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La stratégie du mauvais élève

Via Twitter, je tombe sur ce post un peu ancien sur un blog nommé "Paroles de Papa". Je résume rapidement de quoi il s'agit si vous ne voulez pas vous en infliger la lecture intégrale, rapidement roborative et prévisible : un père s'occupe seul de ses deux enfants pour la journée et publie les échanges de SMS avec sa conjointe, échanges qui montrent comme il est trop pas doué LOL genre il amène le gamin à McDo et dit que c'est équilibré parce que les frites c'est des légumes MDR et aussi il sait pas reconnaître la machine à laver et le lave-vaiselle ROFL. Vous avez là l'essentiel des ressorts comiques, et comme vous pouvez le voir, on se bidonne mais d'une force peu commune. Histoire authentique ou simple blague un brin caricaturale ? Ce n'est pas le plus important. Ce que l'on peut voir mis en scène et justifié, c'est ce que l'on peut appeler avec Jean-Claude Kaufmann la "stratégie du mauvais élève".

N'ayant pas d'exemplaire de La Trame conjugale sous la main au moment où j'écris, je me contenterais de donner à lire un passage qui y fait référence dans Sociologie de la famille contemporaine de François de Singly (édition de 2004 : les éditions plus récentes ont fait l'objet de mises à jour, je ne sais pas si le passage y a été conservé). A vingt ans d'écart, la mise en parallèle avec le post cité ci-dessus demeure assez intéressant - comme quoi, dans les relations de couples, les transformations ne se font pas aussi rapidement que les magazines veulent le faire croire :

Dans la Trame conjugale, Jean-Claude Kaufmann découvre les tactiques que les hommes mettent en œuvre pour conserver les avantages acquis, et les solutions que les femmes acceptent, qui servent à justifier le maintien peu légitime d'une division du travail. C'est ainsi que l'homme peut apparemment manifester de la bonne volonté en acceptant de participer aux tâches ménagères tout en ne réussissant pas bien ce qui lui est demandé. IL entre dans la peau de l'élève qui "a normalement beaucoup de mal à apprendre : un rien sépare la mauvaise volonté de la difficulté réelle". Par exemple, il ne parvient pas à se souvenir de la relation entre types de linge et programmes des mots d'excuse : "c'est pas que je veux pas le faire, c'est que je n'y pense pas". Pour que les maîtres acceptent de si mauvais élèves, ces derniers font des efforts. Les hommes veulent montrer qu'ils ne sont pas devenus pour autant, après le flou agréable des débuts de la vie conjugale, des "machos" à l'ancienne. Ils témoignent de leur bonne volonté en exécutant telle ou telle tâche, choisie parce qu'elle semble moins pénible.

C'est ce genre de stratégie qu'illustre presque parfaitement le "témoignage" (les guillemets sont là pour questionner l'authenticité de la chose) de "Paroles de papa". On ne s'étonnera guère que des hommes qui savent se servir de smartphones et d'ordinateurs, capables de trouver comment y faire toutes sortes de réglages et de téléchargements - et je ne parle même de connaître les combinaisons de touches pour exécuter un enchaînement parfait dans Street Fighter, soient complètement démunis lorsqu'ils se trouvent confrontés aux quatre ou cinq boutons d'un lave-linge :


C'est ainsi que l'on peut comprendre que, dans une société où l'égalité entre les hommes et les femmes est une valeur affichée, se maintiennent pourtant des inégalités très marquées en termes de temps de travail domestique dans les couples hétérosexuels, y compris lorsque les deux conjoints sont salariés. Ainsi, en 2010, les femmes consacraient en moyenne 4h01 quotidiennes aux tâches domestiques contre 2h13 pour les hommes. Si on considère les seuls soins aux enfants, le temps moyen quotidien est, pour les femmes de 45 minutes contre 19 pour les hommes (chiffres tirés de ce document, tout comme le tableau qui suit : cliquez dessus pour le voir en entier).


L'argument de Kauffmann est donc le suivant : ce sont dans les interactions au sein du couple que se reproduisent les inégalités domestiques, au travers des arrangements apparemment libres, mais en fait inégaux, entre les conjoints. Un résultat très proche avait déjà été mis à jour aux Etats-Unis dans l'ouvrage The Second Shift (1989) de Arlie Hochschild : au travers de l'étude approfondie de plusieurs couples, l'auteure mettait en avant, de la même façon, les stratégies mises en œuvre par les hommes et les femmes pour négocier, rarement de façon très égale, les tâches domestiques.

On pourra objecter que le cas rapporté ici est probablement fictif, ou tout au moins assez romancé. Il faut tout d'abord rappeler que les travaux de Kauffmann et de Hoschild s'appuient sur des enquêtes approfondies, au travers d'entretien avec différents couples, et que c'est au travers d'eux que sont mises à jour les stratégies et le sens prêtées à celles-ci par les individus. Mais c'est encore insuffisant : la mise en scène humoristique présente nous en dit beaucoup plus. Elle tire en effet sa force drolatique (enfin, vous voyez ce que je veux dire...) de "l'effet de réel" qu'elle produit : "c'est drôle parce que c'est vrai" dira-t-on. Les commentaires du post, d'ailleurs, rappellent que, si c'est de l'humour, cela n'a pas moins prétention à décrire quelque chose de vrai : "En plus je me reconnais dans certaines situations (quels vêtements mettre par exemple)", "J'adore! Je suis persuadé que plus tard mon chéri sera comme ça pour certaines choses (notamment sur les questions sur les gouttes etc...). déja que quand c'est lui qui s'occupe du cochon d'inde j'ai plein de sms :)", "c'est vrai que j'ai beaucoup rigoler à la lecture, mais quand on le vit, c'est pas si drôle finalement", etc. C'est d'ailleurs là-dessus que repose le succès du billet : on le partage pour s'y reconnaître ou y (faire) reconnaître quelqu'un.

Il ne s'agit pas pour autant pour moi de prétendre que c'est là une représentation fidèle de la réalité au seul prétexte que c'est l'un des mécanismes sur lequel repose l'humour du post. Cet humour à vocation sociologique - sociologie spontanée, non contrôlée, appuyée sur rien d'autres que des préjugés - ne remplacera jamais une vraie enquête de sociologie au plan de la connaissance. Mais il aura peut-être plus de force lorsqu'il s'agira d'influer sur les attitudes et les comportements des personnes. Car cet humour est précisément ce qui rend possible la stratégie du mauvais élève : en faisant exister un cadre d'interprétation des comportements masculins, en leur donnant une justification, fut-elle par le rire, elle permet aux hommes de recourir à cette stratégie de façon d'autant plus efficace. Leur conjointe pourra s'énerver, se fâcher, leur faire des reproches... mais finalement, c'est drôle qu'ils soient aussi maladroits, non ? Ce n'est pas bien grave, c'est juste que les hommes, c'est comme ça... Et on touche là à l'une des fonctions latentes de ces formes humoristiques : rendre possible certains comportements, faciliter certaines stratégies, et, ici, protéger finalement le confort de certains hommes qui y trouveront les ressources nécessaires pour justifier de façon assez puissante leur faible participation aux tâches domestiques.

L'argument de Kauffmann, qui s'intéresse d'abord aux interactions au sein du couple, se double ici efficacement des schèmes narratifs et culturels que permet la diffusion et l'échange de ce type d'histoire, surtout sous un angle humoristique. La stratégie du mauvais élève ne serait pas possible s'il n'y avait pas au dehors de la scène sociale constituée du couple une scène plus grande où les acteurs ne sont pas des individus mais des archétypes, les hommes et les femmes, les pères et les mères - ce qui explique, comme on me le fait remarquer sur Twitter, que les femmes ne peuvent pas jouer aux mauvais élèves. Cette scène est peuplée par la sociologie spontanée que nous sommes tous amenés à faire, et ce souvent sous l'angle de l'humour - il faudrait d'ailleurs réfléchir à comment de la pseudo-science comme "Les hommes viennent de Mars et les femmes de Venus" peut si facilement se transformer en spectacle humoristique... La sociologie scientifique, bien moins drôle, apparaît plus que jamais nécessaire.

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Assumer son humour (à la con)

Parfois, les sites de presse publient des infos. Parfois, ils publient des analyses. Et parfois, on ne sait pas trop ce qu'ils publient. C'est le cas avec cet article de Slate "Harry Potter et les zombies à la fac, ou l'overdose «des cours à la con» façon générateur". L'auteur y parle vaguement de l'arrivée de cours de Cultural Studies dans le monde académique français. Mais plutôt que d'expliquer de quoi il s'agit - le terme même de Cultural Studies n'apparaît nulle part... - ou de proposer une réflexion sur la chose, elle se contente de proposer un générateur de "cours à la con". Evidemment, des personnes engagées à divers degré dans les sciences sociales se sont énervées contre l'article, moi y compris. Et se sont vues répondre que c'était du second degré, et qu'il fallait avoir un peu d'humour. Ach... l'humour... Vous connaissez le reste. Mais prenons cela au sérieux (non, ce n'est pas une tentative de blague pourrie) : si c'est de l'humour, de qui se moque-t-on ? (ça non plus). Faisons une petite étude de cas.







Comme j'ai pu l'évoquer précédemment
, l'humour repose essentiellement sur un décalage : vous voyez un homme marcher dans la rue, il glisse sur une peau de banane, décalage, c'est drôle. Ce décalage peut être plus ou moins fort, et surtout peut être obtenu de diverses façons. Il ne s'agit pas forcément d'une rupture, comme dans l'humour non-sensique ou absurde : une exagération peut être également efficace, tout comme la révélation de quelque chose que tout le monde pense vrai mais ne dit pas - le fameux "c'est drôle parce que c'est vrai" (qui est souvent faux et simplement l'affirmation d'un pouvoir, mais j'ai déjà parlé de cela avant).

Partant de là, on peut comprendre comment l'humour de l'article en question peut fonctionner : il s'agit de jouer sur le décalage entre d'un côté le sérieux généralement prêté au monde académique et de l'autre le contenu inhabituel des cours en question. De là, on peut penser qu'il y a peut-être une volonté sincère d'être drôle derrière l'article. Disons qu'on peut lui accorder le bénéfice du doute.

Avant d'aller plus loin, notons que le résultat est parfois... étrange. Tenez, ce résultat, l'un des premiers sur lequel je suis tombé en lançant le générateur et qui, je dois le supposer, devrait m'apparaître décalé d'une façon ou d'une autre :


Il faudra peut-être expliquer à l'auteure que les recherches anthropologique sur la magie et la sorcellerie ne sont pas franchement nouvelles, y compris dans le contexte français : 1977 pour la publication de Les mots, la mort, les sorts, référence en la matière, et qui traite de la sorcellerie en Mayenne... Alors je suppose que c'est le "dans le monde numérique" qui doit provoquer en moi une certaine hilarité... Auquel cas je ne pourrais que conseiller la lecture du bouquin de Jeanne Favrett-Saada qui devrait nous mettre à l'abri de nos prétentions à penser que les croyances magies se sont retirées de notre monde moderne...

Mais je pinaille. Disons que c'est un hasard du générateur. Même si je me demande ce qui est drôle dans les intitulés suivants que le générateur m'a donné : "Rhétorique de la propagande visuelle dans le monde de l'Islam" (c'est où que c'est "à la con" au juste ?), "Comprendre la masculinité dans l'oeuvre de Nietzsche" (non sérieusement, vous croyez qu'on ne s'est jamais posé de questions sur Nietzsche ?), ou encore "Politique de la pensée constructiviste dans le monde numérique" (peut-être un peu post-moderniste, mais à quel moment je suis censé rire au juste ?)... Soyons honnête, je vois mieux l'intention humoristique dans "Géographie de la société et Oprah Winfrey", même si je n'en suis toujours pas à me rouler par terre en suffoquant.

Notons cependant qu'il existe (au moins) deux façons d'obtenir le décalage en question. On peut confronter le côté guindé de l'université française à la nouveauté d'objets de recherche réclamant un nouvel état d'esprit, et remettant en cause des frontières traditionnelles et désuètes. On peut au contraire confronter la légèreté des objets choisis, leur trivialité, au sérieux réclamé par l'université et l'enseignement supérieur. L'article fait clairement le choix de la deuxième option. Il n'y a aucun doute là-dessus. L'auteure prend même la peine d'enfoncer le clou en invoquant l'argument monétaire :

Mais ces cours ont-ils vraiment leur place dans la maquette pédagogique de grandes universités aux frais de scolarité très élevés –10.000 euros l’année à Sciences Po, 20.000 euros le semestre à NYU?

Comme pour toute interaction, l'humour réclame, comme le dirait Goffman, un cadre. Le cadre n'est pas seulement fixé par l'article qui vient expliquer pourquoi c'est drôle ("ahahah, regardez comment on gâche l'argent des étudiants !"), mais aussi par l'appel un cadre pré-existant. Le fait de simplement évoquer les titres des cours et de dire "regardez, c'est drôle !" suppose que l'on tienne pour acquis que les éléments contenus dans ces titres n'ont rien à faire à l'université, qu'ils ne sont pas à leur place, qu'ils sont décalés, et donc drôles... Autrement dit, il faut tenir pour acquis une hiérarchie culturelle bien précise. Si on ne pense pas que, par exemple, Harry Potter ou les Zombies, sont illégitimes, déjà ridicules, la blague ne peut tout simplement pas être drôle. Derrière cette blague, il y a donc le mépris culturel. Et ce mépris vise des pratiques populaires : si l'article met en avant, par son titre, Harry Potter et les Zombie, ce n'est pas par hasard. Certains des titres générés peuvent pourtant contenir le nom de Marcel Proust, mais cela gêne visiblement moins l'auteur qui écrit "une tendance très américaine, consistant à étudier au même titre que Proust et le néo-libéralisme des concepts qui, a priori, ne le méritent pas: les vampires, Star Trek, la magie noire ou Oprah Winfrey..." (notons donc que Proust mérite d'être étudié, mais la magie noire non... Non, je ne vois pas non plus la logique). Ce mépris culturel correspond à un mépris de classe. Enlevez-le, retirez ce contexte où certaines pratiques sont attribuées aux classes populaires et considérées comme de faible valeur, et il n'y a tout simplement plus lieu de rire. Si vous acceptez l'idée que Games Of Throne fait jeu égal avec Proust ou Zola, alors le titre suivant n'est plus drôle. Parce que l'on a pas attendu une "tendance américaine" pour s'interroger sur le genre dans l'oeuvre de Proust...


Il est important de comprendre que dans un tel humour, la question "de qui se moque-t-on ?" est une bonne question à se poser. Car on se moque bien de quelqu'un. L'humour sert d'arme critique. Ce n'est en rien nouveau : Aristophane, déjà, utilisait l'humour de cette façon. C'est pour cela qu'il est toujours étonnant de voir déjà expliquer que "ce n'est que de l'humour", "du second degré", et que ce n'est pas bien grave. On imagine difficilement Molière écrivant "bon, écoutez, le Tartuffe, c'était juste pour la déconne, je ne voulais critiquer personne, c'était du second degré". Non : il assumait de vouloir "corriger les mœurs par le rire". Plus proche de nous, un autre générateur de titre avait été crée il y a quelques temps par Libération : un générateur de titres de la presse hebdomadaire. Il aurait été bien étonnant de voir ses créateurs dire "non, mais on ne voulait pas critiquer le Point et l'Express, un peu d'humour quoi".

De ce fait, l'article en question consiste bien en une critique des cours cités. Que ce soit de l'humour n'y change rien. C'est un humour qui surfe sur une forme de mépris culturel et de mépris de classe. Sans ces éléments, une fois de plus, l'article ne pourrait de toutes façons pas exister. Qu'il s'agisse d'un humour critique n'est en soi pas un problème, puisqu'il s'agit de l'une des fonctions classiques de l'humour. Encore faut-il l'assumer. Malheureusement, c'est toujours là qu'intervient le fameux "mais c'est juste de l'humour !". Le problème est que, quand on fait de l'humour qui s'appuie sur un mépris culturel ou un mépris de classe, on peut se rendre compte qu'on ne fait pas rire les bonnes personnes : par exemple, on peut faire rire les conservateurs qui pensent que seule la culture classique a droit de cité dans l'université, tandis que l'on énervera ceux qui essayent de promouvoir les Cultural Studies en France. Cela me rappelle une vieille rengaine... Qu'est-ce que c'était déjà ? Ah oui... "On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui".
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L'impolitesse du désespoir

Je n'ai pas d'humour. Voilà, comme ça, c'est dit. J'ai préféré préciser ce point d'entrée de jeu pour que les choses soient claires... Parce qu'on va me le reprocher, et parce que c'est aussi de ça dont je voudrais parler : de toutes ces situations où l'on reproche à l'autre de ne pas comprendre ou de ne pas vouloir comprendre que c'est de l'humour. De ces petites phrases simples que l'on lâche facilement : "c'est bon, c'est de l'humour", "c'est pas sérieux", "faut pas le prendre au premier degré", "mais personne n'y croit vraiment !", et toutes ces sortes de choses. Et comme je n'ai pas d'humour, je vais faire appel pour cela à quelqu'un qui en avait beaucoup : Erving Goffman.


Ce sont des petites remarques qu'il n'est pas rare d'entendre. Généralement, le contexte est le suivant : quelqu'un fait une blague qui, pour une raison ou une autre, blesse quelqu'un d'autre ou soulève chez celui-ci une certaine indignation ; ce dernier le fait savoir ; le premier réponds alors que ce n'est que de l'humour et que ce n'est pas important.

En tant qu'enseignant, j'y suis sans cesse confronté : des élèves qui se traitent de "pédé", "tarlouze", "sale arabe", "enculé", "pute", "pétasse", "fils de pute", "enculé de ta race", "bougnoule", j'en passe et des pas mûres, c'est malheureusement courant... Et lorsqu'on leur fait une remarque à ce propos, la réaction est toujours la même : grands yeux écarquillés, air étonné, "mais m'sieur, c'est une blague" ou "mais il sait que je rigole, hein que tu sais que je rigole, enculé ?". Cette réaction, on la retrouve aussi à tous les niveaux, entre adultes, chez les amuseurs professionnels, etc. Pour le 8 mars qui vient de passer, on en a vu, comme chaque année, de toutes sortes.

Le système de points de Martin Viderg, réutilisable tous les 8 mars

A chaque fois, l'idée est la même : les mots utilisés ne font pas sens pour les individus. Le fait de traiter quelqu'un d'enculé ou de dire à une femme "bon, t'es gentille, va me faire un sandwich" ne serait pas homophobe ou sexiste parce que les individus qui utilisent ces expressions et parfois celles qui les reçoivent n'y attacheraient pas d'importance. Cette légèreté, parfois rebaptisée "second degré", absoudrait tout caractère nuisible aux expressions, simples jeux de langage dont celui qui s'offusque échouerait simplement à percevoir la véritable signification. Et finalement, ce qui en vient à être revendiqué est toujours la même chose : le droit à faire des blagues qui visent certaines personnes ou certains groupes sans avoir à en être responsable - la liberté d'expression se transformant en obligation pour les autres de ne pas venir vous déranger.


En tant que sociologue, je ne peux pas rejeter l'idée que c'est le sens que donnent les individus aux mots qui compte, et je ne peux qu'être attentif aux appropriations et réappropriations des termes et des expressions. De la même façon que la violence dans les jeux vidéo n'est pas une adhésion à la violence, je peux envisager que le recours à des remarques sexistes ou racistes ne signifient pas une adhésion au racisme ou au sexisme. Mais je suis aussi attentif au fait que ce n'est pas les intentions des individus qui comptent, mais leurs actes, et les conséquences de ceux-ci. En matière d'humour, le geste critique de la sociologie ne peut être que de rappeler que celui-ci n'existe pas dans un mystérieux continuum situé hors de la société, mais au cœur d'interactions entre des individus des individus et des groupes.

Partons donc de là : qu'est-ce qu'une interaction et de quelle interaction parle-t-on ? Imaginons la situation suivante : vous marchez dans la rue, et sans le vouloir, vous écrasiez le pied d'une autre personne. Comment allez-vous réagir ? Le plus probable est que vous ressentiez de l'embarras. A priori, l'embarras peut sembler être une réaction à la fois émotionnelle et incontrôlée, et témoigner d'une erreur, d'une déviance, ou d'un problème. C'est là qu'intervient Erving Goffman : dans un des chapitres de ce grand livre qu'est Les rites d'interaction, il nous dit que rien n'est plus social et plus normal que l'embarras.

A quels moments sommes-nous embarrassés ? L'embarras prend toujours place dans une interaction : il intervient en fait lorsque quelque chose dans l'interaction ne se déroule pas selon le script prévu, lorsque les attentes que l'on avait placé dans l'interaction n'apparaissent pas réalisables. Lors d'une interaction, chacun intervient avec certaines prétentions, chacun essaye de "sauver la face" : vous voulez vous présenter sous un jour favorable, et généralement vous cherchez à protéger la représentation que l'autre a de lui-même. C'est à ces conditions qu'une interaction peut se dérouler de façon correcte. En marchant sur le pied d'un inconnu, vous affectez sa face : la douleur l'oblige à montrer des émotions, à sortir du rôle auquel il prétend. Mais c'est surtout votre face qui est touchée : vous pourriez passer pour quelqu'un d'agressif ou de peu soucieux des autres. Il y a alors différentes façons de reconstituer votre face et de défendre le cours de l'interaction. S'excuser ou être embarrassé en font partie. Partant de là, on comprends que l'embarras, loin d'être une faiblesse d'un individu, est "une partie normale de la vie sociale normale" :

A ce niveau, loin d'être une impulsion irrationnelle qui viendrait transpercer le comportement régulier socialement prescrit, fait partie intégrante de celui-ci. Les signes d'émoi sont un exemple extrême de ces actes, qui constituent une classe importante, ordinairement spontanés et néanmoins aussi attendus et obligatoires que s'ils étaient consciemment décidés.

Dans le cas de l'écraseur de pied, son embarras non seulement sauve sa face, mais en plus autorise sa victime involontaire à lui pardonner : inutile pour elle de rentrer dans une attitude de défi ou de violence, inutile qu'elle cherche à défendre son intégrité contre une agression extérieure. L'embarras s'inscrit dans un script social où nous ne faisons que jouer. Tant que nous nous en tenons à ce script, chacun peut vaquer à ses occupations sans que les autres ne représentent une menace pour lui : s'il y a une petite agression et que celle-ci s'inscrit d'emblée dans un scénario qui en élimine la charge destructrice pour le moi de chacun, elle est sans importance et peut facilement être ignorée. Autrement dit, l'embarras est l'un des signes normaux qui disent que ce qui vient de se passer n'a pas d'importance.

Vous l'aurez compris : c'est la même chose pour les blagues. Lorsqu'une blague affecte la face d'une personne, lorsqu'elle dévalorise l'identité à laquelle elle s'attache, en la renvoyant à une image qui lui déplaît, sa réaction va être de défendre sa face : répondant coup pour coup, il est fort probable qu'elle attaque celle du blagueur, lui reprochant d'être raciste ou sexiste ou, plus simplement, de manquer de considération envers les sentiments des autres. Si la blessure faite à l'autre est effectivement involontaire, et si véritablement l'enjeu est "sans importance", on pourrait s'attendre à ce que l'embarras soit une réaction logique à cette situation : une façon de maintenir l'interaction avec l'autre ou, tout au moins, de maintenir la paix dans les relations et sa propre face. Pourtant, c'est rarement la réaction qui domine.

En quoi consiste alors le "oh, c'est bon, c'est de l'humour" ou le "tu comprends pas le second degré ou quoi ?" qui est la défense si souvent utilisée dans ces cas-là ? Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de sauver la face - "je ne suis pas raciste voyons". Il s'agit aussi d'une attaque contre la face de l'autre : après avoir détruit une première fois la représentation positive que l'autre essaye de donner de lui, vous en remettez une couche en détruisant une autre partie de cette face. Une double peine en quelque sorte : c'est un peu comme si, après avoir marché sur le pied de quelqu'un, vous lui donniez une gifle parce qu'il a crié de douleur. Se faisant, vous sacrifiez en fait l'interaction que vous pouvez avoir avec l'autre, et avec tous ceux qui peuvent soit partager son identité soit être d'accord avec son point de vue, pour le droit de faire une blague. Autrement dit, pour une chose qui censé être sans importance, vous êtes prêt à sacrifier des relations, des interactions, peut-être des amis...

C'est donc que c'est loin d'être sans importance : contrairement à ce qu'elle semble dire, la réaction "ce n'est que de l'humour, c'est pas grave" vient en fait défendre quelque chose d'extrêmement important, auquel les individus sont suffisamment attachés pour faire des sacrifices non négligeables en son nom. Quel est donc cette chose qui se cache derrière le droit à l'humour ? Goffman souligne que l'embarras intervient souvent dans des situations où les individus sont amenés à devoir combiner plusieurs rôles apparemment contradictoires. Pourquoi l'embarras est-il si courant à la machine à café ou dans l'ascenseur ? Parce que dans ces lieux, des individus qui ne sont pas égaux - la chef de service et le secrétaire, l'enseignant chercheur et l'étudiant de première année, le médecin chef et l'aide soignant - se retrouvent dans une situation où ils devraient être égaux. Incapables de choisir entre ces différents rôles, ils se montrent embarrassés ce qui les protège pour la suite :

En se montrant embarrassé de ne pouvoir choisir entre deux personnages, l'individu se réserve la possibilité d'être l'un ou l'autre à l'avenir. Il se peut qu'il sacrifie son rôle dans l'interaction présente, voire la rencontre, mais il démontre que, même s'il n'est pas en mesure de présenter maintenant un moi admissible et cohérent, il en est du moins troublé et tâchera de faire mieux une prochaine fois. [...] Dans tout système social, il est des points où les principes d'organisation entrent généralement en conflit. Plutôt que de laisser ce conflit s'exprimer au sein de la rencontre l'individu se place entre les deux termes de l'opposition.

Ce dernier point souligné par Goffman nous renseigne bien sur notre cas : on pourrait penser que l'on se trouve dans une telle situation, mais sans la réaction attendue à celle-ci. En effet, la revendication de ceux qui se disent blessés par un trait d'humour met aux prises deux principes normatifs de notre système social : la légitimité de la revendication à l'égalité et au respect de tous d'une part, la spécificité de certains, porteurs de stigmates - par leur sexe, leur couleur de peau, leur âge, leurs activités, leurs préférences, leurs comportements, leurs sexualités ou autre -, dont on peut se moquer. On peut trouver d'autres contradictions encore : entre la revendication de la liberté de tous et l'enfermement de certains dans des rôles prédéfinis par exemple. Mais ces contradictions ne mènent pas à l'embarras : certains n'ont que faire de protéger leur face auprès d'autres, ils n'ont aucun intérêt à cela parce qu'ils ne se sentent pas égaux avec eux et n'ont donc rien à protéger sur ce plan. Ils veulent se croire dans la situation du PDG qui, passant à la machine à café, est conscient qu'il peut couper la file sans le moindre signe de remord parce qu'il n'a pas à se prêter au jeu de l'égalité formelle. Autrement dit, ils estiment avoir droit à un privilège, et, en se retournant contre la face de ceux qui les questionnent, ils le défendent.

On dit que l'humour est la politesse du désespoir. Je pense que l'on peut ajouter que la revendication d'un droit à se moquer sans être responsable de ses actes est, quant à elle, l'impolitesse du désespoir : impolitesse parce qu'il s'agit bien de s'attaquer à l'autre plutôt que de maintenir l'interaction, désespoir parce qu'elle intervient chez des individus qui sentent que les privilèges qui ont été les leurs pendant longtemps sont désormais remis en question. J'ai déjà eu cette réaction : "ah mais écoute, si on peut plus faire des blagues sur les femmes, ce sera quoi après ? On pourra plus faire des blagues sur les noirs, les écossais, les belges...". On entend aussi régulièrement cette défense : "mais on fait des blagues sur tout le monde !". Sauf que lorsqu'une blague commence par "un type rentre dans un bar...", tout le monde sait que même si le type est un homme blanc - du moins, c'est ainsi que vous l'avez imaginé spontanément en lisant "un type rentre dans un bar" -, ce ne sont pas les hommes blancs qui sont visés... Sauf que tout le monde a fait l'expérience de blagues blessantes, et que ce que l'on revendique donc est un droit à blesser. Un privilège. Ni plus ni moins.



Cette analyse ne se limite pas à l'humour. Il n'est pas rare que l'on s'entende dire que certains changements sont superflus pour les mêmes raisons, parce que les choses sur lesquelles ils portent ne feraient pas sens pour les individus : pourquoi abandonner l'utilisation de "mademoiselle" alors que les gens n'y font pas attention ? Pourquoi changer le nom des écoles maternelles, alors que, voyons, le soin des enfant est également réparti dans le couple ? (Hein ? Comment ça, ce n'est pas le cas, et le plus gros revient encore aux femmes ? Vous êtes sûrs ?) Seulement voilà : il y a des gens qui sont prêts à se battre pour que ces choses-là ne changent pas : il faut donc croire qu'elles ne sont pas à ce point sans importance. On peut quand même se demander pourquoi les forces les plus conservatrices se liguent soudain contre ces changements... Un autre prétexte est souvent qu'il y a des choses "plus urgentes à faire" : pourquoi alors refuser des petits changements simples et peu coûteux, en perdant beaucoup de temps à lutter contre ? Une fois de plus, si tout cela est sans importance, la réaction ne devrait pas être de détruire la face de l'autre... Toutes les protestations ressemblent au final à celle-ci : on commence par dire que ce n'est pas grave, que c'est sans importance, qu'il y a plus urgent... pour au final expliquer que "l'équité ne passe pas par l'égalité arithmétique" (je soupçonne l'auteur en question d'avoir eu son diplôme de philosophie en lisant le rapport Minc...). Autrement dit, il ne faudrait quand même pas dire qu'une société juste passerait par une égale liberté des individus à être ce qu'ils veulent, il faut quand même que les hommes restent des mecs, les femmes des gonzesses, et qu'on ne confonde pas. Comme toujours, ce que l'on dit sans importance a en fait suffisamment d'importance pour que l'on passe du temps à le défendre.

L'analyse que je propose ici n'est pas en soi normative : elle se borne à remarquer que les gens défendent quelque chose quoiqu'ils en disent, et que ce quelque chose est un droit à objectiver les autres et à leur imposer ce qu'ils sont. Vous pouvez encore vous dire que, après tout, l'humour vaut bien la peine que certains soient blessés. Je vous inviterais alors à vous poser cette question toute philosophique : qui est le plus grand adversaire de Batman ?


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Critique de la culture troll (2) : autopsie du politiquement incorrect

Dans mon précédent billet, j'ai essayé de montrer qu'il existait une "culture troll", c'est-à-dire une façon relativement routinisée de réagir au problème du troll. Le point clef me semble être une certaine tolérance au troll, dans le sens où ceux-ci sont assez systématiquement minimisés au point que la faute devient moins le trollage proprement dit que l'indignation face à ceux-ci, voire le simple fait de se sentir blessé.e. Le problème réside surtout dans le fait que cela vient valider la représentation du monde qui est celle des trolls. Dans le présent billet, je vais essayer de me plonger dans certaines productions de la culture troll, pour essayer de montrer ce qu'elle en vient à produire.

Je voudrais ici essayer de moins m'intéresser à la forme que prend le troll - celle d'une culture troll - qu'au contenu de celle-ci. Et pour cela, il faut se tourner vers le vaisseau mère, "the mother of all trolls", la matrice originelle : 4chan.

Ce site, pour ceux qui ne le connaissent pas, est sans doute celui qui a poussé l'art du troll le plus loin. Ce forum où l'anonymat est plus ou moins la norme a non seulement été le lieu de création d'un grand nombre des memes qui font les beaux jours d'Internet, des lolcats au pedobear en passant par le Rickrolling et bien d'autres, mais aussi le lieu d'incubation des Anonymous.

4chan a une caractéristique particulière pour le sujet qui m'intéresse : le troll n'y est pas un évènement ponctuel, c'est la norme. Tout s'y passe dans un esprit de provocation volontaire et surtout dans l'objectif d'être "politiquement incorrects". Comme l'indique la page Wikipédia consacrée au site :

L’orientation générale visée par les utilisateurs est la comédie et l'humour, et ce par tous les moyens possibles et imaginables. Les messages et les images postés y sont des plus divers. Il peut avoir un contenu choquant ou violent. Le langage des utilisateurs (qui se désignent entre eux par le nom de /b/tards) est toutefois peu accessible aux néophytes : un nouveau venu ne pourrait donc pas tout comprendre lors de ses premières visites. Ils sont donc invités à lurker pendant un bon moment avant de prendre part à l'activité du board15, le temps d'assimiler la culture du site, de comprendre son humour particulier, de saisir ses références implicites, de pouvoir choisir les bonnes images à poster, de comprendre à quel degré on doit prendre une remarque...

On retrouve cette utilisation du "second degré" (qui n'en est pas un) comme justification, telle que j'ai déjà essayé de l'analyser dans le billet précédent. Celle-ci a même était formalisé dans le concept du "LULZ". La page anglaise de Wikipédia consacré au site l'indique assez clairement :

Users often refer to each other, and much of the outside world, as fags.[22] They are often referred to by outsiders as trolls, who regularly act with the intention of "doing it for the lulz": a corruption of "LOL" used to denote amusement at another's expense

Qu'est-ce que le "LULZ" ? En un mot, il s'agit de la raison ultime pour faire n'importe quoi. Quoique vous fassiez, vous pouvez le justifier par le fait de l'avoir fait pour le LULZ, et vous excusez ainsi de tout débordement. L'Urban Dictionnary indique :

Lulz is the one good reason to do anything, from trolling to rape. After every action taken, you must make the epilogic dubious disclaimer: "I did it for the lulz".

4chan fonctionne véritablement comme une sous-culture - la culture troll est quelque chose de plus large, on a ici affaire à une culture 4chan, caractéristique d'un petit groupe spécifique. Elle trace une limite assez claire entre ceux qui en sont et les autres, demandant au premier de l'accepter telle quelle. Ainsi, les reproches qui sont adressés aux propos tenus sur le site sont généralement balayés par l'accusation de "ne pas connaître" et donc de ne pas comprendre l'esprit du site. C'est une stratégie rhétorique aussi courante que pratique. En effet, cela implique que si on connaît, on est forcément d'accord : il n'est pas possible de connaître et de critiquer... Du coup, on ne peut pas remettre en cause les pratiques du groupe, qui s'évite ainsi d'avoir à réfléchir dessus. Il y a d'ailleurs une probabilité non nulle pour que l'on me fasse ce reproche...

Ce qui est intéressant dans 4chan et dans l'idée du LULZ, c'est la valorisation qu'il y a derrière du "politiquement incorrect", laquelle n'est pas franchement absente de nos vertes contrées. Les channers tirent une partie de leur gloire et de leur autosatisfaction justement de leur capacité à rire de tout, à aller contre les règles, à se présenter comme des rebelles.

Quelqu'un m'a ainsi envoyé trois images tirés de 4chan qui concernent le féminisme. Il a ajouté que, selon lui, ces images étaient féministes, et même féminists plus que les féministes elles-mêmes, puisqu'elles "tapent où ça fait mal". Ce sont ces images que je vais commenter. La lecture qu'en fait mon correspondant est en effet significative : elle illustre la façon dont parviennent à se présenter les channers et, finalement, tout ceux qui capitalisent sur le "politiquement incorrect". Ces trois images ne représentent pas l'entièreté des productions de 4chan, mais se pencher sur elles permet de comprendre ce que le constat éloge du "politiquement incorrect" finit par produire.

Commençons par la première : elle est extrèmement classique, et pourrait se retrouver sans mal sur d'autres sites qui s'appuient sur ce genre d'humour comme 9gag. Et, d'une façon ou d'une autre, je pense qu'il ne serait pas impossible d'en retrouver l'équivalent chez des amuseurs aussi populaire que Cauet ou Bigard :


L'idée qu'il y a derrière est simple : les femmes ont des avantages que les hommes n'ont pas, les femmes n'ont pas d'efforts à faire pour séduire, et les pauvres hommes souffrent beaucoup parce que tout repose sur eux et qu'on leur exige des choses impossibles, comme par exemple ne pas être ennuyeux.

Réglons tout de suite un problème : non, ce n'est pas du "second degré". Le gag ne repose pas sur l'idée que ce qui est dit est faux, ou que celui qui le dit ne le pense pas. L'humour ne provient pas d'un sens différent de celui qui est exposé. Il repose tout entier sur un effet de réel : "c'est drôle parce que c'est vrai !" est la réaction attendue. Et le fait que l'on puisse l'interpréter comme "tapant où ça fait mal" en est la preuve.

Mais qu'en est-il du contenu plus précisément ? Tout repose sur l'idée que "c'est si dur d'être un homme". L'humour repose sur le fait que l'on est amené à plaindre ces pauvres hommes qui se font avoir par les femmes. On retrouve en fait un bon gros couplet masculiniste : les hommes doivent payer au restaurant, pas les femmes, c'est injuste. On peut déjà répondre simplement à cela en demandant aux hommes : accepteriez-vous de voir vos revenus réduits de 10 à 30% sur toutes votre vie en échange du fait de ne pas avoir à payer le restaurant lors d'un premier rendez-vous ? Ce serait, en outre, beaucoup plus drôle.

Mais il ne s'agit pas de justifier que les hommes payent le restaurant. Simplement de constater que, non, cela n'est pas à l'avantage des femmes. Les exemples qui sont donnés signifient que les femmes ne sont définis que par leur sexualité, que c'est tout ce que l'on attends d'eux, et que c'est en fait leur seule valeur sociale. En faire un privilège et une source de domination sur l'homme est idiot : tout cela est d'abord au désavantage des femmes. Et cela est très clair dans cette image puisque le fait que le jeu de la séduction impose aux femmes d'être uniquement passive est précisément ce qui permet à l'auteur de l'image de les déconsidérer, en les présentant comme des profiteuses... le "toutes des salopes" n'est pas loin, et il fait partie des réactions possibles sinon attendues.

Bref, sous ces dehors de "on va dénoncer les inégalités dans le jeu de la séduction", le "politiquement incorrect" de l'image en revient en fait simplement à rappeler quelques bonnes vieilles idées patriarcales. Merveilleux, non ? Restez assis, c'est pas fini.


Pour cette deuxième image, on voit que le "politiquement incorrect" consiste à attaquer les féministes. Là encore, nul second degré : l'humour ne repose pas sur le fait que l'on serait amené à comprendre quelque chose de différent de ce qui est dit, mais bien de ce qui est dit au premier degré. Et le gag réside ici dans le fait que l'on doit être amené à se dire "qu'est-ce qu'elles sont connes ces féministes...".

On me dira alors peut-être "oui, mais c'est vrai que vouloir l'égalité et considérer tous les hommes comme des violeurs, c'est pas bien". Oui, mais on nous amène surtout à croire que les femmes qui réclament l'égalité disent ou pensent aussi que tous les hommes sont des violeurs. Or, c'est simplement faux. L'humour repose ici sur un préjugé que l'on vient valider : celui qui veut que les féministes détestent les hommes. La réponse est connue depuis longtemps et les féministes passent en fait beaucoup de temps à le rappeler à des idiots qui ne se sont jamais intéressés à ce dont ils parlent :


C'est d'ailleurs ce qu'illustre la première image que j'ai constaté, puisque celle-ci repose sur l'idée que les hommes ne sont intéressés par les femmes que pour le sexe et pas parce qu'elles sont intéressantes ou parce qu'elles ont des centres d'intérêt qui leur conviennent...

Du coup, le gag vient dévaloriser la revendication de l'égalité, en reprenant également cette vieille antienne que les féministes veulent juste instaurer la domination des femmes sur les hommes. C'est un mécanisme de silenciation très puissants : toute revendication féministe étant transformée en "haine des hommes", soit on passe plus de temps à repousser ce stigmate qu'à effectivement avancer, soit on a simplement peur de s'exprimer. Là encore, loin d'une dénonciation du sexisme, on s'appuie sur des préjugés sans, je le répète, mettre une quelconque distance ou un iota de "second degré" dans l'histoire.

La troisième et dernière image ayant un fort contenu sexuel, je ne peux pas me permettre de la faire figurer ici : je vous invite donc à cliquer ici en vous mettant toutefois en garde si vous n'êtes pas dans un environnement sûr.

Celle-ci a tout pour se penser politiquement incorrecte, provocante, pour croire que l'on a fait quelque chose de profondément audacieux au nom du LULZ : elle présente le visage d'une femme après une éjaculation faciale. On le voit, c'est aussi cutting edge qu'un porno. La légende, une fois traduite, indique : "Le post-féminisme : être une femme au foyer était trop dégradant".

Je ne suis pas fan du post-féminisme, mais visiblement l'auteur de l'image n'a de toutes façons à peu près aucune idée de ce dont il s'agit. Il se contente de recycler un bon vieux principe : le "slut-shaming". Car l'idée qu'il y a derrière, et qui est au cœur du gag, c'est que le sexe est dégradant pour les femmes, surtout s'il est non-conventionnel. L'humour est censé provenir du fait qu'une pratique sexuelle consentie est par essence plus dégradante pour celle qui la pratique qu'une situation d'exploitation économique. Une fois de plus, nul second degré là-derrière : l'humour repose sur le décalage supposé entre les activités promues par le post-féminisme - le sexe - et celles que celui-ci critique - être femme au foyer - et sur la substitution d'une échelle de valeur pour les juger à celle promue par le-dit mouvement.

On est là en plein dans la société bien pensante du XIXème siècle, pour laquelle le sexe, c'est mal. En faisant honte aux femmes qui ont l'audace de s'engager dans des relations sexuelles, surtout si celles-ci ne correspondent pas au modèle de la "femme bien", on assure un puissant contrôle sur toutes les femmes : faites attention à ce que vous faites ou vous serez des putes ! C'est cela le slut-shaming. Autrement dit, on se trouve une fois de plus devant une image qui, tout en se présentant et en se croyant incroyablement audacieuse, ne fait que s'appuyer sur l'une des formes les plus anciennes de domination, et contribue au passage à la renforcer en délégitimant un mouvement qui se propose de réfléchir sur celle-ci. Le problème, soyons clair, n'est pas la critique du post-féminisme, vis-à-vis duquel j'aurais aussi des critiques, mais le décalage entre la certitude de "pointer un vrai problème" de façon "politiquement incorrecte" et le contenu réel de la chose, finalement conservateur.

Mais il y encore quelque chose à dire sur cette image : son côté "provocateur" provient de ce qu'elle met en scène une pratique sexuelle. "L'audace", si on peut parler ainsi, c'est de pouvoir montrer une éjaculation faciale. Mais qu'est-ce qui a permis cette audace ? Rien de moins que la révolution sexuelle qui a été menée il y a quelques décennies par... les féministes. Et dans l'ensemble, les autres images et toute la pratique du troll repose sur ce même paradoxe : il s'agit de capitaliser sur les avancées obtenues par des mouvements progressistes, de la liberté d'expression à celles des mœurs, pour s'autoriser la défense de positions finalement conservatrices. Ce n'est pas que sur 4chan que l'on trouve cette attitude : se servir de quelques éléments de la modernité pour défendre l'ordre le plus traditionnel, c'est ce que font, par exemple, les créationnistes en essayant de s'approprier les principes de la science pour propager les principes bibliques. C'est ce que font, finalement, tous les néoconservateurs. C'est précisément pour cela qu'ils sont des néoconservateurs...

Soyons clair : je ne suis pas en train de dire que tous les channers sont des néoconservateurs, ni même qu'ils le sont majoritairement, pas plus que je ne prétends que les auteurs des images que je critique ici sont nécessairement néoconservateurs. Les positions intimes des personnes n'ont ici qu'une piètre importance, car ce dont il s'agit, c'est ce qu'elles expriment. Il me faut d'ailleurs rappeler qu'en la matière des gens tout à fait progressistes dans un domaine s'avèrent très conservateurs quand il s'agit des femmes : c'est ainsi que les athées américains ont eu droit à leur débauche de sexisme, à laquelle a pris part Richard Dawkins. Le grand adversaire des créationnistes n'a pas hésité à adopter une position très néoconservatrices vis-à-vis des femmes. C'est ce genre de situation qui me posent question.

Ce qui m'intéresse, c'est ce paradoxe entre des personnes qui se pensent provocatrices et à contre-courant, qui se présentent comme originales et observatrices, qui se drapent dans le politiquement incorrect comme position héroïque de refus des tabous et des interdits, et leurs propos qui sont d'une banalité confondante, ne faisant que reprendre les antiennes milles fois entendues du patriarcat - que des humoristes ressassent les mêmes blagues en se pensant sans cesse novateur est extrêmement courant... En un mot, par un coup de force soi-disant humoristique, on en vient à faire passer la défense du plus vieux des systèmes de domination, la domination des hommes sur les femmes, pour un acte de rébellion et de courage.

Mon hypothèse, que je livre ici à la réflexion, est que cette situation est un produit de la norme du "LULZ" et du "politiquement incorrect". Autrement, qu'il ne s'agit pas de la déviance de quelques individus qui abuseraient de la liberté d'expression offerte par un site comme 4Chan pour diffuser des idées conservatrices (car on trouvera des idées plus variées sur ce site, même si le féminisme y est simplement absent), mais la conséquence d'une incitation à vouloir s'affranchir des normes et à "briser les tabous".

D'abord, cela fournit une justification puissante à ceux qui ont envie d'exprimer sincèrement ce genre d'idée : ce n'est pas seulement qu'ils en ont le droit, comme le leur garantit quoiqu'il arrive la liberté d'expression, c'est qu'ils peuvent s'héroïser de le faire. Une fois de plus, il faut bien se poser la question de savoir avec qui on rigole, et ce que cela dit de nous. Comme je l'ai défendu dans le dernier billet, ceux qui "vont trop loin" ne font finalement que respecter la norme au plus près. Et de vraies formes de harcèlement peuvent avoir lieu pour le LULZ. Comme il faut montrer que l'on est plus politiquement incorrect que les autres, plus audacieux, plus fort, il ne faut pas s'étonner de cela. Il y a une dynamique de compétition là-derrière qui fait le lien entre les différentes pratiques, excessives ou non. Mais cela n'explique pas encore pourquoi certains thèmes, comme le féminisme, sont plus particulièrement visés.



Le LULZ comme le politiquement incorrect consiste à se croire neutre, affranchis de toutes les règles - c'est ce que qu'illustre l'image ci-dessus. Les gens qui le pratiquent se croient et se présentent comme des purs esprits, débarrassés de toutes les pesanteurs de la société. L'anonymat sur Internet renforce cela : contrairement à ce qui s'écrit le plus souvent, le problème n'est pas tant qu'il déresponsabilise les individus qu'il leur laisse le loisir de croire qu'ils ne sont déterminés par rien. Cela va parfois jusqu'au "conseil" adressé aux femmes de ne pas signaler leur genre, et donc de se présenter sous une identité "neutre". Sauf qu'ici comme souvent "neutre" veut dire "masculin". En l'absence de toute autre indication, on supposera généralement qu'un anonyme est un homme. Et un homme blanc pourrait-on rajouter. Cela signifie concrètement que celle qui voudra rester "neutre" devra s'abstenir de tout signe qui pourrait la trahir. Pas question de parler de shopping, de son petit copain, ou, bien sûr, de son féminisme... Pour rester "neutre", il faudra adopter des thèmes de conversations et finalement une identité masculine.

Dès lors, on comprends que cet état de fait ait du mal à s’accommoder d'un mouvement dont l'un des enjeux principaux et de dénoncer cette fausse "neutralité". C'est que la croyance en sa propre neutralité qui est au cœur du LULZ comme du politiquement incorrect suppose l’inexistence ou l'absence de pertinence des rapports de domination. D'où d'ailleurs l'excuse si souvent entendues du "on tape aussi sur les mecs" ou "on s'attaque à tout le monde". Sauf que cela demande à ce que l'on appartienne déjà aux dominants ou que l'on se plie à leurs règles, en évitant par exemple de manifester que l'on est une femme ou que l'on a une autre caractéristique spécifique. C'est qu'Internet voudrait bien souvent fonctionner comme ce que Bourdieu et Boltanski aurait appelé un "lieu neutre", où l'on fait "comme si" les rapports de force et de pouvoirs n'existaient pas : il s'agit en fait de faire se rencontrer les dominants entre eux, pour élaborer un sens commun de classe. Du coup, le fameux "there are no girls on the Internet" prend un tour beaucoup plus sombre qu'un simple bon mot un peu potache...

Il existe bien d'autres de ces lieux et bien d'autres personnes qui usent du politiquement incorrect parce qu'ils se croient neutres : les cercles et cénacles médiatiques en sont pleins, et Eric Zemmour serait ici leur prophète. Pas le seul d'ailleurs : on ne compte plus tous ces hérauts briseurs de tabous qui défendent les positions les plus conservatrices tout en affirmant, contre la plus élémentaire évidence, qu'ils sont réduits au silence. Et on en trouvera aussi un bon nombre de l'autre côté de la manche. Il est possible, probable peut-être, que les channers soient moins conscients qu'eux des positions qu'ils en viennent à défendre, qu'ils soient plus sincères dans leur démarche. Le résultat est finalement le même. Car cette neutralité affichée cache en fait la possibilité de constituer un sens commun au-delà des divergences d'opinion : les commentateurs médiatiques et les hommes politiques qui se rencontrent dans des lieux neutres en viennent à produire une idéologie dominante qui surplombe leurs préférences partisanes - et le traitement de certaines questions liées à l'immigration avant et après une alternance politique nous l'a récemment rappelé ; et un sens commun masculin se met en place lorsque l'on se prétend parfaitement neutre et anonyme... La réaction de Dawkins en témoigne, tout comme la multiplication du splaining et des concern troll.

Résumons un peu : j'ai essayé de montrer ici comment l'incitation au politiquement incorrect, qui est au cœur de la culture des trolleurs, conduisait à adopter des positions conservatrices. C'est la prétention à la neutralité et au dégagement des relations sociales qui est en cause. Ce phénomène est évidemment très loin de se limiter aux seules communautés Internet, même si les conditions de la communication au sein de celles-ci - l'anonymat possible qui donne à la fois la prétention et l'imposition de la neutralité - y sont sans doute favorables. La domination du "second degré" et du "politiquement incorrect" comme échelles de valeurs pour juger de l'humour va également dans ce sens. Reste que mon propos est toujours le même : oui, messieurs, vous avez le droit d'être politiquement incorrects... et j'ai le droit de vous rappeler ce que cela implique.
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Critique de la culture troll (1)

Si vous n'avez pas suivi mes aventures estivales, sachez que j'ai péché : oui, j'ai blasphémé contre le dieu Humour, celui qui pardonne tout, qui permet tout. Mon âme étant perdue, autant continuer : il est un autre dieu païen, produit de l'Internet, qui mérite que l'on s'attarde sur son cas. Et ce dieu, c'est le troll. Car on ne trouve nulle part ailleurs que dans le troll l'usage le plus systématique et le plus appuyé de l'humour comme excuse et comme justification. La "culture troll", loin de se limiter aux seuls trolleurs, inspire en fait une grande partie des relations en ligne. Et il est peut-être temps de la mettre en question.

Image empruntée ici

Le troll, on le sait, est cette pratique très particulière qui consiste à poursuivre une discussion dans le seul but d'énerver les gens. Comme le dit Wikipédia :

En argot Internet, un « troll » est une personne qui participe à une discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l'équilibre de la communauté concernée.

Vous en avez sans doute déjà croisé. On peut diviser, basiquement, les trolls en deux catégories : d'un côté, les trolls "à leur corps défendant", qui s'engagent sincèrement dans un débat et sont étiquetés comme trolls par les autres soit du fait de leur comportement, soit comme moyen de les faire taire ; les trolls "professionnels", individus ou communautés qui prennent cela comme un jeu. Le but est alors d'énerver l'adversaire, de le faire sortir de ses gonds, si possibles en le choquant au maximum. C'est à cette deuxième catégorie que je vais m'intéresser ici, laissant la première de côté.

Les Inrocks ont récemment publié un article retraçant le parcours d'un de ces trolls. On y découvre le parcours d'un jeune homme, Nicolas, que la justice poursuit pour "provocation à la commission d’atteintes volontaires à la vie, d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et d’agression sexuelles". Avec des amis, il s'était ainsi livré à la saine pratique de troller la page facebook où un père parlait de son fils autiste. Ce que souligne cet article, finalement, c'est que l'on a à faire à une "culture troll".

“La première fois, j’avais 16 ans. J’avais adhéré à un groupe Facebook qui s’appelait “Il n’y a pas de pédophile, il n’y a que des enfants faciles”. A l’époque, mon profil Facebook était encore à mon vrai nom et correspondait à de ‘vraies’ connaissances : 99% d’entre elles ont pris la blague pédophile au sérieux. J’ai trouvé ça drôle, c’est devenu un jeu avec quelques potes.” [...]
Avec sa bande, il se met à créer des groupes Facebook aux titres provocants. Sur MSN, les potes se refilent les liens des pages Facebook “les plus foireuses“, et s’attaquent à leurs auteurs. Les soirs où il boit, Nicolas est “plus virulent“. “Nos comptes Facebook ont vite été bloqués“. Pas grave, Nicolas est déjà loin. Il s’est créé des dizaines de nouveaux profils plus fake les uns que les autres.

Non seulement l'activité est collective, et non individuelle, non seulement elle s'appuie sur des interactions et des échanges entre les membres d'un groupe - échanges électroniques mais aussi rencontres irl (in real life) -, mais en plus, et surtout, elle repose sur un ensemble de représentations, significations et normes partagées. Se livrant à une activité qui, par certains aspects, peut être vue comme déviante, le troll doit pouvoir fournir et se fournir une grille de lecture du monde qui lui permet de "retourner le stigmate" comme le disait Goffman. De la même façon que le fumeur de cannabis pourra donner des dizaines de bonnes raisons à sa consommation, le troll pourra justifier de toutes sortes de façons son activité : il s'agira d'expliquer que le troll sert à châtier des gens qui le mérite, les "kikoos" ou "kévin", ceux qui n'ont pas d'humour... ou dans le cas de Nicolas, un homme qui, selon lui, "exhibe" son fils. Ainsi, dans la représentation du monde partagée par ceux qui se rallient à la culture troll, on a à faire à de courageux justiciers luttant contre la bêtise du web.

“Les blagues ne sont pas spécialement drôles en soi ; elles cherchent surtout à faire réagir ceux qui nous prennent au sérieux, ceux qui ne comprennent pas l’humour noir.” Bref, Nicolas jure qu’il ne “pense pas un mot de ce qu’il dit” – c’est ça, le “goût de l’absurde“.

Dans cette construction collective, la référence à l'humour, bien évidemment "noir" et "second degré", tient une place centrale. Elle permet en effet une double qualification : qualification des victimes du troll en responsable de leur malheur - si elles comprenaient l'humour, elles ne s'énerveraient pas, et donc ne seraient pas trollées -, qualification de soi. Cette dernière est très importante : elle permet de se convaincre que l'on ne pense pas vraiment ce que l'on dit, et que donc on est innocent, que ce n'est pas bien grave, et que l'on reste, malgré tout, un type bien. Autrement dit, elle permet de "sauver la face", comme l'aurait dit, une fois de plus, Goffman.

C'est d'ailleurs pour cela que l'une des stratégies préférées des trolls est d'accuser leur adversaire de ne "rien y connaître" (on trouvera de nombreux exemples dès qu'il s'agit de parler des jeux vidéo...) : en faisant de celui-ci un ignorant, on s'autorise plus facilement à le punir.

Mais ce qui est notable, c'est que cette culture troll n'est pas limitée aux seuls trolls professionnels. En fait, elle est assez largement répandue dans les différents acteurs qui participent à Internet : elle intervient pour minimiser l'importance des attaques de troll parce que, finalement, "c'est de l'humour". Le fameux principe "don't feed the troll" est ainsi régulièrement rappelé. Elle sert en fait à demander à ceux qui se sentent choqués par une déclaration à "laisser faire", et partant fait reposer sur leurs épaules, et non sur celles des trolls eux-mêmes, la responsabilité de la dérive d'une conversation, voire des insultes qu'ils reçoivent. Le "don't feed the troll" est l'une des meilleures armes des trolls : elle leur rappelle que la faute n'est pas de leur côté. Elle peut même se manifester dans la façon dont Facebook gère officiellement certaines affaires.

Image empruntée ici : où l'on voit bien comment on peut blâmer les victimes...

Pourtant, il arrive qu'un troll "abuse", qu'il dépasse les bornes du point de vue même des autres trolls, et cela intervient justement quand il abandonne cette légèreté qu'est censé donné l'humour et le second degré. Un bel exemple est donné dans ce récit de DC Women Kicking Ass : l'auteur y explique comment un troll l'a pourchassé et harcelé, créant des comptes différents, et faisant preuve d'une grande violence. Celui-ci, qui a poursuivi de ses insultes d'autres personnes, a été condamné assez largement.

Mais pourquoi en fait ? Il n'a finalement fait que suivre les prescriptions de la culture troll. Simplement, il les a poussé peut-être "un peu trop loin". C'est un point important lorsque l'on s'intéresse à l'application des normes que de noter qu'il est possible d'être déviant en respectant trop les normes. La femme qui joue "un peu trop" le jeu de la féminité sera ainsi considérée comme stupide - pensez aux pompoms girls dans les films/séries américaines - tout comme l'homme qui joue un peu trop le jeu de la virilité - le culturiste boeuf. Il en ira de même de l'enseignant qui pontifie "un peu trop", du trader qui flambe "un peu trop", de l'homme politique qui croit "un peu trop" à son combat... D'une façon générale, l'humour et le "second degré" occupent une place si importante dans notre culture que celui qui ne joue pas son rôle avec un minimum de distance, celui "qui s'y croit", est presque toujours considéré comme un déviant. Le cynisme est peut-être l'une de nos valeurs les plus puissantes.

Il est très important de comprendre que cette culture troll est très précisément ce qui rend possible de tels débordements : elle fournit un ensemble de justifications et de bonnes raisons d'agir à ceux qui dépassent les bornes. Le stalker, c'est-à-dire celui qui se rend coupable de harcèlement, ne fait jamais que de suivre au pied de la lettre les indications de cette culture. De la même façon que le violeur ne fait souvent que suivre au pied de la lettre les prescriptions de la patriarchie - pour ceux qui n'auraient pas vu le parallèle avec la rape culture qu'il y a derrière ce billet. Dans le témoignage recueilli par les inrocks, on peut ainsi lire :

Désormais troll à part entière, le garçon découvre les croisades de ses nouveaux camarades. Certains sont de vrais méchants, qui “pensent ce qu’ils disent“. “Des tarés“. Nicolas ne se met pas dans le même sac. “Moi, j’aime le décalage: dire des choses tellement grosses qu’elles ne peuvent pas être crédibles. Parce qu’en vrai, je suis plutôt un bien-pensant“.

"Bien-pensants" et "vrais méchants" ne partagent pas seulement un même modus operandi - ce qui est déjà assez grave - mais aussi une même culture, de mêmes façons de justifier leurs débordements, ne serait-ce que par le "mais les autres le font aussi". On se souviendra, bien sûr, des risques qu'il y a à rire avec n'importe qui...

La tolérance dominante aux trolls n'est pas pour rien dans la fabrique des débordements. Celle-ci se manifeste généralement par le biais de trois types d'arguments : minimisation : "ce n'est pas grave, c'est que du troll" ; normalisation : "les trolls, c'est comme les cafards, on peut pas s'en débarasser" ; retournement de la faute : "tu n'avais qu'à pas leur répondre, c'est de ta faute". La culture troll, c'est ça. Et cela vaut le coup que chacun y réfléchisse.

PS : pour ceux qui se demandent ce que fait le (1) à côté du titre, sachez que dans un prochain épisode, nous explorerons les liens entre la culture troll et le conservatisme.
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...pour être laissée à des rigolos

Lui : Allô, mec ?
Moi : Tagazok, gars.
Lui : Dis, faut qu'on reparle de ces histoires d'humour et tout.
Moi : Ah, ben, ça tombe bien, je me suis justement retiré dans un fjord perdu de la Norvège pour réfléchir au sens des propositions humoristiques.
Lui : ...
Moi : Bon, d'accord, je suis juste occupé à ré-exploser Ganondorf. C'est quoi le problème ?
Lui : J'ai discuté avec mes potes, et ils sont pas convaincus par ton truc. Ils disent que tu as rien dis sur le second degré. Tu sais, le fait de dire quelque chose alors qu'on le pense pas.
Moi : Pourtant on en a parlé de ça.
Lui : Oui, mais du second degré ?
Moi : C'est peut-être que ce n'est pas ça, en fait, le second degré. T'es assis ?

Lui : Il faut quand même que tu reconnaisses ça : une partie de l'humour repose sur le fait de dire des choses que l'on ne pense pas.
Moi : Est-ce que c'est ainsi que tu définis le second degré ?
Lui : Bien sûr ! En fait, l'humour se base toujours sur un décalage. Tu vois quelqu'un marcher dans la rue, il glisse sur une peau de banane : c'est drôle.
Moi : Oui, et c'est même d'autant plus drôle que le décalage est fort : si c'est un clown, c'est finalement moins drôle que si c'est un cardinal.
Lui : Voilà. Et le second degré, ça repose là-dessus : il y a un décalage entre ce que tu dis et ce que tu penses, et donc c'est drôle.
Moi : Je pense qu'il va falloir que tu donnes un exemple.
Lui : Ben, regarde, on m'a envoyé ça l'autre jour :


Tu vois, il y a une référence à l'homosexualité. Mais on ne croit pas vraiment au fait que les homosexuels sont comme ça, ou que le personnage est vraiment homosexuel. Ou même que tous les hommes qui sont amoureux sont homosexuels. C'est du second degré.
Moi : D'accord. Alors, dis-moi, si je te dis "rouge", est-ce que c'est du second degré ?
Lui : Hein ?
Moi : Parce que je pense "bleu" en fait.
Lui : Ahah. Tu es drôle. Il faut que ça ait une vocation humoristique : c'est la rupture, le décalage qui compte.
Moi : Pourtant, il y a bien un décalage de même type dans ma blague : un décalage entre ce que je dis et ce que je pense. Donc peut-être que tout décalage n'est pas humoristique. En fait, il peut même être tragique. Mais supposons que je dise : "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui". Est-ce que tu trouves ça drôle ?
Lui : Pas trop non.
Moi : Pourtant, je pense l'inverse. Mais si je le dis, est-ce que tu comprends que je pense l'inverse ?
Lui : Ben non, mais si je sais que tu ne le penses pas, je peux trouver ça drôle. Et puis rien que l'idée que tu aies fait l'armée...
Moi : Touché. Mais restons concentrés. Si le fait que je ne le pense pas est drôle, pourquoi c'est drôle ?
Lui : Ben, je te l'ai dit, pour le décalage entre ce que tu dis et ce que tu penses.
Moi : Voilà un premier problème : pris ainsi, ta définition du second degré demande à ce que l'on sache ce que la personne pense. Le problème, c'est que l'on sait rarement ce que l'autre pense. Et puis les intentions ont peu à voir avec l'action.
Lui : Comment ça ?
Moi : Si je te frappe sans intention de te blesser, pour rigoler, est-ce que tu as moins mal ?
Lui : Je suppose que non.
Moi : Donc les intentions ne nous disent pas tout de l'humour, loin de là. Mais je te pose une autre question : quelle est la différence entre ce que tu appelles "second degré" et la blague de l'homme qui marche sur une peau de banane ?
Lui : Je ne comprends pas.
Moi : En quoi est-ce que ton « second degré » est une forme spécifique d'humour ? Si le gag repose sur le fait que je dis quelque chose alors que je ne le pense pas, on est plus proche de la farce : l'humour viendra de la révélation du décalage entre mon propos et ma pensée. Ce n'est pas du deuxième degré.
Lui : D'accord, mais bon, c'est drôle quand même non ?
Moi : Ca dépend du contenu, mais ça ne le devient qu'à partir du moment où tu révèles le décalage : dans le test de Console+ dont on parlait la dernière fois, il n'y a rien de tel. Le décalage ne provient pas de la distance entre ce qui est pensé et ce qui est dit, mais de l’exagération de certains traits prêtés aux femmes. Autrement dit, il repose aussi sur un décalage, mais un décalage qui prétend dire quelque chose du réel.
Lui : Bon, d'accord, ça, on en déjà parlé : c'est un humour qui fonctionne sur le "it's funny because it's true".
Moi : Et la question n'est pas de savoir si c'est ou non de l'humour, mais de savoir quel usage on fait de l'humour : et ici, dans ton exemple, il est mauvais parce qu'il fait de l'homosexualité une insulte.
Lui : Mais on ne le pense pas !
Moi : Oui, mais on en déjà parlé : cela peut blesser des gens qui n'ont pas envie de servir d'insultes ou de moqueries, et cela les exclut de fait. Tu peux faire l'humour que tu veux, mais tu peux aussi réfléchir à ce qu'il fait aux autres, non ?
Lui : Bon, mais si c'est pas du second degré, c'est quoi, pour toi, le second degré ?
Moi : Pour le comprendre, il faut partir de cette question : qu'est-ce qu'une blague ?
Lui : Quelque chose de drôle.
Moi : D'accord, ou quelque chose qui prétend l'être. Mais comment ça fonctionne ?
Lui : Ben, ça peut être une histoire, ou une situation, un récit...
Moi : Exact. Disons qu'une blague est constituée de plusieurs éléments, de plusieurs propositions. Des propositions comme "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui". On pourrait la noter P, et noter les autres propositions A, B, C, etc. Une blague devient alors l'arrangement entre un certain nombre de propositions.
Lui : Tu te compliques la vie.
Moi : En fait, je la simplifie. Les blagues sont compliquées et singulières, et il est plus simple de réfléchir sur un cas général. Du reste, c'est grosso modo ce que font les logiciens.
Lui : La logique dans l'humour ?
Moi : Les logiciens ont beaucoup d'humour. Revenons à ma proposition P. Quel est son sens ?
Lui : Tu l'as dit : "c'est l'Infanterie Mobile qui a fait de moi l'Homme que je suis aujourd'hui".
Moi : Mais qu'est-ce que ça veut dire ?
Lui : Je ne sais pas. Que tu as fait l'infanterie mobile et que ça t'a changé ?
Moi : En un sens oui. Mais cela est très vague : en fait, le sens dépend très largement des autres éléments de la blague. Tiens, regarde cet extrait de Starship Troopers, un modèle du second degré : la proposition P y est utilisée à 8'30.



Lui : D'accord, on retrouve bien le décalage non ? Entre le fait de dire ta proposition P et la situation du personnage.
Moi : Oui, mais tu vois la différence ? La phrase prend un sens différent de son sens premier. C'est ça le second degré.
Lui : Et dans mon exemple alors ?
Moi : Dans ton exemple, il n'y a aucun élément qui vient modifier le sens de la proposition centrale, celle que tu ne penses pas. Il n'y a aucun élément qui vient transformer le "ultragay" pour lui donner un autre sens qu'une insulte. Peut-être une insulte par exagération, mais une insulte quand même.
Lui : Des éléments ?
Moi : Dans Starship Troopers, c'est par exemple les jambes manquantes du personnage. Mais tout le film fonctionne sur ce principe là : toutes les propositions de nature fasciste, militariste ou totalitaire sont déconstruites par des éléments qui viennent en modifier le sens. Dans la séquence d'ouverture, la propagande est confrontée à la réalité de la guerre, ce qui en transforme complètement le sens. Voilà du "second degré" qui mérite son nom : on faut bien apparaître un deuxième sens aux phrases "que l'on ne pense pas".



Lui : Tu es sûr que c'est un bon exemple ? Il y a plein de gens qui pensent que c'est effectivement un film fasciste.
Moi : Certes. Mais tu peux facilement leur pointer les éléments qui font le décalage. Ils peuvent ensuite ne pas trouver cet humour drôle ou penser que la blague est ratée, mais le sens des propositions est bien modifié par les éléments du film.
Lui : Et le test dans Console+ alors ?
Moi : On ne peut en aucun cas le qualifier de second degré. Où sont les éléments qui permettent de modifier, dans un sens où dans l'autre, le sens des propositions sexistes qui font la réponse que tu trouvais si drôle ? Il n'y en a pas. L'humour repose tout entier sur l'acceptation du sens des propositions, pas sur leur modification. En cela, on ne peut dire que c'est une prise de distance, ou qu'il s'agit de se moquer d'un stéréotype : il s'agit bien de rire du stéréotype en tant que tel et non de son caractère de stéréotype.


Lui : Et le fait qu'on ne "le pense pas", ça ne peut pas être un élément qui modifie le sens de la proposition alors ?
Moi : Non, pas vraiment : si je te dis "bleu" alors que je pense "rouge", cela ne suffit pas à modifier le sens de "bleu". Tu peux savoir, parce que tu me connais, que je ne pense pas "bleu", mais il n'y a pas de "second degré". Et faire passer ça pour une dénonciation est malhonnête.
Lui : Mais alors il y a beaucoup de gens qui disent faire du second degré alors que ce n'est pas le cas, non ?
Moi : Énormément. En fait, l'argument du "second degré" est la plupart du temps utilisé pour repousser les critiques éventuelles : interdiction de dire quoique ce soit parce que c'est du "second degré". Et comme dans la définition que tu as donnée, il faut se fier à ce que l'humoriste a dans la tête... Et ce d'autant plus que critiquer, c'est prendre le risque de passer pour "trop bête pour comprendre le second degré". C'est un peu l'histoire des habits neufs de l'empereur : la référence au "second degré" cache en fait à la fois le désir de ne pas être remis en question et celui d'une certaine distinction.
Lui : De la distinction, carrément ?
Moi : Bien sûr. Tout ce que je t'ai déjà dit sur l'humour comme arme d'exclusion est toujours valable, même encore plus lorsque l'on se tourne vers le soi-disant "second degré". La référence au second degré, ce n'est jamais qu'un signe de "bonne volonté culturelle", d'un désir de rapport savant à l'humour. Le cynisme, l'humour noir et le "politiquement incorrect" en font partie. C'est l'humour des dandys : la plus grande peur que l'on ait, c'est de passer pour un gros beauf. C'est pour ça que la critique de l'humour est aussi délicate : parce que les gens ont très peur de découvrir qu'ils ne rient pas des bonnes choses. Tu noteras d'ailleurs que l'on critique l'humour, les gens protestent moins parce que tu leur dit que leur blague tombe à plat que parce que tu leur dis que leur humour n'est pas le bon. C'est que ce qui est en jeu n'est jamais "est-ce que c'est drôle ou pas drôle" mais "est-ce que c'est drôle pour les bonnes raisons. L'appel au "second degré" est une manière de dire que l'on rit pour de bonnes raisons.
Lui : Et toi, alors, en disant tout ça, tu ne cherches pas à te distinguer ?
Moi : Si, bien sûr. Mais se distinguer, ce n'est pas mal en soi. Se servir de l'humour pour exclure non plus. Du moment que l'on sait qui on exclut, ou plutôt qui on sanctionne. Je suis d'une banalité sidérante en fait : "corriger par le rire", je ne suis pas le premier à le dire.
Lui : Et donc tu sais de quoi il est bon de rire ou de ne pas rire.
Moi : J'ai envie de te dire "comme tout le monde". Tout le monde a un avis là-dessus. Il est juste dommage de voir des gens pleurer dès qu'on critique leur humour, surtout s'ils crient à la censure et en appellent à la liberté d'expression. Car personne ne les empêche de faire des blagues de merde. Mais la liberté d'expression garantit aussi qu'on peut leur dire qu'ils ne sont pas drôles, et elle ne les dispense pas de réfléchir aux conséquences de leurs propos. Une fois de plus, avec l'humour, tu peux blesser : c'est une arme. Je ne peux pas t'obliger à ne pas rire de ce que je considère indigne, comme je ne peux pas t'empêcher de jouer au foot avec grenade. Je peux juste te dire "fais attention à ce que tu fais".
Lui : Mouais...
Moi : Bon, si ça, c'est réglé, je peux reprendre ma partie ?
Lui Ouais, ouais... Dis, je reviendrai à un moment donné ?
Moi : J'en sais rien. Si j'ai encore besoin d'une projection mentale d'un adversaire rhétorique pour faciliter mon écriture en reprenant des positions que j'ai pu avoir par le passé, je te fais signe, promis.
Lui : Cool.

Note : Une fois de plus, ce dialogue, bien qu'inspiré de faits réels, est fictif : je ne m'arrête jamais au milieu d'un boss.
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L'humour est une chose trop sérieuse...

Lui : Wah, hé, faut que je te montre un truc, tu vas trop te marrer. C'est un test dans le dernier Consoles +, c'est trop bon.
Moi : ...
Lui : Tu ris pas ?
Moi : Désolé, le sexisme, ça me fait pas franchement rire.
Lui : Wah, c'est bon, c'est de l'humour quoi. C'est pas sérieux.
Moi : C'est de l'humour, et alors ? C'est un prétexte pour diffuser des préjugés sans que l'on dise rien ?
Lui : 'Tain, t'es chiant. Hé, c'est Desproges qui avait raison : on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui !
Moi : Ah ? Donc tu assumes le fait que ton humour est un mécanisme d'exclusion sociale ?
Lui : Quoi ?
Moi : Bon, assieds-toi, ça va être long.

Lui : Pffff, avec des mecs comme toi, on peut rien dire de toutes façons.
Moi : C'est marrant ça quand même : tu me dis qu'on peut rire de tout, mais si visiblement, si on t'enlève une de tes cibles, on ne peut plus rire de rien. Pourtant, si on retire un élément à l'infini, ça ne fait pas rien. Même Chuck Norris sait ça.
Lui : Non, mais si on commence par un truc...
Moi : D'ailleurs, ce qui est aussi rigolo, c'est que alors que tu peux rire de tout et, je suppose, de tout le monde, tu choisis de rire précisément de certains groupes. Dans le cas présent, ce sont les femmes, mais plein de gens adoptent la même défense que la tienne pour bien d'autres minorités.
Lui : Mais tout le monde le fait, ça permet de se comprendre ! On le prend pas au sérieux. C'est de l'humour, c'est ça que tu veux pas comprendre.
Moi : Mais l'humour, c'est terriblement puissant. Dans leur livre Logiques de l'exclusion, Norbert Elias et John Scotson montrent par exemple que l'un des mécanismes les plus efficaces dont dispose une communauté pour tenir à l'écart les nouveaux venus, ce sont les ragots.
Lui : Ah ! Ça n'a rien à voir : les ragots et l'humour, c'est pas la même chose.
Moi : Et pourtant... Les deux fonctionnent sur le mode de l'anecdote : ils essayent de donner une image très concentrée du monde et, finalement, de dire une vérité. D'ailleurs, il n'est pas rare d'entendre dire "c'est drôle parce que c'est vrai !".
Lui : Ah oui ? Et qui dit ça ?
Moi : Homer Simpson par exemple, généralement après qu'un comique ait fait de subtiles blagues sur les différences entre les Blancs et les Noirs. Un bel exemple de conscience des mécanismes du stand-up et de beaucoup d'autres formes d'humour, et en même leur dénonciation.



Lui : C'est une référence scientifique ça ?
Moi : Au moins un exemple d'humour intelligent, qui dévoile les ressorts de cet humour qui vise certaines catégories. Pour que cet humour fonctionne, il est essentiel que l'on puisse diviser le monde entre eux et nous.
Lui : Mais arrête ! On fait aussi des blagues sur les mecs !
Moi : Oui, donc on divise bien le monde entre eux et nous, femmes et hommes, l'essentiel étant de savoir où on se place. On peut le faire avec d'autres catégories. Dans tous les cas, on suppose l'étrangeté de l'autre. Quand tu dis qu'on ne peut pas rire avec n'importe qui, c'est ça que tu dis finalement : tu choisis avec qui tu veux rire, et tu exclus les autres.
Lui : Oui, les gens qui ont pas d'humour. Il y a des femmes qui trouvent ça drôle.
Moi : Et donc tu t'autorises à dire aux autres qu'elles ne devraient pas se sentir blessées par ton humour ?
Lui : Bah oui, il faut pas se braquer.
Moi : Imagine que tu sois pauvre, tu vis dans la misère, et là, débarque un mec riche, un héritier, qui t'explique que, bon, quand même, faut pas commencer à te plaindre.
Lui : Je vois pas le rapport.
Moi : Et imagine maintenant qu'il t'amène à une fête avec tous ses copains aristocrates, tous nés avec une cuillère d'argent dans la bouche et des pampers en or. Et là, ils se mettent tous à se moquer de ces ouvriers qui sont vraiment trop cons quand même, et paresseux quand même. Toi, tu as vu ton père se lever tous les matins à l'aube pour aller trimer à l'usine, sans jamais se plaindre. Tu te sentirais bien ?
Lui : Mais c'est pas pareil...
Moi : Et pourquoi ? Si tous ces gens t'expliquaient que c'est de l'humour et que tu n'as pas à te sentir mal, tu le prendrais sûrement mal. Quand un dominant explique à un dominé comment il doit ressentir les choses, il ne fait qu'exercer sa domination. Dans le cas des hommes qui expliquent aux femmes ce que c'est que d'être une femme, on appelle ça du "mansplaining".
Lui : Et c'est pas ce que tu es en train de faire là ?
Moi : Humm... Non, je n'explique pas aux femmes comment elles doivent se sentir. Je te dis juste, à toi, que tu n'as pas à le faire. Et vu que je ne te dis pas comment vivre ta condition d'homme ou de classe sociale, non, décidément non.
Lui : Et les femmes qui rient, ce sont pas des femmes, c'est ça ?
Moi : Pas plus que celles qui ne rient pas. Alors pourquoi écouter les unes et pas les autres ? Surtout qu'il peut être assez difficile de ne pas rire justement : ne pas rire, c'est être sanctionné comme étant dépourvue d'humour, et finalement exclues...
Lui : Bon d'accord, mais c'est pas ça le problème au fond. Je t'ai dit : de toutes façons, on y croit pas à ces trucs, c'est de l'humour.
Moi : Tu crois que ça fait une différence ? Ce n'est pas moins blessant pour ceux que tu vises.
Lui : Mais là, on est entre mecs, ça ne blesse personne.
Moi : Donc revoilà l'exclusion sociale...
Lui : Mais c'est pas comme si j'allais discriminer les femmes après.
Moi : Tu crées juste les conditions pour.
Lui : Arrête un peu, c'est pas parce que tu fais des blagues sur les blondes que tu vas violer une nana en sortant.
Moi : Oh, au niveau individuel peut-être pas, mais tu entretiens et tu diffuses l'idée que les femmes sont fondamentalement différentes des hommes, sont comme ceci ou comme cela, et finalement sont inférieures aux hommes sur bien des plans.
Lui : Tu sais, quand on rit, on sait que c'est pas sérieux.
Moi : Tu crois ? Récemment, l'anthropologue Robert Lynch a fait une expérience amusante. Il a fait passer un questionnaire au public d'un spectacle de stand-up pour connaître leurs opinions politiques. Et puis il a mesuré à quelles blagues ils riaient, et s'ils riaient forts.
Lui : Il y a des gens qui ont rien à faire de leur vie...
Moi : Pourtant, les résultats sont intéressants, notamment face à une blague sexiste comme celles que tu affectionnes tant. Les gens qui ont les vues les plus traditionnalistes des rapports hommes-femmes, qui pensent que les hommes sont fait pour bosser pendant que bobonne reste à la maison, sont ceux qui rient le plus aux blagues sexistes.
Lui : Non, mais attends, c'est ça les trucs sur lesquels tu bosses toi ? Le mec découvre que les gens rient à des trucs où ils se retrouvent ? Mais c'est ça qu'est trop drôle en fait ! Putain de découverte !
Moi : Tu as raisons : on dit parfois que les sciences sociales se contentent de "stating the obvious", de constater ce qui est évident. Mais tu sais quoi ? Ce truc évident, ça fait cinq bonnes minutes que tu me dis que c'est faux...
Lui : Hein ?
Moi : Tu me dis que les gens ne croient pas à ce dont ils rient. Là, je te donne un élément qui va dans le sens contraire, et ça te semble évident. En fait, comme tout le monde, ça ne te semble évident qu'après coup. Comme quoi, "stating the obvious", c'est pas complètement inutile. Il y a même des super-héros pour ça.
Lui : Bon, si tu veux, mais moi, j'y crois pas à ces trucs.
Moi : Peut-être. Mais tu devrais alors te poser la question des gens avec qui tu rigoles... Et d'ailleurs, c'était ça que voulait dire Desproges à la base : il disait qu'il n'avait pas envie de rire avec quelqu'un comme Jean-Marie Le Pen...
C'est ça le sens du "on ne peut pas rire avec n'importe qui" (tu noteras d'ailleurs qu'il commence par "stating the obvious" lui-aussi). Tu as envie de rire avec Marine Le Pen ?
Lui : Moyennement.



Moi : Et ben voilà : en choisissant de qui ou quoi tu ris, tu choisis aussi avec qui tu ris. C'est pour cela que le choix est important : le rire, ça te situe socialement.
Lui : Tu veux dire que ça dit à quelle classe j'appartiens ?
Moi : Oui, mais pas seulement : ça dit aussi à quelle fractions de classes tu appartiens. Et ça dit surtout à quels groupes tu appartiens ou tu veux appartenir. Des groupes qui peuvent avoir des comportements politiques ou éthiques très précis. Et surtout, ça dit à quels groupes tu n'appartiens pas. Bourdieu disait "les goûts sont avant tout des dégoûts". C'est aussi vrai du rire.
Lui : Et tout ça, c'est pas de l'exclusion sociale ?
Moi : Si bien sûr. Mais l'exclusion sociale est une sanction. Il faut juste savoir pour quoi et à qui on l'applique. L'humour a un grand pouvoir, et un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Tu peux rire de tout, ça ne veut pas dire que tu peux le faire n'importe comment.
Lui : Et donc il y a des groupes protégés ? Genre les femmes, on peut pas en rire ?
Moi : Tu n'écoutes pas. Si ta blague est une sanction, pour qu'elle soit drôle, il faut accepter la norme qu'il y a derrière. Ta blague, elle fait rire parce qu'il y a le sexisme derrière, parce que celui qui t'écoute accepte l'idée que oui, quand même, les femmes, elles sont un peu comme ça. Si ce n'était pas le cas, tu pourrais faire une blague du genre "hé, toutes les femmes sont bleues à pois verts", et ça serait drôle.
Lui : Ben tu vois, c'est bien pour ça que c'est drôle.
Moi : Non, c'est juste déprimant de voir des gens qui se croient au top de l'humour parce qu'ils recyclent des blagues dont même l'almanach Vermot ne voudrait plus. Si on peut rire de tout, on devrait pourvoir rire d'autres choses que de blagues qui n'étaient déjà plus drôles il y a cinquante ans non ?
Lui : Pffff... c'est chiant tout ça. T'es chiant comme mec.
Moi : Je sais, je suis payé pour ça. Mais qu'est-ce que tu veux, comme le disait un autre grand homme, "l'humour est une chose trop sérieuse pour être laissé à des rigolos".
Lui : C'est qui qui dit ça ?
Moi : Marcel Gotlib
Lui : Qui ?
Moi : Ah, je crois que je viens de trouver la source de tous tes problèmes. Reste assis, on n'a pas fini...

Note : ce dialogue est évidemment fictif, bien qu'inspiré de nombreuses discussions réelles : personne n'est capable de m'écouter aussi longtemps.
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