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L’engagement contre une « dépolitisation » politique du monde scientifique

Troisième édition des "invité.e.s d'Une heure de peine", manifestation a-périodique et aléatoire qui dépend surtout des gens sympas et talentueux que mon activité (elle-même a-périodique et aléatoire) m'amène à rencontrer. Après Clément Salviani et Alex Mahoudeau, c'est au tour de Tristan Dominguez et Guillaume Michez, deux passionnés de sociologie qui ont des choses à dire, qui lancent ici leur projet Sociodysée, une démarche de vulgarisation qui ne pouvait évidemment que me plaire. Voici donc leur premier texte, sur la question de l'engagement des scientifiques, une problématique qui fait l'objet de beaucoup de débat sur Twitter et ailleurs mais pas forcément beaucoup de compétences. Espérons qu'avec ce billet, les choses soient un peu plus claires. Pour ma part, j'espère avoir encore d'autres invité.e.s talentueu.se.s à l'avenir. Comme ça, quand ils et elles seront riches et célèbres (ou juste riches), ils se souviendront de moi. Sans plus attendre, je laisse donc la parole aux stars du jour :

Avant d’entamer cette article nous voulions préciser certains détails de son écriture et vous présenter la démarche de notre projet : Sociodysee. Bien qu’encore balbutiant notre intention est de proposer une vulgarisation, une clarification de la sociologie, ses théories, ses auteurs et ses objets. Pour se faire, nous vous parlerons dune thématique sociologique qui tournera autour d’un fil rouge ; un concept, un auteur ou encore une question et si le premier de notre de notre travail est un texte nous comptons faire varier les formats. Il nous semble qu’il existe des angles morts dans les formes de communication entretenues entre le grand public et les sociologues, nous faisons donc le pari de vous parler le plus simplement et le mieux possible de sociologie.
Il vous faut savoir que nous ne sommes pas sociologues, nous sommes diplômés d’un master recherche de sociologie. Cependant nous n’avons pas de doctorat, hors c'est le coût d’entrée dans le champs scientifique. Par conséquent nous ne nous considérons évidement pas comme des sociologues, nous ne produisons pas de connaissances mais nous considérons capable de les manier et en l’occurrence de les transmettre.

Patience, rigueur et abnégation sont des qualités essentielles pour décrire le scientifique idéal. Selon certains, ces qualités à une échelle individuelle sembleraient se suffirent à elles même. Cette exigence irait même jusqu'à la nécessité de la neutralité politique en revendiquant la science comme étant apolitique car découlant d’une méthode objective. Cependant, il y a là une confusion entre méthode scientifique et apolitisme, on ne voit pas pourquoi un énoncé qui aurait des implications politiques ne pourraient pas être réfutables dans le sens poppérien du terme, et vice-versa. Ces idées sont également empreintes d’un scientisme naïf et quelque peu archaïque, ne prenant pas en compte la réalité de la recherche pourtant largement décrite par la sociologie.


Les partisans de cette vision accusent d’ailleurs souvent la sociologie des sciences de “relativisme” lorsqu’elle montre le fait que le monde scientifique est autre chose que la confrontation rationnelle d’idées désincarnées de ses agents ou de ses objets. Un bon scientifique serait un scientifique “désengagé”, dans le sens où il ne connaîtrait aucun engagement politique, moral voire même social – tout en s'abstenant de questionner, voire en promouvant de fait, un ordre social particulier. La garantie de l’autonomie de l’activité scientifique reposerait sur cet éloignement de la « société » par les chercheurs, ces-derniers respectant des normes et travaillant d’arrache-pied à acquérir un esprit critique individuel désengagé de toute considération extra-scientifique.

Il nous semble au contraire que la science ne se comprend qu’à travers les engagements qu’elle oblige. Loin du chercheur moral, nous souhaitons montrer un chercheur social. Nous pensons néanmoins que cette notion d’engagement est souvent mal comprise et qu’on peut tenter d’en redéfinir la sémantique. On l’associe en effet trop souvent au militantisme (vu par certain.e.s comme une tare dont on doit se débarrasser pour accéder à la réalité des faits) dont des réflexions documentées et connues ont déjà été portées. Nous voudrions alors le comprendre d’une autre façon (qui éclairera une partie de ce premier sens), en définissant plus la façon dont les chercheurs.es sont engagés par la structure des relations du champ scientifique. Faire de la science, c’est devoir s’engager à suivre les règles du jeu s’imposant socialement au chercheur.

Notre ambition consiste dans notre première partie à contrecarrer une vision scientiste et  internaliste de la science qui souffre des difficultés à ne pas être ambiguë concernant les prises de position des chercheurs (elle décrit par exemple des travaux et des auteurs bien différents par le terme de « gauche académique », réduisant des postures épistémologiques à des positions sur le champ politique). Pour cela nous procéderons en deux temps, dont le fil rouge est une réflexion portée autour de la notion de champ. Premièrement, nous montrerons que les conditions de possibilité de l’exercice de la raison sont permises par la construction sociale d’un espace spécifique (le champ), modelant les habitus et excluant celles et ceux qui n’ont pas les dispositions requises. Secondement, nous porterons une réflexions autour de l’autonomie de ce champ, dont les travaux sur la question ont montré que sa garantie était une question plus complexe qu’il n’y paraissait.


I/ LES ENGAGEMENTS DU CHAMP

Lorsqu’on s’intéresse à l’activité scientifique à travers la notion de champ, nous voyons combien les chercheurs sont « engagés », c’est-à-dire liés entre eux. L’activité scientifique n’est possible que dans cet engagement. Nous allons donc voir ce que cette notion nous permet de dire sur la science. Nous verrons ensuite que la science se comprend à travers les pratiques scientifiques, donc par une analyse du corps des chercheurs.

A) Engagé de force: les luttes du champ

Le champ se comprend comme une structure de relations et de luttes. Puisque nous les reprenons, contextualisons un minimum les travaux de Bourdieu sur la science : le champ scientifique est issu de l'ambition d’une théorie générale, celle des champs et vient se ranger aux côtés de travaux antérieures (champ intellectuel, artistique, religieux, haute couture etc.). L'intention est donc d’appliquer le concept de champ à l’univers de la science « pure ». Ainsi, cet espace social est comme les autres, avec les invariants communs à tous les champs : soit des rapports de forces, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits etc. Néanmoins, ces invariants auront une forme spécifique. C’est dans ce double regard que nous portons notre regard sur l’activité scientifique, ses luttes et ses enjeux.

1. La formation du champ scientifique

Le champ permet d’introduire  l’appréhension d’une structure de relations objectives (entres les différents agents du champ scientifique : chercheurs, laboratoires). Cette proposition est à intégrer avec une critique d’approches qui tendrait à penser les laboratoires comme des espaces clos. Or Bourdieu expose une série « d’emboitements structuraux » : « Le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. » (Bourdieu 2001 p. 68) Cette conception permet de chercher les principes explicatifs de la science au-delà de ses espaces effectifs de production. Nous verrons plus loin également que le champ lui-même n’est pas isolé du reste de la société ou des autres champs.


Cet espace de position est également relationnel, autrement dit il faut le penser comme un champ de force. Les relations entre chaque agent contribuent à créer le champ et ses rapports de force. L’enjeu principal du champ scientifique est donc le monopole de l’autorité scientifique « comme une capacité technique et comme pouvoir social […] Entendu au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-a-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science » (Bourdieu 1976, p. 89). Il est à noter que le travail de Bourdieu vient s’ajouter à une période où la sociologie des sciences d’inspiration Mertoniene, qu’il qualifiera de tradition structuro-fonctionnaliste, se verra battue en brèche et ce principalement par la critique d’une vision pacifiste de la science. « Dire que le champ est un lieu de luttes, ce n'est pas seulement rompre avec l'image irénique de la "communauté scientifique" telle que la décrit l'hagiographie scientifique -et souvent, après elle, la sociologie de la science-, c'est-à-dire avec l'idée d'une sorte de « règne des fins » qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie. C’est aussi rappeler que le fonctionnement même du champ scientifique produit et suppose une forme spécifique d’intérêt (les pratiques scientifiques n’apparaissant comme « désintéressées que par référence à des intérêts différents, produits et exigés par d’autres champs » (Bourdieu 1976, p. 89)

Ainsi, le champ, en plus d’être un espace de relation, est aussi un champ de luttes ; un « champ d’action socialement construit où les agents dotés de ressources pour différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les rapports de force en vigueur ». (Bourdieu 2001 p. 72). Ce sont les positions et la distribution du capital auprès des agents du champ qui joueront sur leurs stratégies. Ces luttes s’illustrent autour de l’opposition entre les dominants, capable d’imposer les représentations légitimes de la science en adéquation avec leurs intérêts, et les dominés. Les enjeux de ces luttes demeurent fondamentaux dans la construction du champ et de ses frontières.

Prenons un exemple avec Yves Gingras, où nous apprenons même que la constitution de cet espace, de ce champ, est synonyme d’exclusion des agents n’ayant pas les dispositions nécessaires à la compréhension des travaux et de leurs évolutions. Il prend alors l’exemple de la mathématisation croissante de la physique au XVIII° siècle, rendant l’accès aux amateurs et philosophes beaucoup plus difficile et la professionnalisation des physiciens possible : « Si un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant, c’est que les conditions intellectuelles et sociales d’accès a la cite physicienne se sont transformées de façon importante entre, disons, 1750 et 1850. L’une de ces transformations (…) est justement la mathématisation croissante de la physique. » (Gingras, p. 119) Cette exclusion des individus qui ne voulaient ou qui ne pouvaient pas mathématiser la nature ne s’est pas faite sans résistance, parfois agressive, mais a été une condition sociale de possibilité des progrès de la raison (dont on pourrait donc en conclure que celui-ci passe moins par la libre expression de chacun et l’ouverture du champ à tous que par la formation d’une cité savante excluante). Il montre bien que cette lutte sociale pour la légitimité de « dire le vrai » implique des perdants.

2. Comprendre la lutte au sein du champ

Une fois que le champ scientifique est formé, il n’est pas « clos » pour autant et des luttes continuent à redéfinir les frontières, les pratiques et l’autorité scientifique. Cette notion nous permet de comprendre la science comme une activité dynamique et produite par les agents et leurs dispositions (rompant avec l’idée irénique d’une marche téléologique inéluctable vers la raison et la vérité). Par exemple, Panofsky montre que si des recherches autour de notions comme celles de races ont pu être possibles, c’est par des logiques du champ qu’il resitue (Panofsky, 2017).

Afin de mieux comprendre la lutte du champ scientifique, il faut comprendre que tous les agents n’ont pas tous le même poids dans le champ et que des ressources spécifiques y résident. Ces ressources sont regroupées sous le nom de « capital scientifique » et se déclinent en deux espèces dans ce champ (on y reviendra). C’est donc la structure et le volume du capital qui le détermine (en plus de dépendre de tous les autres points et des relations entre chacun des autres points). Ainsi, le fait de détenir un capital scientifique important est synonyme de poids dans le champ. Le capital scientifique repose sur la connaissance et la reconnaissance, une caution de crédibilité qui permet de faire confiance à priori a un chercheur.

Cette déclinaison sous deux formes se fait de la manière suivante : le capital temporel, fortement lié aux institutions et à leurs postes de directions (direction de laboratoire, de départements, de commissions, comités d’évaluation) et le crédit scientifique. La première forme de capital permet d’exercer un pouvoir sur les moyens de production et de reproduction de la science (attribution de crédits, contrats, postes et donc une gestion des carrières). Son accumulation passe par la participation à des instances institutionnelles scientifique (jury de thèse, commission), il constitue un forme de capital bureaucratique. L’autre forme de capital scientifique revêt des allures moins « administratives » et concerne ici un crédit purement scientifique et son accumulation passe davantage des contributions scientifiques qui ont fait preuve de plus de reconnaissance que ses pairs.   
Bourdieu insiste bien sur la logique intrinsèque propre au champ scientifique, et cela en rompant avec différentes traditions. D’une part il s’attache à démonter l’analyse purement « politique » de la science, selon laquelle les énoncés scientifique ne sont que les reflets des positions politiques. Il montre que les prises de positions dans les luttes pour les ressources matérielles (crédits, instruments etc.) ne se réduisent pas aux prises de positions politiques. D’autre part, l’approche purement intellectuelle postulant la “pureté” des énoncés scientifique vis à vis du « social » occulte le fait que la définition de la science et ses méthodes sont un enjeu de lutte.

Avant d’aller plus loin, il est important de développer le versant dispositionnaliste de la théorie de l’action de Bourdieu. L’activité scientifique se comprend comme le produit d’un habitus scientifique, un sens pratique, cela en opposition à une vision logiciste normative qui insiste sur une formalisation a posteriori de l’activité scientifique et pas de la réalité du « métier .

B. Engagé corps et âme

En ayant insisté sur la dimension relationnelle du champ, nous avons pu voir que les conditions de possibilité de la science sont structurelles et historiques. Nous aimerions également éclairer une réalité en continuité de cette analyse, se concentrant alors sur les pratiques scientifiques et le corps des chercheurs. Bien évidemment, ces deux niveaux ne sont nullement en opposition, bien au contraire, faisant partie d’une seule et même réalité. Les dispositions acquises dans un champ concernent bien évidemment les façons de voir, de peser et d’agir des agents.

1. Illusio et ethos des scientifiques

Loin de l’idée de l’exercice de la pure raison des chercheurs, l’observation des chercheurs en action révèlent l’importance des pratiques, des façons de voir, de penser et de sentir dans l’activité scientifique. L’habitus a donc toute sa légitimité en tant qu’outil méthodologique et d’investigation (Wacquant, 2010). L’habitus est une acquisition par l’inscription dans un champ. C’est à travers une histoire et des dynamiques sociales (autant individuelles que collectives) qu’il s’apprend et que les dispositions prennent formes. La reconnaissance des capitaux et donc la possibilité de leur acquisition sont garanties par un habitus approprié à l’état du champ, produisant alors l’illusio des scientifiques et donc la possibilité des luttes du champ.

L’habitus, étant en même temps le produit de la structure du champ et la condition de la participation pour l’agent au champ, est la possibilité de participation à l’activité scientifique. Pour reprendre Gingras : « (…) ce sont ces institutions qui assurent l’homogénéité (relative) de la cite savante en inculquant, par l’action pédagogique, des habitus scientifiques, c’est-à-dire des schèmes générateurs de pratiques, de perception et d’évaluation des pratiques propres a un champ a un moment donné de son histoire » (Gingras, p. 150). Les pratiques scientifiques sont donc apprises et situées dans le champ (donc dans la lutte). Les méthodes et les postures épistémologiques ne peuvent se comprendre sans la structure des relations objectives qui les produit et les situe socialement.

Enfin, la notion d’habitus permet de mettre en perspective l’habitus des scientifiques propre au champ scientifique avec d’autres apprentissages acquis dans d’autres champs, permettant de comprendre leur parcours et l’activité scientifique comme le produit d’une trajectoire sociale. Nous donnerons pour exemple le travail de Patarin-Jossec sur les astronautes, permettant de comprendre la sérendipité comme une concordance de deux habitus distincts : une hexis scientifique et une hexis bureaucratique. Durant la formation en vue de la préparation des vols spatiaux vers la station spatiale internationale, elle observe que : « L’habitus du scientifique est ainsi remplacé par un dispositif bureaucratique – du fait de la délégation d’une pratique du champ scientifique vers le champ bureaucratique –, lequel dépendra du temps de développement d’un habitus astronautique. ». Ainsi, le champ bureaucratique est moins sensible à la découverte qu’au respect de normes pour la sécurité (les enjeux sont énormes en termes de vie humaine dans la station spatiale internationale) « Le temps de l’expérience est ainsi un moment de lutte entre les deux champs pour le monopole de la gestion de son temps, lors duquel s’objectivent les ressources des agents et où peuvent se convertir des capitaux propres à chaque champ de production spécifique. », favorisant les découvertes inattendues (Patarin-Jossec).

2. Habitus et rapport à l’objet

On a l’idée que les chercheurs doivent être désengagés de leur objet afin de produire de la connaissance. Pourtant, rien n’est plus faux et dès qu’on entend un scientifique parler de son sujet de recherche, on y voit souvent un être passionné. L’objectif ici n’est pas de décrire le champ scientifique comme un monde romantique (bien au contraire) mais de montrer une autre forme d’engagement qui se trouve dans le corps et les dispositions des scientifiques. En effet, l’intérêt porté pour un objet (et les façons de l’envisager) peuvent se comprendre à travers la trajectoire sociale et scientifique des agents. L’un des éléments les plus flagrants de cet état de fait est la division genrée des disciplines et, au sein des disciplines, des objets.

L’objectif n’est alors pas de juger mais de permettre de construire un cadre permettant de comprendre les pratiques scientifiques (et à partir de là, revoir nos jugements et ne pas considérer qu’un chercheur a un biais sitôt qu’il éprouve de la sympathie ou de la répulsion pour son objet, ce serait alors ne plus croire à la méthode scientifique qui permet d’aller au-delà de nos émotions). Il n’y a pas plus relativiste qu’un jugement de l’activité scientifique basé non pas sur les méthodes mais sur les affiliations sentimentales aux objets étudiés (ces-dernières peuvent parfois expliquer des égarements mais n’en sont pas la détermination d’un manque de rigueur).

Il est donc maintenant nécessaire d’élargir l’analyse au seul champ scientifique afin de comprendre l’engagement des chercheurs et ce qu’il implique dans leur activité.

II/ LES CHAMPS DE L'ENGAGEMENT

Nous avons vu comment le champ engageait le chercheur dans l’activité scientifique, c’est-à-dire dans des rapports de force au sein d’un espace social spécifique. Il nous semble néanmoins que cette vision reste assez partielle et internaliste et ne prend pas suffisamment en compte toutes les formes d’engagement auxquels le chercheur est sujet (comme l’engagement politique). Nous allons donc maintenant étudier les autres formes d’engagement, extérieurs à la spécificité scientifique, qui peuvent constituer aussi bien l’habitus scientifique que la structure du champ scientifique, en posant alors la question de l’autonomie de ce champ.

A) Engagé partout

Les scientifiques ne sont pas des purs êtres rationnels et ont d’autres raisons de s’engager dans l’activité scientifique que la simple recherche de la vérité. Relever ce fait n’est pas succomber au relativisme mais bien prendre en compte une réalité observée par plusieurs sociologues. Il nous est alors nécessaire de réfléchir à la place de ces engagements dans le champ scientifique et la carrière des chercheurs.

1. Entremêlement des engagements individuels

Si les luttes au sein du champ scientifique connaissent une autonomie relative, il est plus difficile lorsqu’on retrace la carrière (et donc la trajectoire sociale) d’un chercheur ce qui relève proprement de la science et ce qui appartient à ses engagements politiques. Si, lorsqu’on étudie l’état du champ, il faut faire preuve de discernement entre les prises de positions et leurs appartenances respectives, le choix de l’engagement dans la science résulte parfois, au niveau individuel, d’un engagement politique.

La carrière de Lazarsfeld telle que décrite par M. Pollak est en cela une très bonne illustration de l’entremêlement des engagements individuels. Par exemple, sur son enquête du chômage de longue durée : « Cette étude sur les effets sociaux du chômage prolongé dans la petite vile de Marienthal est l’œuvre la plus importante de cette époque, élaborée sous la direction de Lazarsfeld par un groupe de jeunes chercheurs, tous militants au parti socialiste, parmi lesquels Hans Zeisel et sa deuxième femme Maria Jahoda. (…) La rencontre des intérêts scientifiques et des préoccupations politiques y est évidente » (Pollak, p. 47).

La recherche de la vérité se fait souvent en vue de l’action et de l’intérêt politiques des chercheurs. C’est d’ailleurs tout le sens du mot de Durkheim que les habitués de ce blog connaissent bien : les sciences ne vaudraient pas « une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Il nous faut alors poser la question du dêmélement de ces différents engagements.

2. La question de l’homologie entre le champ scientifique et le champ politique 

Il ne faut néanmoins pas tout confondre, comme le font certains, en mettant la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire en voyant l’engagement politique dans le choix d’usage de méthodes ou dans la construction d’objets scientifiques (Daniel Bizeul en avait d’ailleurs souffert, certains de ces collègues voyaient dans son choix de l’étude des partisans du FN par la méthode compréhensive, une acceptation idéologique des assertions de l’extrême droite). Si un certain engagement scientifique peut trouver une explication dans les engagements politiques, on ne peut tout réduire à ce dernier et le lien entre les deux méritent une observation au cas par cas, en prenant en compte les trajectoires individuelles et les « ponts » structurels entre les deux champs.

Dès lors, il nous paraît que parler, par exemple, de « gauche académique » revient à confondre deux espaces sociaux différents, c’est-à-dire analyser le champ scientifique à partir de positions et de prises de position du champ politique. Cette vision est tout à fait relativiste, ne laissant que peu de place à la logique interne et aux engagements spécifiques que le champ scientifique impose (c’est absoudre les relations sociales spécifiques à cet espace pour les comprendre au travers du prisme de la structuration des rapports de force d’un autre espace).

La notion de champ permet de préserver les spécificités des luttes réglées entre scientifiques tout en étant sensible à l’existence de certaines homologies avec le monde politique. Ces homologies, dès lors qu’on accepte cette vision de l’activité scientifique, ne sont pas totales et, en prenant de la hauteur, peuvent se comprendre socialement. C’est donc moins en termes de biais ou d’engagements politiques que nous cherchons à comprendre cette homologie qu’à travers une analyse qui s’attarde sur les habitus concordants entre les champs (ce qu’on nomme plus communément l’homologie structurale) et les acteurs permettant la traduction de capitaux spécifiques acquis dans un champ en ressources dans d’autres champs (la question est d’ailleurs posée en profondeur par Olivier Roueff).

Il nous semble que cette lecture est moins morale et plus scientifique, dans le sens où elle pose la question de la concordance entre activités scientifiques et positionnements politiques par le biais d’une recherche théorique et d’un appel à sa réponse par des travaux empiriques.

B) Des gages d'indépendance: la question de l'autonomie scientifique

Ces questions nous amènent à une autre qui est souvent évoquée lorsqu’on parle d’engagement politique en sciences (et qui recouvre une réalité qui va au-delà du seul monde politique) : l’autonomie de l’activité scientifique. Dès lors qu’on a montré la possibilité des homologies et que dans cette lutte entre chercheurs, des pressions extérieurs peuvent survenir, on a en quelque sorte « ouvert le champ ». C’est de ce sujet que nous allons maintenant traiter.

1. Autonomie et désengagement

On a souvent dans l’idée que la façon la plus efficace de permettre aux scientifiques de ne subir aucune pression extérieure se trouve par le désengagement. La tour d’ivoire permettrait de n’être atteint par personne et donc de pouvoir garantir une lutte qu’entre chercheurs. Cette vision enchantée est un idéal, une histoire que se racontent les chercheurs et un efficace élément rhétorique pour discréditer des travaux (« cette recherche a été financée par…, donc… » ou « les chercheurs ont des engagements politiques…, donc… »). La réalité est pourtant plus complexe (et intéressante à la fois, il serait trop facile de discréditer des recherches par cette non-autonomie, à tel point qu’on imagine aucune recherche possible). En effet, l’activité scientifique survit très mal sans apports extérieurs à son monde, notamment dans sa dimension économique. La question se pose alors tout autrement.

Si on accepte l’idée de la division entre capital scientifique et capital temporel, l’autonomie est potentiellement respectée par la garantie que l’accumulation du second soit conditionnée par l’accumulation du premier, en d’autres termes : que les chercheurs les plus reconnus par leurs travaux soient ceux qui décident de l’orientation de la recherche. C’est ainsi que l’autarcie rêvée pourrait, selon certains, se produire, les moyens matériels sont mis à disposition vers les chercheurs les plus reconnus par leur crédit scientifique, n’aboutissant à aucune pression dans la production des connaissances.

2. L’autonomie comme la retraduction des enjeux

Néanmoins, cette autarcie est une utopie, le champ scientifique a besoin d’autres champs pour garantir son existence (et in fine son autonomie). Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une façon de saisir l’homologie et l’autonomie du champ scientifique à travers un article d’Antoine Roger portant sur la recherche agronomique roumaine. Très critique vis-à-vis des approches postulant l’existence d’un “capitalisme académique”, il reste attentif autant à l’autonomie de ce champ qu’il a pris pour objet tout en analysant les rapports de pouvoir internes et externes. Il montre alors que si la production scientifique en Roumanie est favorable aux multinationales, c’est par une coïncidence structurale où les agronomes en luttes, fruit d’une histoire particulière et relativement autonome, peuvent trouver un appui favorable au soutien (et donc à l’inscription aux frontières du champ) des entreprises agrochimiques.

A. Roger nous montre ainsi que l’autonomie n'est pas le synonyme de désengagement des agronomes aux questions politiques nationales ni aux multinationales mais leur capacité à retraduire des enjeux externes au champ en questionnements propres au champ (Roger, 2017). Cette forme kaléidoscopique des relations entre les champs permet de gagner en finesse d’analyse sans abandonner la dimension structurale, éclairante à de nombreux égards. Elle évite également des conclusions hâtives de la domination d’un champ sur l’autre, sans négliger les rapports de force possibles. Il faut enfin souligner à quel point les luttes et les relations sociales sont des données indispensables pour comprendre la production scientifique et son orientation.

CONCLUSION

En explorant ce que l’engagement signifiait de la façon la plus rigoureuse possible, il nous semble à présent que cette notion est moins un problème moral qu’un enjeu scientifique permettant de comprendre le monde de la recherche. Nous espérons que l’outil conceptuel du champ, dont nous avons esquissé les possibilités sur différentes questions, permettra de porter un regard plus apaisé sur l’activité scientifique et ses enjeux. La place de la politique, de l’économique et du social sera d’autant mieux comprise lorsqu’on quittera la dichotomie rationaliste/relativiste, dont la sortie nous semble garantie par une analyse rigoureuse et scientifique des sciences (portée en partie par la sociologie).

La dépolitisation de la science, sous couvert d’un anti-relativisme, n’est que la négation des faits observés et conduit bien souvent à penser la réalité comme non-intersubjective (et revenir ainsi à des conceptions pré-sociologiques voire divines). Nous pensons qu’il n’est pas exagéré de penser que le danger pour la science ne réside pas dans l’importance trop prononcée des engagements des scientifiques mais dans la menace de son autonomie, ce qui n’est possible qu’une fois que nous avons adopté l’analyse en termes de champ. Nous soupçonnons alors que cette « dépolitisation » est en réalité un alibi pour faire avancer un certain agenda politique.

Conscients que notre portée est bien modeste, nous espérons tout de même que les débats sur le monde académique, avec cette notion de champ, ne se centre plus autour de la notion floue, morale et politique de « liberté d’expression » mais d’une recherche pragmatique de la garantie de l’autonomie scientifique. Il nous semble en effet que ce que l’histoire des sciences nous enseigne est que le progrès scientifique n’est pas le fruit de débats où on peut entendre toutes les parties qui le réclament mais la construction d’un espace où des luttes sont réglées entre agents porteurs d’un habitus scientifique. Le champ scientifique est cruel, il a par exemple exclut celles et ceux qui ne voulaient pas de mathématisation de la physique ou celles et ceux qui discutaient de l’activité scientifique sans preuve empirique. Il est peut-être temps de réfléchir, pour sa bonne marche, d’y exclure celles et ceux qui n’apporteront que des questions biaisées, dont les caractéristiques et l’agenda des recherches souhaité ne présagent qu’une réduction de la rigueur scientifique et de son autonomie.

Bibliographie :
Bourdieu P., "Le champ scientifique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 2, n°2-3, 1976, pp. 88-104.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Raison d'agir, cours et travaux, 2001
Gingras Y., " Mathématisation et exclusion : socioanalyse de la formation des cités savantes " in Wunenburger J.J. (dir.), Bachelard et l'épistémologie française,Puf, Paris, 2003, pp. 115-152.
Pollak M., " Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique ", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°25, 1979, pp. 45-59.
Panosky A., "Rethinking scientific authority : Behaviour genetics and race controversies", American Journal of Cultural Sociology, vol 6, 2017, pp. 322-358.
Patarin-Jossec J., " La concordance des temps ", Temporalités [en ligne], n°24, 2016.
Roueff O., " Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs" dans 30 ans après la distinction, de pierre Bourdieu, la découverte, paris, 2013, pp. 153-164.
Wacquant L., " L'habitus comme objet et méthode d'investigation", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°184, 2010, pp. 108-121.

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La sociologie comme elle se lit

Il était inévitable que je m'intéresse à la collection Sociorama des éditions Casterman : des enquêtes de sociologie transcrite en bd, franchement, que demande le peuple ? Surtout quand le peuple en question se trouve devoir enseigner la sociologie et est toujours à l'affût de toute forme de vulgarisation qui permet de s'adresser à un public de profanes. J'ai donc lu les deux premiers volumes : Chantier Interdit au Public, adaptation d'un ouvrage de Nicolas Jounin par Claire Braud et La Fabrique Pornographique, adaptation de l'enquête de Mathieu Trachman, Le Travail Pornographique, par Lisa Mandel. Au-delà de leur richesse pédagogique, ces ouvrages donnent une occasion unique de voir la sociologie au moment où elle se lit : les dessinatrices doivent effet proposer une traduction - Latour likes it - du texte sociologique non seulement en images, mais aussi dans un format relativement court, percutant et non-académique. Cette opération de vulgarisation soulève quelques questions - auxquelles je n'ai pas forcément la réponse - quant à la sociologie et à sa nature.


Avant tout chose, je voudrais souligner le point suivant : ces bd sont excellentes et j'ai pris un grand plaisir à les lire. Plus encore, j'en conseillerais vivement la lecture - je l'ai déjà fait, d'ailleurs - y compris à des personnes intéressées par la sociologie, je les utiliserais volontiers comme supports pédagogiques pour faire mes cours, et, pour l'une d'entre elle, j'en demanderais très probablement l'achat par le CDI du lycée où j'enseigne (l'autre non, parce que je sens que certains parents d'élèves pourraient avoir une réaction peu enthousiaste - nous vivons une époque frileuse). Si je commence ainsi, c'est parce que je ne voudrais pas que l'on pense que les remarques que je vais faire par la suite sont des critiques du travail des sociologues et moins encore des bédéistes. C'est plus à une réflexion sur les modes, forcement divers, de vulgarisation de la sociologie que je voudrais inviter, et non à une critique de ceux et celles qui se lancent dans cette aventure, toujours difficile mais toujours nécessaire.


Ach, l'humour, c'est l'une des choses que je préfère... Surtout quand il sert à dessiner et à renforcer les barrières racistes

Autre précision d'importance : je n'ai pas lu les ouvrages originaux de Nicolas Jounin et Mathieu Trachman. Je me trouve donc dans la position du profane qui, intéressé par les questions traités mais ne voulant pas s'infliger la lecture d'un ouvrage académique, préfère un ouvrage de vulgarisation pour savoir de quoi il retourne. A la différence que j'ai quand même une certaine pratique du style académique et sociologique et des débats qui ont cours dans les champs. Du coup, il ne s'agit pas pour moi de juger la qualité de la traduction d'un ouvrage particulier en bd, encore moins de la qualité des deux enquêtes en question au travers de leur passage sous une autre forme, mais plutôt de m'interroger sur mes attentes en tant que sociologue lorsque je lis une telle traduction, sur ce que l'on retrouve de l'écriture et de l'enquête sociologique, et de ce que l'on ne retrouve pas.

Le signe le plus fort de cette opération de traduction est sans doute la narrativisation : chacune des deux bd propose un récit, mettant en scène des personnages précis, et finalement en petit nombre, que l'on suit du début à la fin. D'un côté, le ferailleur débutant Hassan qui arrive sur un chantier où il retrouve son ami Souleymane, un coffreur en intérim qui espère obtenir une embauche définitive. De l'autre, le vigile Howard qui fait ses premiers pas dans le porno amateur puis sur un tournage professionnel en embarquant avec lui sa copine Betty. Cette mise en récit existe aussi dans les écrits académiques, mais sous une forme différente : il ne s'agit ni du "récit historique" que l'on trouve dans certaines enquêtes, où l'on raconte par exemple la mise en place de tel dispositif ou de telle réglementation, ni le "récit d'enquête" où le chercheur se met lui-même en scène dans sa découverte du terrain comme fil conducteur de son argumentation. Ici, pas de chercheur à l'horizon et le récit se veut moins "historique" que "représentatif" ou "illustratif" : on est invité à penser que c'est ainsi que les choses se passent sur les chantiers de construction ou sur un tournage de film pornographique.

Le rôle de la sociologie est alors de fournir une caution scientifique au récit qui va se dérouler : le "d'après une enquête de" qui figure sur la couverture joue un rôle semblable au "tiré d'une histoire vraie" dont s’enorgueillissent certaines affiches de films. A ce propos, il m'est difficile de ne pas penser au film Fargo des frères Coen qui s'ouvre sur la mention "ceci est une histoire vraie"... alors que tout y est fictif, et que les réalisateurs n'ont jamais été très clairs quant à ce qui les a inspiré. Mais Joel Coen a fait remarqué : "If an audience believes that something's based on a real event, it gives you permission to do things they might otherwise not accept" ("si le public pense que l'histoire est basé sur un évènement réel, cela vous donne la possibilité de faire des choses qu'autrement il n'accepterait pas"). Je ne doute pas, bien sûr, que le travail des auteurs, bédéistes et sociologues, soit empiriquement valable. Mais de la même façon que le "ceci est une histoire vraie" place le public dans un certain état d'esprit et l'invite à une certaine lecture du récit, la mention "d'après une enquête de" invite à une lecture différente. Les mêmes récits, sans cette caution, seraient lus différemment. Cette simple phrase transforme les héros de l'histoire en autant de symboles : Betty n'est pas juste une "débutante" qui se lance dans le porno, elle devient la débutante, le modèle du déroulement d'une carrière typique d'actrice pornographique ; Hassan n'est pas juste un ferrailleur, il représente toute une immigration maghrébine et populaire en proie à la précarité et à l'exploitation, et qui se confronte au mode du bâtiment et aux générations précédentes... Il en va de même pour les personnages secondaires : de Tania, l'actrice trentenaire qui essaye de se reconvertir sans grand succès dans la réalisation à Amadeo, le chef de chantier que la pression de la hiérarchie oblige à être un monstre. Tous deviennent, pour le lecteur et par la grâce de la caution sociologique, des archétypes dont les paroles, les gestes et les caractérisations prennent une portée générale.

C'est là le premier usage de la sociologie qui est fait dans ces deux bds, et il n'est pas sans soulever quelques questions. La narrativisation impose en effet que le message, y compris le message proprement sociologique, ne soit pas formulé directement mais au travers du récit. Plutôt que de formuler la spécificité du travail des ouvriers du bâtiment, Claire Braud fait dire à un de ses personnages : "on peut dire qu'une bonne partie de notre savoir-faire consiste à travailler en ne respectant pas les règles de sécurité... tout en assurant la cadence ! ...Et sans se faire choper" (p. 67). Le lecteur aguerri à la sociologie du travail lit entre les lignes les problématiques sur le travail prescrit et le travail effectif. Mais la question se pose du statut de cette parole mise dans la bouche d'un ouvrier : tous les ouvriers partagent-ils cette définition ? Constitue-t-elle une définition collective et partagée subjectivement du travail sur les chantiers ? Ou faut-il y voir un résultat sociologique décrivant les tensions et les contradictions de l'organisation générale du travail dans ces situations ? Je pencherais plus pour la dernière solution, mais la forme du récit ne permet pas d'introduire facilement d'indicateurs textuels ou graphiques permettant de savoir dans quel sens le lecteur doit pencher.

La lecture "exemplaire" que l'on envie de faire du récit pose ainsi la question de la mise en contexte sociologique manquante. Lorsque Lisa Mandel fait dire à un réalisateur porno "le terme 'réalisateur' ne convient pas pour ce que l'on fait [...]. En fait, pour résumer notre métier, on se contente simplement, et ça n'a pas d'autre prétention, de mettre en images les fantasmes des gens" (p. 44-48), tous les réalisateurs sont-ils d'accord ? N'y a-t-il pas des réalisateurs qui investissent leur travail de questions politiques, éthiques, esthétiques ou autre ? S'agit-il de l'idéologie professionnelle dominante ? De la position modale ? Ou d'un régime de justification que les réalisateurs peuvent être amenés à mobiliser dans certaines interactions ? Mathieu Trachman donne certainement la réponse - ou effectue à tout le moins un choix théorique quant à la façon de traiter un tel discours. Le texte sociologique "classique" permet - et même, normalement, commande - de dire quelle est la représentativité des données, comment on la construit, comment on la fait jouer. Mais le cadre du récit, surtout court, ne permet pas de traiter cette question, et, en même temps, suggère une réponse : celle de prendre le propos d'un réalisateur - peut-être un extrait d'entretien ? - pour argent comptant. La question qui se pose est ici celle de la représentativité du récit : comment peut-on garantir au lecteur la fidélité de ce que l'on raconte à la réalité que l'on entend travailler ? Comment dire, uniquement par les moyens de la narration, que tel personnage ou tel propos est vraiment représentatif ? Ce n'est certainement pas impossible, mais il y a des moyens discursifs à mobiliser, ou à inventer.

Le problème s'approfondit encore dans des cas où le lecteur peut avoir envie de soulever cette question de la représentativité alors que ce n'est pas elle qui est en jeu. Claire Braud met ainsi en scène un chef de chantier, Amadeo, étendu sur un divan et expliquant les exigences de son métier : il dit combien il regrette de devoir être "pas très sympathique", de "gueuler tout le temps", "d'instaurer un climat un peu de terreur", en ajoutant "c'est un pouvoir que l'on devrait pas avoir... parce que l’intérimaire... il a faim...". Le patron de sa PME sous-traitante le rejoint alors sur le divan, conscient de la fragilité des intérimaires mais soulignant que "le seul critère valable pour les grandes entreprises [c'est] le prix le plus bas" (p. 78-80). Bref, des personnages conscients de la souffrance et de l'injustice de la situation mais désarmés face à elle. On pourrait se demander : "est-ce représentatif ? Tous les chefs de chantiers, tous les sous-traitants, tous les patrons sont-ils conscients de ce problème ? N'ont-ils que de bonnes intentions qu'ils ne peuvent réaliser à cause d'un système qui les dépasse ?". Sans doute pas. Mais, en fait, cela n'a guère d'importance : cet extrait d'entretien - je suppose que c'en est un - nous permet de comprendre qu'il n'y a nul besoin de méchanceté ou de mépris pour les intérimaires chez ceux qui les emploient et les encadrent pour que leurs conditions soient si dures. Cela permet de rejeter certaines explications trop évidentes, et de recadrer le propos à un niveau plus élevé : celui des mécanismes, notamment organisationnels, qui produisent la précarité des intérimaires. Cela pourrait être explicité dans un texte sociologique "classique". Dans une narration, le risque existe que le lecteur passe à côté, occupé à savoir si tous les chefs de chantiers sont vraiment sympas au fond.


La demande : s'agit-il d'un compte-rendu de la façon dont elle évolue ou de la façon dont les acteurs la perçoivent ?

Les deux auteures prennent cependant quelques libertés avec les formes les plus classiques du récit précisément pour essayer de rendre compte de certaines spécificités du discours sociologiques. Lisa Mandel intercale ainsi un monologue d'une actrice pornographique qui s'emploie à réfuter ce qu'un acteur vient tout juste de dire, à savoir que si les femmes deviennent actrices, c'est que "souvent la fille, tu vois, elle a subit des trucs, des viols, des abus" (p. 26). Ce monologue débouche sur une page où l'actrice se trouve au-devant d'un groupe de femmes de tous âges et conditions et rappelle les résultats d'une enquête de l'Ined et l'Inserm en 2008 qui montre, entre autres rappels, que "16% des femmes ont subit des rapports sexuels forcés ou des tentatives de rapports sexuels forcés au cours de leur vie, 59% d'entre elles ont subi ces faits avant 18 ans" (p. 32). Le dessin se fait ici plus symbolique et le texte, même placé dans des bulles, ne ressemble plus ni à un dialogue ni à un extrait d'entretien, mais à un texte scientifique bien plus classique. Le récit précédent - deux acteurs pornos discutant entre eux des actrices - sert alors à amener ce moment en soulignant le sexisme inhérent aux explications spontanées. La narration permet alors de donner une force de conviction plus grande à des résultats quantitatifs qui, lu dans un texte "classique", auraient peut-être eu moins d'impact sur le lecteur. Le fait que certains événements arrivent à des personnages auxquels on s'est attaché les rend d'autant plus dérangeants. C'est notamment le cas lorsque l'on voit une actrice forcée d'accepter une pratique sexuelle par un réalisateur qui lui crie dessus et menace de changer son contrat... plus encore lorsque ce même réalisateur décide à la dernière minute de rajouter une scène au film avec la dite actrice, scène dans laquelle il jouera lui-même, parce qu'il "aime pas payer les gens pour rien" (p. 154)... la différence avec le viol devient alors pour le moins problématique, et cette question n'interrogerait pas de la même façon le lecteur par un simple compte-rendu sociologique. De la même façon qu'un récit factuel sur la pêche à la baleine ne remplacera jamais Moby Dick.


Rupture de la narration pour faire passer un propos proprement sociologique.

Claire Braud use d'un dispositif différent en intercalant, au sein de son récit, des sortes d'interviews de certains acteurs : responsable d'agence d'intérim, médecin du travail, chef de chantier... Ceux-ci apparaissent sur leur lieu de travail ou sur un divan, et semblent s'adresser directement au lecteur/intervieweur, comme ils le feraient dans un documentaire filmé. On est plus proche, alors, des extraits d'entretiens que peut mobiliser le sociologue dans le corps de son texte. Et ils sont utilisés, finalement, dans une perspective proche : ils suscitent de l'empathie ou au contraire de l'antipathie, de la colère et de l'indignation chez le lecteur. Lorsqu'une responsable d'agence d'intérim dit "des Maghrébins en manœuvre, y'en a quelques-uns. Moi, j'en prends pas [...]. Ce sont des gens qui veulent pas faire grand-chose et qui veulent gagner beaucoup d'argent. [...] N'étant pas raciste, hein, mais il y a des races que je prends pas. Les Turcs par exemple, je n'en prends pas. C'est pas une question de racisme, mais je les connais trop bien, quoi", le lecteur a toutes les chances de se sentir bien légitimement choqué. Ces extraits servent ainsi ce qui apparaît comme le propos central de l'ouvrage : la dénonciation de la situation plus que précaire des intérimaires, de leur exploitation, de leur souffrance. Je ne doute pas que l'ouvrage de Nicolas Jounin peut se lire également pour une telle dénonciation, mais la bande-dessinnée permet ici, par la narration et l'adoption par endroit de la forme familière du documentaire, de donner à celle-ci une force toute particulière. On ressort de la lecture proprement révolté.


"Je suis pas raciste, mais..." ça a quand même des conséquences

Ainsi, ces ouvrages tirent du côté de l'enquête sociale, que ce soit sur les chantiers de construction ou sur les tournages pornographiques, avec toute la portée critique que celle-ci peut avoir. Ils rendent compte d'un lieu, d'un espace, d'une activité, ils dévoilent des choses que l'on n'a pas l'habitude de voir, et ils nous apprennent ce qui s'y passe. Le sociologue apparaît alors, selon la formule de Robert E. Park, comme "un journaliste avec du temps" - de façon intéressante, Park était journaliste avant de devenir le fondateur de la première école de Chicago. Cette mise en scène de l'enquête sociologique n'est d'ailleurs pas exclusive à la forme bd : c'est finalement proche de ce que remarquait Gérard Mauger à propos de l'ouvrage de Fabien Truong, Jeunesses françaises. Il notait alors :

Cette mise en forme littéraire de « thèses » sociologiques répond sans doute à des fins de pédagogie politique : il s’agit, en effet, de dévoiler pour un public aussi large que possible l’« envers » – « la minorité du meilleur », comme disent Elias et Scotson – de ce que donnent à voir la plupart des mises en scène de « la banlieue » et, plus spécifiquement, des « jeunes de banlieue » souvent réduits au personnage médiatique de « la caillera » (« la minorité du pire »).

L'ouvrage de Stéphane Beaud, 80% au bac... et après ? (sans doute l'un de mes bouquins préférés, soit dit en passant) emprunte aussi pour partie à cette stratégie de présentation, en mettant en scène et en travaillant sociologiquement la relation d'un petit groupe d'enquêtés au chercheur, qui agit aussi comme leur ami. Plus loin dans le temps, le très classique et toujours très recommandable Street Corner Society de William Foote Whyte, avec ses longs récits de partie de bowling et des relations tendues entre les "gars de la rue" et les "gars de la fac", souligne que l'on s'inscrit là dans une tradition loin d'être illégitime.

Pourtant, cette stratégie de narrativisation se paye d'un coût : celle de l'effacement d'une partie de ce qui fait le propre de la sociologie et du travail du sociologue. A la p. 4 de La Fabrique Pornographique, on trouve une présentation de l'ouvrage qui se termine ainsi :

Le scénario original et le trait mordant de Lisa Mandel poursuivent [l'approche de Mathieu Trachman], ni dénonciatrice, ni complaisante. L'analyse du travail pornographique, loin du voyeurisme, offre un éclairage singulier sur les logiques capitalistes de la commercialisation du sexe et de la production des différences de genre.

Mais dans le cours du récit, on ne rencontrera nulle part les notions de "logiques capitalistes" (et donc de ce qu'est le capitalisme, de comment le récit se situe par rapport à lui), de "commercialisation" (qu'est-ce qui est vendu exactement ? que désigne ce processus ?) ou même de différences de genre... Du moins pas de façon explicite, directe. La question de la façon dont l'étude de la pornographie peut, par exemple, conduire à mieux saisir la façon dont nous appréhendons les différences entre hommes et femmes, les enjeux mêmes de la notion de genre, ce qu'elle éclaire des faits présentés et comment elle en change la perception n'est pas abordé, puisque le cadre du récit ne le permet pas. De même, si l'ouvrage de Claire Braud met en scène des personnages clairement racistes et montrent même la constitution de groupes raciaux au sein des chantiers (les manœuvres sont tous des Noirs, les Arabes sont ferrailleurs, les Français et les Portugais sont chefs...), il ne peut ni mobiliser ni interroger la notion de "race" en sociologie, la façon dont ces catégories sont produites, etc. Ce sont en fait les notions sociologiques qui ne sont pas reprises dans le cadre de ces récits. Or, ces notions produisent des effets de connaissances non-négligeables : parler, ici, de "genre" ou de "race" transforme la lecture que l'on peut avoir de ce qui est rapporté. Ces termes autorisent aussi à faire le lien avec d'autres domaines, d'autres terrains, d'autres champs que ceux qui sont explicitement étudiés : ils permettent de désingulariser ce que le récit singularise. Le porno n'est pas le seul lieu où il y a des inégalités de genre, et la façon dont elles y sont construites, notamment au travers des carrières - encore une notion sociologique qui a des effets de connaissances - n'est pas forcément si différent de ce qui se passe ailleurs... ou, lorsque c'est différent, cela nous permet de mieux comprendre l'ensemble de la formation de ces inégalités. De même, les opinions racistes ne sont pas propres au secteur du bâtiment, qu'elles y prennent une force particulière et explicite, qu'elles y aient des conséquences incontestables interroge bien au-delà de ce seul secteur. C'est là un apport important de la sociologie, et le moment où elle se distingue de l'enquête sociale strictement dites. Ces notions et la façon dont elles s'inscrivent dans des champs de recherches sont ce qui fait que la sociologie est une activité bien plus collective qu'individuel : chacun apporte un élément qui, mis en relation avec le travail des autres, permet de faire avancer, bon an mal an, le schmilblick. La science quoi.

Différentes carrières, en fonction de différentes ressources, dont le genre

On perd aussi autre chose à la narrativisation : la présentation des conditions de l'enquête, jusqu'à dans ses dimensions les plus simples, comme le nombre de personnes interrogées, les dates des observations, etc. L'effacement de la personne du sociologue en tant que chercheur signifie aussi l'effacement de l'enquête comme acte. Le lecteur est donc invité à croire le scientifique sur parole. C'est un problème pédagogique ancien : faut-il présenter les résultats de la science - la "science froide" - ou faut-il au contraire montrer la science en train de se faire - la "science chaude" ? Les enseignants se confrontent souvent à ce problème, et ce dans toutes les disciplines. Il n'y a sans doute pas de réponses tranchées, et je gage que beaucoup d'enseignants font parfois l'un, parfois l'autre, en fonction des moments, des savoirs à enseigner ou des publics. Le choix des auteurs s'est ici clairement porté sur la première solution.

L'autre stratégie est-elle possible en bande-dessinée ? Il me semble que oui. C'est ce que font notamment LM et NOP sur leur blog Emile, on bande ? - enfin, c'est ce qu'ils font quand ils mettent à jour (oui, j'aime bien mettre la pression aux gens pour qu'ils nourrissent leurs blogs... Hein ? Quoi ? Mon rythme de publication ? Je vous entends très mal, je blogue sous un tunnel). Dans la traduction en bd de son mémoire sur les maisons de retraites, on trouve bien NOP en tant que personnage qui présente son travail, les conditions de son enquête et ses résultats. Idem dans la présentation de sa thèse en cours sur les auteurs de bd. Cela permet non seulement de parler de l'enquête en tant que telle, mais aussi d'introduire notions, cadres théoriques, et autres éléments bibliographiques qui font le sel de la vie d'un sociologue, et son apport propre au débat.

Deux façons de vulgariser la sociologie donc. Comme je le disais au début de ce billet, je ne suis pas sûr de savoir laquelle est la meilleure, ni même s'il y en a une meilleure. Elles mettent par contre en jeu des représentations différentes du métier de sociologue et de ce qui fait le propre de son apport. Tirer la sociologie vers l'enquête sociale par le biais de la narrativisation a une incontestable efficacité pratique, mais a aussi un prix. Que ce soit cette lecture de la sociologie qui ait été sélectionné pour une collection de bd vulgarisant la sociologie dit peut-être quelque chose des attentes vis-à-vis des chercheurs... ou, tout au moins, de la façon dont on peut être lu. Reste que tous les travaux de sociologie ne sont pas, du coup, également susceptible de recevoir une telle publicité : les enquêtes quantitatives sont, par exemple, plus difficiles à transformer en récit - même si ce n'est pas impossible. Idem pour ceux qui ont moins prétention à dévoiler des scènes sociales habituellement dissimulées au yeux du public. Reste à savoir quels effets exercent la diffusion de la sociologie sur sa pratique.

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Le marteau de la responsabilité individuelle

Et voilà donc que Philippe Val s'en prend à la "vulgate sociologique" comme un "totalitarisme mou" dont les "déterminismes sociaux" opposés à la "responsabilité individuelle" aurait conduit à rien de moins que les assassinats des membres de Charlie Hedbo. Ben voyons. C'est manifestement complètement absurde, mais du genre d'absurdité qui s'installe tranquillement dans les médias. Le coup des "excuses sociologiques", ce n'est malheureusement pas nouveau, un grand classique même d'une certaine droite - suivez mon regard, oui, là, vers cette extrémité.

Selon Philippe Val, “cette pensée totalitaire molle”, cette "idée que l'individu n'est pas responsable mais que c'est la société qui l'est”, majoritaire depuis Rousseau, est “un mécanisme intellectuel qui aboutit toujours à un bouc-émissaire”, bien souvent les juifs.

Voici donc la "pensée" de Val - je met des guillemets à "pensée" parce que, les médias français devraient le savoir depuis le temps, on a les intellectuels qu'on mérite. Un autre résumé peut être trouvé dans la lettre ouverte de l'historien Gabriel Galvez-Behar à l'animateur de l'émission de radio que je vous encourage vivement de lire dans son entièreté, une argumentation simple, claire et efficace :

Nous commençons donc par écouter Philippe Val nous dire que la "vulgate sociologique", toujours prompte à mettre en avant les déterminismes sociaux au détriment de la responsabilité individuelle, est responsable de l’aveuglement qui a conduit aux atrocités de janvier, à la montée de l’antisémitisme et à celle de la barbarie. Philippe Val concède certes que Rousseau, d’où tout est parti, n’est pas responsable de Pol Pot mais on se demande bien ce qu’il pense des autres quand il parle de "totalitarisme mou".

Faisons un effort, un sacrifice intellectuel même : essayons de prendre un instant les propos de Val au sérieux. Je sais, c'est difficile, ça fait mal, mais soyez courageux avec moi. Pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait liberté : on me l'accordera sans peine, c'est l'une des bases de la pensée libérale moderne (libérale n'étant pas, ici, pris dans son sens économique - souvent péjoratif - courant). C'est d'ailleurs compris dans ce discours très banal sur les "excuses sociologiques" : les "déterminismes sociaux" seraient la négation de la liberté des individus et donc les déresponsabiliseraient.

Un problème se pose alors : qu'est-ce que la liberté ? Ou plutôt comment peut-on en rendre compte scientifiquement ? Une réponse peut se trouver dans l'ouvrage classique de Peter Berger Invitation à la sociologie (1963). Elle tient en quelques mots : "on ne peut pas". Scientifiquement, la liberté n'existe pas. C'est-à-dire que si l'on se donne pour objectif d'expliquer les comportements des individus, la liberté ne peut jamais constituer une explication satisfaisante. La démonstration de Berger étant aussi implacable que magnifiquement écrite, je ne la gâcherais pas plus avec mes maladresses et je vous laisse lire un extrait de son chapitre 6 :

On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. Pour le dire comme Kant, la liberté n'est pas accessible rationnellement, c'est-à-dire qu'on ne peut la démontrer par des méthodes philosophiques reposant sur l'exercice de la raison pure. Du point de vue du constat empirique, le fait que la liberté échappe à la compréhension scientifique ne repose pas tant sur la nature indiciblement mystérieuse du phénomène (après tout, si la liberté est mystérieuse, le mystère se rencontre quotidiennement) que sur la stricte limitation de la portée des méthodes scientifiques. Une science empirique doit opérer à l'intérieur de certains présupposés, dont celui de la causalité universelle. Tout objet soumis à examen scientifique est présumé avoir une cause antérieure. Un objet ou un évènement qui st sa propre cause se tient en dehors de l'univers du discours scientifique. Or la liberté a précisément ce caractère. C'est pourquoi la recherche scientifique la plus poussée ne découvrira jamais un phénomène qu'on puisse caractériser comme libre. Tout ce qui peut apparaître comme libre dans une conscience individuelle trouvera sa place, dans le schéma de la science, comme un lien dans une chaîne de cause.

Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents. Il est donc oiseux d'attendre que des méthodes scientifiques puissent découvrir la liberté par quelque méthode d'élimination, accumulant cause sur cause jusqu'à aboutir à un phénomène résiduel semblant ne pas avoir de cause et pouvoir être proclamé comme libre. La liberté n'est pas ce qui n'est pas causé. De même, on ne peut déduire la liberté des cas où la prédiction scientifique échoue. La liberté n'est pas ce qui est imprédictible. Comme l'a montré Weber, si tel était le cas, le fou serait l'être le plus libre. L'individu conscient de sa propre liberté ne se tient pas en dehors du monde de la causalité, mais perçoit plutôt sa propre volition comme une catégorie très particulière de cause, différente des causes dont il doit tenir compte. Mais cette différence n'est pas sujette à démonstration scientifique. [...]

Avec la méthode des sciences sociales, on a affaire à une manière de penser qui pose a priori le monde humain comme un système causalement clos. La méthode ne serait pas scientifique autrement. La liberté comme cause de nature particulière est exclue a priori de ce système. Dans le domaine des phénomènes sociaux, le sociologue doit poser une régression indéfinie de causes, sans qu'aucune ne bénéficie d'un statut ontologique privilégié. S'il échoue à expliquer causalement un phénomène par un ensemble de catégorie sociologique, il en essaiera un autre. Si des causes politiques ne semblent pas satisfaisante, il testera des causes économiques. Et si tout l'appareil conceptuel de la sociologie semble inadapté à fournir une explication, il peut passer à un autre appareil, comme celui de la psychologie ou de la biologie. Ce faisant, il se déplace encore dans l'univers scientifique, c'est-à-dire qu'il découvrira de nouveaux ordres de causes, mais ne rencontrera pas la liberté. Il n'y a pas d'autres manières de percevoir la liberté, en soi-même ou dans un autre être humain, que de passer par une certitude intérieure qui se dissout dès qu'on l'attaque avec les outils de l'analyse scientifique.

On le voit : la liberté, et donc son corollaire, la responsabilité, est étrangère au discours scientifique, et par conséquent étrangère au discours sociologique. Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? On peut ainsi remonter la chaîne très loin. Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice.

La science a évidemment quelques conséquences sur l'attribution des responsabilités, il serait idiot le nier. Si nous pouvons aujourd'hui attribuer la responsabilité d'un ouragan aux activités polluantes des humains, c'est parce que notre connaissance des causalités à l’œuvre dans les phénomènes climatiques s'est considérablement améliorée - et que nous ne sommes plus obligés d'invoquer l'intervention divine, même si cela n'empêche pas certains d'essayer... Il en va de même pour la sociologie : en reconstituant les causes, nécessairement nombreuses, des phénomènes sociaux, y compris la délinquance et le terrorisme, elle ouvre notre réflexion et nous oblige à mieux penser aux réponses que nous apportons à ces phénomènes.

C'est que lorsque Val rejette les déterminismes sociaux au non de la responsabilité individuelle, il ne fait pas que rejeter la possibilité d'une démarche scientifique qui cherche des explications : il impose aussi certaines explications. Faisons pour le comprendre un petit raisonnement par l'absurde. Supposons, comme nous le suggère Philippe Val, que l'on ne considère que la responsabilité individuelle et que l'on exclut du champ des explications les "déterminismes sociaux". Posons-nous alors la question : qu'est-ce qui peut expliquer, par exemple, les meurtres à Charlie Hebdo ? La réponse que le pseudo-intellectuel voudrait attendre est "l'Islam radical". Mais ce serait là pécher par déterminisme social : après tout, les terroristes n'avaient qu'à résister à la radicalisation ! La seule réponse possible dans ce cadre de réflexion absurde, c'est qu'ils sont devenus terroristes par leur propre faute, parce qu'ils étaient fondamentalement mauvais... Le refus de l'explication sociologique conduit à embrasser d'autres explications qui placent le mal dans le cœur des individus. Par exemple, dans la biologie ou dans leur culture... on pourrait penser, alors, qu'ils font partie d'un groupe d'individus qui sont tous mauvais... et voilà comment en suivant le raisonnement de Val on retombe sur le racisme et l'antisémitisme qu'il pensait dénoncer...

"Si vous n'avez qu'un marteau, tous les problèmes ont la forme d'un clou" disait (approximativement) Abraham Maslow. Quand on n'a que la "responsabilité individuelle" comme explication, quand c'est le seul outil dont on dispose, il est difficile d'imaginer une autre réaction, une autre solution, que la sanction individuelle. Il est difficile de ne pas penser que certains individus sont simplement mauvais et que l'on ne peut rien faire d'autres que les punir... et s'il s'agit d'un groupe d'individus, on peut facilement imaginer où cela mène. Cela est difficile parce qu'on ne peut pas voir d'autres causes sur lesquelles agir, et faute de les voir, on se prive simplement de la possibilité d'agir sur elle.

La sociologie a vocation, au contraire, à enrichir notre boîte à outils de nombreux autres instruments. Elle rend visible des chaînes causales plus longues et plus complexes, et multiplie donc nos moyens d'agir. Suivant les mots fameux de Charles W. Mills, on peut, grâce à elle, à cesser de voir seulement des "problèmes individuels" pour penser les "enjeux collectifs". En étendant les chaînes de causalité au-delà du seul individu, la sociologie nous permet de nous interroger sur d'autres façons d'agir et de réagir, d'autres façons de faire face aux problèmes, et le plus souvent d'y faire face collectivement, en considérant, par exemple, que le chômage n'est pas juste le problème des chômeurs mais l'affaire de tous ou encore que le racisme ne se limite pas aux néonazis mais peut être le fait inconscient de tous. Elle a donc bel et bien des conséquences importantes sur la façon dont nous pensons la responsabilité. Mais, contrairement à ce que "pense" Val, elle nous permet d'être plus responsables, de nous-même et des autres. Elle nous responsabilise, littéralement, en nous obligeant à nous poser sérieusement certaines questions : "quelles sont les causes de ce phénomène ? comment pouvons-nous agir dessus ? que devons-nous faire de la responsabilité ?". Au contraire, l'affirmation qu'il n'y a que la responsabilité individuelle qui compte est, elle, deresponsabilisante : rien à faire, pas de question à se poser, c'est la faute des autres, du mal ou de "pas de chance".

C'est sans doute pour cela, et surtout pour faire face aux néo-réactionnaires comme Val, que nous avons besoin plus que jamais de "l'imagination sociologique". Si les chaînes causales peuvent parfois paraître impossibles à contrer, il arrive toujours un moment où l'on prend conscience que connaître leur existence est la condition nécessaire, même si pas suffisante, d'agir sur elles. Peter Berger n'écrivait pas autre chose, je vais donc lui laisser le dernier mot :

Revenons alors une dernière fois à notre image du théâtre de marionnettes. Les marionnettes se trémoussent sur leur scène minuscule, selon les mouvements des ficelles qui les tirent, suivant le cours prescrit de leurs différents petits rôles. On apprend à comprendre la logique de ce ce théâtre et l'on se retrouve soi-même dans ces mouvements. On se situe dans la société, on reconnaît sa propre position, qui nous tient par des liens subtils. L'espace d'un instant, on se voit vraiment comme une marionnette. Puis l'on saisit une différence capitale entre le théâtre de marionnettes et notre propre dramaturgie : à la différence des marionnettes, nous avons le pouvoir de nous arrêter dans notre mouvement, de regarder en haut et de voir la machinerie qui nous fait bouger. Ce geste est le premier pas vers la liberté et du même coup, il nous confirme que la sociologie a vraiment toute sa place comme discipline des humanités.

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La carte, le territoire et la cage de fer

Gary Becker est mort. Si vous ne le connaissiez pas, c'est que vous n'avez pas étudié les sciences sociales sur les cinquante dernières années. Je ne suis pas sûr que l'expression "impérialisme économique" ait été forgée pour lui, mais c'est tout comme : il s'est employé avec obstination à appliquer la modélisation économique, le fameux homo oeconomicus, un individus parfaitement rationnel et calculateur, à à peu près tout ce qu'il était possible de trouver, des relations familiales à la consommation de drogue... Une ligne de pensée qui a eu une descendance funeste bien que lucrative. Alexandre Delaigue dresse une nécrologie qui insiste sur l'influence du défunt bien au-delà de la seule science économique. Se faisant, il use d'une métaphore qui m'a titillé : Gary Becker n'aurait fait que dresser une carte des comportements humains, certes peu réaliste, mais pas plus que n'importe quelle autre carte qui permet de véritablement s'orienter. Une métaphore intéressante, parce qu'elle m'en a rappelé une autre, venue elle de la sociologie.

L'approche de Becker a été très critiquée, pas toujours à bon escient. On lui a reproché de considérer que les gens sont rationnels, ce qui n'est manifestement pas toujours le cas. Une critique aussi absurde que de dire que ma carte routière est fausse parce qu'elle n'indique pas ce qui est planté dans les champs au bord de la route; c'est vrai, mais ce n'est pas l'objet: tout modèle scientifique est une simplification du réel pour le rendre compréhensible. La question est de savoir si cette approche rend vraiment le réel plus compréhensible.

Voilà donc ce qu'écrit Alexandre Delaigue pour défendre les choix de modélisation de Becker. Il se trouve que, si on parle de carte routière, je pense pour ma part au sociologue américain David Stark : c'est là une métaphore qu'il utilise couramment pour présenter un des concepts aujourd'hui incontournable de la sociologie, la performativité. On en trouvera par exemple un compte-rendu ici, mais j'ai assisté à une présentation semblable lors d'un séminaire dans mon labo. Je crois qu'il s'agit de l'une des façons les plus claires de donner sens à un concept qui, autrement, est assez difficile à saisir.

Suivons donc son raisonnement, que je restitue ici à partir de mes notes et de mes souvenirs. Imaginez un champ au travers duquel il n'existe aucun chemin. Tenez, on va prendre un support visuel (issu du lien précédent et donc des propres slides de David Stark) pour que les choses soient plus claires :


Vous souhaitez vous rendre du point A au point B, et aider les autres personnes à faire de même de la façon la plus efficace possible. Il vous apparaît que, pour cela, le plus rapide est de traverser le champ en question. Vous allez donc tracer une carte qui va indiquer le chemin à suivre, même si celui-ci n'existe pas physiquement. Cette carte pourra être utilisée par d'autres personnes. Elle va avoir cette forme-là :


Si cette carte est suivie par un grand nombre d'individus, il n'est pas très difficile de prévoir ce qui va se passer au bout d'un certain nombre de personnes aura pris votre carte au mot : un chemin va apparaître au beau milieu du champ. Autrement dit, votre carte ne va pas se contenter de décrire la réalité, même de façon imparfaite, même en le rendant simplement plus intelligible : elle transforme de fait cette réalité. C'est cela la performativité depuis sa première formalisation par Austin : la capacité d'un énoncé à transformer la réalité. Pour le dire avec des termes plus proches de ceux de Stark (après la photo) :


Si vous montrez à quelqu'un une carte et que vous dites "c'est ainsi que les gens vont du point A au point B", cette proposition est performative lorsqu'elle crée le comportement qu'elle décrit. Dans ce cas, un chemin va être creuser dans le sol entre le point A et le point B. Ainsi, un énoncé performatif ne reflète pas la réalité (comme le fait un énoncé déclaratif : "ceci est un stylo"), mais intervient sur celle-ci. Le langage performatif est un moteur, pas un appareil photo. Un modèle devient performatif quand son usage augmente ses capacités prédictives (David Stark, Paris, 17.07.2009)

Soyons clair : la performativité n'est ni systématique, ni propre aux énoncés économiques. Elle demande, en particulier, toutes sortes de conditions sociales pour se réaliser : si je dessine une carte tout seul dans mon coin, ou si je bâti tout un modèle économique le matin au petit déjeuner, je ne modifierais pas ipso facto la réalité. L'un des cas les mieux documentés de performativité, à savoir la diffusion de la formule de Black & Scholes analysé par David McKenzie, a demandé des interventions très directes de ses créateurs : ils ont notamment distribué des documents reprenant leurs formules mathématiques aux traders susceptibles de l'utiliser, au point que les variations des cours ont fini par adopter les formes prédites par le modèle... ce qu'ils ne faisaient pas auparavant. Les cas de performativité sont rares, et ce serait une erreur de dire que toute la production de la science économique est performative. Mais dans le cas de Gary Becker, on ne peut s'empêcher de penser que ses modèles décrivent sans doute moins la réalité qu'ils ne cherchent à la changer. Alexandre Delaigue le reconnaît d'ailleurs sans problème à la fin de son texte :

Il y a toujours un risque en sciences sociales de voir une théorie changer le réel qu'elle étudie.

Il est fascinant de voir à quel point la relation entre l'Etat et le citoyen s'est marchandisée au cours des dernières décennies; les électeurs se comportent bien plus comme les clients exaspérés d'une hotline inefficace que comme des individus menés par des grandes causes idéologiques. On peut le déplorer, tout en constatant que cela pacifie considérablement la société. Il n'y a pas de mal à considérer le citoyen comme un client, le couple comme deux associés, le délinquant comme un entrepreneur, à condition de ne pas trop prendre le modèle au sérieux : il pourrait devenir réel.

On notera que la remarque reste cependant ambigüe : la performativité est à la fois décrite comme réelle et comme une menace, à la fois comme quelque chose de positif (dans le cas de l'approche de Gary Becker, cela pacifierait la société... ce qui demanderait, je pense, une argumentation en soi) et comme menaçant si on le prend trop au sérieux (mais où commence le "trop" ?). Ici, l'ensemble des travaux sociologiques, aujourd'hui foisonnants, qui s'intéressent à la performativité des énoncés économiques apporte quelque chose de fondamental : ce n'est pas le fait de prendre une théorie trop au sérieux qui la rend performative, c'est le "simple" fait de l'intégrer dans des dispositifs techniques et dans des routines de comportements. Croire dur comme fer à l'existence d'un chemin qui va de A à B n'est pas ce qui le fait naître, c'est le fait que cet énoncé prend la forme d'une carte et que cette carte vient à être utilisé par suffisamment d'individus, même si chacun peut pester, individuellement, devant l'insuffisance de celle-ci. Pas besoin d'une croyance idéologique particulièrement forte pour cela. De ce point de vue, l'approche de Gary Becker doit sans doute moins son succès à ce qu'elle rend le monde intelligible qu'au fait qu'elle propose le plus souvent des solutions simples - modifier telle ou telle incitation économique, mesurer telle ou telle préférence de l'électeur médian, etc. - qui peuvent facilement s'inscrire soit dans des dispositifs techniques soit dans des modèles mathématiques eux-mêmes faciles à manipuler lorsque l'on veut une réponse rapide. Elle n'a pas besoin que ceux qui s'en servent soient idéologiquement convaincus du bien fondé éthique, politique ou même scientifique de la théorie qu'il y a derrière. La carte est en fait une "cage de fer"... ou au moins un de ses barreaux.

C'est d'ailleurs là, sans doute, l'une des raisons du succès politique des sciences économiques : elles donnent des réponses, pas forcément des réponses justes ou vraies ou même simplement scientifiquement à peu près satisfaisante, mais des réponses tout de même. Et lorsque vous êtes un décideur qui doit choisir entre un chercheur qui vous dit "c'est compliqué, spécifique, et lié à un ensemble de variables contextuelles" et un autre qui vous dit "mon modèle indique que la solution est X", le choix peut être rapide... Tiens, je suis même sûr que ça se modélise tout ça.

La métaphore de la carte pose un dernier problème. Si nous voulons tracer une carte, nous allons commencer par visiter le territoire à cartographier, dans la mesure où la carte ne peut être valable que dans sa relation avec celui-ci. Or ce n'est pas vraiment ce qu'a fait Gary Becker, ni ce que font ses continuateurs. Pour tracer la carte de la famille ou du toxicomane ou du criminel, il n'a pas commencé par étudier les familles, les toxicomanes ou les criminels. Plus encore, sa construction théorique ne vise pas à rendre compte, par exemple, de la famille aux Etats-Unis dans les années 80 : elle vise à rendre compte de la famille en général, en tout temps et en tout lieu. Pour que cela soit possible, il faut accepter précisément de ne pas parler de la famille mais d'entités purement formelles et a-historiques. Ce n'est pas simplement construire un idéal-type weberien en mettant l'accent volontairement sur certains aspects d'un phénomène, car l'idéal-type se construit en relation avec un objet particulier : il est véritablement une carte dessinée à partir d'un territoire. Dans le cas des travaux de Gary Becker, et d'une grande partie de l'économie mathématisée, on se retrouve à dessiner une carte sans territoire. Il ne faut pas s'étonner si parfois, cela engendre des monstres...


J'exagère sans doute un peu. Cette carte n'est pas tout à fait inutile : elle peut éventuellement nous dire "si vous voulez relier deux points séparées, le chemin le plus court est la ligne droite". C'est pour cela, sans doute, que l'on trouvera régulièrement des références à Gary Becker au début de quelques cours ou de quelques articles. Mais c'est après que les choses intéressantes commencent, quand on se rend compte que la ligne droite n'est pas possible... Et c'est pour cela que je fais de la sociologie.

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Le genre n'est pas une théorie, c'est un fait

Le genre n'est pas une théorie : c'est un fait. Cette formule, j'ai eu l'occasion de l'utiliser dans des billets précédents. Et j'ai dû souvent la marteler à nouveau contre les néo-réactionnaires qui se sont fait un devoir de continuer leur lutte contre l'égalité en la rhabillant "lutte contre la théorie du djendeur". Je me suis dit qu'il était temps que j'explicite complètement cette formule. Pas tellement pour convaincre les personnes en question, qui n'ont de toutes façons rien à faire d'une discussion un tant soit peu rationnelle, mais plutôt pour fournir à ceux qui ont un peu de curiosité intellectuelle et qui ne sont pas familier avec les sciences sociales une clarification du raisonnement.

Partons d'un point qui est consensuellement considéré comme un fait : "la Terre est ronde et elle tourne autour du Soleil". La formule est simple, et l'idée ne devrait pas être trop difficile à accepter... Qu'est-ce qui fait que ces deux propositions peuvent être considéré comme des faits et non comme des théories, celles "de la Terre ronde" et "de la Terre en orbite autour du Soleil" ? On pourra répondre que c'est parce que c'est vrai. On peut aussi dire que c'est parce que l'on est parvenu à le prouver. On aurait alors dans l'idée qu'une même proposition est une "théorie" tant qu'elle n'a pas été prouvé, et un "fait" une fois qu'elle l'a été.

Saturday Morning Breakfeast Cereals de Zach Weiner

Mais poussons le raisonnement un peu plus loin : comment peut-on faire pour savoir que "la Terre est ronde" est vrai ? Une solution simple serait de monter dans un vaisseau spatial et d'aller faire un petit tour en orbite. Je pourrais ainsi facilement vous montrer que la Terre est ronde et non pas plate. Comme je pourrais vous montrer que la Terre tourne autour du Soleil, et que ce n'est ni l'inverse ni une danse aléatoire des corps célestes. Notons donc ceci : un fait, ça se montre.

Il n'est pas forcément facile de le montrer : un fait ne se donne pas à voir immédiatement. Si je regarde par ma fenêtre, ce que je vois par mes seuls sens, c'est que la Terre est plate. Pour voir que la Terre est ronde, il me faut des outils. Dans mon exemple, c'est un vaisseau spatial. Puisque tout le monde n'a pas sous la main, il y a d'autres outils disponibles : le Grec Eratosthène s'est contenté de planter deux piquets au sol à la même heure dans deux villes différentes et de regarder les ombres. A ces outils matériels, il ajoutait d'autres, intellectuels : les mathématiques. Il s'agissait là encore de montrer, même si devant l'impossibilité de montrer tout l'objet, on se basait sur les conséquences logiques de la qualité qui lui était prêté. Notons donc également ceci : il peut être nécessaire d'approcher un fait avec des outils. Parmi ceux-ci, les outils de mesure ne sont pas les moindres. Si je vous dis "il y a 142 kilomètres entre ces deux points" ou "cette eau contient une dose mortelle de cyanure" ou encore "la population française est constituée à 51% de femmes", j'ai besoin de faire des mesures, parfois à partir d'un simple échantillon (d'eau ou de population). Formulons cela d'une autre façon encore : un fait peut être enregistré. C'est ainsi que l'on constitue des données.

Considérons maintenant un autre point : puisque je sais que la Terre est ronde, je peux avoir envie de savoir pourquoi. Je peux alors me dire que ça doit avoir quelque chose à voir avec la gravitation et plus particulièrement avec un ensemble de lois relatives aux forces qui façonne et ont façonné l'univers. Je vais donc dire que la Terre est ronde parce que "gravitation" - je ne rentre pas dans le détail parce que ce n'est pas le sujet. Mais cette proposition "gravitation" est-elle un fait ou une théorie ? Posons-nous la question : peut-on montrer la gravitation comme on montre que la Terre est ronde ?

Je peux montrer que les corps chutent dans certains contextes. Je peux mesurer l'attraction qui s'exercent entre deux corps dans certains contextes. Et je peux montrer que la Terre est ronde et pas carré ou octogonale. Mais je ne peux pas montrer les principes qui organisent tout cela. Ce n'est pas que les lois de la gravitation sont fausses. C'est qu'il ne s'agit pas de les montrer : il s'agit de les démontrer, c'est-à-dire de montrer la cohérence entre les principes et les faits. La gravitation est en fait un ensemble de lois, de règles et de principes que l'on a dégagé d'un certain nombre de faits, qui vont de la chute des corps à la forme des planètes. Ce qui fait sa valeur et sa véracité, ce n'est pas le fait qu'on la mesure - ce qu'on mesure, c'est la chute des corps par exemple, ou l'attraction entre ceux - mais sa capacité à expliquer les faits que l'on observe. C'est la cohérence entre les faits et l'explication qui fait la valeur des théories relatives à la gravitation. Autrement dit, une théorie, c'est ce qui vient expliquer la forme que prennent nos données, ce qui vient expliquer les faits.

Pour que les choses soient plus claires, considérons un autre cas : l'évolution. C'est d'autant plus intéressant que le langage courant a adopté l'expression de "théorie de l'évolution", et confond régulièrement l'évolution avec le darwinisme. Qu'est-ce que l'évolution ? C'est le fait que les espèces ont évolué au cours du temps et se sont transformées pour donner les formes de vie que nous connaissons aujourd'hui. Il s'agit bien d'un fait au sens que nous avons donné précédemment : quelque chose qu'il s'agit de montrer. De la même façon que le fait de la Terre ronde repose sur des observations et des mesures, le fait de l'évolution repose sur l'observation, la collection et la mise en rapport de centaines de milliers de fossiles, ainsi que sur des observations in situ. Pour se convaincre que les espèces évoluent, il suffit de voir que les éléphants en Afrique perdent leurs défenses : on est bien devant une évolution de l'espèce.

Mais dire "les espèces évoluent" ne nous dit rien du pourquoi et du comment de ces évolutions. C'est là qu'interviennent les théories de l'évolution. Pour Darwin, les individus de chaque espèce avaient plus ou moins de chances de survivre du fait de certaines de leurs caractéristiques, ce qui débouche sur une sélection naturelle : le plus apte à survivre a plus de chances de se reproduire, si, se faisant, il transmet le caractère qui le rend plus apte, son descendant aura également plus de chance de survivre, etc. C'est la collection de faits concordant avec cette explication qui fait la force de la théorie darwinienne, dont on comprends qu'il est inexact de la résumer à l'idée que les espèces évoluent. D'autres théories se sont développées, en particulier mettant en avant une sélection sexuelle qui parvient à expliquer des faits qui restent incompréhensibles avec l'idée de survie du plus apte : par exemple, la roue du paon. On peut aussi mettre plus ou moins l'accent sur l'environnement climatique ou la lutte avec les autres espèces. Il existe, bien sûr, des combinaisons de ces différentes théories dans des modèles synthétiques.

Les spécialistes de physiques et de biologie évolutionniste trouveront sans doute ma présentation schématique. Mais on peut en retenir les idées suivantes. Nous avons deux classes de propositions différentes : les faits et les théories. On prend connaissance des faits par leur enregistrement et leur mesure, qui permet de les montrer. Les théories sont elles des explications que l'on apporte aux faits et aux données. On ne peut en prendre connaissance que par la forme spécifique que prennent les faits.

Venons-en au genre enfin. Commençons donc par récolter des faits : il existe des normes différentes qui s'appliquent aux hommes et aux femmes, ne serait-ce que les normes vestimentaires ; il existe des contradictions entre le sexe biologique d'une personne et le sexe qui lui est attribué dans ses relations aux autres (certains comportements amèneront ainsi les hommes à être traité de/comme des femmes, et inversement) ; on attribue un sexe à des choses qui n'en ont pas (on parlera d'une activité féminine ou masculine, d'une couleur féminine ou masculine, etc.) ; ces normes, ces représentations et ces relations varient de façon importante dans le temps et dans l'espace ; on ne réagira pas de la même façon à la même activité selon qu'elle est faite par un homme ou une femme (cela va de passer l'aspirateur à faire de la boxe) ; les hommes et les femmes ne sont traités de façon égales dans la société. Toutes ces choses, on peut les montrer, on peut les mesurer (différences de salaires), on peut les enregistrer. Ce sont des faits.

Et c'est cela le genre. Ces faits définissent simplement un objet d'investigation particulier que l'on peut caractériser comme la construction sociale de la différence des sexes. Il ne s'agit pas d'essayer d'expliquer quelque chose : il s'agit simplement de désigner cette construction, et éventuellement d'en fixer les limites.

Ensuite, ce que l'on va enregistrer, c'est une forme particulière de cette construction sociale de la différence des sexes : plus ou moins marquées, avec plus ou moins de domination et de pouvoir, attribuant des positions différentes, etc. Une fois cet enregistrement fait, il faut expliquer la forme des données enregistrées. Si l'on découvre, ô surprise, que la situation des femmes est défavorable par rapport à celle des hommes, il va falloir fournir une explication. On va alors formuler des théories, c'est-à-dire des propositions d'explications. Certaines vont mettre l'accent sur l'aspect matériel de cette construction sociale (des ressources inégalement réparties, des positions économiques différentes, un rapport d'exploitation), d'autres sur l'aspect symbolique (des formes de légitimité, des normes culturelles, l'importance des significations). Certaines vont proposer d'isoler cette construction d'autres types de relation, d'autres vont au contraire vouloir tisser des liens avec, par exemple, les relations économiques. Parmi ces théories, la plus convaincante sera celle qui pourra expliquer le plus grand nombre de faits.

Voilà ce que veut dire "le genre n'est pas une théorie, c'est un fait" : qu'il existe un objet d'investigation spécifique que se donne les scientifiques, cet objet étant la construction sociale des différences de sexe. On peut montrer le genre : il est incroyablement aisé de montrer qu'il existe des normes différentes pour les hommes et pour les femmes. C'est même plus simple que pour montrer que la Terre est ronde... Évidemment, certains autres aspects demandent un travail de mise à jour un peu plus important, comme la mise en jour d'une socialisation différente au sein de la famille et de l'école. Mais il s'agit là encore de rassembler des faits, c'est-à-dire d'enregistrer et de mesurer différents phénomènes.

Si certains veulent contester ce fait, c'est toujours possible. On peut toujours discuter un fait. Il faut alors proposer d'autres enregistrement, d'autres instruments de mesure, d'autres données. Ceux qui voudront montrer que la Terre est plate auront un sacré travail à faire... Et ceux qui voudront montrer qu'il n'existe pas de différences dans le traitement des hommes et des femmes, qu'il n'existe pas, dans nos sociétés, une distinction sociale et culturelle entre le "féminin" et le "masculin", que la socialisation des hommes et des femmes est parfaitement identique, auront un travail encore plus titanesque à faire. Mais finalement, on comprends que ce n'est jamais leur objectif : ce qu'ils veulent, c'est protéger ces différences de traitement... Autrement dit, ils luttent pour maintenir le genre en place, pour que les données ne changent pas, pour que les faits restent ce qu'ils sont. Je dois dire que cette ironie me console certains jours.

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