Les jeunes, le téléphone portable et la psychologue

A l'occasion d'un article pas totalement inintéressant consacré aux téléphones portables en milieu scolaire - marronnier de rentrée oblige -, Le Monde donne la parole à une psycho-sociologue pour nous parler du rapport des jeunes à leurs petits appareils électroniques. Un seul mot : affligeant.


Le téléphone n'est pas un objet comme les autres. C'est identitaire, d'abord. Le symbole du passage de la petite enfance du primaire au collège. C'est le prolongement des adolescents, explique Edith Tatar-Goddet, psycho-sociologue. Un doudou pour "petits-grands" puisque cet objet est vécu par les parents comme le moyen de garder un lien, par les jeunes comme celui d'être plus autonomes. Qui croire ? "Cet objet d'autonomie est aussi une entrave à la construction de soi, puisqu'avec lui le lien à la famille n'est jamais coupé. Or un jeune adulte se construit dans la coupure, l'absence", ajoute la spécialiste.
Pour elle, l'usage permanent du téléphone conforte les adolescents dans un mode de fonctionnement pulsionnel. Les plus accros, c'est-à-dire les plus fragiles, restent dans l'instant, n'expérimentent pas la frustration. "L'immédiateté les empêche de s'inscrire dans le temps. D'être capables de différer." Une expérience pourtant indispensable, regrette Mme Tatar-Goddet.

Que le téléphone soit un symbole identitaire, marquant le passage à un autre âge de la vie, est une proposition tout à fait acceptable, même si on a tôt fait de lui donner un petit côté mystique. C'est ensuite que les choses se corsent. Pour commencer, on assimile sans se poser de question la possession d'un téléphone portable avec un lien permanent avec la famille... Je me demande combien d'élèves de collège ou de lycée utilisent leurs téléphones portables pour appeler papa-maman à chaque inter-cours, et plus encore combien ne profite pas des nombreuses "zones d'incertitudes" que procurent la vie collégienne ou lycéenne pour se livrer à toutes sortes d'activités dont les parents ne savent rien. D'ailleurs, combien répondent sincérement à la question "où es-tu ?"...

Mais c'est la suite qui atteint des sommets : ainsi, à cause de leurs téléphones portables, les jeunes ne feraient plus l'expérience de la frustration ! On voit ici que le propos peine à s'extraire d'un certain milieu social, une attitude que l'on retrouve souvent à propos des nouvelles technologies. Comment peut-on sérieusement croire que la simple possibilité de joindre ses copains dans le cadre souvent restreint d'un forfait limité met à l'abri de toute frustration ? La psychologue ignore ici purement et simplement toute la structure sociale qui pèse sur les individus. Ne serait-ce que ce point : les jeunes que j'ai en face de moi, aussi dotés en téléphones portables soient-ils, vivent dans une petite ville ex-centrée et sont bien peu nombreux à avoir eu la chance d'aller au moins une fois à la capitale pourtant pas très éloignée... Et je ne parle même pas des inégalités sociales ou des difficultés économiques qui touchent durement bien des familles et donc bien des jeunes. Mais apparemment, c'est pour leur plus grand bien puisque cela leur permet de faire la salutaire expérience de la frustration.

Au final, que manque-t-il à ce genre d'interprétation psychologisante ? Pas grand chose. Juste de jeter un coup d'oeil à la réalité.

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Je rebondis sur le propos relatif à l’expérience de la frustration pour apporter quelques éléments de réflexion dont il me semble important de tenir compte. Le rapport aux nouvelles technologies m’apparaît aujourd’hui pensé sous le seul aspect de la communication, l’aspect du traitement des données étant - à tort - bien souvent minoré, voire ignoré, car ses effets sont devenus moins sensibles. De fait, il est plus facile de constater ce nous apporte la possibilité d’appeler à tout instant et depuis n’importe où quelqu’un, que ce que nous apporte celle de trier automatiquement nos contacts par nom ou par prénom.

Pour alimenter cette thèse, il faut bien constater que quoique les nouvelles technologies, c’est-à-dire le couple informatique-électronique, aient toujours facilité le traitement des données ET la communication, force est de constater que les progrès les plus apparents ont été accomplis ces dernières années dans le domaine de la communication : c’est la mise en réseau des ordinateurs de tous les particuliers de la planète et la généralisation de la téléphonie mobile. Le traitement des données a évolué, mais pas tant ; surtout, pour reprendre le fil de mon propos, il se déroule dans les coulisses et nous y sommes accoutumés - à qui viendrait-il l’idée de se lancer dans le traitement de données à la main, ce qui lui ferait pourtant sentir toute la différence ?

La focalisation sur l’aspect de la communication entraîne un déplacement de la critique. Alors que certains s’opposaient aux ordinateurs des centres de calcul dans les années 70 parce qu’ils facilitaient le traitement de données, d’autres s’opposent aujourd’hui aux ordinateurs parce qu’ils facilitent la communication. Quel meilleur exemple à invoquer que Carr lui-même qui, après le buzz qu’il a suscité avec son fameux article "IT doesn’t matter" publié dans la non moins fameuse Harvard Business Review, s’est fait de nouveau remarquer en publiant un article au titre encore provocateur "Is Google Making Us Stupid ?" où il dénonce la versatilité que la mise à disposition du moteur génère, les utilisateurs prenant l’habitude de zapper d’une information à une autre sans plus pouvoir faire preuve de concentration, le phénomène exprimant peut-être jusqu’à une altération des structures cognitives. Derrière tout cela, on le présume, perce la critique de la technologie comme trop facilitatrice dans un univers culture où le succès n’apparaît mérité qu’à condition d’avoir été arraché au prix de l’effort.

Ce renouveau de la critique du couple informatique-électronique mériterait d’être étudié, car le discours de la psychosociologue dont vous dénoncez semble étrangement en lien avec celui porté par Carr. On sait que la critique sur l’aspect du traitement des données s’est réalisée dans des dispositifs législatifs, et même des institutions spécifiques. Quels seront les développements de la critique de l’aspect de la communication ? Dans un premier temps, n’est-il pas possible qu’elle s’amarre à la critique des instruments eux-mêmes, dont certains évoque avec fracas le risque sanitaire qu’ils présentent ? On dispose d’un précédent intéressant rapporté par une étude des sociologues du CSO sur les "controverses et mobilisations autour des antennes relais de téléphonie mobile" : l’histoire de la critique des antennes-relais comme menace sanitaire, qui s’est amarrée à celle de l’empiètement sur la propriété privée.

Ah! Mais j'étais passé sur ce blog pour relire le commentaire sur la déviance afin de rédiger un article qui a déjà deux jours de retard sur mon blog sur le vol en interne. Je me suis encore laissé prendre...

Denis Colombi a dit…

Il paraît qu'on reconnait la qualité d'un blog à celle de ses commentaires. Jackpot !

Nuage a dit…

Simplement et peut être naïvement : la psychologue n'évoquait-elle pas la frustration affective dans son ouvrage ? Le lien permanent avec la famille ou l'ami(e)est potentiel certes mais rendu toujours possible grâce à l'utilisation d'un portable... et c'est peut être en cela que l'expérience de la frustration n'est pas réalisée (en gros, je ne suis jamais seul si je le choisi). La frustration affective n'est-elle pas celle susceptible d'affecter le plus les comportements individuels ? La plupart des troubles du comportements, des déviances ne s'expliquent -elles pas par ce type de frustration davantage que par la frustration matérielle que vous évoquez ? Que répondrait Merton ?
En fait n'étant pas spécialiste de ces sujets, je m'interroge et vous avec, en me disant que vos deux approches sont peut être plus complémentaires qu'opposées.

Denis Colombi a dit…

Même en parlant de frustration affective uniquement, ça ne me semble pas très convaincant : qui peut croire qu'un téléphone puisse mettre à l'abri de la frustration affective, que ce soit vis-à-vis des parents ou des amis ? Un téléphone portable ne produit pas une compréhension miraculeuse entre parents et enfants, et il ne vous garantit que la jolie brune du deuxième rang ou le gars mignon du fond s'intéressera à vous, ni même que votre meilleur(e) ami(e) ne vous laissera pas tomber pour aller traîner avec d'autres... En fait, la vraie différence entre les approches réside peut-être avant tout dans les mondes d'approches, l'enquête sociologique gardant à mes yeux un avantage.

Sony-ericsson SATIO a dit…

Je pense que le téléphone portable est tout simplement un phénomène de mode...

Denis Colombi a dit…

Merci d'avoir fait progresser notre compréhension du monde. Entre nous, je pense qu'il serait plus rationnel d'aller faire de la pub ailleurs.

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