont une quinzaine de leur lycée à être venus soutenir les gamins. «Beaucoup s’autocensurent à fond. C’était déjà le cas avec APB, mais cette année, ça va être pire !» parie Renaud, prof en sciences économiques et sociales (SES). Son collègue Nicolas : «Quand tu lis les attendus que demandent les universités, et que tu vois 30 000 dossiers de candidatures pour 800 pris, beaucoup d’élèves se découragent, renoncent en se disant que ça ne sert à rien, que ce n’est pas pour eux… J’ai un élève avec 15 de moyenne, il n’osait pas postuler à la fac. 15 de moyenne !»

Ces attendus écrits, tout comme l'obligation de produire des lettres de motivation pour tous vœux, sont sans doute la grande innovation de Parcoursup, car ils signent bel et bien, n'en déplaise à certains à commencer par la Ministre, l'arrivée d'une forme de sélection à l'université. Plus encore que l'examen des dossiers, et les réponses "oui" ou "oui si". Il ne s'agit pas seulement de mettre l'information à la disposition des futurs étudiants, de la même façon que les inscriptions sur le paquet de jambon ne sont pas seulement de l'information mise à la disposition du futur consommateur. La forme et la nature de ces informations transforment les modes de calculs et les calculs eux-mêmes. Les conseillers d'orientation et les enseignants (du secondaire comme du supérieur) fournissent un travail d'artisans : par la connaissance personnelle qu'ils ont de l'élève ou de l'étudiant, ils cherchent à l'orienter au mieux. S'y ajoute, ou s'y substitue, désormais une orientation plus industrielle : la lecture des attendus, impersonnels, et les mails automatiques de rappels à l'ordre (par exemple pour les bacheliers technologiques qui n'auraient fait que des vœux à l'université). Celle-ci fait un large usage des supports écrits, et traite les futurs bacheliers comme des simples individus statistiques caractérisées par des probabilités de réussite et d'échec... Avec des chances non-négligeables de court-circuiter la première.

Alors, certes, il s'agit d'une forme de sélection bien différente de celles déjà existantes, les concours par exemple, ou la réussite aux examens. Sans doute apparaît-elle comme plus douce, ou comme plus "raisonnable" et raisonnée, voire rationnelle. C'est sans doute ce qui fait son succès ou du moins son acceptabilité. Mais il s'agit bien de sélection, et de sélection marchande : plutôt que de contrôler les populations en les orientant franchement et directement sur un chemin ou sur un autre, on joue sur leurs capacités de choix... et l'information dont ils disposent. La gouvernementalité, pourrait-on dire. Vous êtes libre, par exemple, de vous inscrire dans cette filière... mais êtes-vous sûr de vous ? Sûr de sûr ? Certain ? Non parce que... Non, mais si vous êtes sûr... Mais bon quand même... Enfin, ce qu'en disent les statistiques... Non, mais vous pouvez, hein... Mais quand même.

Evidemment, peut-être que le lecteur se dit à ce stade que, de toutes façons, c'est de l'enseignement supérieur dont on parle, et qu'il faut bien sélectionner à un moment donné et d'une façon ou d'une autre. Et cela est parfaitement vrai. D'où l'importance de comprendre et d'analyser les modalités de sélection. Et de ne pas nier qu'elles existent. Avec cela en main, positionnez-vous comme vous le voulez.

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Cachez ces inégalités que je ne saurais voir

L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, Le négationnisme économique de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : Le danger sociologique de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu, et qui produit chez moi toujours la même réaction :


Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...

Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...

On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...

Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :

Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217).

Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :



A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.

Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !

B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).

La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...

Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...

Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.

"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.

La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.

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L'origine des inégalités d'origine

Quand on me parle des difficultés de l'école, je pense à beaucoup de choses : aux inégalités, aux choix pédagogiques, au manque chronique de moyens, à la crise de légitimité, à la formation des enseignants, à la ségrégation, à la violence symbolique et physique... bref, la liste est longue. Cédric Villani, médiatique mathématicien au style vestimentaire si délicieusement désuet, lui, lorsqu'on lui demande "qu'est-ce qui ne fonctionne pas [à l'école] ?", répond "l'immigration". Alors, certes, il le fait avec une évidente bienveillance, parlant de la France comme une "terre d'immigration", ce qui a fait "la force de la science française" (un thème récurrent chez lui), parlant d'une société "chamarée" ou "colorée", vantant les qualités de l'école française. Mais il voit quand même dans l'immigration un "grand enjeu" de l'école, un problème auquel une solution doit être trouvée. Ce qui nous donne, passé à la moulinette d'un certain journalisme, cet article des Echos, dont le chapeau est sans ambiguïtés, lui : "pour le mathématicien, engagé aux côtés d’Emmanuel Macron, les difficultés de notre système scolaire sont notamment dues à l’immigration". Vu les instrumentalisations qui s'annoncent de tels propos, y compris à l'encontre des intentions initiales de notre fringuant médaillé Fields, il n'est peut-être pas inutile de faire un petit point sur ce que l'on sait des immigrés et surtout de leurs descendants dans le système éducatif français.

Revenons d'abord sur les propos de Villani. Ils valent le coup d'être écouté en détail, ne serait-ce que pour mesurer la distance entre ce qui en sera retenu médiatiquement et leur contenu.



Si vous avez visionné l'extrait vidéo ci-dessus, vous avez pu entendre que tout cela est extrêmement confus. Il n'est guère facile de comprendre précisément quel est l'argument de Cédric Villani. Il semble dire que les moindres performances de l'école française par rapport à celles des autres pays s'expliquent par une plus forte présence des (enfants d')immigrés, dont on peut alors supposer qu'ils obtiennent des résultats scolaires inférieurs à ceux des "natifs". Mais il ajoute aussi que la France sait si bien composer avec ces difficultés-là qu'elle n'a guère à rougir face aux autres pays, pour lesquels elle constituerait même, apparemment, un modèle. Il faut donc supposer que les résultats de ces mêmes élèves descendants d'immigrés ne sont pas si mauvais. Tout cela, contraint en grande partie par le dispositif radiophonique qui exige une réponse courte - une minute et trente secondes ! -, peut laisser l'auditeur avec beaucoup de doutes et peu de réponses. Si ce n'est ce point : les difficultés de l'école sont la faute des immigrés... La fachosphère n'a d'ailleurs pas tardé à reprendre l'extrait d'interview, tant il est possible de le comprendre dans le sens qui arrange ses obsessions maladives. Il n'est ainsi pas inutile de revenir un peu sur les performances scolaires des descendants d'immigrés, une question sur laquelle les recherches sociologiques sont à la fois nombreuses et concordantes - je dirais même cumulatives...

It's inequality, stupid

Commençons par le commencement : que les descendants d'immigrés obtiennent, en moyenne, des résultats inférieurs à ceux des natifs est un résultat bien établi. Ce n'est guère un résultat nouveau : il était déjà bien connu dans les années 1960, et les données les plus récentes le confirment. Sur le panel d'élèves rentrés en sixième en 1995 et suivis tout au long de leur scolarité, 64,2% des enfants dont la famille n'était pas immigrés ont obtenu le bac, contre 50-55% pour les descendants de l'immigration du Maghreb, de l'Afrique Subsaharienne ou du Portugal (voir tableau ci-dessous, tiré de cet article). Seuls les descendants d'immigrées d'Asie du Sud-Est obtiennent des résultats supérieurs aux "natifs".


Les données de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO), menée en 2008-2009 mais reconstituant les biographies des individus, permet également de voir que les descendants d'immigrés sont plus souvent sans diplômes au-delà du brevet que les "natifs" : 18% contre 11%, avec une moyenne de 12% pour l'ensemble de la population entre des 20-35 ans (voir tableau suivant, tiré de cet article, cliquez pour voir en plus grand).


Ce point est difficilement discutable. On le retrouve également si, plutôt que de mesurer l'obtention des diplômes, on se tourne vers les performances proprement dites, telles que mesurées par exemple par les enquêtes PISA (on y reviendra). Mais il n'est en fait pas très intéressant. Car la question est surtout de savoir pourquoi on constate ces différences de réussite. L'origine des inégalités entre origines (vous suivez ?) est essentielle à l'argument.

En effet, les populations des enfants "natifs" et des enfants "issus de l'immigration" - pour reprendre l'expression consacrée bien que fort imprécise - ne sont pas comparables, loin de là. Les familles immigrées connaissent, en moyenne, des conditions de vie très différentes de celles également moyennes dans l'ensemble de la population : la part des ouvriers, des sans-diplômes, etc. y est beaucoup plus importantes. Comparer de façon brute les résultats et les performances des élèves "issus de l'immigration" est donc problématique. Cela permettra certes de dire que, parmi les descendants d'immigrés, on trouve plus de personnes sans diplômes ou en difficultés scolaires. Mais cela ne permettra pas de savoir si leurs difficultés proviennent de leur qualité d'enfants d'immigrés ou de celle d'enfants d'ouvriers. C'est en gros la question qui est au cœur de la remarque de Villani.

Il existe une solution toute mathématique à ce problème : ce que l'on appelle le raisonnement toutes choses égales par ailleurs. Il s'agit, par une procédure de modélisation statistique, de ne comparer que des individus strictement comparables au vu de certains critères. En gros, on isole au sein de la population uniquement les enfants présentant tous les caractéristiques A, B, C, etc. mais se différenciant par la seule caractéristique Z. Et on regarde s'il existe des différences significatives, que l'on pourra alors attribuer à Z (attribution toute statistique, qui suppose que l'on n'a pas oublié une variable cachée dans l'histoire...). Si l'on compare, par exemple, les enfants d'immigrés et de "natif" dont aucun des parents n'a le baccalauréat, les écarts se réduisent considérablement, au point de disparaître ou de devenir négligeables pour la plupart... voir de s'inverser légèrement (cf. le tableau suivant, tiré de cet article précédemment cité). Les modèles "toutes choses égales par ailleurs" sont des généralisations de ce raisonnement, autorisant à intégrer un grand nombre de variables.


Les travaux recourant à ces méthodes sont anciens : on peut les faire remonter au moins jusqu'à cet article de Paul Clerc en 1964. Ils ont été régulièrement reconduit, avec des données différentes, s'intéressant parfois à l'obtention de diplômes, parfois aux scores obtenus dans des tests standardisés. D'une façon générale, les résultats sont convergents : c'est ce que note Matthieu Ichou dans la conclusion d'un article de 2013 qui constitue l'une des itérations les plus récentes de ce type d'analyse, appuyée à la fois sur les données du panel 1997 (c'est-à-dire le suivi des élèves rentrés en sixième cette année-là) et celles de l'enquête TeO 2009 :

La leçon la moins originale est pourtant la plus importante sociologiquement et, sans doute, politiquement : les moins bons résultats scolaires des enfants d’immigrés par rapport aux enfants de natifs s’expliquent d’abord et avant tout par la position sociale qu’occupent leurs parents. Les enfants d’immigrés sont bien plus nombreux que les enfants de natifs à avoir des parents faiblement pourvus en capitaux économique et scolaire. Pour cette raison, ils échouent plus souvent à l’école. Ce résultat est une constante dans la littérature sociologique sur le sujet.

La conclusion générale de cette maintenant vaste littérature est donc simple : ce n'est pas tant la migration qui explique les difficultés des descendants d'immigrés mais bel et bien leur position sociale, le fait qu'ils se situent majoritairement dans les catégories les plus défavorisées, économiquement et surtout scolairement. De ce point de vue, la remarque de Cédric Villani aurait dû être que le problème de l'école française, ce n'est pas l'immigration, mais bien les inégalités socio-économiques. En désignant les immigrés comme le problème, il masque les difficultés beaucoup plus profondes de l'école française : le traitement des inégalités. Problème qui a été signalé depuis fort longtemps par plus de sociologues, chercheurs, rapports officiels, mouvements politiques, enquêtes internationales qu'il n'en faut. Et pour lequel, au-delà des lamentations d'usage (j'y reviendrais), on n'a pas forcément énormément avancé.

Toutes choses égales par ailleurs, ils réussissent... mieux ?

Cette première conclusion, consensuelle et largement partagée, s'est retrouvée encore plus forte dans certains travaux : certaines enquêtes montrent que, non seulement les descendants d'immigrés ne rencontrent pas plus de difficultés scolaires que les "natifs" toutes choses égales par ailleurs, mais que même ils en rencontrent moins. Il est régulièrement arrivé, dans les enquêtes menées, que le fait d'être descendants d'immigrés soit associé, une fois contrôlées les autres variables, à une plus grande réussite scolaire. Les travaux de Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille en 1996 et 2000, appuyés sur les panels d'élèves entrées en sixième la même année, constituent ici les grandes références (voir dans la bibliographie de l'article de Matthieu Ichou). Ils montrent que toutes choses égales par ailleurs, les enfants d'immigrés rentrent plus souvent en seconde générale et technologique après le collège (plutôt que dans l'enseignement professionnel), et, par la suite, que ces mêmes élèves obtiennent plus souvent le bac général ou technologique.

Là encore, il faut se poser la question de pourquoi ces différences, pourquoi l'histoire migratoire est-elle non pas, comme on pourrait le penser, un désavantage mais au contraire un avantage ? La réponse qui a été apporté à cette question est importante : ces élèves et leurs familles présentent, par rapport aux familles de milieu populaire "natives", une plus forte ambition scolaire. C'est l'étude des "bacheliers de première génération" qui montre le mieux cela : il ne s'agit pas des "premières générations" d'élèves "issus de l'immigration", mais des premières générations de bacheliers, c'est-à-dire qui obtiennent le bac - général, technologique ou professionnel - alors que leurs parents n'ont pas de diplôme équivalent. Ces élèves-là s'avèrent généralement faire des choix moins ambitieux que les autres (voir cet article de Jean-Paul Caille et Sylvie Lemaire). Mais, au sein de cet ensemble, les enfants d'immigrés - environ 15% de ces bacheliers de première génération pour les élèves du panel 1995 - font eux des choix relativement plus ambitieux. La raison en est expliqué dans l'article précédemment cité :

D’une part, les enfants d’immigrés qui, huit fois sur dix, appartiennent à des familles dont la personne de référence est un ouvrier ou un employé de service, rejettent d’autant plus la condition ouvrière (Beaud S., 2002 ; Caille J.-P., 2007) qu’une forte aspiration à la mobilité sociale est sous-jacente au projet migratoire de leurs parents. Par ailleurs, ceux-ci sont souvent originaires de pays où l’offre scolaire était faible. À la différence des autres parents non-bacheliers, leur faible niveau de diplôme relève plus de la déscolarisation que d’un échec scolaire. Ils se positionnent donc de manière plus positive par rapport au système éducatif français, alors que pour beaucoup de parents non-bacheliers, les difficultés scolaires de leur enfant seraient plus souvent vécues comme la poursuite de leur propre échec.

Ce point est important parce que, si l'on peut voir là quelque choses de positifs, il y a fort à parier que la reproduction brute des inégalités par le système scolaire aient des conséquences à long terme : si les enfants d'immigrés obtiennent toutes choses égales par ailleurs une plus forte réussite, ils n'en obtiennent pas moins en moyenne des résultats plus faibles du fait des faibles capitaux scolaires de leurs familles... Et à la génération suivante, l'effet positif qu'impliquent des ambitions plus fortes risque fort de disparaître avec ces mêmes ambitions que l'on aura peut-être plus pour enfants après avoir expérimenté la cruauté du jeu scolaire... L'intégration, dans cette perspective, pourrait bien avoir un goût amer.

It's systemic racism, stupid

Revenons cependant sur la question des effets de l'origine des élèves sur la réussite scolaire. Si le constat que j'ai évoqué plus haut - que les difficultés des enfants d'immigrés sont liées avant tout à la condition socio-économique de leurs familles - demeure largement valable, certains travaux récents ont affinés les analyses et donnent une vue plus complexes de la réalité. Le reproche principal que l'on peut faire aux travaux classiques est d'utiliser des catégories relativement générales, notamment en ne distinguant pas les "descendants d'immigrés" en fonction de leurs origines. Deux types d'enquêtes ont conduit à complexifier l'approche : d'une part, les enquêtes PISA, d'autre part, l'enquête TeO, dont on aura décidément compris qu'elle aura marqué l'histoire de la statistique française (la preuve : j'ai travaillé dessus dans ma thèse - ceci est un moment d'autopromotion éhontée et hors sujet).

L'une comme l'autre ont mis en avant le fait que, même toutes choses égales par ailleurs, les élèves de certaines origines obtiennent des résultats moins bons que les "natifs", autrement dit que ces origines sont des variables explicatives significatives - au sens statistique de ces deux termes - des résultats scolaires. Dans le cas des enquêtes PISA, c'est les acquis des élèves à 15 ans qui sont mesurés. L'édition 2012 notait ainsi l'existence d'un écart en mathématiques entre les élèves issus de l'immigration et les autres même après contrôle des variables socio-économiques (cf. ce document et capture d'écran ci-dessous). Qui plus est, cet écart, qui se retrouve dans tous les pays où l'enquête est menée, est plus fort en France qu'ailleurs... Ce qui contredit Cédric Villani lorsqu'il affirme que la France traite mieux ses descendants d'immigrés que les autres...


On reste cependant sur une variable "issus de l'immigration" plutôt agrégée. C'est avec l'enquête TeO qu'il a été surtout été possible de s'intéresser aux différences entre origines - même si Matthieu Ichou l'a fait avec le panel 1997 dans l'article précédemment cité (mais en utilisant TeO pour cadrer certaines données). Parce qu'elle est basée sur un échantillon large, cette enquête a permis de disposer de sous-échantillon de tailles suffisamment importantes pour permettre d'étudier un peu plus finement les effets des différentes origines. Les deux tableaux suivants - tirés d'un dossier de presse disponible ici - montrent successivement l'effet brut et l'effet net de ces origines, autrement dit, d'abord sans raisonnement "toutes choses égales par ailleurs" puis avec (cliquez pour les voir en plus grand).


Comme on peut le voir, pour certaines origines au moins, il y a un effet sur la probabilité de ne pas avoir de diplôme au-delà du brevet même une fois pris en compte les effets des variables socio-économiques. Comme le note le dit dossier de presse : " toutes choses égales par ailleurs, un descendant d’immigré(s) d’Afrique guinéenne ou centrale est deux fois plus soumis au risque d’abandon scolaire prématuré qu’un garçon de la population majoritaire". On peut voir que c'est pour les garçons descendant d'immigrés de Turquie, d'Afrique guinéenne ou centrale, du Maroc, d'Algérie ou de Tunisie, et pour les filles descendantes d'immigrés de Turquie que les risques de ne pas avoir de diplôme au-delà du bac sont plus élevés toutes choses égales par ailleurs.

Lorsque l'on énonce de tels résultats, on peut déjà entendre les clameurs ravies de certains dénonciateurs virulents et maniaques de la bien-pensance et des bobos parisiens éloignés de la vraie vie des vrais gens de la vraie France du vrai pays réel. Pour ces Grands Penseurs, évidemment imperméables à toute idéologie bien qu'ils utilisent tous étrangement les mêmes expressions toutes faites puisées dans les chroniques de Zemmour et les colonnes de Causeur, voilà la preuve que, oui, il y a un problème avec l'immigration et que personne ne veut le dire, que l'on nie les différences culturelles incompressibles et indépassables, le choc des civilisations toujours à venir et toujours déjà là, et qu'il faudrait bien enfin reconnaître que ces gens-là ne sont pas comme nous. En un sens, on est habitué. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là tenteront de détourner à leur avantage l'excellente enquête TeO : ils ont déjà essayé d'y trouver un "racisme anti-blancs" qui n'existe que dans leurs têtes (parce que si, effectivement, on trouve des membres de la "population majoritaire" qui se disent victimes d'actes de discriminations racistes, rien dans la définition de l'enquête ne dit que cette "population majoritaire" est intégralement blanche... cf. la première réponse de cette interview ou la documentation de l'enquête ; on les invitera aussi à chercher une définition un peu plus solide du racisme).

Il est pourtant nécessaire pour eux de se calmer. Car, une fois de plus, il faut revenir à la question essentielle : pourquoi ? Quelle est l'origine de ces différences ? Comment expliquer ces inégalités de performance et de réussite en fonction de l'origine ? Les attribuer à des différences individuelles ou culturelles serait aller un peu vite en besogne. En la matière, il ne faut pas oublier que la réussite scolaire d'un élève met en jeu au moins deux acteurs : l'élève... et l'école. Lorsque l'on analyse les effets de différence de capital scolaire, on tient compte, dans la lignée de Bourdieu, de la façon dont celui-ci est attendu, reçu et transmis ou non par l'école, qui ne fait pas qu'enregistrer des capacités a priori des élèves, mais les légitime ou non, les modèle ou non. Et, ici, on peut légitimement se poser quelques questions quant à ce que ces différences de performances en fonction de l'origine doivent à l'école française...

La simple observation des résultats permet de noter quelques points intéressants. D'abord, comme on peut le voir, l'effet de ces variables d'origine est très genrée : mis à part pour l'origine turque, l'effet négatif joue uniquement sur les garçons. Les filles de certaines origines disposent même d'un effet positif, correspondant peu ou prou à ce que j'ai décris plus haut. C'est une dimension essentielle, puisque cela signifie que l'origine ou la migration ne jouent pas seules : c'est leur combinaison avec le genre masculin qui produit cet effet négatif. Or, il s'agit là d'un phénomène bien connu dans l'ensemble de la population : filles et garçons obtiennent des résultats scolaires différents, à la faveur des premières. Et ce du fait de socialisation fortement différenciées en la matière - souci scolaire, jeux calmes et importance des interactions pour les unes, tolérance aux écarts de conduite (boys will be boys), jeux violents, et compétition pour les autres. Bart et Lisa Simpson en d'autres termes. Deuxièmement, les origines en question sont tout de même remarquables : elles correspondent aux minorités les plus visibles... et contre lesquelles existent finalement les discriminations raciales les plus fortes... discriminations qui touchent tout particulièrement les garçons... Tiens, tiens, tiens.

C'est l'un des autres apports de TeO que d'avoir également cherché à évaluer les niveaux de discriminations ressentis et subis par les populations étudiées. Et les descendants d'immigrés dont il est question ici rapportent précisément des sentiments de discriminations racistes à l'école plus fort que les autres, notamment en ce qui concerne l'orientation (voir cet article, appuyé sur TeO). On peut alors facilement comprendre qu'une telle situation implique un rapport à l'école plus compliqué, moins positif et au final tant des apprentissages que des orientations moins réussies. D'autant qu'il ne s'agit pas juste de sentiments, mais bien d'une réalité concrète : les élèves sont traités de façon différentes par l'école en fonction de leur "race" perçue. C'est ce que montre, notamment, un livre récent de Béatrice Mabillon-Bonfils et François Durpaire qui a fait grand bruit dans le monde enseignant (la citation suivante est issue de ce compte-rendu) :

Ces données sont confortées par les travaux réalisés par les auteurs ou répertoriés par eux. Ainsi une enquête auprès des lycéens montre que 46% des jeunes originaires d'Afrique noire se sentent discriminés et 39% des jeunes d'afrique du nord. Une étude s'appuyant sur des copies tests affublées d'un prénom musulman ou chrétien montre que les jeunes musulmans sont moins bien notés que les autres. Le poids des stéréotypes joue à leur détriment. Un sondage porté auprès des enseignants montre que l'Islam est perçu comme beaucoup moins compatible avec la République que les autres religions. Quand on demande quelle religion peut poser des problèmes au quotidien des établissements, les professeurs désignent à 76% l'Islam. Enfin une étude des manuels scolaires montre qu'ils véhiculent des stéréotypes islamophobes.

Si l'on reprend les données de TeO, on peut voir que l'essentiel des inégalités entre les enfants originaires des "minorités visibles" et les autres se font au moment du collège. Par la suite, l'effet de l'origine s'efface pour l'obtention du bac ou d'un diplôme du supérieur - évidemment, pour ceux qui ont "survécu" jusque là... Mais le fait que le collège soit un moment critique, comme le soulignent les auteurs de TeO, n'est en rien étonnant. C'est à ce moment-là que les sanctions notamment participent à ce que Sylvie Ayral appelle la "fabrique des garçons" : ceux-ci se servent, en fait, des sanctions appliquées plus promptement à eux qu'aux filles pour construire et affirmer une virilité à laquelle ils ont également très fortement incités... y compris par l'école elle-même ! Si, en outre, les dites sanctions s'appliquent plus fortement à des enfants "racisés", on peut comprendre que l'école en vienne à construire des identités anti-scolaires chez les enfants en question... Ce qui conduit à leur exclusion précoce, et à tout ce qui s'ensuit.

Aux Etats-Unis, avec lesquels la comparaison est d'autant plus tentante que Cédric Villani se permet de les évoquer, la question est bien connue : on y parle couramment du "school-to-prison pipeline", soit du "pipeline menant de l'école à la prison", une notion qui a même droit à sa page Wikipédia. Sans entrer dans tous les débats qui l'entourent, l'idée est la suivante : les enfants Noirs, et spécifiquement les garçons, font l'objet d'une surveillance et de sanctions scolaires plus fortes que les Blancs, dans un contexte de criminalisation des fautes scolaires (y compris par le recours à la police). Cela conduit à leur exclusion précoce du système scolaire, les laissant plus facilement à la merci de la délinquance, avec la prison comme point d'arrivée - et ce d'autant que l'activité policière les vise tout particulièrement, et que la justice condamne plus facilement et plus lourdement les ressortissants des minorités raciales et les peu qualifiés... Il y a ainsi un véritable lien entre l'école et la sur-représentation carcérale de ces minorités. C'est ce que l'on appelle classiquement le "racisme systémique", celui qui n'a pas besoin de gros nazis brûlant des croix déguisés en fantômes pour exister, celui qui peut se contenter de règles apparemment impersonnelles, aveugles aux couleurs ("colorblind"), mais qui, inconsciemment parfois, mécaniquement souvent, conduit à un traitement différencié en fonction de la "race"... et conduit à des inégalités tout ce qu'il y a de plus tangible (cf. notamment cet excellent article de Sciences Humaines).

On comprend ainsi pourquoi les filles descendantes d'immigrés ne connaissent pas le même désavantage que les garçons : plus intégrées à l'ordre scolaire, moins sanctionnées car perçues comme moins menaçantes ou devant être sauvées (quitte à ce que ce soit malgré elles), elles sont moins soumises à ces mécanismes d'exclusion. Et les faibles ressources familiales en termes de capital scolaire les affectent moins puisque, précisément, elles les trouvent plus facilement à l'école. D'autant que les ambitions peuvent être d'autant plus élevées pour elles de la part de mères qui souhaitent que leurs filles ne reproduisent pas leur destin de femmes au foyer.

Bien qu'encore peu populaire de ce côté de l'Atlantique, où elle sent encore un peu le souffre, cette explication est pourtant particulièrement suggérée par les données de TeO. On peut ainsi lire, dans un article du Monde rapportant ces différentes inégalités :

Et l’école ? A son corps défendant, elle participe, elle aussi, à l’échec des garçons qui posent problème. Les élèves ne sont pas traités de la même façon selon leur origine, et les enfants de l’immigration les moins favorisés le perçoivent très bien. C’est ce que confirment les travaux de Yaël Brinbaum et Jean-Luc Primon, deux sociologues ayant participé à l’enquête TeO. Dans un article publié en 2013 dans la revue Economie et statistique de l’Insee, ils mettent en relation le sentiment d’injustice à l’école et l’origine migratoire. Les garçons déclarent une fois et demie à deux fois plus que les filles avoir eu le ­sentiment d’être discriminés, en premier lieu sur la question de l’orientation. « Ce sentiment s’exprime d’autant plus que ces garçons ont eu un cumul d’expériences scolaires négatives – redoublement, sortie précoce du système scolaire, orientation en filière professionnelle quand ils espéraient la filière générale », détaille Yaël Brinbaum. C’est chez les enfants issus des minorités visibles que le sentiment de discrimination est le plus fort. Or, l’enquête TeO le montre à diverses reprises, quand des enfants d’immigrés déclarent éprouver un sentiment d’injustice, l’expression qu’ils en donnent minore la réalité de cette injustice.

Cette explication par le racisme systémique n'est pas la seule avancée pour comprendre les différences de réussites en fonction dans des origines migratoires. Matthieu Ichou, dans l'article que j'ai longuement cité précédemment, en évoque également une autre : les catégories françaises mesurant la position socio-économique ne rendent pas correctement compte des différences de dotation en capital scolaire pour les immigrés. Des parents qui vont être classés comme "ouvriers" en France peuvent présenter des différences importances du point de vue de leur position dans leur pays d'origine. Ainsi, venir de zones rurales ou au contraire fortement urbanisées correspondent à des positions relatives différentes dans les pays d'origine, mais qui font l'objet d'un même classement en France. Un article encore plus récent de Jean-Paul Caille, Ariane Cosquéric, Emilie Miranda et Louise Viard-Guillot s'est également intéressé aux différences de réussite au collège non pas entre les descendants d'immigrés et les "natifs", mais au sein même des descendants d'immigrés. Leur conclusion est que c'est le capital culturel/scolaire qui est déterminant et non leur passé migratoire. Bref, l'explication par le capital scolaire et la position socio-économique a encore de beau jour devant elle, et il serait malvenue de la balancer par la fenêtre à la faveur d'une lecture un peu rapide des données...

Et Cédric Villani dans tout ça ?

Au final, on le voit, le portrait de l'école française ne correspond pas vraiment à celui qu'en fait Cédric Villani dans sa brève intervention radiophonique. Dire que les difficultés de l'école française, ou ses moindres performances, s'expliquerait par la présence des descendants d'immigrés apparaît complètement erroné : il vaudrait mieux s'en prendre au niveau des inégalités socio-économiques. Mais, en outre, il ne semble pas que l'école française traite si bien ses élèves descendants d'immigrés. Je dois avouer que je n'arrive pas à savoir à quelles données se réfèrent le mathématicien pour dire que la France a ici de meilleures performances que les autres pays - PISA disant, de fait, le contraire. Je serais volontiers preneur de tout éclairage en la matière.

Une dernière remarque : François Dubet l'a souvent répété, l'une des vertus de ces fameuses enquêtes PISA, aussi discutées et contestées qu'elles aient pu être en France, est qu'elles ont obligé la France a sortir d'un discours d'auto-célébration continuelle de son école. On ne s'est finalement jamais préoccupé aussi sérieusement des conséquences des inégalités sociales que depuis que l'on sait que l'on ne fait pas mieux que nos voisins - on n'a pas forcément agit contre, mais tout au moins reconnait-on plus facilement qu'il y a un problème. Le discours de Cédric Villani rappelle que le risque inverse existe : si nous faisons mieux que les autres, on pourra s'auto-célébrer et ne pas en faire beaucoup plus... Au-delà des performances relatives de l'école, il est bon de ne pas oublier que ses performances absolues sont tout aussi importantes, qu'en fait les premières ne devraient jamais servir que de guide pour essayer d'améliorer les secondes. A la question "quelle école voulons-nous ?", il n'est pas dit que l'on puisse répondre "une qui soit meilleure que celle des autres".

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Notes sur la socialisation des profs

Voici un billet que je voulais écrire depuis longtemps et que je n'ai cessé de repousser à chaque fois que j'en ai eu l'occasion... par paresse, manque de temps ou par pudeur - vous verrez pourquoi. Le succès, que certains appellent "buzz", du "pourrisage du web" d'un certain Loys Bonod, "36 ans, professeur certifié de lettres classiques dans un lycée parisien", me pousse, sinon à boucler toutes les idées, au moins à dire deux mots de ce sujet : la socialisation professionnelle des enseignants. Une socialisation qui, pour un groupe qui se sent menacé par Internet, emprunte de plus en plus cette voie.

Passons d'abord sur le contenu de la chose : un prof diffuse de fausses informations sur Internet pour mieux piéger ses élèves, espérant leur faire une leçon de morale sur le plagiat et l'Internet. Amusante au premier abord, l'expérience s'avère plus nauséabonde lorsque l'on prend la peine d'y penser (il m'a moi même fallu un peu de réflexion pour en arriver là). Les réactions négatives ont été assez fournies et bien argumentées : vous en trouverez la plupart ici, mais je vous encourage surtout à lire celle-là. J'en recopie un extrait qui résume ma propre opinion mieux que je ne saurais l'exprimer :

L’école soumet les élèves à des injonctions contradictoires : pensez par vous-même, répétez ce qu’on dit. Prenez des risques, ne vous trompez pas. Apprenez par cœur, ne plagiez jamais. Ces contradictions sont structurelles, inscrites dans les fonctions ambivalentes de l’institution. D’un côté, on impose aux élèves une culture dominante de pure autorité. De l’autre, on leur demande d’entretenir la fiction selon laquelle cette culture est librement choisie, aimée, appréciée comme supérieure par tous. La bonne élève, c’est celle qui a le bon goût de sincèrement aimer Flaubert.

Jamais les thèses de Bourdieu, honni de certains profs qui ne l'ont pas lu, ne m'auront jamais semblé plus pertinentes : ce que l'on entend juger chez un élève, ce n'est pas l'acquisition simple de savoir qu'un rapport au savoir, rapport de gratuité, rapport d'évidence, rapport de facilité. Et ce rapport n'est pas enseigné par l'école. Il vient de la famille ou il vient d'ailleurs. Ce que sanctionne l'enseignant, c'est l'anxiété d'élèves qui, face à la dureté des enjeux scolaires - combien sommes-nous à utiliser le spectre du chômage pour essayer de les motiver ? -, cherchent un secours extérieur, comme jadis on achetait des corrigés aux copains ou on se plongeait dans les annales et autres inventions du monde de l'édition, ou encore on fouillait les encyclopédies... Et plutôt que de leur apprendre à chercher de l'information, on les enjoints à se débrouiller seul, alors que c'est justement ça le problème. Oh, bien sûr, Loys Bonod prend la peine de citer "le manque de confiance en soi" dans les raisons qui poussent au plagiat. Mais, outre que l'on peut se demander ce que son expérience fait pour cette confiance en soi, les dessins dont il accompagne son récit sont sans ambiguïtés : c'est la paresse l'explication privilégiée...

Bref. Ce n'est pas tellement de cela dont je voudrais parler. Considérons plutôt la rapidité avec laquelle ce récit a circulé et va sans doute continuer à circuler parmi les enseignants : liké sur Facebook, twitté sur Twitter (j'y ai contribué, comme quoi on devrait prendre la peine de réfléchir avant de diffuser), envoyé par mails, sur les listes de diffusion, sur les forums publics et privés, discuté (ou affiché) en salle des profs, en conseil pédagogique ou en co-voiturage... Jeunes profs comme vieux routards : nous allons être nombreux à lire ce témoignage, et tout autant à devoir nous situer par rapport à lui. Chacun est sommé de se situer : pour ou contre. Et les réactions, y compris celle que vous êtes en train de lire, ont bien pour objectif de situer leurs auteurs dans un espace en conflit, entre progressistes et conservateurs, pédagogues et traditionalistes, etc.

Ce texte n'est pas le seul. Au contraire, depuis que je suis enseignant, soit depuis 2007, j'en ai vu passer plus que je ne saurais le dire : témoignages, récits soi disant sincères, appels à l'aide plus ou moins apocalyptiques, complaintes récurrentes sur le niveau des élèves, la bêtise des parents, l'inconséquence de l'ensemble du système... La triste nouvelle du suicide d'une enseignante se voit traduit en quelques jours en tribunes et prises à partie des uns et des autres qui, invariablement, circulent avec toute la rapidité qu'offre ces Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication dans lesquelles certains voient la mort du Savoir et de la Société. Certains en profitant pour se présenter comme les héros de l'humanisme contre ces traîtres laxistes qui ne partagent pas leurs idées... Un témoignage sur le racisme ordinaire dans un établissement circulera un peu moins vite, peut-être via des réseaux sensiblement différents, mais pourra toujours donner lieu aux mêmes montées en généralité.

Ce sur quoi je veux mettre l'accent, c'est qu'au-delà de ces quelques exemples ponctuels, puisés dans ce que je parviens le plus facilement à retrouver un dimanche après-midi, les enseignants reçoivent beaucoup d'informations de ce type. Elles se présentent généralement sous une forme commune : celle du témoignage ou, pour le dire mieux, de la fable. On y raconte une histoire qui a valeur d'exemple et dont on peut tirer une leçon ou une morale sur la façon dont va le système éducatif. Montée en généralité : c'est le mot. D'une "expérience" auprès d'une soixantaine d'élèves, on tire un jugement aussi définitif que "les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres".

Le numérique tant critiqué par certains a peut-être moins changé les élèves qu'il n'a changé la socialisation professionnelle des enseignants. Le partage d'expérience a toujours existé, mais pouvait rester très local : salle des profs, IUFM (souvent le contrôle d'un formateur), journées de rassemblement académique (commission du bac, etc.). S'il prenait une ampleur plus large, il devrait passer par des revues ou autres apte à exercer un certain contrôle sur les contenus. La diffusion d'information entre profs est sans doute devenue plus horizontale, et paradoxalement ceux qui sont les plus pressés à dénoncer cette transformation chez les élèves ne sont pas les derniers à l'utiliser à leurs propres fins.

J'ai parlé plus haut de "montée en généralité" : c'est le mot clef. Transformer une histoire locale et personnelle en leçon de portée générale ne se fait pas n'importe comment - et ce n'est pas Luc Boltanski qui me contredira. Dans son article consacrée à "La dénonciation", celui-ci soulignait, en étudiant un corpus de lettres reçues par le Monde, que, pour être acceptées comme légitime, les dénonciations des individus doivent proposer une mise en scène particulière : elles doivent mettre au prise des entités de taille équivalente. A chaque fois, il ne s'agit pas de parler d'une situation personnelle mais de mettre en jeu "les enseignants" comme un groupe homogène - dont on exclura éventuellement des moutons noirs - face, au choix, au Ministère et à sa politique ou à la Société (qui, pour le coup mérite bien une majuscule) et à son mépris.

Autrement dit, ces messages et témoignages sont loin d'être neutres : ils contribuent à construire les enseignants comme groupe, comme professions. C'est ce que fait finalement notre ami Loys Bonod, en donnant comme ennemi à la fois les élèves et l'Internet. Et il y a peut-être lieu de s'inquiéter : je voudrais poser comme hypothèse que c'est un autre point commun de ces messages que de mettre en scène les enseignants contre des adversaires qui, peu à peu, rassemblent à peu près tout le monde. Élèves, parents d'élèves, ministère, administrations, Internet, Wikipédia... L'image qui ressort de cette littérature est celle d'une profession encerclée, cernée de toutes part par les ennemis. Et cet encerclement, ou du moins le sentiment d'encerclement est le produit direct de la dite littérature : c'est que les enseignants peuvent d'autant plus croire ce genre de chose qu'il y trouver un moyen de "généraliser" leur propres expériences singulières. Il y aurait en tout cas beaucoup à apprendre de la contribution de la circulation numérique de l'information à la socialisation professionnelle des profs. Plutôt que de croire qu'Internet n'affecte que les élèves.
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L'école, l'ascenseur et le marronnier

On le sait, les mythes ont la peau dure. Et le sociologue, chasseur de mythes comme le disait Norbert Elias, aura beau les cribler de balles et de flèches, voire les exploser au bazooka, ils continueront encore et encore à venir hanter le débat public. Le Monde publie aujourd'hui un article sur les derniers résultats Pisa : lamentations marronnière sur les faibles performances des élèves français. Et évidemment, cet inter-titre : "L'école ne joue plus son rôle d'ascenseur social".

Ce fameux ascenseur social... Faut-il encore rappeler que La Reproduction de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron date de 1970 ? Les Héritiers du même duo de 1964 ? Et que donc le fait que ce fameux ascenseur social n'a de fait jamais fonctionné ? On serait bien en peine de savoir à quelle période se rapporte cet "âge d'or" d'une école permettant glorieusement aux plus méritants et aux plus travailleurs des élèves de s'élever au rang de l'élite.

Mais la récurrence de cette référence est peut-être plus intéressante sur ce qu'elle révèle de la conception française de la place dévolue à l'école. Car finalement c'est bien de celle-ci que l'on attends la fameuse élévation sociale (car de mobilité sociale, on ne parle ici qu'à la hausse). Sans doute a-t-on en tête la formidable croissance des conditions d'existence de nos Trente Glorieuses également mythifié, lorsque les élèves devenus étudiants obtenaient sur le marché du travail des conditions d'emploi et de rémunération bien supérieure à celles de leurs parents.

Justement, tout est dit. Cet "ascenseur social" a été collectif alors que nous le pensons aujourd'hui comme essentiellement individuel : il n'a pas consisté à l'élévation des meilleurs mais à celle du plus grand nombre. Et il n'a pas reposé seulement sur l'école, mais également sur des conditions économiques favorables sur le marché du travail. C'est la conjonction entre l'école d'un côté, et le marché du travail de l'autre qui a permis "l'ascension". Pas l'école seule.

Or dans l'utilisation récurrente de l'expression "ascenseur social", on ne fait référence qu'au rôle de l'école, et seulement à des "élévations" individuelles et non à une amélioration collective. C'est d'elle que l'on attends l'amélioration de la condition de vie des élèves. Ce qui permet de laisser de côté non seulement la question de l'emploi et du chômage mais aussi celle de l'amélioration générale des conditions de vie et de travail.

Cela est d'autant plus notable dans le fait que l'enquête Pisa ne mesure absolument pas la mobilité sociale. Ce qu'elle met à jour, c'est l'effet de l'origine sociale sur la réussite des élèves à des tests concernant certaines compétences fondamentales en lecture, en mathématique, en science. Cela est tout à fait important, mais ça ne dit rien des inégalités en terme de parcours scolaires et encore moins en termes de trajectoires sociales des élèves. Il est tout à fait possible que des élèves obtenant de bons résultats à de tels tests se trouvent, à plus ou moins court terme, exclus du système scolaire français : il suffit, par exemple, qu'ils ne poursuivent pas dans les classes préparatoires ou les filières d'élites. Ce qui est tout à fait possible si, par exemple, leur milieu familial ne les y encourage guère, parce que leurs parents ne perçoivent pas l'utilité de telles études ou ne maîtrisent pas les codes qui permettent d'y avoir accès.

Et même s'ils arrivent jusqu'à dans ces fameuses filières d'élites, rien ne dit qu'ils connaissent pour autant des parcours scolaires équivalents à ceux de ceux qui sont mieux familiallement mieux dotés qu'eux. Pour s'en convaincre, on peut lire ce passage d'un article récent des Actes de la recherche en sciences sociales sur les élèves de milieux populaires dans les grandes écoles de commerce :

HEC et l’ESSEC affichent des taux d’insertion professionnelle proches de 100% six mois après la fin de la scolarité. Si deux tiers des recrutements s’effectuent dans les métiers du conseil et de la finance suivis, de loin, par le marketing et la vente, les positions sont loin d’être équivalentes [pour les élèves bénéficiant d’une bourse d’études] en termes de prestige, de rémunération et de pouvoir. [...]
En effet, par leur socialisation familiale, une majorité d’élèves ont une perception relativement claire [des parcours scolaires à avoir] et peuvent jouer dès leur entrée en école la stratégie du « curriculum vitae », leur sens du placement leur permet de choisir des cours, stages et fonctions associatives rentables socialement et cohérents avec leur objectif professionnel, une qualité très appréciée dans les processus de recrutement.
Au contraire, les élèves issus des fractions dominées de l’espace social ont une représentation partielle de l’univers des possibles et tendent à sous-estimer la rentabilité des investissements extrascolaires ainsi que de la sociabilité informelle4 dans le fonctionnement du marché du travail. Dès lors, leur scolarité prend un caractère hésitant perçu comme un signal négatif par les recruteurs et, en amont, par les jurys chargés d’affecter les étudiants dans les « majeures » (HEC), « chaires » et « filières » spécialisées à l’ESSEC, au cours d’entretiens de motivation. C’est pourquoi il apparaît qu’aujourd’hui encore « la réussite professionnelle est beaucoup plus étroitement liée à l’origine sociale qu’à un indicateur de capital scolaire tel que le rang de sortie de l’école » (Pierre Bourdieu).

Autrement, même lorsqu'il s'ouvre un tout petit peu en termes quantitatif - comme le voudrait par exemple le mot d'ordre des "30% de boursiers dans les grandes écoles" - le système scolaire ne suffit pas à garantir la mobilité sociale des individus. La distinction et la reproduction des élites s'appuient sur d'autres institutions - les entretiens d'embauche, la sociabilité informelle, etc. - et d'autres signes et codes - les investissements extrascolaires, les façons d'être, ou, pour le dire mieux, l'habitus - que l'on met trop rarement à la question.

Alors pourquoi cette métaphore de l'ascenseur social, avec tout ce qu'elle contribue à dissimuler, demeure-t-elle si puissante ? On pourrait penser que c'est justement parce qu'elle permet de dissimuler tout cela, mais c'est prendre le risque d'un certain complotisme. On pourrait aussi penser à une simple habitude se reproduisant et se renforçant au fur et à mesure qu'elle est réutilisé, morceau d'une certaine culture politique et journalistique. J'aurais tendance à penser que l'origine en est plus générale : elle est le résultat d'un long dressage à une façon de penser individualisé, qui prend son origine dans le fonctionnement même de l'école, qui, bon an mal an, continue à proclamer auprès de ceux qui passent entre ses mains l'idéologie du don qui était déjà dénoncée par Bourdieu et Passeron. L'ascenseur social se maintient parce qu'il s'agit d'une métaphore cohérent avec la façon dont nous nous représentons toujours les parcours des élèves : celui d'individus dont l'école doit accoucher les qualités et les dons cachés. C'est peut-être par là qu'il faudrait commencer à s'interroger sur la justice de l'école.
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Les Free Movers sont-ils free (et ont-ils tout compris) ?

Il y a quelques temps, Envoyé Spécial diffusait un reportage consacré aux "free movers" (on peut encore le voir ici). Kezako ? J'avoue l'avoir appris moi-même en regardant la chose. Les free movers, ce sont des étudiants qui iraient faire leurs études à l'étranger, en dehors du cadre de l'échange universitaire type "Erasmus". Penchons-nous sur ces parcours pour voir ce qu'ils nous disent de la mondialisation.

Dans "free movers", il y a free. Outre que ce soit là le nom d'une compagnie bien connus pour ses délais approximatifs et ses publicités qui ne le sont pas moins, ce terme veut dire, je ne l'apprendrais pas à mes lecteurs, "libre". Nos étudiants seraient donc libres de leurs mouvements puisqu'ils se placent à l'extérieur de la contrainte de l'échange universitaire. L'expression concentre à elle seule une bonne partie de la présentation classique des mobilités internationales : partir à l'étranger, ce serait faire preuve de liberté, ce serait saisir courageusement une opportunité bien meilleure qui se présenterait par delà les frontières, ce serait accomplir, en un mot, sa liberté.

Enfin, si vous êtes occidental, riche et, dans la mesure du possible, blanc. Si vous êtes africain ou latino ou chinois ou autre, partir à l'étranger, ce n'est plus du tout cela, c'est soit le résultat d'un poids incommensurable des contraintes sur vos frêles épaules - le poids de la pauvreté ou celui de l'Etat totalitaire - soit une tentative plus ou moins larvé d'envahissement.

Le reportage d'"Envoyé spécial" empruntait, comme on pouvait s'y attendre, beaucoup à la première présentation, plutôt héroïsée, des mobilités internationales. Même s'ils faisaient face à des "blocages" de la société française, que ce soit l'obligation de passer par la difficile épreuve de la classe préparatoire pour accéder à une école de commerce ou un numerus clausus beaucoup trop bas pour les professions médicales, les étudiants suivis par les journalistes étaient présentées comme des innovateurs ayant habilement trouvé une nouvelle solution. L'idée d'une grande liberté de mouvement est omniprésente : le monde s'ouvre à vous, aux audacieux d'en profiter.

Ce point est particulièrement visible dans le début du reportage où l'on suit les pas d'une jeune bachelière tout heureuse d'intégrer HEC Montréal. Les journalistes filment et reprennent à leur compte, et à celui de leurs spectateurs, ses différents émois : ohlala, nous avons des ordinateurs, on aurait pas ça en France, ohlala, on a des cours où l'on est pas 500 dans l'amphi, c'est impossible en France, oh mon dieu, on peut participer à des associations dans l'école et c'est valorisé par les employeurs, vous imaginez ça en France, bien sûr que non, les Français, ahahah... Parfois, je l'avoue, j'aimerais que certains journalistes fassent le boulot pour lequel ils sont payés. Parce que les écoles de commerce française, fort chères au demeurant, proposent des équipements informatiques à leurs étudiants et reçoivent des financements de la part d'entreprise, organisent des cours en petits groupes et encouragent plus que vivement leurs étudiants à participer à des associations et à tout le bazar. Ce dernier point est même au coeur de la stratégie pédagogique de HEC Paris (voir cet excellent article de quelqu'un qui a pris la peine d'y mettre les pieds).

Il est presque fatal, depuis que The Guardian a lancé la mode avec un article sur les Français débarquant en masse au Royaume-Uni, que toute la question des expatriés deviennent, d'une façon ou d'une autre, une comparaison cinglante entre la France et les pays anglo-saxons. Cela témoigne au moins d'un point important : nous accordons aujourd'hui, en France, une grande légitimité à ce qui vient de l'étranger, suivant le principe que l'herbe y est forcément plus verbe. En soi, rien de nouveau sous le soleil : il fut un tant où les enfants de l'aristocratie partaient faire de grands voyages dans toute l'Europe, et spécialement en Italie, pour parfaire leur formation de gentilhomme. Pratique toujours courante si l'on en croit Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ou Anne-Catherine Wagner. Ce point suggère une question à approfondir : on sait que le mouvement de mondialisation en lui-même est ancien (on peut le faire remonter au XIXème siècle au minimum, certains auteurs allant même plus loin dans le passé), qu'en est-il des pratiques que nous voyons aujourd'hui comme des nouveautés ? J'en parlerais sans doute une fois prochaine.

Ce premier départ décrit par le reportage prend sa logique dans la valeur prêté à l'expérience à l'étranger. Même si, comme le souligne justement le reportage, il peut y avoir quelques difficultés au retour, les anciens élèves d'HEC Montréal n'ayant peut être pas les mêmes possibilités que ceux d'HEC Paris (il aurait cependant été bon de comparer aussi avec des écoles de commerce plus modestes), ils disposent d'un point d'appui pour transformer leur parcours en "success story". Face à un employeur, plutôt que d'expliquer qu'ils ont fuit les deux années de classe préparatoire, ils pourront essayer de mettre en avant leur connaissance de l'étranger, leurs capacités d'adaptation, etc. déjà valorisées par leur interlocuteur.

Reste les deux autres parcours suivis : celui d'un étudiant vétérinaire et celui d'une étudiante en médecine (et de quelques autres de ses compères), le premier en Belgique, la seconde en Roumanie. Les deux sont partis pour contourner le numerus clausus, cette limitation du nombre d'inscrits dans leur discipline respective, en capitalisant sur l'équivalence des diplômes en Europe. Il est étonnant de voir combien ces "free movers" ont peu de liberté. Car pour l'un comme pour l'autre se pose ce même problème : celui du retour en France. Il en va de même d'ailleurs pour la jeune fille inscrite à HEC Montreal pour qui la question du retour se pose déjà alors qu'elle commence à peine ses études.

Il faut se poser cette question : dans quoi sont engagés ces "free movers" ? Dans quel type de carrière ? Si on considère le vétérinaire ou le médecin, la réponse est relativement simple : l'un comme l'autre sont engagés dans des carrières françaises. Bien que faisant une partie de leurs études à l'étranger, leur progression est guidé par un horizon français. Rester en Roumanie ? C'est difficilement envisageable. Il faudrait accepter d'être éloigné de sa famille et de ses proches. Il faudrait également accepter les conditions de vie et de rémunération roumaine. Il faudrait enfin s'acculturer relativement aux façons de faire roumaines. Rien de tout cela n'est impossible, mais voilà autant d'obstacles à la pleine liberté de nos "free movers". Il est notable que, dans le reportage, on voit des Français qui, en Roumanie, se fréquentent surtout entre eux. Comme ils envisagent de repartir à assez court terme, ils n'ont pas à chercher à tisser quelques liens avec des Roumains, ils n'ont pas à chercher à s'intégrer à ce pays. Ils restent donc libres de repartir, mais uniquement vers la France. Cela parce qu'ils n'ont jamais véritablement quitté ce pays. Et ce d'autant plus que le grand nombre d'étudiants français adoptant une telle stratégie leur permet de se mouvoir dans une "communauté française" relativement homogène.

Que décrivent alors ces parcours de "free movers" ? Certainement pas un rétrécissement du monde où les individus seraient devenus plus libres de circuler comme le voudrait certaines présentations de la mondialisation. Encore moins la formidable saga de quelques aventuriers partis chercher fortune par delà les mers. Plus simplement, on peut y voir des utilisations bien circonstanciées et limitées du départ vers l'étranger. Et qui doivent se rapporter, chacune à sa façon, à ce qui se passe en France : que ce soit par la légitimité accordée au "global" et au "mondial" ou à l'institutionnalisation de certaines pratiques - laisser les médecins français aller se former en Roumanie n'est jamais qu'un moyen de privatiser en douce les études de médecines sans avoir à remettre en cause les institutions françaises.

Il y a donc une contradiction flagrante dans le terme choisis pour désigner ces étudiants. D'une part, leur mobilité n'est pas si grande que cela. D'autre part, si effectivement ils se placent hors de l'échange universitaire classique, leurs parcours peuvent bel et bien être guidés par des considérations et des institutions nationales : ils demeurent alors des "Français à l'étranger", sans intention particulière de s'installer définitivement. Sans doute sont-ils plus proche de la figure du touriste, qui vient aujourd'hui pour partir demain, que de celle de l'étranger, qui vient aujourd'hui et restera demain pour reprendre une formule de Simmel. Et si le touriste étaient la figure centrale de la mondialisation ?
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Les jeunes sont dans la rue parce qu'ils sont à l'école

Les jeunes - comprenez les lycéens et les étudiants - rejoignent peu à peu le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, et cela inquiète apparemment tant les différents médias que le gouvernement. Peut-être ces derniers ont-ils lu cet ancien billet précisant que, plus que le nombre de protestataires, c'est la variété de ceux-ci qui fait leur force ? Toujours est-il que les accusations de "manipulation" de la jeunesse refont florès. Il faudrait pourtant se pencher plus sérieusement sur les causes de la récurrence des humeurs protestataires chez les lycéens et les étudiants.

Les manifestations de lycéens et d'étudiants sont, en France, un phénomène plus que récurrent : j'ai moi-même battu le pavé dans mon jeune temps (ah, you have to be there comme disent les Français qui se la jouent anglophones), et c'était déjà une longue tradition. Les différentes réformes de l'éducation nationale, que ce soit Haby, Allègre, Darcos, Châtel ou autre, les dispositions relatives à l'entrée dans la vie active comme le CPE, ou des questions politiques plus générales, du 21 avril 2002 à l'actuelle réforme des retraites : la jeunesse ne manque pas de raison de descendre dans la rue. Comme on peut le voir, celles-ci sont loin de se limiter aux questions qui "touchent" directement les jeunes citoyens, et ces manifestations rythment la vie politique française presque aussi sûrement que les élections présidentielles.

La récurrence du phénomène implique la récurrence des explications, lesquelles jouent généralement le rôle d'armes de légitimation ou de délégitimation des mouvements en question. Classiquement, le gouvernement accuse ses adversaires de "manipuler" la fraîche jeunesse. Argument qui ne cesse de me fasciner puisque, généralement, il est professé par ceux qui déplorent que les enseignants n'aient plus aucune autorité sur les gamins : apparemment, ils ne nous écoutent plus, sauf quand il s'agit de manifester. De l'autre côté, ces manifestations ne sont pas seulement accueillies avec bienveillance parce qu'elles soutiennent des idées populaires, mais aussi parce que l'on a l'impression qu'il "faut bien que jeunesse se passe". L'explication par les "hormones" n'est jamais loin, et la condescendance envers les jeunes est toujours au coin de la rue : "ah, folle jeunesse...".

Une explication beaucoup plus puissante consiste à regarder ce que les conditions de vie et d'existence des jeunes peut nous apprendre sur les origines de ces mouvements. Pour cela, il n'est pas inintéressant de regarder comment les choses se passent ailleurs, y compris dans un pays qui ne connaît pas des épisodes protestataires à un rythme aussi régulier.

Dans son ouvrage Freaks, Geeks and Cool Kids (2004), Murray Milner Jr. cherche à comprendre les origines de ce qu'il appelle le "système de caste" des high schools américaines. Ceux-ci sont en effet structurés par des groupes de statut bien marqués et hiérarchisés : on est "cool" ou on est un "geek" ou un "freak", d'autres statuts s'intercalant entre ces différents extrêmes. En un mot, comme en témoigne de nombreux films et séries qui euphémisent plus ou moins la violence symbolique inhérente à ce système (cette vidéo est assez intéressante de ce point de vue), les jeunes américains forment une société particulière avec ses dominants et ses dominés.

Pourquoi ce système existe-t-il ? Milner présente sa thèse dans les premières pages du livre. Elle est assez simple mais très intéressante : ce serait une conséquence logique de la façon dont la société, i.e. les adultes, gèrent les jeunes. Ces derniers disposent en effet d'un pouvoir extrèmement limité : ils ne décident pas de leur emploi du temps puisqu'on leur impose de participer à une activité - l'école - sans leur demander leur avis (même si "c'est pour leur bien") ; dans ce cadre, ils suivent des cours dont ils ne voient pas l'intérêt immédiat et dont ils ne perçoivent pas forcément la raison d'être ; ils sont soumis à toutes sortes d'épreuves, des examens jusqu'aux conditions d'entrée sur le marché du travail, sur lesquelles ils n'ont pratiquement aucune capacité d'action. Que leur reste-t-il comme marge de manœuvre ? Pas grand chose : les pratiques culturelles, le look, la musique, etc. Le développement d'une "culture jeune" qui rompt avec les attentes "normales" vis-à-vis des élèves et des étudiants, phénomène que Dominique Pasquier a brillamment étudié en France, serait donc le résultat de l'emprise scolaire qui pèsent sur eux : c'est là un moyen pour ces derniers de manifester de leur liberté et de leur autonomie, de se construire une identité propre et non imposée de l'extérieur. En témoigne, de l'autre côté de l'Atlantique, la délégitimation progressive des figures les plus "scolaires" comme le capitaine de l'équipe de foot et la chef des cheerleaders, et de ce côté, l'extension de la culture populaire dans toutes les strates de la société.

Mais ne pourrait-on pas penser qu'en France, ce même phénomène - l'emprise de la forme scolaire sur la jeunesse - a des conséquences sensiblement différentes ? Il est possible que la récurrence des manifestations lycéennes et étudiantes trouve là une partie de son explication. Aller battre le pavé, c'est un moyen pour les jeunes de "reprendre la main" sur leur propre vie, de s'extraire, quelques heures durant, d'une institution où leur pouvoir est extrêmement limité pour faire preuve de leur indépendance, de leur liberté et de leur autonomie. On me dira sans doute que certains en profitent pour aller traîner dans les cafés... Justement : ils ne restent pas chez eux, ils vont occuper des espaces publics où ils peuvent se sentir "grands", "adultes", où ils peuvent, autrement dit, avoir un certain pouvoir. Autrement dit, si les jeunes sont (régulièrement) dans la rue, c'est parce qu'ils sont (la plupart du temps) à l'école.

Mais pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets que ceux étudiés par Milner ? Si un système de caste est également présent dans les lycéens français, et peut se manifester avec une violence comparable (j'en suis, malheureusement, régulièrement témoin), il semble a priori moins profondément structurant que ce qu'il peut en être aux Etats-Unis. La tentation est grande, dès lors, de pencher vers une explication plus ou moins culturaliste (surtout que c'est à la mode en ce moment) : la "culture française" serait plus disposée à l'expression protestataire et les jeunes ne feraient que s'y conformer.

Si cela n'est pas à exclure - et il faudrait notamment s'intéresser à la transmission d'un "savoir manifester" dans les familles - il semble cependant que l'on puisse approfondir un peu la réflexion sur la position sociale des jeunes. Céline Van de Velde soutient, à la suite d'une solide enquête, que la position des jeunes Français est caractérisée par le fait que ceux-ci se trouvent dans une société "à statut", où les études et les premiers pas dans la vie active détermine très fortement l'ensemble de la vie à venir des individus (Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe 2008). Dès lors, les jeunes sont sommés de "se placer", c'est-à-dire de trouver le plus vite possible une place à tenir dans la société : la pression sur les études est particulièrement forte, les choix effectués et les réussites obtenus ou les échecs subis étant ressentis comme définitifs et irréversibles. Pour les élèves issus des classes moyennes, plus ou moins déstabilisées par les évolutions économiques des dernières décennies, une subversion complète de l'ordre scolaire est donc difficile à assumer. Mais parallèlement, Van de Velde souligne que les mêmes jeunes sont incités à rechercher "l'épanouissement personnel", ce, je pense, tant par les médias que par leurs enseignants (on leur sérine ce refrain assez régulièrement). Les voilà donc pris dans une tension assez forte entre la nécessité de se placer et le désir de se réaliser, entre les contraintes d'une structure et la sommation à s'en extraire. Les manifestations régulières peuvent être considérés, au-delà des causes "accidentelles" qui les motivent - comme le produit de cette position structurelle.

Voilà donc une explication de la tendance "conflictuelle" d'une partie de la jeunesse française. Le même cadre n'est pas forcément inutile pour essayer de comprendre d'autres manifestations juveniles, comme les non moins récurrentes "émeutes de banlieue". Même si celles-ci présentent des spécificités remarquables, elles partagent avec les autres formes de protestations juvéniles le fait qu'elles expriment une volonté de prise de contrôle de la part d'un groupe privé de pouvoir, même si cette prise de contrôle n'emprunte ni les mêmes voies (la manifestation "en ordre" vs. la violence sauvage), ni les mêmes objectifs (l'agenda politique vs. le territoire). Il n'est donc pas à exclure qu'il y ait du conflit de générations dans ce à quoi l'on assiste aussi régulièrement...
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