Le mythe des inégalités face à la mort

Vous le savez sûrement, on vous l'a déjà dit et répété à n'en plus finir : les hommes vivent moins longtemps que les femmes. A 35 ans, ils peuvent espérer vivre six ans - six années complètes ! - moins que ces dames. Ce chiffre est sans cesse martelé, sans cesse rappelé, pris comme une évidence... Et si c'était faux ? Je vous invite à prendre avec moi la pilule, à passer de l'autre côté du miroir. Non, il n'y a pas d'inégalités de genre face à la mort. Il est temps d'oser le dire.


Les statistiques peuvent sembler incontestables, je le sais, mais il est important que vous soyez prêt à remettre en cause ce que vous pensez savoir. C'est le B.A.-BA. du raisonnement rationnel que nous avons hérité des Lumières. A 35 ans, l'Insee nous dit "les femmes de 35 ans vivraient encore 50,5 ans en moyenne, dans les conditions de mortalité de 2009-2013 en France métropolitaine, contre 44,5 ans pour les hommes du même âge, soit 6 ans de plus". Partant de là, on veut nous faire croire que c'est la société qui serait trop dure avec les hommes, qui les discrimineraient...

Mais regarder simplement les moyennes n'est pas très honnête. C'est même un bon exemple de mauvaise utilisation des statistiques ! En effet, hommes et femmes n'occupent manifestement pas les mêmes professions. Or, il existe des inégalités entre celles-ci : les ouvriers sont ceux dont l'espérance est la plus courte. Or les hommes y sont sur-représentés ! Dès lors, on ne compare pas ce qui est comparable... Si les hommes font le choix d'être ouvriers et donc d'avoir une espérance de vie plus courte, il n'y a pas lieu de blâmer la société ou je ne sais quoi. D'autant qu'il y a sans doute plein d'autres choses qui ne sont pas prises en compte, telle que le temps de travail, la taille des entreprises, les contraintes spécifiques de chaque poste, etc. Le fait d'être un homme n'a, on le comprend bien, rien à voir là-dedans ! Si les hommes préfèrent travailler plus longtemps, sur des postes physiquement plus exigeant, c'est leur choix et non une histoire d'"inégalités". Toutes choses égales par ailleurs, il y a tout lieu de penser qu'une femme travaillant dans les mêmes conditions que les hommes aurait la même espérance de vie.

Et ce n'est pas tout. Les différences d'espérance de vie dépendant aussi aux modes de vie. Les hommes, on le sait bien, ont plus de pratiques à risques : ils consomment plus d'alcool, plus de tabac, ont souvent une alimentation moins équilibrée. De plus, ils se rendent moins souvent chez le médecin et sont moins soucieux de leur santé. Une fois de plus, ce n'est là qu'une pure affaire de choix. Après tout, n'importe qui est bien au courant aujourd'hui que la consommation de tabac et d'alcool est dangereuse pour la santé. Si les hommes se comportaient comme les femmes et faisaient un peu plus attention à eux, leur espérance de vie serait tout à fait la même que celle des femmes. Aucune inégalité là encore : toute cette soi-disante "inégalité" entre hommes et femmes n'est que le produit des choix individuels et volontaires des hommes. Un mythe pur et simple. Il faut le dire : il n'y a pas d'inégalité entre hommes et femmes en termes d'espérances de vie.

Le raisonnement ci-dessus vous semble complètement idiot ? Je vous rassure : il l'est. Totalement. Il est évidemment parfaitement justifié de parler d'inégalités de genre face à la mort. La sur-représentation des hommes dans certaines professions où, effectivement, les conditions de travail sont attachés à une mortalité plus élevé est le produit de processus de sélections sociales - y compris d'orientations scolaires différenciés pour les garçons et les filles - et de stéréotypes genrés. Les modes de vie différents, notamment les différences en matière de consommation de tabac et d'alcool ou la fréquence des consultations chez le médecin, dépendent aussi de définitions genrées de ce qu'est la masculinité : il faut prouver que l'on est un homme par ce que l'on mange et ce que l'on boit, les incitations au souci de soi et de sa santé sont moins fortes, etc. Ces comportements ne sont pas, comme le dirait Charles Wright Mills, de simples "problèmes individuels" mais des "enjeux collectifs". Et on se rend bien compte que si l'on veut voir l'espérance de vie des hommes augmenter, il faut s'adresser à ces enjeux-là et non simplement souhaiter des choix différents de la part des hommes... Même dire "c'est leur choix" semble étrange, non ?

Et pourtant, ce raisonnement est exactement celui que tiennent les dénonciations tonitruants du "gender pay gap myth", ceux qui affirment que les inégalités de rémunérations entre les hommes et les femmes n'existent pas. Très virulents aux Etats-Unis, où ils participent de l'Alt-right (l'extrême-droite, comme on dit en France) et des mouvements conservateurs et libertariens, ils s'appuient généralement sur trois arguments (voir ici pour un exemple):

1) L'écart de rémunération entre les hommes et les femmes est somme toute réduit : aux Etats-Unis, le chiffre de 7% de moins pour les femmes est généralement avancé. En France, les chiffres du Ministère du Travail donne 10,5% de "discrimination pure", une fois contrôlé l'ensemble des autres facteurs. Selon les tenants du mythe, ce serait toujours trop peu pour être vraiment important. Je peux pourtant vous garantir que si vous réduisez mon salaire de 7% ou de 10,5%, je risque de ne pas être super-content. Et je ne pense pas être le seul.

2) Même si ces chiffres sont calculés "toutes choses égales par ailleurs", il y aurait toujours d'autres choses qui ne sont pas prises en compte et qui seraient, selon les dénonciateurs du "mythe" très très importantes. Par exemple, le fait que les femmes demanderaient moins souvent des promotions. Il est vrai que les "choses égales par ailleurs" ne peuvent être que les variables prises en compte dans le modèle, et que l'on ne peut pas tout mesurer. Et du coup, leur argument consiste à dire que si on mesurait vraiment tout, alors il n'y aurait plus de différences. Comme il restera toujours quelque chose qui n'aura pas été mesuré, cela permet de repousser indéfiniment n'importe quel argument. Pratique.

3) Enfin, l'argument massue est que la différence enregistré proviendraient purement de choix de la part des femmes : elles préféreraient aller vers des secteurs moins rémunérateurs, s'investir moins dans le travail, être plus souvent à temps partiel, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Puisque la différence ne serait que le produit de choix, il n'y aurait pas vraiment d'inégalités et encore moins rapportable au "genre" ou à un enjeu collectif : ce ne serait que des purs problèmes individuels.

Cet argument mérite que l'on s'y arrête un peu plus longuement. Il est en effet courant, y compris en France. Récemment, c'est une formidable tribune publiée par le FigaroVox qui en fait étalage. Le chercheur Marcel Kuntz y affirme qu'il n'y a pas de discriminations ni de sexisme dans le monde académique. Pour le prouver, il convoque des arguments aussi puissamment empiriques et rationnels que son expérience personnelle et le fait qu'il n'ait jamais vu de discrimination :

A titre personnel et après trente années de carrière, je n'ai pas pu identifier d'exemple de discrimination à l'embauche contre une femme qui voudrait s'engager dans une carrière scientifique. Ni pour une promotion. La raison est que ce milieu est culturellement tourné vers la prise en compte de la «production scientifique», et non pas vers d'autres critères (sexuels, ethniques, etc.).

Donc finalement, si les femmes sont moins représentées dans le monde scientifique, c'est parce que ça ne les intéresse pas ou qu'elles ne le souhaitent pas. Ben voyons. En plus, la France connait moins de discrimination que les autres pays, hein, et il n'y a pas besoin de donner de chiffres ou de sources pour l'affirmer parce qu'un biotechnologiste végétal ne pourrait avoir tort.

Mais faisons l'hypothèse qu'il n'y a pas de discriminations, aussi irréaliste que soit cette hypothèse au vue des données (cf. l'article de l'Observatoire des inégalités donné précédemment). Est-ce qu'on peut dire pour autant qu'il n'y a pas d'enjeux collectifs liées au genre ? Bien sûr que non. L'exemple des inégalités face à la mort le montre : il n'y a pas de discriminations comparables aux discriminations à l'embauche à la matière, personne ne décide que les femmes vivront plus longtemps en moyenne que les hommes. Mais les choix, que ce soit d'activités professionnelles ou de modes de vie, sont bien évidemment tributaire du genre : ils sont la conséquence de socialisations et de pratiques différenciées en fonction du genre. L'initiation précoce au tabac et à l'alcool est différente pour les filles et les garçons. Les orientations scolaires sont également tributaire de stéréotypes, et ceux qui dénoncent les inégalités salariales comme un simple mythe ne sont pas les derniers pour blâmer le système scolaire d'être moins favorable à la réussite des garçons...

Il n'en va pas autrement pour les "choix" des femmes en matière professionnelle. Même si - une fois de plus, ce n'est qu'une hypothèse - il n'y avait pas de discriminations par les employeurs, le fait que les femmes prennent, au sein du couple, plus souvent en charge le soin aux enfants est bien en grande partie le résultat de négociations et de processus au sein des couples hétérosexuels... où interviennent les stéréotypes, les socialisations, les représentations et les relations de pouvoir. De la même façon que le "choix" de consommer de l'alcool ou de se rendre moins souvent chez le médecin ne peut être décorrélé des représentations de la masculinité. Même en l'absence de discriminations au sein des entreprises, les inégalités de rémunération entre hommes et femmes demeurent un enjeu de genre, un problème collectif.

Au final, il n'y a pas de plus de "mythe" des inégalités salariales qu'il y en a pour les inégalités face à la mort. Le fait que les premières soient plus souvent dénoncées comme "fictives" ou comme un simple artefact statistique que les autres nous en dit beaucoup, par contre, sur la position des dénonciateurs... Si ces inégalités existent, c'est bien qu'il existe un enjeu collectif lié au genre, des mécanismes sociaux qui expliquent la forme très particulière des données, et que l'on ne peut résumer à des choix qui, par on ne sait quel hasard, suivraient les lignes du genre. Dans une société où il n'y aurait pas d'enjeux de genre, il n'y aurait pas de raison pour que les hommes et les femmes fassent en moyenne des choix différents en matière de carrière ou de soin des enfants, en matière de régime alimentaire ou de soins médicaux. Il y aurait bien sûr des différences entre individus, parce qu'il y aurait alors effectivement des choix qui seraient indépendants du genre des personnes. Mais au niveau global, agrégé, il n'y aurait aucune raison pour que les moyennes soient différentes entre les groupes. Si l'égalité statistique demeure une référence, c'est précisément parce qu'elle est statistique, parce qu'elle se place à un autre niveau de celui des choix individuels.

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