L’engagement contre une « dépolitisation » politique du monde scientifique

Troisième édition des "invité.e.s d'Une heure de peine", manifestation a-périodique et aléatoire qui dépend surtout des gens sympas et talentueux que mon activité (elle-même a-périodique et aléatoire) m'amène à rencontrer. Après Clément Salviani et Alex Mahoudeau, c'est au tour de Tristan Dominguez et Guillaume Michez, deux passionnés de sociologie qui ont des choses à dire, qui lancent ici leur projet Sociodysée, une démarche de vulgarisation qui ne pouvait évidemment que me plaire. Voici donc leur premier texte, sur la question de l'engagement des scientifiques, une problématique qui fait l'objet de beaucoup de débat sur Twitter et ailleurs mais pas forcément beaucoup de compétences. Espérons qu'avec ce billet, les choses soient un peu plus claires. Pour ma part, j'espère avoir encore d'autres invité.e.s talentueu.se.s à l'avenir. Comme ça, quand ils et elles seront riches et célèbres (ou juste riches), ils se souviendront de moi. Sans plus attendre, je laisse donc la parole aux stars du jour :

Avant d’entamer cette article nous voulions préciser certains détails de son écriture et vous présenter la démarche de notre projet : Sociodysee. Bien qu’encore balbutiant notre intention est de proposer une vulgarisation, une clarification de la sociologie, ses théories, ses auteurs et ses objets. Pour se faire, nous vous parlerons dune thématique sociologique qui tournera autour d’un fil rouge ; un concept, un auteur ou encore une question et si le premier de notre de notre travail est un texte nous comptons faire varier les formats. Il nous semble qu’il existe des angles morts dans les formes de communication entretenues entre le grand public et les sociologues, nous faisons donc le pari de vous parler le plus simplement et le mieux possible de sociologie.
Il vous faut savoir que nous ne sommes pas sociologues, nous sommes diplômés d’un master recherche de sociologie. Cependant nous n’avons pas de doctorat, hors c'est le coût d’entrée dans le champs scientifique. Par conséquent nous ne nous considérons évidement pas comme des sociologues, nous ne produisons pas de connaissances mais nous considérons capable de les manier et en l’occurrence de les transmettre.

Patience, rigueur et abnégation sont des qualités essentielles pour décrire le scientifique idéal. Selon certains, ces qualités à une échelle individuelle sembleraient se suffirent à elles même. Cette exigence irait même jusqu'à la nécessité de la neutralité politique en revendiquant la science comme étant apolitique car découlant d’une méthode objective. Cependant, il y a là une confusion entre méthode scientifique et apolitisme, on ne voit pas pourquoi un énoncé qui aurait des implications politiques ne pourraient pas être réfutables dans le sens poppérien du terme, et vice-versa. Ces idées sont également empreintes d’un scientisme naïf et quelque peu archaïque, ne prenant pas en compte la réalité de la recherche pourtant largement décrite par la sociologie.


Les partisans de cette vision accusent d’ailleurs souvent la sociologie des sciences de “relativisme” lorsqu’elle montre le fait que le monde scientifique est autre chose que la confrontation rationnelle d’idées désincarnées de ses agents ou de ses objets. Un bon scientifique serait un scientifique “désengagé”, dans le sens où il ne connaîtrait aucun engagement politique, moral voire même social – tout en s'abstenant de questionner, voire en promouvant de fait, un ordre social particulier. La garantie de l’autonomie de l’activité scientifique reposerait sur cet éloignement de la « société » par les chercheurs, ces-derniers respectant des normes et travaillant d’arrache-pied à acquérir un esprit critique individuel désengagé de toute considération extra-scientifique.

Il nous semble au contraire que la science ne se comprend qu’à travers les engagements qu’elle oblige. Loin du chercheur moral, nous souhaitons montrer un chercheur social. Nous pensons néanmoins que cette notion d’engagement est souvent mal comprise et qu’on peut tenter d’en redéfinir la sémantique. On l’associe en effet trop souvent au militantisme (vu par certain.e.s comme une tare dont on doit se débarrasser pour accéder à la réalité des faits) dont des réflexions documentées et connues ont déjà été portées. Nous voudrions alors le comprendre d’une autre façon (qui éclairera une partie de ce premier sens), en définissant plus la façon dont les chercheurs.es sont engagés par la structure des relations du champ scientifique. Faire de la science, c’est devoir s’engager à suivre les règles du jeu s’imposant socialement au chercheur.

Notre ambition consiste dans notre première partie à contrecarrer une vision scientiste et  internaliste de la science qui souffre des difficultés à ne pas être ambiguë concernant les prises de position des chercheurs (elle décrit par exemple des travaux et des auteurs bien différents par le terme de « gauche académique », réduisant des postures épistémologiques à des positions sur le champ politique). Pour cela nous procéderons en deux temps, dont le fil rouge est une réflexion portée autour de la notion de champ. Premièrement, nous montrerons que les conditions de possibilité de l’exercice de la raison sont permises par la construction sociale d’un espace spécifique (le champ), modelant les habitus et excluant celles et ceux qui n’ont pas les dispositions requises. Secondement, nous porterons une réflexions autour de l’autonomie de ce champ, dont les travaux sur la question ont montré que sa garantie était une question plus complexe qu’il n’y paraissait.


I/ LES ENGAGEMENTS DU CHAMP

Lorsqu’on s’intéresse à l’activité scientifique à travers la notion de champ, nous voyons combien les chercheurs sont « engagés », c’est-à-dire liés entre eux. L’activité scientifique n’est possible que dans cet engagement. Nous allons donc voir ce que cette notion nous permet de dire sur la science. Nous verrons ensuite que la science se comprend à travers les pratiques scientifiques, donc par une analyse du corps des chercheurs.

A) Engagé de force: les luttes du champ

Le champ se comprend comme une structure de relations et de luttes. Puisque nous les reprenons, contextualisons un minimum les travaux de Bourdieu sur la science : le champ scientifique est issu de l'ambition d’une théorie générale, celle des champs et vient se ranger aux côtés de travaux antérieures (champ intellectuel, artistique, religieux, haute couture etc.). L'intention est donc d’appliquer le concept de champ à l’univers de la science « pure ». Ainsi, cet espace social est comme les autres, avec les invariants communs à tous les champs : soit des rapports de forces, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits etc. Néanmoins, ces invariants auront une forme spécifique. C’est dans ce double regard que nous portons notre regard sur l’activité scientifique, ses luttes et ses enjeux.

1. La formation du champ scientifique

Le champ permet d’introduire  l’appréhension d’une structure de relations objectives (entres les différents agents du champ scientifique : chercheurs, laboratoires). Cette proposition est à intégrer avec une critique d’approches qui tendrait à penser les laboratoires comme des espaces clos. Or Bourdieu expose une série « d’emboitements structuraux » : « Le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. » (Bourdieu 2001 p. 68) Cette conception permet de chercher les principes explicatifs de la science au-delà de ses espaces effectifs de production. Nous verrons plus loin également que le champ lui-même n’est pas isolé du reste de la société ou des autres champs.


Cet espace de position est également relationnel, autrement dit il faut le penser comme un champ de force. Les relations entre chaque agent contribuent à créer le champ et ses rapports de force. L’enjeu principal du champ scientifique est donc le monopole de l’autorité scientifique « comme une capacité technique et comme pouvoir social […] Entendu au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-a-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science » (Bourdieu 1976, p. 89). Il est à noter que le travail de Bourdieu vient s’ajouter à une période où la sociologie des sciences d’inspiration Mertoniene, qu’il qualifiera de tradition structuro-fonctionnaliste, se verra battue en brèche et ce principalement par la critique d’une vision pacifiste de la science. « Dire que le champ est un lieu de luttes, ce n'est pas seulement rompre avec l'image irénique de la "communauté scientifique" telle que la décrit l'hagiographie scientifique -et souvent, après elle, la sociologie de la science-, c'est-à-dire avec l'idée d'une sorte de « règne des fins » qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie. C’est aussi rappeler que le fonctionnement même du champ scientifique produit et suppose une forme spécifique d’intérêt (les pratiques scientifiques n’apparaissant comme « désintéressées que par référence à des intérêts différents, produits et exigés par d’autres champs » (Bourdieu 1976, p. 89)

Ainsi, le champ, en plus d’être un espace de relation, est aussi un champ de luttes ; un « champ d’action socialement construit où les agents dotés de ressources pour différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les rapports de force en vigueur ». (Bourdieu 2001 p. 72). Ce sont les positions et la distribution du capital auprès des agents du champ qui joueront sur leurs stratégies. Ces luttes s’illustrent autour de l’opposition entre les dominants, capable d’imposer les représentations légitimes de la science en adéquation avec leurs intérêts, et les dominés. Les enjeux de ces luttes demeurent fondamentaux dans la construction du champ et de ses frontières.

Prenons un exemple avec Yves Gingras, où nous apprenons même que la constitution de cet espace, de ce champ, est synonyme d’exclusion des agents n’ayant pas les dispositions nécessaires à la compréhension des travaux et de leurs évolutions. Il prend alors l’exemple de la mathématisation croissante de la physique au XVIII° siècle, rendant l’accès aux amateurs et philosophes beaucoup plus difficile et la professionnalisation des physiciens possible : « Si un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant, c’est que les conditions intellectuelles et sociales d’accès a la cite physicienne se sont transformées de façon importante entre, disons, 1750 et 1850. L’une de ces transformations (…) est justement la mathématisation croissante de la physique. » (Gingras, p. 119) Cette exclusion des individus qui ne voulaient ou qui ne pouvaient pas mathématiser la nature ne s’est pas faite sans résistance, parfois agressive, mais a été une condition sociale de possibilité des progrès de la raison (dont on pourrait donc en conclure que celui-ci passe moins par la libre expression de chacun et l’ouverture du champ à tous que par la formation d’une cité savante excluante). Il montre bien que cette lutte sociale pour la légitimité de « dire le vrai » implique des perdants.

2. Comprendre la lutte au sein du champ

Une fois que le champ scientifique est formé, il n’est pas « clos » pour autant et des luttes continuent à redéfinir les frontières, les pratiques et l’autorité scientifique. Cette notion nous permet de comprendre la science comme une activité dynamique et produite par les agents et leurs dispositions (rompant avec l’idée irénique d’une marche téléologique inéluctable vers la raison et la vérité). Par exemple, Panofsky montre que si des recherches autour de notions comme celles de races ont pu être possibles, c’est par des logiques du champ qu’il resitue (Panofsky, 2017).

Afin de mieux comprendre la lutte du champ scientifique, il faut comprendre que tous les agents n’ont pas tous le même poids dans le champ et que des ressources spécifiques y résident. Ces ressources sont regroupées sous le nom de « capital scientifique » et se déclinent en deux espèces dans ce champ (on y reviendra). C’est donc la structure et le volume du capital qui le détermine (en plus de dépendre de tous les autres points et des relations entre chacun des autres points). Ainsi, le fait de détenir un capital scientifique important est synonyme de poids dans le champ. Le capital scientifique repose sur la connaissance et la reconnaissance, une caution de crédibilité qui permet de faire confiance à priori a un chercheur.

Cette déclinaison sous deux formes se fait de la manière suivante : le capital temporel, fortement lié aux institutions et à leurs postes de directions (direction de laboratoire, de départements, de commissions, comités d’évaluation) et le crédit scientifique. La première forme de capital permet d’exercer un pouvoir sur les moyens de production et de reproduction de la science (attribution de crédits, contrats, postes et donc une gestion des carrières). Son accumulation passe par la participation à des instances institutionnelles scientifique (jury de thèse, commission), il constitue un forme de capital bureaucratique. L’autre forme de capital scientifique revêt des allures moins « administratives » et concerne ici un crédit purement scientifique et son accumulation passe davantage des contributions scientifiques qui ont fait preuve de plus de reconnaissance que ses pairs.   
Bourdieu insiste bien sur la logique intrinsèque propre au champ scientifique, et cela en rompant avec différentes traditions. D’une part il s’attache à démonter l’analyse purement « politique » de la science, selon laquelle les énoncés scientifique ne sont que les reflets des positions politiques. Il montre que les prises de positions dans les luttes pour les ressources matérielles (crédits, instruments etc.) ne se réduisent pas aux prises de positions politiques. D’autre part, l’approche purement intellectuelle postulant la “pureté” des énoncés scientifique vis à vis du « social » occulte le fait que la définition de la science et ses méthodes sont un enjeu de lutte.

Avant d’aller plus loin, il est important de développer le versant dispositionnaliste de la théorie de l’action de Bourdieu. L’activité scientifique se comprend comme le produit d’un habitus scientifique, un sens pratique, cela en opposition à une vision logiciste normative qui insiste sur une formalisation a posteriori de l’activité scientifique et pas de la réalité du « métier .

B. Engagé corps et âme

En ayant insisté sur la dimension relationnelle du champ, nous avons pu voir que les conditions de possibilité de la science sont structurelles et historiques. Nous aimerions également éclairer une réalité en continuité de cette analyse, se concentrant alors sur les pratiques scientifiques et le corps des chercheurs. Bien évidemment, ces deux niveaux ne sont nullement en opposition, bien au contraire, faisant partie d’une seule et même réalité. Les dispositions acquises dans un champ concernent bien évidemment les façons de voir, de peser et d’agir des agents.

1. Illusio et ethos des scientifiques

Loin de l’idée de l’exercice de la pure raison des chercheurs, l’observation des chercheurs en action révèlent l’importance des pratiques, des façons de voir, de penser et de sentir dans l’activité scientifique. L’habitus a donc toute sa légitimité en tant qu’outil méthodologique et d’investigation (Wacquant, 2010). L’habitus est une acquisition par l’inscription dans un champ. C’est à travers une histoire et des dynamiques sociales (autant individuelles que collectives) qu’il s’apprend et que les dispositions prennent formes. La reconnaissance des capitaux et donc la possibilité de leur acquisition sont garanties par un habitus approprié à l’état du champ, produisant alors l’illusio des scientifiques et donc la possibilité des luttes du champ.

L’habitus, étant en même temps le produit de la structure du champ et la condition de la participation pour l’agent au champ, est la possibilité de participation à l’activité scientifique. Pour reprendre Gingras : « (…) ce sont ces institutions qui assurent l’homogénéité (relative) de la cite savante en inculquant, par l’action pédagogique, des habitus scientifiques, c’est-à-dire des schèmes générateurs de pratiques, de perception et d’évaluation des pratiques propres a un champ a un moment donné de son histoire » (Gingras, p. 150). Les pratiques scientifiques sont donc apprises et situées dans le champ (donc dans la lutte). Les méthodes et les postures épistémologiques ne peuvent se comprendre sans la structure des relations objectives qui les produit et les situe socialement.

Enfin, la notion d’habitus permet de mettre en perspective l’habitus des scientifiques propre au champ scientifique avec d’autres apprentissages acquis dans d’autres champs, permettant de comprendre leur parcours et l’activité scientifique comme le produit d’une trajectoire sociale. Nous donnerons pour exemple le travail de Patarin-Jossec sur les astronautes, permettant de comprendre la sérendipité comme une concordance de deux habitus distincts : une hexis scientifique et une hexis bureaucratique. Durant la formation en vue de la préparation des vols spatiaux vers la station spatiale internationale, elle observe que : « L’habitus du scientifique est ainsi remplacé par un dispositif bureaucratique – du fait de la délégation d’une pratique du champ scientifique vers le champ bureaucratique –, lequel dépendra du temps de développement d’un habitus astronautique. ». Ainsi, le champ bureaucratique est moins sensible à la découverte qu’au respect de normes pour la sécurité (les enjeux sont énormes en termes de vie humaine dans la station spatiale internationale) « Le temps de l’expérience est ainsi un moment de lutte entre les deux champs pour le monopole de la gestion de son temps, lors duquel s’objectivent les ressources des agents et où peuvent se convertir des capitaux propres à chaque champ de production spécifique. », favorisant les découvertes inattendues (Patarin-Jossec).

2. Habitus et rapport à l’objet

On a l’idée que les chercheurs doivent être désengagés de leur objet afin de produire de la connaissance. Pourtant, rien n’est plus faux et dès qu’on entend un scientifique parler de son sujet de recherche, on y voit souvent un être passionné. L’objectif ici n’est pas de décrire le champ scientifique comme un monde romantique (bien au contraire) mais de montrer une autre forme d’engagement qui se trouve dans le corps et les dispositions des scientifiques. En effet, l’intérêt porté pour un objet (et les façons de l’envisager) peuvent se comprendre à travers la trajectoire sociale et scientifique des agents. L’un des éléments les plus flagrants de cet état de fait est la division genrée des disciplines et, au sein des disciplines, des objets.

L’objectif n’est alors pas de juger mais de permettre de construire un cadre permettant de comprendre les pratiques scientifiques (et à partir de là, revoir nos jugements et ne pas considérer qu’un chercheur a un biais sitôt qu’il éprouve de la sympathie ou de la répulsion pour son objet, ce serait alors ne plus croire à la méthode scientifique qui permet d’aller au-delà de nos émotions). Il n’y a pas plus relativiste qu’un jugement de l’activité scientifique basé non pas sur les méthodes mais sur les affiliations sentimentales aux objets étudiés (ces-dernières peuvent parfois expliquer des égarements mais n’en sont pas la détermination d’un manque de rigueur).

Il est donc maintenant nécessaire d’élargir l’analyse au seul champ scientifique afin de comprendre l’engagement des chercheurs et ce qu’il implique dans leur activité.

II/ LES CHAMPS DE L'ENGAGEMENT

Nous avons vu comment le champ engageait le chercheur dans l’activité scientifique, c’est-à-dire dans des rapports de force au sein d’un espace social spécifique. Il nous semble néanmoins que cette vision reste assez partielle et internaliste et ne prend pas suffisamment en compte toutes les formes d’engagement auxquels le chercheur est sujet (comme l’engagement politique). Nous allons donc maintenant étudier les autres formes d’engagement, extérieurs à la spécificité scientifique, qui peuvent constituer aussi bien l’habitus scientifique que la structure du champ scientifique, en posant alors la question de l’autonomie de ce champ.

A) Engagé partout

Les scientifiques ne sont pas des purs êtres rationnels et ont d’autres raisons de s’engager dans l’activité scientifique que la simple recherche de la vérité. Relever ce fait n’est pas succomber au relativisme mais bien prendre en compte une réalité observée par plusieurs sociologues. Il nous est alors nécessaire de réfléchir à la place de ces engagements dans le champ scientifique et la carrière des chercheurs.

1. Entremêlement des engagements individuels

Si les luttes au sein du champ scientifique connaissent une autonomie relative, il est plus difficile lorsqu’on retrace la carrière (et donc la trajectoire sociale) d’un chercheur ce qui relève proprement de la science et ce qui appartient à ses engagements politiques. Si, lorsqu’on étudie l’état du champ, il faut faire preuve de discernement entre les prises de positions et leurs appartenances respectives, le choix de l’engagement dans la science résulte parfois, au niveau individuel, d’un engagement politique.

La carrière de Lazarsfeld telle que décrite par M. Pollak est en cela une très bonne illustration de l’entremêlement des engagements individuels. Par exemple, sur son enquête du chômage de longue durée : « Cette étude sur les effets sociaux du chômage prolongé dans la petite vile de Marienthal est l’œuvre la plus importante de cette époque, élaborée sous la direction de Lazarsfeld par un groupe de jeunes chercheurs, tous militants au parti socialiste, parmi lesquels Hans Zeisel et sa deuxième femme Maria Jahoda. (…) La rencontre des intérêts scientifiques et des préoccupations politiques y est évidente » (Pollak, p. 47).

La recherche de la vérité se fait souvent en vue de l’action et de l’intérêt politiques des chercheurs. C’est d’ailleurs tout le sens du mot de Durkheim que les habitués de ce blog connaissent bien : les sciences ne vaudraient pas « une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Il nous faut alors poser la question du dêmélement de ces différents engagements.

2. La question de l’homologie entre le champ scientifique et le champ politique 

Il ne faut néanmoins pas tout confondre, comme le font certains, en mettant la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire en voyant l’engagement politique dans le choix d’usage de méthodes ou dans la construction d’objets scientifiques (Daniel Bizeul en avait d’ailleurs souffert, certains de ces collègues voyaient dans son choix de l’étude des partisans du FN par la méthode compréhensive, une acceptation idéologique des assertions de l’extrême droite). Si un certain engagement scientifique peut trouver une explication dans les engagements politiques, on ne peut tout réduire à ce dernier et le lien entre les deux méritent une observation au cas par cas, en prenant en compte les trajectoires individuelles et les « ponts » structurels entre les deux champs.

Dès lors, il nous paraît que parler, par exemple, de « gauche académique » revient à confondre deux espaces sociaux différents, c’est-à-dire analyser le champ scientifique à partir de positions et de prises de position du champ politique. Cette vision est tout à fait relativiste, ne laissant que peu de place à la logique interne et aux engagements spécifiques que le champ scientifique impose (c’est absoudre les relations sociales spécifiques à cet espace pour les comprendre au travers du prisme de la structuration des rapports de force d’un autre espace).

La notion de champ permet de préserver les spécificités des luttes réglées entre scientifiques tout en étant sensible à l’existence de certaines homologies avec le monde politique. Ces homologies, dès lors qu’on accepte cette vision de l’activité scientifique, ne sont pas totales et, en prenant de la hauteur, peuvent se comprendre socialement. C’est donc moins en termes de biais ou d’engagements politiques que nous cherchons à comprendre cette homologie qu’à travers une analyse qui s’attarde sur les habitus concordants entre les champs (ce qu’on nomme plus communément l’homologie structurale) et les acteurs permettant la traduction de capitaux spécifiques acquis dans un champ en ressources dans d’autres champs (la question est d’ailleurs posée en profondeur par Olivier Roueff).

Il nous semble que cette lecture est moins morale et plus scientifique, dans le sens où elle pose la question de la concordance entre activités scientifiques et positionnements politiques par le biais d’une recherche théorique et d’un appel à sa réponse par des travaux empiriques.

B) Des gages d'indépendance: la question de l'autonomie scientifique

Ces questions nous amènent à une autre qui est souvent évoquée lorsqu’on parle d’engagement politique en sciences (et qui recouvre une réalité qui va au-delà du seul monde politique) : l’autonomie de l’activité scientifique. Dès lors qu’on a montré la possibilité des homologies et que dans cette lutte entre chercheurs, des pressions extérieurs peuvent survenir, on a en quelque sorte « ouvert le champ ». C’est de ce sujet que nous allons maintenant traiter.

1. Autonomie et désengagement

On a souvent dans l’idée que la façon la plus efficace de permettre aux scientifiques de ne subir aucune pression extérieure se trouve par le désengagement. La tour d’ivoire permettrait de n’être atteint par personne et donc de pouvoir garantir une lutte qu’entre chercheurs. Cette vision enchantée est un idéal, une histoire que se racontent les chercheurs et un efficace élément rhétorique pour discréditer des travaux (« cette recherche a été financée par…, donc… » ou « les chercheurs ont des engagements politiques…, donc… »). La réalité est pourtant plus complexe (et intéressante à la fois, il serait trop facile de discréditer des recherches par cette non-autonomie, à tel point qu’on imagine aucune recherche possible). En effet, l’activité scientifique survit très mal sans apports extérieurs à son monde, notamment dans sa dimension économique. La question se pose alors tout autrement.

Si on accepte l’idée de la division entre capital scientifique et capital temporel, l’autonomie est potentiellement respectée par la garantie que l’accumulation du second soit conditionnée par l’accumulation du premier, en d’autres termes : que les chercheurs les plus reconnus par leurs travaux soient ceux qui décident de l’orientation de la recherche. C’est ainsi que l’autarcie rêvée pourrait, selon certains, se produire, les moyens matériels sont mis à disposition vers les chercheurs les plus reconnus par leur crédit scientifique, n’aboutissant à aucune pression dans la production des connaissances.

2. L’autonomie comme la retraduction des enjeux

Néanmoins, cette autarcie est une utopie, le champ scientifique a besoin d’autres champs pour garantir son existence (et in fine son autonomie). Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une façon de saisir l’homologie et l’autonomie du champ scientifique à travers un article d’Antoine Roger portant sur la recherche agronomique roumaine. Très critique vis-à-vis des approches postulant l’existence d’un “capitalisme académique”, il reste attentif autant à l’autonomie de ce champ qu’il a pris pour objet tout en analysant les rapports de pouvoir internes et externes. Il montre alors que si la production scientifique en Roumanie est favorable aux multinationales, c’est par une coïncidence structurale où les agronomes en luttes, fruit d’une histoire particulière et relativement autonome, peuvent trouver un appui favorable au soutien (et donc à l’inscription aux frontières du champ) des entreprises agrochimiques.

A. Roger nous montre ainsi que l’autonomie n'est pas le synonyme de désengagement des agronomes aux questions politiques nationales ni aux multinationales mais leur capacité à retraduire des enjeux externes au champ en questionnements propres au champ (Roger, 2017). Cette forme kaléidoscopique des relations entre les champs permet de gagner en finesse d’analyse sans abandonner la dimension structurale, éclairante à de nombreux égards. Elle évite également des conclusions hâtives de la domination d’un champ sur l’autre, sans négliger les rapports de force possibles. Il faut enfin souligner à quel point les luttes et les relations sociales sont des données indispensables pour comprendre la production scientifique et son orientation.

CONCLUSION

En explorant ce que l’engagement signifiait de la façon la plus rigoureuse possible, il nous semble à présent que cette notion est moins un problème moral qu’un enjeu scientifique permettant de comprendre le monde de la recherche. Nous espérons que l’outil conceptuel du champ, dont nous avons esquissé les possibilités sur différentes questions, permettra de porter un regard plus apaisé sur l’activité scientifique et ses enjeux. La place de la politique, de l’économique et du social sera d’autant mieux comprise lorsqu’on quittera la dichotomie rationaliste/relativiste, dont la sortie nous semble garantie par une analyse rigoureuse et scientifique des sciences (portée en partie par la sociologie).

La dépolitisation de la science, sous couvert d’un anti-relativisme, n’est que la négation des faits observés et conduit bien souvent à penser la réalité comme non-intersubjective (et revenir ainsi à des conceptions pré-sociologiques voire divines). Nous pensons qu’il n’est pas exagéré de penser que le danger pour la science ne réside pas dans l’importance trop prononcée des engagements des scientifiques mais dans la menace de son autonomie, ce qui n’est possible qu’une fois que nous avons adopté l’analyse en termes de champ. Nous soupçonnons alors que cette « dépolitisation » est en réalité un alibi pour faire avancer un certain agenda politique.

Conscients que notre portée est bien modeste, nous espérons tout de même que les débats sur le monde académique, avec cette notion de champ, ne se centre plus autour de la notion floue, morale et politique de « liberté d’expression » mais d’une recherche pragmatique de la garantie de l’autonomie scientifique. Il nous semble en effet que ce que l’histoire des sciences nous enseigne est que le progrès scientifique n’est pas le fruit de débats où on peut entendre toutes les parties qui le réclament mais la construction d’un espace où des luttes sont réglées entre agents porteurs d’un habitus scientifique. Le champ scientifique est cruel, il a par exemple exclut celles et ceux qui ne voulaient pas de mathématisation de la physique ou celles et ceux qui discutaient de l’activité scientifique sans preuve empirique. Il est peut-être temps de réfléchir, pour sa bonne marche, d’y exclure celles et ceux qui n’apporteront que des questions biaisées, dont les caractéristiques et l’agenda des recherches souhaité ne présagent qu’une réduction de la rigueur scientifique et de son autonomie.

Bibliographie :
Bourdieu P., "Le champ scientifique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 2, n°2-3, 1976, pp. 88-104.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Raison d'agir, cours et travaux, 2001
Gingras Y., " Mathématisation et exclusion : socioanalyse de la formation des cités savantes " in Wunenburger J.J. (dir.), Bachelard et l'épistémologie française,Puf, Paris, 2003, pp. 115-152.
Pollak M., " Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique ", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°25, 1979, pp. 45-59.
Panosky A., "Rethinking scientific authority : Behaviour genetics and race controversies", American Journal of Cultural Sociology, vol 6, 2017, pp. 322-358.
Patarin-Jossec J., " La concordance des temps ", Temporalités [en ligne], n°24, 2016.
Roueff O., " Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs" dans 30 ans après la distinction, de pierre Bourdieu, la découverte, paris, 2013, pp. 153-164.
Wacquant L., " L'habitus comme objet et méthode d'investigation", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°184, 2010, pp. 108-121.

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La colère et la stéréotype

Même quand, comme c'est mon cas, on ne s'intéresse pas le moins du monde au sport, il y a toujours quelques évènements qui finissent par vous parvenir - et je ne parle pas seulement de ces situations où de jeunes hommes se mettent soudainement à poil dans la rue en criant "On est les champions ! On est les champions !". Ainsi, il aura été difficile pour quiconque suit un peu les réseaux sociaux les plus populaires de passer à côté du coup de colère de Serena Williams lors de la finale de l'US Open contre Naomi Osaka. S'estimant victime d'une série d'arbitrages injustes, elle a finit par briser sa raquette après un service manqué ce qui a conduit à une dernière sanction fortement contestée, la perte d'un jeu. Les explosions de colère, particulièrement autour des questions d'arbitrage, ne sont pas rares dans le sport professionnel. Elles sont même banales. Si le cas de Serena Williams a ainsi capté l'attention, c'est sans doute, outre la réputation sportive de la joueuse, parce que l'injustice tant de la décision que de certaines des réactions - en particulier une caricature australienne d'un racisme rare dont il sera aussi question ici - est tout à fait patente : il suffit de mettre en parallèle le cas de Williams avec celui d'à peu près n'importe quel sportif masculin dans la même situation pour faire ressortir la différence de traitement. Sexisme et racisme dans cette situation sont assez clairs, suffisamment en tout cas pour que même des instances officielles s'en émeuvent. Dans les réactions à cette histoire, le terme de "stéréotype" revient régulièrement. Mais au fait, ça fonctionne comment, un stéréotype ?

Pour les sportifs, se mettre en colère sur le terrain n'est pas exactement transgresser une norme. Bien au contrairement, ce peut même être une façon de s'y soumettre. La colère, comme d'ailleurs toute autre émotion qui se manifeste de façon extérieure, est bien souvent utilisée et vue comme un indice de la position occupée. Le joueur qui ne manifesterait aucune émotion négative par rapport à une erreur ou à une défaite aurait bien du mal à être vu comme un joueur sérieux, pleinement engagé dans son sport. Le cas des joueuses de tennis qui s'énervent parce qu'elles ont raté un coup est d'ailleurs utilisé par Arlie R. Hochschild dans le Prix des sentiments (note critique de ma plume dans Zilsel) précisément pour illustrer ce point :

Dans la sphère publique, les démonstrations de sentiments font souvent les gros titres. Voici par exemple les réflexions d'un commentateur sportif : "le tennis n'a plus besoin de se battre pour exister commercialement. Nous sommes au-delà de ça : les équipes féminines aussi. Les femmes sont vraiment des joueuses sérieuses. Elles sont vraiment furieuses lorsque la balle va dans le filet. Je dirais même qu'elles sont encore plus furieuses que les mecs". Il venait de voir une joueuse rater sa frappe (la balle était partie dans le filet) ; son visage était devenu rouge, elle avait tapé du pied et était allée frapper le filet avec sa raquette. Il en avait déduit que cette femme "voulait vraiment gagner". Voulant gagner, elle devenait une joueuse "sérieuse", une "pro". Etant pro, on pouvait attendre d'elle qu'elle voie le match comme quelque chose dont dépendaient sa réputation professionnelle et ses revenus. Et, de la manière dont elle avait brisé par sa brève démonstration de colère le calme régnant d'ordinaire sur le terrain, le commentateur avait déduit qu'elle était vraiment en colère : elle était donc "sérieuse". Il en avait aussi déduit ce qu'elle devait vouloir, ce qu'elle espérait juste avant que la balle ne touche le filet - et la manière dont elle avait dû ressentir cette nouvelle réalité qu'était le coup raté. Il avait essayé de déterminer à quel point la joueuse était investie dans la trajectoire de sa balle, à quel point elle était mobilisé par le jeu. Et lorsqu'on veut vraiment la victoire, rater un coup est exaspérant.

A partir de ces mots et du ton du commentateur, les téléspectateurs pouvaient déduire son point de vue. Il avait évalué la colère de cette femme à partir d'attentes forgées antérieurement, concernant la manière dont les pros, en général, voient, ressentent et agissent, et celle dont, en général, les femmes agissent. Il avait sous-entendu que, lorsqu'elles ratent un coup, les professionnelles ne rient pas nerveusement, d'un air désolé - contrairement aux joueuses amateurs ; qu'elles ressentent les choses d'une manière qui est adaptée à leur rôle de joueuse pro. En réalité, en tant que nouvelles venus dans ce sport professionnel par rapport aux hommes, elles s'hyperconforment : "elles sont encore plus furieuses que les mecs." Ainsi les spectateurs pouvaient se faire une idée du paysage mental du commentateur sportif et du rôle que les femmes y tenaient. (p. 51-52, tous les italiques sont dans le texte original)

Si la réflexion du commentateur sportif date de 1977 (l'ouvrage de Hochschild a été publié pour la première fois en 1983), elle permet néanmoins d'illustrer ce que la sociologue appelle les "règles de sentiments", c'est-à-dire le fait que nos émotions, que nous pourrions penser comme spontanées, sont en fait le produit de règles et de relations aux autres. Ces règles sont d'autant plus fortes que les sentiments sont utilisés précisément comme indice de ce que nous sommes vraiment, de notre vérité intérieure : la réaction émotionnelle est généralement vue comme plus authentique que les déclarations formelles. En outre, le commentateur qui voit d'un bon œil la colère de la joueuse qui a raté sa balle n'est finalement pas très différent de celle qui, dans cette vidéo, se met spontanément du côté de Serena Williams et voit sa colère comme légitime, contre le mauvais comportement de l'arbitre, en insistant notamment sur le fait que le terme "voleur" n'est pas une insulte mais l'expression normale de la frustration d'une sportive :



Bref, on se retrouve déjà dans une situation complexe vis-à-vis des normes : du point de vue des règlements officiels, l'expression violente de la colère est interdite et doit être sanctionné ; du point de vue des attentes normatives vis-à-vis des joueurs, cette même expression est au contraire attendue comme un indice de l'implication dans le jeu et ses enjeux. Si l'on peut sans doute discuter pour savoir si Serena Williams méritait ou non la sanction sportive - discussion dans laquelle je n'entrerais faute d'avoir quelque chose d'intéressant à dire sur le sujet - on peut s'étonner néanmoins que celle-ci se double d'une sanction sociale particulièrement forte, manifesté notamment par cette caricature on ne peut plus raciste publié par un journal australien (je ne la reprend pas ici parce qu'elle est vraiment insupportable, entre la grammaire raciste de la représentation de Serena Williams et le "blanchiment" de son adversaire... Si vous avez vraiment besoin qu'on vous décille les yeux, vous pouvez toujours lire ça).

La réponse peut sembler évidente : hormis les normes du monde sportif, il y a des normes particulières qui encadrent notre façon de percevoir sa colère particulière, des normes racistes et sexistes, ou plutôt des ensembles de normes qui forment des stéréotypes. On se les représente généralement comme des sortes de cadres cognitifs qui déterminent nos réactions à tel ou tel évènement. Par exemple, un homme qui s'énerve sera en général vu comme menaçant tandis qu'une femme dans la même situation a plus de chances d'être perçue comme ridicules ou "hystérique". De la même façon, une personne racisée en colère sera souvent plus facilement perçue comme une menace qu'une personne blanche, et la liste des personnes tuées par la police aux USA est là pour en témoigner (c'est plus difficile à mesurer en France mais... bref). Ces normes et ces stéréotypes doivent évidemment être construits : ils ont une histoire - l'histoire coloniale pour le racisme - et des relais contemporains - toute la socialisation genrée pour les normes et stéréotypes sexistes. D'une façon un peu simple mais qui peut avoir sa force critique, on peut se les représenter comme des programmes placés à l'intérieur des individus qui déterminent leur façon d'agir et d'interagir avec les autres.

Pour établir l'existence de ces normes, il faut passer par la comparaison. Ce n'est pas alors le fait que Serena Williams soit traité négativement par l'arbitre ou par la presse qui montre l'existence de telles normes, mais bien la comparaison avec d'autres cas a priori semblables. Et l'on peut montrer que les hommes d'une part, les femmes blanches d'autre part, ne voient pas leurs coups de colère sportifs interprété de la même manière. La démonstration est cependant toujours difficile : on pourra toujours arguer du cas de ce joueur ou de cette joueuse dont le coup de sang a été également condamné ou qui a aussi été traité injustement par le juge. C'est pour cela qu'il faut aussi passer par la statistique et la probabilité. Ces normes, si on peut le dire ainsi, ne s'appliquent pas systématiquement ou mécaniquement mais elles se manifestent par le fait qu'une femme ou qu'une personne racisé a plus de chances d'être traité de la sorte qu'une personne qui ne présenterait pas ces stigmates - ce terme désignant ici des caractéristiques auxquelles sont prêtées un sens négatif dans un contexte historique donné. Ces probabilités plus élevés signifient, pour les individus, qu'un traitement négatif existe toujours au moins potentiellement comme menace, ce qui va avoir des effets sur le comportement ou les possibilités des individus, et au final sur leurs expériences.

Un premier problème surgit ici : si l'on peut isoler l'effet de la caractéristique "femme" et de la caractéristique "noire", le traitement de Serena Williams est-il la somme de ces deux jeux de normes ? Ce n'est pas évident. Il n'est pas dit que les stéréotypes négatifs s'ajoutent par une espèce d'addition arithmétique. C'est finalement ce qu'essaye de capter la notion fort controversée - mais surtout inutilement controversée - d'intersectionnalité. En résumant un peu, celle-ci pose comme principe que la situation des femmes noires ne peut pas se comprendre simplement comme l'addition des normes s'appliquant aux Noirs et de celles s'appliquant aux femmes. Il existe au contraire une position particulière liée à l'intersection de ces deux situations qui n'est réductible ni à l'une ni à l'autre, de telle sorte que étudier seulement le sexisme ou seulement le racisme se fait au prix de la perte des situations réelles. Ainsi, dans le cas de Serena Williams, la perception négative de la colère se fait par un stéréotype spécifique aux femmes noires. Les femmes noires ont ainsi une expérience du monde qui mérite une attention en soi.

Ces approches ont leurs vertus, mais elles laissent de côté cette question : que fait-on des cas où, justement, les normes négatives ne s'appliquent pas ? Comme je l'ai dit plus haut, on établit la pertinence de ces explications au travers d'un raisonnement statistique. Or, celui-ci laisse comme négligeable les cas où, justement, des femmes, des racisés et des femmes racisées ne font pas l'objet d'un traitement négatif comparable. Certes plus rares, il peut sembler coûteux de les négliger entièrement. En effet, on peut facilement donner ainsi l'impression de normes écrasantes, ne laissant aucune place au jeu des acteurs. N'est-il pas possible, pour un arbitre, de ne pas traiter de façon injuste Serena Williams ? N'est-il pas possible, pour la presse, de ne pas tomber dans les affres du racisme ? Après tout, on a des exemples de cette variabilité sous les yeux : la WTA a réagit en dénonçant le traitement de Serena Williams, et tous les médias n'ont pas publié de caricatures racistes et sexistes. Comment expliquer que, parfois, les normes s'appliquent et, parfois, non ?

Une solution est offerte par l'héritage de l'ethnométhodologie. Cette approche sociologique est souvent résumée par la remarque de son fondateur, Harold Garfinkel, selon laquelle les acteurs ne sont pas des "idiots culturels". Autrement dit, ils n'agissent pas dans l'ignorance de ce qu'ils font, comme des sortes d'algorithmes mettant en œuvre les principes qu'on aurait placé en eux. Au contraire, ils fabriquent directement les situations, leur confère une intelligibilité et un sens qui leur est propre. Dans le cas qui nous préoccupe, cela signifie que l'arbitre ne met pas en œuvre, plus ou moins inconsciemment, une grille de lecture raciste ou sexiste mais participe directement à la construction de celle-ci ou, plus précisément, qu'il contribue à la production du stéréotype, sans pour autant que celui-ci ne soit réductible à sa seule action. Son objectif est sans doute d'abord de produire un arbitrage et de faire se poursuivre le match. Lorsqu'il décide de sanctionner Serena Williams, il cherche à donner un sens à la situation - elle a fait une erreur - et c'est le refus de ce sens de la part de la joueuse qui va, progressivement, créer l'explosion finale. Celle-ci se construit à plusieurs, faisant intervenir également le public, les autres représentants officiels, les commentateurs, etc., et non du seul fait de l'application mécanique de certaines normes. Le stéréotype ne pré-existe pas à la situation comme un objet déjà là, et qui continuerait à exister ensuite sous la même forme. Il est continuellement produit au travers des interactions et des évènements de ce type sans que l'on puisse en repérer un modèle ou une essence propre. Idem pour le caricaturiste : son objectif est sans doute d'abord de produire un dessin publiable et vendable. Là encore, le sens va se construire dans l'interaction avec son éditeur et les publics. Son recours à certaines formes graphiques suit sans doute plus un objectif de lisibilité que la mise en œuvre d'un inconscient raciste. Et pour comprendre comment celles-ci deviennent stéréotypes, il faut tenir compte de l'ensemble des acteurs.

Cette approche pourrait donner l'impression de réduire la responsabilité de certains acteurs : l'arbitre qui ne fait que participer à l'incident et le caricaturiste qui n'a pas d'intention raciste. En fait, on peut tout aussi bien la voir comme une augmentation de cette responsabilité : l'un comme l'autre font des choix. S'ils n'ont pas eu l'intention d'être raciste ou sexiste, ils ont aussi fait le choix de l'être alors que d'autres arrangements auraient été possibles - ou du moins, qu'ils auraient pu, eux, essayer de pousser dans une autre direction. Il y a plus d'une façon de faire une caricature efficace, et rendre un arbitrage est, par nature, affaire de choix. Le scandale que provoque chacun de ces choix soulignent également que le sens de ces phénomènes n'aient pas donné et que ceux et celles qui souhaitent lutter contre ont quelques marges d'action.

Reste ce problème : qu'en est-il des normes dans cette histoire ? Si tout n'est qu'affaire d'interactions et d'ordres locaux, sans cesse négociés et produits dans le cours des choses, comment penser la permanence du racisme et du sexisme ? Une solution réside dans l'approche de l'anthropologue Fredrik Barth. En étudiant les groupes ethniques, celui-ci propose de penser l'ethnicité comme une ressource qui peut être mobilisé dans certains contextes seulement, plus précisément dans des interactions conflictuelles. Pour lui, les groupes ethniques ne constituent pas des réalités stables, ni biologiquement ni même culturellement, mais plutôt des identités auto-attribuées par des acteurs lorsqu'ils en ont besoin et de façon volontiers stratégiques - si une identité n'est pas efficace dans un moment donné, on en choisira une autre. Elles permettent aussi l'exclusion de certains lorsque le besoin se fait sentir.

On peut penser les normes et stéréotypes, racistes et sexistes compris, sur le même modèle : non comme des structures situées au-dessus des acteurs et les écrasant, mais comme des ressources dont ils disposent pour régler des problèmes pratiques à un moment donné. Le caricaturiste s'appuie sur le racisme et le sexisme qui existent déjà et en dehors de lui pour produire son dessin. Il peut se prévaloir d'une intention plus ou moins pure, mais il n'en utilise pas moins des ressources et des armes qui ont une histoire et qui sont bel et bien partagé avec d'autres acteurs racistes. L'arbitre, lui, cherche sans doute d'abord à produire et à imposer un jugement, mais lorsque Serena Williams lui fait part de son sentiment d'injustice, il décide de poursuivre dans une voie sexiste parce qu'il sait que celle-ci va avoir une certaine efficacité pour s'imposer dans la dite interaction.

Tout cela peut sembler comme des points de théorie un brin pointu. Ils ont pourtant une importance pratique. Si les stéréotypes et les normes agissent comme des formes de programmes intériorisés par les individus, le mieux que l'ont puisse faire est d'essayer d'agir sur l'apprentissage de ces programmes. C'est évidemment tout à fait important, mais pas forcément suffisant. S'il s'agit plutôt de ressources que l'on mobilise dans des interactions conflictuelles, alors il faut tenir compte de façon plus prégnante des rapports de pouvoirs et de l'inégalité des ressources, celles-là et les autres. On évite aussi de présenter les structures sur lesquelles reposent les classes et les catégories comme des éléments surplombants mais comme enracinées dans des interactions concrètes et quotidiennes. Le coup de colère de Serena Williams et les réactions qui s'en suivent n'apparaissent plus comme les symptômes du racisme et du sexisme mais comme les moments où ceux-ci se produisent... et où ils peuvent se défaire.

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Parcoursup, ou le grand emballage

Voilà, la procédure Parcoursup, c'est fini... pour les lycées. Enfin, je crois. Enfin, j'espère. Parce que, croyez-moi, ça n'a pas été de tout repos. Ni pour nous, enseignants, ni pour les élèves. Et les collègues du supérieur n'ont, eux, pas fini de s'amuser. En attendant, une question continue à parcourir le débat public autour de cette réforme de l'entrée dans le supérieur : sélection ou pas sélection ? Du point de vue des manifestants, visiblement de plus en plus nombreux et mécontents, la réforme introduit bien une sélection à l'entrée à l'université - et d'ailleurs, pour certains des défenseurs de la réforme dans le monde académique, c'est toute sa vertu. Mais selon la ministre et quelques autres, non, il n'y a pas sélection, simplement une meilleure orientation et une proposition d'accompagnement : les universités ne peuvent pas répondre "non" à un bachelier, seulement "oui si"... même si visiblement, il sera possible de rester "en attente" indéfiniment, et qu'une commission devra finalement trouver une place un peu n'importe où à ceux et celles qui resteront sur le carreau. Peut-être qu'un peu de sociologie économique peut aider à y voir plus clair sur cette question. Un peu de sociologie et, bien sûr, un paquet de jambon en tranche.

Pour les sociologues, un paquet de jambon ne peut qu'évoquer qu'une seule chose : Franck Cochoy et sa sociologie du packaging (bon, ok, il est possible que je sois le seul à y penser à chaque fois que je fais les courses... ou que je tombe sur une publicité sexiste). Lorsque vous choisissez votre paquet de jambon, nous dit le chercheur, c'est aussi lui qui vous choisit. La proposition peut sembler étonnante - et de fait elle s'inscrit dans le goût d'une certaine sociologie pour les propositions audacieuses - mais elle mérite d'être comprise, surtout quand on peut remplacer le paquet de jambon par une formation universitaire.

L'emballage du jambon n'a pas seulement vocation à protéger celui-ci des affres du temps et d'une déperdition trop rapide à l'air libre, pas plus qu'il ne se contente de rendre son transport plus aisé. Il est aussi le médiateur entre offreurs et demandeurs : support d'informations diverses, il "capture le produit (l'enveloppe, le masque, le représente) et captive donc le consommateur (le fascine et l'informe, l'attire et le retient, le détache et l'attache)". Au travers des informations et des signes qui y sont donnés, les producteurs cherchent à manipuler et à produire les choix des consommateurs : en choisissant de mettre tel ou tel aspect en avant - le prix, le poids ou le nombre, la qualité, les conditions de production, la sécurité, la forme du logo, l'offre spéciale, les qualités nutritives ou écologiques, le grand jeu concours exceptionnel du moment, que sais-je encore... - il s'agit de canaliser les opérations de hiérarchisation et de sélection que font les consommateurs. Difficile de choisir en fonction, par exemple, des conditions de production lorsque celles-ci n'apparaissent pas... ou ne sont pas mise en avant, perdue dans la silencieuse cacophonie de l'emballage. Car l'entreprise n'est pas la seule à parler : l'Etat et ses différents avatars (agences spécialisées, institutions européennes...) ou des labels indépendants viennent joindre leurs voix aux choeurs du packaging, faisant de l'emballage un lieu d'âpres luttes entre locuteurs concurrents. Le consommateur, au final, compose avec les informations qu'on lui donne :

Certes, Fleury-Michon annonce qu’il est « sans polyphosphates conformément à la réglementation ». Mais puisque c’est réglementé, cela doit être vérifié aussi par les autres jambons. Ce n’est donc pas un critère de différenciation. En revanche, « NF » me garantit non seulement l’absence de polyphosphates - c’est aussi écrit - mais en outre un jambon riche en « protéines » provenant qui plus est de « cuisse de porc entière ». Si l’on précise cela, c’est donc qu’il doit y avoir des jambons « pauvres » en éléments nutritifs, voire des jambons « reconstitués »… Je préfère donc me méfier des paquets qui ne m’apportent pas de telles précisions. D’ailleurs, contrairement aux deux autres qui comportent un tableau indiquant nettement la teneur en protéines - dont je me moquais radicalement jusqu’à présent - le Fleury-Michon se contente d’une vague « composition » non chiffrée. Ne voulant pas faire un choix incertain, je l’élimine (citation tirée de ce document).

Mais les différents consommateurs ne prêtent pas une attention égale aux différents signes et locuteurs. Certains sont plus sensibles aux différences de prix quand d'autres attachent plus d'importance à la qualité. Certains reconduisent régulièrement leurs choix en exploitant les informations nouvelles tandis que d'autres sont fidèles ne serait-ce que pour économiser le coût de la recherche de la meilleure offre :

Face à la multiplicité des locuteurs, il y a aussi une multiplicité de destinataires. Autour de moi, les consommateurs se pressent. Une personne arrive dans le rayon, va droit vers un paquet et le glisse dans son caddie. Une autre s’arrête face aux jambons cuits supérieurs, parcourt de son doigt les étiquettes tarifaires et emporte le produit dont le prix au kilo est le plus avantageux. Un couple saisit un paquet, puis un autre, lit les inscriptions, échange quelques avis : « celui-là a l’air pas mal, c’est label rouge en plus, et pas trop cher »… Que de comportements différents ! (Ibid)

Tout cela n'est pas ignoré des producteurs et plus particulièrement des packageurs, ces professionnels des marchés qui sont, au final, en charge de la médiation entre l'offre et la demande. De telle sorte que le packaging est un dispositif utilisé pour produire les choix des consommateurs et au final choisir ceux-ci. La segmentation des marchés et donc les frontières de ceux-ci se jouent au niveau de ces objets techniques, qui apparaissent au cœur des opérations de contrôle des populations.

Quel rapport avec Parcoursup ? Et bien, le packaging tel que le conçoit Cochoy n'a pas de raison de se limiter au seul cellophane de l'industrie agro-alimentaire. Lui-même l'applique volontiers à la politique (dans ce texte déjà cité). Jean-Michel Le Bot l'applique quant à lui au tourisme. L'emballage, dans un sens plus large, désigne l'ensemble des artefacts marchands qui visent à capter les consommateurs - et dans certains cas à les détourner : souvenons-nous de comment Abercrombie & Fitch peut refuser volontairement de faire des vêtements pour les grandes tailles afin de ne pas "dévaloriser" symboliquement sa marque...

Ce qu'introduit Parcoursup, c'est justement une modification assez nette de l'emballage des formations universitaires. Celles-ci disposaient déjà de certains dispositifs de captation, plus ou moins informels. Leurs réputations d'abord, construites dans les interactions diverses entre institutions, professionnels de l'orientation, universitaires, professeurs, étudiants, élèves, etc. Mais aussi des dispositions plus concrets tels que les journées portes-ouvertes ou les partenariats passés avec des établissements du secondaires. Mais une grande partie de ces opérations étaient orales. Avec Parcoursup, viennent les fameux "attendus" nationaux et locaux que les universités ont dû écrire et mettre à disposition des futurs bacheliers. Or, comme l'a souligné Jack Goody, le passage à l'écrit ne se limite pas à coucher une information sur le papier (d'autant qu'il s'agit moins de papier que d'écrans...) : cela en change la nature, notamment en permettant des opérations de comparaison différentes.

Ces attendus sont aux formations universitaires ce que le cellophane est au producteur de jambon : un moyen de (tenter de) manipuler les choix, de capter certains publics et d'en écarter d'autres. La façon de les rédiger, les choix effectués, les attentes mises en avant : autant de moyens d'encourager ou de décourager certains profils, en les faisant sentir à leur place ou en porte-à-faux. La possibilité de dire "non" compte peut-être moins que celle d'imposer, par le texte écrit, une épreuve potentiellement décourageante à tous. L'effet est réel, on en trouve par exemple quelque témoignages dans cet article :

Andréa est en terminale scientifique, et donc directement concernée. «Oui, enfin, j’ai rempli Parcoursup au cas où, mais j’y crois pas une seconde. J’ai pas d’assez bonnes notes pour aller à la fac.» Elle a 8 de moyenne générale. Avec ses parents, ils ont décidé qu’elle ferait une école de commerce privée. «ils vont emprunter, mais au moins comme ça je pourrai faire un truc. Mais bon.» Sa copine, avec 15 de moyenne, a postulé à la fac et dans les prépas. «En fait, maintenant, faut avoir de l’argent ou sinon être très bon élève.»

A quelques mètres, un groupe de profs de Seine-et-Marne tiennent le même discours. Ils sont une quinzaine de leur lycée à être venus soutenir les gamins. «Beaucoup s’autocensurent à fond. C’était déjà le cas avec APB, mais cette année, ça va être pire !» parie Renaud, prof en sciences économiques et sociales (SES). Son collègue Nicolas : «Quand tu lis les attendus que demandent les universités, et que tu vois 30 000 dossiers de candidatures pour 800 pris, beaucoup d’élèves se découragent, renoncent en se disant que ça ne sert à rien, que ce n’est pas pour eux… J’ai un élève avec 15 de moyenne, il n’osait pas postuler à la fac. 15 de moyenne !»

Ces attendus écrits, tout comme l'obligation de produire des lettres de motivation pour tous vœux, sont sans doute la grande innovation de Parcoursup, car ils signent bel et bien, n'en déplaise à certains à commencer par la Ministre, l'arrivée d'une forme de sélection à l'université. Plus encore que l'examen des dossiers, et les réponses "oui" ou "oui si". Il ne s'agit pas seulement de mettre l'information à la disposition des futurs étudiants, de la même façon que les inscriptions sur le paquet de jambon ne sont pas seulement de l'information mise à la disposition du futur consommateur. La forme et la nature de ces informations transforment les modes de calculs et les calculs eux-mêmes. Les conseillers d'orientation et les enseignants (du secondaire comme du supérieur) fournissent un travail d'artisans : par la connaissance personnelle qu'ils ont de l'élève ou de l'étudiant, ils cherchent à l'orienter au mieux. S'y ajoute, ou s'y substitue, désormais une orientation plus industrielle : la lecture des attendus, impersonnels, et les mails automatiques de rappels à l'ordre (par exemple pour les bacheliers technologiques qui n'auraient fait que des vœux à l'université). Celle-ci fait un large usage des supports écrits, et traite les futurs bacheliers comme des simples individus statistiques caractérisées par des probabilités de réussite et d'échec... Avec des chances non-négligeables de court-circuiter la première.

Alors, certes, il s'agit d'une forme de sélection bien différente de celles déjà existantes, les concours par exemple, ou la réussite aux examens. Sans doute apparaît-elle comme plus douce, ou comme plus "raisonnable" et raisonnée, voire rationnelle. C'est sans doute ce qui fait son succès ou du moins son acceptabilité. Mais il s'agit bien de sélection, et de sélection marchande : plutôt que de contrôler les populations en les orientant franchement et directement sur un chemin ou sur un autre, on joue sur leurs capacités de choix... et l'information dont ils disposent. La gouvernementalité, pourrait-on dire. Vous êtes libre, par exemple, de vous inscrire dans cette filière... mais êtes-vous sûr de vous ? Sûr de sûr ? Certain ? Non parce que... Non, mais si vous êtes sûr... Mais bon quand même... Enfin, ce qu'en disent les statistiques... Non, mais vous pouvez, hein... Mais quand même.

Evidemment, peut-être que le lecteur se dit à ce stade que, de toutes façons, c'est de l'enseignement supérieur dont on parle, et qu'il faut bien sélectionner à un moment donné et d'une façon ou d'une autre. Et cela est parfaitement vrai. D'où l'importance de comprendre et d'analyser les modalités de sélection. Et de ne pas nier qu'elles existent. Avec cela en main, positionnez-vous comme vous le voulez.

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