Programme de SES de première : les réseaux à la place de la structure sociale ?

Le futur programme de Sciences économiques et sociales pour la classe de première vient juste d'être publié : vous pouvez le consulter ici, et les enseignants ont juste au 16 juin pour y réagir, faire leur commentaire qui, peut-être, comme pour le programme de seconde, déboucheront sur des transformations plus ou moins importantes. Je livre ici quelques commentaires et remarques à chaud : les changements apportés sont loin d'être mineurs, et il me faudra sans doute quelques jours pour les digérer. Pour l'instant, je suis plutôt mi-figue, mi-raisin.

Commençons par un constat simple ce programme va provoquer des remous, beaucoup de remous. En fait, il a même commencé hier, avant sa publication, avec la démission de Sylvain David, président de l'Apses, du groupe d'expert qui s'est chargé de le rédiger. Le communiqué publié par l'association évoque un programme qui "saborde une discipline qui a fait la preuve de son succès depuis plus de 40 ans" et affirment qu'elle mobilisera "tous les moyens" contre. Jugement lapidaire donc qui n'a, pour l'instant, pas fait l'objet de plus de développement, étant donné que le programme ne devait pas être dévoilé. Je suppose qu'une critique plus détaillée suivra dans les jours à venir.

On peut cependant facilement imaginer ce qui pose problème à l'Apses, et plus généralement à un certain nombre d'enseignants de SES. Le premier point, c'est la distinction implicite entre économie et sociologie. Philippe Watrelot évoque clairement ce point dans la revue de presse où il évoque ce nouveau programme. C'est un vieux serpent de mer des SES. Beaucoup de collègues sont attachés au "croisement" et refuse d'enseigner de la sociologie ou de l'économie, prétendant qu'ils enseignent toujours et tout le temps des "SES". Il devrait donc y avoir une forte opposition sur ce point.

Pour ma part, ce point ne me semble absolument pas problématique. Je ne vais pas me faire des amis en disant cela, mais je ne sais pas ce que ces collègues veulent dire par "faire des SES" qui serait - apparemment - quelque chose différent que d'enseigner l'économie et la sociologie au lycée. J'ai posé la question à un certain nombre des plus virulents sur la question sans jamais obtenir de réponse. Si j'écris cela, c'est parce que je crains que le débat sur ce programme porte essentiellement sur ce point, sur le retour à un programme qui nie formellement les différences entre les disciplines. Or les débats ne sont pas là : la distinction existe déjà de fait dans les programmes actuels, même si elle n'est pas explicite ; et, surtout, l'adoption de cette grille est infiniment moins importantes que les contenus effectifs.

Il faut aussi remarquer que le préambule de ce programme annonce que les croisements seront plus nombreux - peut-être la norme ? - en classe de terminale. Je ne pense pas que cela satisfasse mes collègues, mais il serait au moins nécessaire de réfléchir sur la démarche et sur l'articulation des deux années.

Deuxième point qui devrait poser quelques problèmes : la lourdeur du programme. Soyons clair : les programmes actuels sont déjà excessivement longs et lourds. Effectivement, à la première lecture, celui-ci n'arrange rien à l'affaire. Que les notions soient plus nombreuses n'est pas forcément un mal : dans l'ancien programme, beaucoup de notions nécessaires n'étaient pas explicitées, mais il fallait quand même les aborder pour que les élèves comprennent quelque chose, ce qui avait tendance à allourdir le programme. Des notions plus précises pourraient donc régler le problème. J'en doute, parce que l'encyclopédisme provient en partie de la peur des enseignants de ne pas préparer suffisamment leurs élèves à toutes les éventualités du bac, ce qui pousse à s'aligner sur les exigences les plus lourdes. Toujours est-il que certains points du programme semble effectivement trop long à traiter dans le temps imparti, notamment dans la partie économie où les chapitres sont nombreux.

Troisième point, corolaire du précédent : certains collègues trouveront - trouvent déjà, en fait, pour ce que j'en perçois des débats internes à notre profession - le niveau d'exigence trop élevé. La structuration du programme y est sans doute pour beaucoup : beaucoup de collègues sont attachés à la présentation par "objets-problèmes", où l'on aborde un grand objet - disons la monnaie - et où l'on va essayer plus ou moins d'en faire le tour en se centrant sur les aspects qui font problème. La présentation par discipline, en mettant l'accent sur les notions et mécanismes, rend les choses plus "austères". Il va sans doute falloir "customiser" tout ça pour le rendre un peu plus "fun", plus attrayant du point de vue des élèves. En fait, j'aurais tendance à penser que c'est surtout pour l'enseignant que les choses vont être plus exigeante.

Voilà les trois points qui, à mon avis, feront des remous dans les jours et semaines à venir au sein de la communauté enseignante. Le premier me semble un faux débat, les deux suivants me semblent appeler à une réflexion et à une discussion afin de proposer des améliorations constructives. Restent maintenant les points dont je crains qu'ils soient oubliés dans la bataille.

Premier point qui m'interpelle plus particulièrement, c'est - mes lecteurs s'en doutent - la place de la sociologie. Celle-ci occupe deux fois mois de place que l'économie : 45h de cours, contre 90h pour la "science lugubre". Il n'y avait certes pas de répartition égalitaire par le passé - c'est même à peu près le ratio de la classe de terminale. Mais le programme de première me semblait mieux équilibrer de ce point de vue. J'aurais espérer que ce nouveau programme soit l'occasion de donner plus de place aux analyses sociologiques. Ce n'est pas le cas pour l'instant. Peut-être le programme de terminale, si, effectivement, il fait plus de place aux "objets communs", donnera-t-il enfin la place qu'elle mérite à la sociologie. Mais il est dommage de perdre des chapitres comme celui consacré à la culture, qui permettait d'introduire une relativisation des sociétés, et par là d'approcher un peu plus ce qu'est une approche scientifique, qui s'abstient de juger pour pouvoir mieux comprendre.

Deuxième point, qui donne ce titre à ce billet : mon étonnement de voir la structure sociale remplacer par... l'analyse de réseaux. Soyons clair : l'analyse de réseaux, c'est très bien, c'est une sociologie très intéressante, très heuristique, et que j'ai d'ailleurs souvent mise en oeuvre sur ce blog. Mais deux problèmes se pose dans ce programme. Premièrement, le chapitre qui évoque précisément les réseaux sociaux ne semble pas les considérer comme un mode particulier d'analyse du social, mais comme un objet particulier : "On montrera que les réseaux sociaux constituent une forme spécifique de coordination entre acteurs et de sociabilité (réseaux internet, associations d’anciens élèves, etc.)". Or, les réseaux en sociologie sont un outil théorique qui permet d'analyser toutes les relations sociales, et non pas spécialement celles des "réseaux sociaux" façon facebook ou linkedin. Et ce d'autant plus que le programme fait une référence assez précise à Granovetter, en citant "la force des liens faibles", qui, à ma connaissance, n'a jamais rien écrit sur Internet.

Deuxième problème : les réseaux interviennent dans le cadre d'un thème plus général sur les "groupes sociaux". Et rien dans ce point n'évoque les classes sociales ou la structure sociale dans ses différentes dimensions. Je trouve cela extrèmement problématique parce qu'il s'agit précisément d'outils de base de l'approche sociologique, particulièrement si l'on veut parler des groupes et des groupes d'appartenance. Les introductions à la sociologie américaine - un genre d'ouvrage dont je suis particulièrement friand - font toutes références au tryptique "class, race, gender" (classe, race, genre). Il serait absolument nécessaire d'intégrer cela pour les jeunes français. C'est une dimension essentielle de la pensée sociologique. Peut-être est-il prévu que le thème de la structure sociale refasse son apparition en terminale. Mais il me semble que si l'on veut, comme l'affiche le programme de première, donner les outils élémentaires aux élèves à la fois pour aborder les disciplines et comprendre le monde, alors c'est à ce moment-là qu'il faut le faire.

Voilà pour mes réactions au programme à la première lecture. Elles mériteraient sans doute d'être détaillée. Le bilan est pour l'instant très ambivalent. Effectivement, le programme semble très exigeant, a priori très difficile. Mais il a aussi le mérite de clarifier un peu ce qu'il faut faire. Le risque est que les protestations se centrent plus sur des aspects secondaires - comme la séparation économie/sociologie - et oublie trop facilement les aspects essentiels : l'équilibre et les contenus. La meilleure chose à faire est de prendre au sérieux le projet de ce programme - donner aux élèves les outils essentiels de l'économie, de la sociologie et de la science politique pour comprendre le monde - et d'essayer de voir si ce projet est ou non réalisé. Il y a, de ce point de vue, des améliorations à proposer, et un débat serein à avoir.

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You say you want a revolution, Well you know...

Par le biais du blog Naked Capitalism, j'apprends que l'historien Simon Schama prédit la révolution en Europe et aux Etats-Unis si les coûts de la crise ne sont pas justement répartis entre les différents groupes sociaux. Yves Smith lui emboîte le pas, soulignant que les fortes inégalités et le "délitement du lien social" aux Etats-Unis promettent aussi leur lot de révoltes. Dans le cas de la France, il y a de bonnes raisons de penser que ce n'est pas une révolution qu'il faut attendre, mais quelque chose d'encore moins réjouissant, et qui rend encore plus pressant d'écouter Schama.

Pour ce que l'on peut en lire sur blog sus-nommé - l'article original est payant, Schama fait plus ou moins référence à la théorie de la frustration relative, développée par Ted Gurr (Why Men Rebel, 1970). En un mot, les individus ont d'autant plus de chances de se lancer dans une entreprise révolutionnaire, ont d'autant plus de chances de se rebeller sous diverses de formes, lorsqu'ils se trouvent dans une situation de frustration relative, c'est-à-dire qu'ils se trouvent dans une position inférieure à celle à laquelle ils estiment avoir droit.

Le terme de frustration relative est très important : il signifie l'importance des perceptions, comme le souligne Schama. Ce n'est pas tant la position objective des individus qui compte que la comparaison entre ce à quoi ils estiment avoir droit et ce qu'ils ont. Ainsi, si, dans une période d'amélioration générale de la situation d'un groupe, un petit événement vient ralentir cette amélioration sans opérer un total retour en arrière, alors la frustration relative sera plus forte et le passage à l'action d'autant plus probable. C'est plus ou moins ce qui s'est passé lors de la Révolution Française : la situation de la bourgeoisie s'améliorait tendanciellement, et il a suffit d'une petite crise économique pour mettre le feu aux poudres.

Qu'en est-il pour la France ? Depuis maintenant une longue période, les Français font face à des difficultés économiques importantes, que seule une petite embellie entre 1997 et 2001 est venue nuancer. A chaque fois d'une enquête vient s'intéresser à la perception de l'avenir, il apparaît que les Français sont parmi les plus pessimistes. On pourrait penser à priori que cette situation est propice à la mobilisation et à l'entrée en lutte. C'est en fait plus probablement l'inverse. La récurrence de cette situation amène plus à l'indolence politique qu'à l'effervescence révolutionnaire. De ce fait, la crise ne vient pas briser une tendance à l'amélioration de la situation, et les chances qu'elle débouche sur une mobilisation large sont d'autant plus faibles.

Pourtant, pourrait-on penser, son taux de chômage structurellement élevé devrait faire de la France une bonne candidate au changement radical, tant le nombre de "déçus du système" est important. Ce n'est en rien évident. On peut se souvenir ici de l'impressionnante analyse du chômage menée par Paul Lazarsfeld et son équipe, dans Les chômeurs de Marienthal (1932). Par une enquête d'une rare minutie menée dans un village autrichien frappé de plein fouet par une autre grande crise économique, les auteurs montraient que la première conséquence du chômage résidait dans la façon dont celui déstructure toutes les activités et, partant, toute la communauté. Les activités collectives - l'école, les associations, les fêtes jadis organisées par l'école - se réduisent, les chômeurs s'avèrent même incapable de donner un compte-rendu de leurs activités alors qu'elles étaient précédemment nombreuses et bien rythmées. Les activités militantes, en particulier, sont abandonnées. Les chômeurs semblent plus frappés d'apathie que de fièvre révolutionnaire.

A la fin de son ouvrage, Lazarsfeld s'avour cependant incapable de prédire ce que deviendra Marienthal : si la situation perdure, l'activité militante pourra-t-elle revenir ? Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de dire que la révolte est la conséquence logique du chômage et de la pauvreté.

La désorganisation qu'entraîne de telles situations, et qui peut être une conséquence très marquées des crises économiques contemporaines sur les groupes les plus fragiles - ceux qui vivent déjà dans des situations précaires - peut cependant avoir d'autres effets. Deux analyses peuvent être ici utiles. Premièrement, celle d'Oberschall : celui-ci met l'accent sur les liens qui existent entre les groupes et les centres de pouvoir. On déplace ainsi l'analyse vers la forme que peuvent prendre les mobilisations. Moins un groupe a accès aux centres du pouvoir pour faire entendre ses revendications, plus il a des chances de recourir à des formes violentes de mobilisation.

Deuxième analyse d'importance : celle de Charles Tilly. Celui-ci distingue deux caractéristiques des groupes : la netness et la catness. La netness correspond au "réseau" (net) des relations entre individus, c'est-à-dire aux liens d'interconnaissance et à la sociabilité. La catness correspond aux identités objectives où sont placées les individus (category). Un groupe est d'autant plus apte à se mobiliser que sa catnet est forte, c'est-à-dire qu'il y a correspondance entre catness et netness.

Qu'est-ce que la crise vient faire là dedans ? Il y a de fortes chances qu'elle vienne réduire cette catnet : les individus au chômage ou en difficulté ne se conçoivent pas forcément comme une seule catégorie, et sont retirés à leurs anciennes identités ; leurs réseaux relationnels ne recouvrent certainement pas cette dite catégorie, surtout s'ils gardent espoir d'en sortir. Il devient difficile pour tous les acteurs désireux de construire une mobilisation organisée et dirigée vers un but précis de guider quelque chose qui ressemble à un mouvement social. Si la catness est forte, c'est-à-dire si les individus peuvent se trouver durablement assignés à certaines identités - par exemple par une ségrégation urbaine forte - alors la mobilisation a plus de chances de prendre des formes violentes. C'est ce qui s'est passé pour les "banlieues" : les réseaux d'interconnaissances (netnet), limité au quartier, ne correspondent pas à la catégorie globale, ce qui rend difficile une mobilisation globale et organisée de la jeunesse populaire.

Au final, une révolution est-elle à attendre ? Non, il ne semble pas. Des explosions ponctuelles de colère et de violence, éventuellement un rejet politique assez fort - l'ombre du 21 avril est toujours dans le coin - seraient des symptômes beaucoup plus probables. Cela ne rend l'avertissement de Schama que plus inquiétant : la répartition du "poids" de la crise est une question qui devra être traité avec le plus de justice possible...

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La peur sur la ville

C'est l'histoire d'une folle nuit, d'une fête qui tourne mal, une histoire de débauche et de violence. C'est aussi, selon Jean-Pierre Le Goff, l'histoire de "l'érosion du vivre-ensemble", d'une jeunesse qui n'a plus "de limites à ne pas dépasser" à "intérioriser", et qui se révolte contre le "culte de la performance" en se "défoulant". C'est aussi l'histoire d'un "happening post-moderne", sans que l'on sache jamais ce que ce mot veut vraiment dire, si ce n'est les références absurdes auxquelles il renvoie. C'est bien plutôt l'histoire d'une peur ancienne. La voici.

L'été 1963 voit ainsi la grande fête de la musique organisée par l'émission Salut les copains d'Europe 1, et rassemblant une foule de 150 000 personnes place de la nation, "se métamorphoser en fête de la destruction, en une sorte d'insurrection ludique [Morin, 1969]. "Ca ne s'était jamais vu !", écrit France-Soir le lendemain. "En pleine nuit, des coups de téléphone affolés à la police : le Festival des copains dégénérait en émeute... La folle nuit" (25 juin 1963).
Le versant moins souriant, moins anodin, moins rassurant de la culture juvénile pouvait ainsi transparaître sous sa version commercialisée, en France comme dans d'autres pays d'Europe : en décembre 1956, à Stockholm, des jeunes, dans la grande rue, attaquent des adultes renversent et incendient des voitures ; à Pâques et à la Pentecôte 1963, à Clacton et à Brighton, en Angleterre, on assiste à une sorte de guerre civile entre bandes de mods et de rockers venus de Londres et des environs, une sorte de lutte des classes juvéniles. "Dans tous ces cas, très différents, il y a en commun un jaillissement spontané et contagieux de violence" [Ibid] . Cette violence, latente, parfois totalement effacée dans la présentation normalisée de la culture juvénile recomposée par l'industrie culturelle, sous-end l'expressionadolescente populaire des années cinquante-soixante. On en verra d'autres illustrations avec le phénomène des blousons noirs et des "bandes".

Extrait de l'ouvrage d'Olivier Galland, Les jeunes, sixième édition, Repères La découverte, 2002.

Peut-on encore nous faire croire que les "apéros Facebook" sont une telle menace pour la société, quand on voit ce dont la jeunesse des Trente Glorieuses était capable ? La peur de la jeunesse est ancienne. Si Jean-Pierre Le Goff n'a pas tout à fait tort lorsqu'il dit que la position de la jeunesse est ambigüe, tiraillé entre l'incitation à l'autonomie et l'ordre de rester en place, il se trompe en faisant de cela une nouveauté.

Mais là n'est peut-être pas le plus important : le sens prêté à ces évènements depuis quelques jours est simplement désolant. Certes, beaucoup de journalistes ont su éviter le piège d'attribuer à l'internet la mort d'un jeune homme et l'usage d'alcool d'un groupe finalement bien peu défini d'individus. Mais les commentateurs n'ont pas tous fait preuve de la prudence minimale, et se sont empressés de voir dans cette pratique festive un "signe des temps" évidemment symptomatique de tout ce que nous pouvons penser être le "malaise social".

Ainsi, Jean-Pierre Le Goff nous explique qu'évidemment, ces apéros Facebook témoignent de la perte de repères des jeunes, dont la vie ne serait plus scandée, comme au bon vieux temps, par les institutions, l'école, le service militaire et l'entrée à l'usine. Avec le temps, même les débordements de violence ancien, même les jeunes blousons noirs - déjà accusés, comme le rappelle Laurent Mucchielli, de "viols collectifs" - qui étaient souvent salariés, même les batailles rangées se teintent de nostalgie... Les présentations médiatiques "lissées" sont à ce point puissante qu'elles nous font oublier ce qu'il y avait alors de violence. L'allongement de l'adolescence n'est pas un phénomène nouveau, bien au contraire. C'est une lourde tendance historique en Occident. En faire une caractéristique de "l'air du temps" pour expliquer un phénomène de quelques mois à peine est pour le moins décevant.

Mais Jean-Pierre Le Goff va plus loin : la fête serait un moyen de se défouler face au "culte de la performance", de réagir à "l'exclusion" liée à la "compétitivité internationale" - d'autres parlent aussi d'un "pied-de-nez à la crise". N'en jetez plus ! On en vient à se demander pourquoi les gens faisaient la fête par le passé. Évidemment, on nous dira qu'il fut un temps où la jeunesse se rassemblait autour de grandes causes, se projetait dans l'avenir et voulait changer le monde... "La fête de la destruction" évoquée par Olivier Galland rentre-t-elle vraiment dans ce cadre ?

Loin de témoigner d'une quelconque "post-modernité" ou d'une transformation radicale de nos sociétés, les apéros Facebook pourraient tout aussi bien s'inscrire dans un long mouvement de privatisation, inscrit de longue date dans la modernité. La vraie vie ne se trouve pas, comme le suggère Jean-Pierre Le Goff, dans la fête, mais dans la sphère privée, dont la fête n'est qu'un aspect. Recherche de l'épanouissement personnel à l'écart des appels institutionnels : rien qui ne soit là-dedans post-moderne - même si je ne doute pas que quelque maffesolien viendra s'exciter en plaçant le mot "dyonisiaque" quelque part - mais tout de moderne, voire de "radicalement moderne", pour paraphraser Anthony Giddens. Mais pour abonder plus précisément dans un sens ou dans l'autre, il faudrait encore mener une enquête - mais de cela, les post-modernites ont horreur, ce qui explique beaucoup de leurs délires malheureusement si médiatiques.

Voilà l'autre histoire des apéros Facebook : l'histoire longue que l'on oublie si facilement, celle qui suggère qu'il n'y a là, probablement, qu'un épisode passager d'un mouvement ancien et lent, dont on pourrait apprendre quelque chose seulement en allant sur le terrain. Rassurez-vous, l'histoire courte, celle de la peur sur la ville, a de beaux jours devant elles : elle reviendra encore souvent.

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Crise, mondialisations et Etats : réflexions éparses à partir de Saskia Sassen

Avec l'enchaînement des crises, il se trouve bien sûr quelques voix pour mettre la mondialisation à la question : elle serait soit la cause, soit l'une des victimes des tumultes actuels. Dans les deux cas, c'est toujours la question d'une gouvernance mondiale qui est posée. Il y a cependant un problème : la nature exacte de la mondialisation n'est jamais précisé. Pourtant, les crises économiques récentes ne se sont pas déployées dans la même mondialisation. Et ce n'est pas sans conséquence sur les réponses que l'on peut y apporter.

La crise des subprimes, telle qu'elle a pris corps au cours des années 2007-2008, est une crise mondiale au sens "classique". Non pas qu'elle se réfère à une forme de la mondialisation qui aurait le privilège de l'ancienneté, mais simplement qu'il s'agit là de l'utilisation la plus courante du terme : celle de la constitution d'un espace global connectant des pays et des espaces géographiques jadis séparés. Partie des Etats-Unis, sans rentrer dans le détail des mécanismes, la crise s'est diffusé au travers de l'espace constitué par la finance globale, un espace relativement homogène qui ignore les frontières classiques. Il ne s'agit pas, comme on le dit souvent, d'un espace mondial, dans le sens où il ne couvre pas véritablement la totalité de la surface du globe. Mais il est bien global dans la mesure où se place à une autre échelle que nationale.

Que l'on ne conclut pas trop vite à la perte de pouvoir des Etats dans l'affaire. Comme le rappelle Saskia Sassen dans ce maître-ouvrage qu'est La globalisation. Une sociologie (2007), auquel cette note emprunte beaucoup, les Etats ont très consciemment été les artisans de cette globalisations. Moins qu'un déclin des Etats, cette première mondialisation amorce le premier temps d'une transformation de ceux-ci. Je vais y venir.

Intéressons-nous tout d'abord à la deuxième crise : celle qui se joue actuellement en Grèce et dans les pays les plus fragiles de l'Union Européenne. On pourrait être tenter de dire qu'il s'agit de la même crise ou de la continuité de la première : comme le soulignait récemment André Orléan dans l'émission Les retours du dimanche, les marchés viennent aujourd'hui "sanctionner" des déficits qui ont été creusé précisément pour les sauver. Mais cette crise s'inscrit cependant dans une autre forme de mondialisation. Les acteurs financiers ont en effet cette fois jouer sur les différences de fragilité entre l'Europe, et ils continuent à le faire en pariant, finalement, sur la capacité de l'Union Européenne à réagir de façon collective. Loin de s'inscrire dans un espace qui connecte les pays et qui ignore les frontières, ils se situent ici dans un espace qui profite de l'existence des frontières. En bons petits entrepreneurs, ils profitent de leur capacité à jouer sur des espaces relativement étanches, à circuler entre eux sans faire émerger un niveau qui les subsume.

La mondialisation dans laquelle se déploie cette deuxième crise est donc fondamentalement différente.Elle ne consiste pas à la transformation des échelles, où un niveau global viendrait remplacer en les englobant les niveaux nationaux, mais à l'ajout d'un niveau global qui n'efface pas le niveau national, mais redistribue les cartes, en conférant un nouveau pouvoir et de nouvelles ressources à ceux qui y ont accès. Il n'y a qu'à voir comment les géographies de la mondialisation sont en fait guidés par un tissu de "villes globales" qui laisse entière la question des lieux et des individus qui n'y ont pas accès.

Ces deux faces de la mondialisation posent très sérieusement la question de la façon dont les Etats peuvent y faire face. Car si la première mondialisation, celle qui procède à la connexion des espaces nationaux, se fait au prix de la dénationalisation de certains domaines, c'est-à-dire leur passage à une échelle globale, la deuxième mondialisation indique qu'il n'y a pas lieu que cela se transforme en une réduction du pouvoir des Etats, mais plutôt à une transformation de leurs rôles. Parler de dénationalisation permet de souligner que les activités globales ne sont pas des activités décontextualisés, simplement que leurs activités ne sont pas nationales. La mondialisation ne se fait pas sans ancrage dans des lieux particuliers, dont les fameuses "villes globales". De ce fait, si les Etats veulent encore jouer un rôle dans la direction de l'économie et du monde, il leur reste à accepter cette transformation peut-être inattendue : se dénationaliser eux-mêmes.

Depuis Weber, l'Etat est traditionnellement défini par rapport à un territoire sur lequel il exerce une autorité - le monopole de la contrainte physique légitime. C'est cet aspect qui est le plus profondément questionné par la mondialisation. Et pas seulement sur le plan de l'économie : mouvements sociaux et classes sociales ont également tendance à se globaliser. Les immigrés clandestins produisent également du global. Reprenant l'idée de Charles Tilly selon laquelle l'Etat-nation n'est qu'une forme passagère, Sassen avance l'idée que les Etats pourraient se recomposer comme des acteurs globaux, profitant certes de leurs privilèges d'établir lois et règlements, mais en faisant également jouer ceux-ci à un niveau supérieur, dans l'élaboration d'un droit mondial et non plus simplement international ou dans la conception de politiques communes à une échelle globale. Il y a tout lieu de penser que c'est le choix qui se pose aujourd'hui à l'Union Européenne : se constituer non pas simplement en Etat-nation "en plus grand", mais devenir un acteur global, menant, à ce titre, une politique globale.

Ces réflexions devraient particulièrement intéresser tout ceux qui réfléchissent à une alternative politique. En France, la droite a su tirer beaucoup de sa force de sa position quant à la mondialisation. Face aux transformations en cours, elle a pu proposer une solution simple : la solidarité nationale contre la menace mondiale. Habituée à animer un conflit essentiellement national - le capital contre le travail, les travailleurs contre les patrons - la gauche s'est désemparée quand il a fallut répondre à une menace venue de l'extérieur, sous les formes souvent chimériques de la délocalisation, de la désindustrialisation et des contraintes des marchés - les discours désolants sur l'immigration s'inscrivent d'ailleurs dans cette rhétorique. Il n'y a qu'à voir les usages rhétoriques actuels de la mondialisation qui nous obligerait au changement, à la rigueur et à l'austérité.

La gauche, de son côté, et malgré son passé tournée vers l'internationalisme, n'a pas su donner des réponses satisfaisantes aux problèmes de la mondialisation. Elle s'est souvent enfermé dans le paradigme proposée par la droite, d'une mondialisation menaçante et d'un danger venu de l'extérieur. Partant de là, elle s'est trouvé moins bien armée dans un débat qu'elle a contribué à dépolitiser en attribuant à la mondialisation un caractère supérieur et contraignant, auquel il n'y aurait d'autres choix que de s'adapter. Elle pourrait, peut-être, essayer de prendre les choses différemment, et de proposer de faire de l'Etat un véritable acteur global.

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