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La critique ou la mort

C'est une anecdote bien connue des cinéphiles : la première version de la fin du film La petite boutique des horreurs (Frank Oz, 1986) n'a pas été diffusé en salle. Le réalisateur voulait conserver le dénouement original de la comédie musicale : la plante carnivore Audrey II mange les deux héros, Seymour et Audrey, puis se lance à l'assaut du monde dans une longue séquence pleine d'effets spéciaux. Mais lors des projections tests, le public réagit mal, visiblement choqué par la noirceur de ce final. Bien qu'elles aient coûté la modique somme de 5 millions de dollars (sur un budget de 25 millions), ces 23 minutes de film sont abandonnées et une nouvelle fin, plus heureuse, est tournée. C'est celle que découvrira le public en salles. Il faudra attendre 2012 pour que la "mauvaise fin" soit rendue en DVD, et fasse même l'objet d'une projection où elle sera accueillie avec des applaudissements.

Cette petite histoire peut nous apprendre beaucoup de choses sur l'actualité, sur ce film que l'on dit volontiers "censuré" ou sur es statues que certains abattent alors que d'autres voudraient les maintenir en place. Mais pour y parvenir, il va falloir faire un petit détour par la sociologie de l'art.

En effet, l'histoire de La petite boutique des horreurs illustre de façon frappante l'une des propositions théoriques centrales que développe Howard Becker dans Les Mondes de l'Art (1982, 1988 pour l'édition française) : une œuvre d'art n'est jamais simplement le produit d'un individu ni même d'un collectif d'artistes mais de tout un "monde de l'art" qui inclut aussi le ou les publics, les intermédiaires, les personnels de supports, les critiques, les discours, les théories artistiques, la commercialisation, etc. Chacun de ces acteurs participe à la définition de l'objet final, à ce qu'il est possible de faire ou de ne pas faire, à la forme qu'il va adopter et au contenu qu'il va avoir, à la façon dont on comprend, reçoit, interprète l’œuvre. Contre la vision romantique d'un artiste libre créant dans l'isolement de son génie une œuvre pure, Becker souligne au contraire le caractère collectif de toute création, depuis sa génèse jusqu'à sa reconnaissance - même l'art brut a besoin d'être découvert et étiqueté pour être reconnu comme relevant effectivement de l'art et non de l'artisanat, du loisir ou de l'expression de la folie.

Ainsi, "l'offre" et "la demande" d'art, pour le dire avec des termes simples, participent tout autant à la création, le public participe à la définition de l’œuvre : ses attentes, ou au moins la façon dont les producteurs d'art, artistes ou non, les perçoivent, déterminent les formes possibles qui peuvent être travaillé et les significations qui peuvent en être tirées. Le public de cinéma de 1986, du moins celui auquel Frank Oz et ses producteurs voulaient s'adresser, n'était peut-être pas prêt à un finale teinté d'humour noir, contrairement à celui des comédies musicales de la même époque.

Il existe, bien sûr, des œuvres qui, selon la formule consacrée, "ne trouvent pas leur public", mais cela manifeste bien qu'il y a eu un échec et que, donc, les attentes de ce dit public avaient été intégrées dans la conception de l’œuvre bien que de façon erronée. Généralement, les producteurs d'art cherchent à parler à un public et imaginent donc ce que celui-ci veut, quitte à se dire qu'ils savent mieux que celui-ci - il peut même s'avérer qu'ils aient raison.

Ce premier élément d'analyse invite à tenir compte de la façon dont les producteurs d'art prennent connaissance des attentes de leur public. Ceci peut se faire, notamment, au travers d'intermédiaires qui ont eux-mêmes une influence de ce fait sur la production finale. Giancarlo Volpe, showrunner du cartoon Green Lantern, a par exemple raconté comment s'était passé un "focus group" sur un épisode : après la diffusion du dessin-animé, les jeunes spectateurs sont répartis en quatre groupes, trois pour les garçons en fonction de leur âge... et un pour toutes les filles quelque soit leur âge. Si on y ajoute les interprétations particulières de celui qui conduit le test - les questions des enfants deviennent, pour lui, de la "confusion" - on se rend compte que ce dispositif génère des biais particuliers et "produit" la demande beaucoup plus qu'il ne la mesure.

Il faut aussi comprendre que, pour que certaines formes d'art existent, elles doivent produire leur propre public. Dans une de ses conférences, Borges note ainsi qu'il "existe aujourd'hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de romans policiers" et que "ces lecteurs [...] ont été engendré par Edgar Poe". Je laisse aux spécialistes le soin de dire si la généalogie est exacte, mais le fait est que l'existence du roman policier a demandé la formation non seulement d'un groupe de lecteurs mais aussi et surtout d'une façon particulière de lire : Borges s'amuse d'ailleurs à imaginer comment un lecteur de polar pourrait comprendre l'incipit du Quichotte s'il le lisait comme un de ses livres de prédilections. On pourrait en dire autant du lecteur de science-fiction, du lecteur de bande-dessinée - à qui il fallut bien apprendre ce que signifiait ces étranges nuages remplis de texte au-dessus de la tête des personnages -, du spectateur de cinéma - qui dût comprendre que, non, le train n'allait pas sortir de l'écran pour l'écraser... On peut ainsi supposer qu'entre 1986 et 2012, le public de cinéma a été habitué à des formes de narration différentes et est devenu plus à même de recevoir la fin initialement prévue pour La petite boutique des horreurs.

Cette formation du public ne se fait pas par sa mise en contact avec des œuvres toutes formées, mais par des formes d'initiation plus progressives. Les nouvelles de Poe qui, selon Borges, fondent le roman policier contiennent par exemple des éléments de réflexions presque philosophies en leur début pour justifier l'existence d'un personnage comme Auguste Dupin, premier détective de la littérature. Elles ont contribué à former, dans le vocabulaire de Becker, un "monde de l'art" : une fois celui-ci en place, avec ses auteurs, ses lecteurs mais aussi ses théories, son esthétique, ses critiques, ses voies de distribution, ses cadres cognitifs, de telles étapes d'initiation ne sont plus nécessaire. Ainsi, lorsque Arthur Conan Doyle introduit, plus tard, Sherlock Holmes, il peut faire l'économie de ce type de justification, de même que les auteurs contemporains. De la même façon, Le Seigneur des Anneaux a institué un certain nombre d'attentes chez le lecteur de fantasy de telles sortes que les auteurs d'aujourd'hui n'ont plus à consacrer autant de pages à raconter l'histoire de leur univers avant de rentrer dans le vif du sujet. Il faudra d'ailleurs avoir un certain parcours de lecteur pour accéder à certaines œuvres : commencer par Le Silmarillon est par exemple une mauvaise idée, quand bien même Tolkien considérait l'ouvrage comme supérieur à sa plus célèbre trilogie. Si l'on n'est pas suffisamment engagé dans le monde de l'art de la fantasy, on risque de ne rien y comprendre...

Cette analyse ne se limite pas bien sûr aux œuvres "de genre", comme on dit joliment (et parfois avec un certain mépris). Le lecteur de littérature "générale" ("blanche", "mainstream", dites-le comme vous voulez) et celui des "classiques" n'en est pas moins formé et produit. C'est même l'une des missions de l'école de produire ce lecteur, en initiant à un rapport particulier aux textes - très différent, par exemple, du lecteur de polars ou du lecteur de science-fiction ou de fantasy (à ma connaissance, il n'existe pas d'équivalent de wookiepedia pour Proust, et c'est bien dommage).  On peut même ajouter qu'il est sans cesse reformé et reproduit : si l'on continue à lire ces fameux "classiques", c'est parce que l'on est formé pour, parce que tout un monde de l'art formé de lecteurs, de critiques et de commentateurs nous apprend à les lire et à les rendre actuels. Ce qui rend Balzac pertinent aujourd'hui, ce n'est pas seulement la force de ses textes, c'est aussi ce travail continuel du monde de l'art pour manifester et mettre en scène cette pertinence. Là encore, Borges l'avait parfaitement dit dans une autre de ses conférences :

Hamlet n'est pas exactement le Hamlet que Shakespeare a conçu au début du dix-septième siècle, il est le Hamlet de Coleridge, de Goethe et de Bradley. Il a été recrée. Et Don Quichotte également. Il en va de même avec Lugones, et Martinez Estrada, Martin Fierro n'est plus le même. Les lecteurs petit à petit ont enrichi le livre.
Quand nous lisons un vieil ouvrage c'est comme si nous parcourions tout le temps qui a passé entre le moment où il a été écrit et nous-mêmes.
Sans ce travail de réinscription des œuvres dans des mondes de l'art présent, les oeuvres ne pourraient plus exister pour la simple et bonne raison qu'il n'y aurait plus de public pour les recevoir, les comprendre et les apprécier. De ce point de vue, les œuvres sont plus des processus que des objets. Elles sont fluides, leur sens et leur signification peut et même doit évoluer, et elles débordent largement leur support matériel, si tant est qu'il existe, pour se constituer plutôt comme des assemblages fait d'objets, de discours, de pratiques, et d'humains.

Maintenant que tout ça est posé, quel est le rapport avec l'actualité présente ?

Depuis quelques jours, beaucoup de professionnels de l'indignation permanente s'indignent de ce que HBO ait retiré le film Autant en emporte le vent de sa plate-forme de streaming. Ils crient à la censure et même à l'autocensure, sans que l'on sache trop ce que ce dernier terme vient faire là-dedans ni ce qu'il recouvre exactement. Même lorsqu'on leur met sous le nez que le retrait n'est que temporaire et que le film reviendra accompagné d'une mise en contexte, leur indignation ne faiblit pas - il faut dire que pour bon nombre d'entre eux, c'est leur seule façon d'exister médiatiquement et que eux aussi se sentent tenu de donner à leur public ce qu'il attend. Pour eux, il y a là une véritable menace sur l'art, sur les œuvres, sur la civilisation, l'univers et le reste (je tire une certaine satisfaction intellectuelle de savoir que les personnes concernées seront peu nombreuses à saisir cette citation).

En passant par l'analyse de Becker, on peut comprendre que le public contemporain n'est sans doute pas prêt à recevoir Autant en emporte le vent comme par le passé. Le racisme et le révisionnisme historique du film ne peut plus être ignoré - ce n'est pas que l'on invente quelque chose qui n'est pas dans le film, c'est que la mise en scène d'esclaves heureux de leur sort et d'Etats confédérés paradisiaques ne peut plus jouir de la même complicité avec le public qu'auparavant. De la même façon que nous ne pouvons plus lire Hamlet sans toute l'histoire de celui-ci, nous ne pouvons plus voir Autant en emporte le vent sans toute l'histoire de la critique qui a eu lieu depuis sa sortie.

Le public pour le film n'existe donc plus. Son monde de l'art s'est écroulé. La mise en contexte de l’œuvre est dès lors le seul moyen de la rendre à nouveau accessible : de produire un public qui, comprenant ce à quoi il a affaire, pourra choisir, en connaissance de cause, de visionner le film sans en nier le racisme mais en se concentrant, par exemple, sur d'autres qualités cinématographiques. Loin de procéder à une censure - le film n'est d'ailleurs frappé d'aucune interdiction et toujours facilement disponible... -, cette opération est précisément ce qui la rend accessible, ce qui lui permet de continuer à exister comme œuvre plutôt que de sombrer dans l'oubli comme un souvenir gênant que l'on doit oublier...

C'est un phénomène tout à fait classique. Bon nombre d’œuvres d'art voient, avec le temps, leur public disparaître. Quand nous visitons un musée, bon nombre de tableaux ou d'objets nous seraient parfaitement étrangers s'il n'y avait ces petits cartels pour nous expliquer de quoi il s'agit, ce qu'il faut y voir et comment on peut les lire. Les inscrire dans une histoire de l'art, dans des discours contemporains, dans des enjeux politiques et artistiques contemporains. Pour prendre un exemple que les contempteurs de l'époque ne connaissent que trop bien, le 1984 d'Orwell ne prend sens aujourd'hui que parce qu'il a été constamment travaillé et contextualisé pour que l'on puisse faire le lien avec notre situation contemporaine. Ce serait encore mieux, évidemment, si tous ceux qui y font référence pouvaient effectivement se tourner vers son contenu et celui de ses exégèses plutôt que de répéter des lieux communs, mais bon, rien n'est parfait en ce bas monde...

Sans ce travail de mise en contexte, les œuvres disparaissent, un peu comme ces statues qui, laissées dans l'espace public sans explication, sans investissement de sens, en vienne à n'être que des pièces de mobilier urbain couvertes de chiures de pigeon - on les voit peut-être, mais sans les regarder, comme si elles étaient invisibles. Les manifestations à leur encontre, loin de témoigner d'un mépris ou d'une ignorance de l'histoire comme certains veulent le faire croire, sont au contraire le signe d'un souci et d'une connaissance de cette histoire et de l'importance de celle-ci. Elles sont le signe d'un passé vivant, que l'on questionne et que l'on interroge, plutôt qu'un folklore mort ou oublié. Il ne s'agit pas, évidemment, de dire qu'il faut qu'il soit contesté pour que le passé soit vivant mais bien qu'il doit susciter une émotion, de la curiosité à la tristesse en passant par la colère. Et pour cela, la mise en contexte est nécessaire : les plaques commémoratives ne prennent sens qu'à partir du moment où l'histoire qu'elle donne à voir est déjà connue, l'école faisant ici ce travail. Les statues qui aujourd'hui suscitent la colère seraient sans doute plus à leur place dans des musées qui pourraient s'en servir comme support pour raconter des pages difficiles de notre mémoire collective...

Ainsi, la critique, comprise comme l'activité de questionnement et de production de discours et de savoirs sur les œuvres, apparaît comme une condition indispensable à leur conservation et à leur pertinence. C'est à ce prix que peuvent se constituer des mondes de l'art qui à la fois les rendent accessibles et les façonnent. Il est de ce point de vue amusant de voir qu'alors que les mouvements féministes et anti-racistes proposent d'enrichir et de multiplier nos lectures des œuvres en percevant des implications et des niveaux de sens trop souvent ignorés, les soi-disant défenseurs de la Culture avec un grand C en sont réduits à souhaiter que l'on se contente de révérer en silence les œuvres du passé - ce qui signifierait rien de moins que la disparition de ces œuvres. En la matière, le choix est pourtant simple : la critique ou la mort.

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Un moment de magie

Juillet 2002. Je monte dans le train à Béziers, direction Nîmes. Une amie m'a invité au concert de David Bowie. Je connais un peu, mais sans plus, plutôt fan de Queen. Elle a tenue à ce que l'on parte tôt. Arrivés à 10h00 devant les Arènes, on n'est pas le premier. Une trentaine de fans attendent déjà. On prend nos places, on s'assoit par terre. Les portes doivent ouvrir à 18h. Derrière nous, les gens s'amassent. La file finira par faire le tour du monument. Dans l'attente, ça parle français et anglais. Un mec passe et distribue des flyers : il vend sa collection consacrée à Bowie. On rigole sur son adresse mail "majortom". On entends les prix de revente des billets : certains les proposent à 1500€. Le temps passe. On discute d'un peu de tout et beaucoup de rien. Je vais chercher des sandwichs. La foule contraste de plus en plus avec le vide des rues de l'écusson. Je sens qu'il va se passer quelque chose.



18h. Les portes s'ouvrent. On rentre presque en courant. Si on est venu si tôt, c'est pour être proche de la scène. C'est au quatrième rang que l'on finira. Nouvelle attente, à nouveau assis. Je vois les barrières toutes proches de nous. Des techniciens s'agitent encore sur scène. Les gradins se remplissent beaucoup trop vite. Un vendeur en fait le tour, jetant avec une précision hallucinante ses confiseries à chacun de ses clients. Les habitués l'applaudissent. Les premières parties démarrent. D'abord un trio avec un chanteur haut en couleur, qui agite des manches à balais surmontés de tête de poupées. Ensuite, un duo de rap qui se fait huer. Le public s'impatiente, et ce n'est pas ce qu'il est venu voir. On appelle "Bowie ! Bowie !". Enfin, un, puis deux, puis trois techniciens montent sur les projecteurs. Applaudissements. Le début est tout proche. La nuit, elle, est déjà là. Il doit être 22h.

Au cœur de la musique. Bowie s'arrête et s'adresse à son public. Il se met à nous parler du Mistral - qu'il prononce sans accent - ce vent qui balaye les Arènes depuis le début de la soirée. Il l'annonce : il va capturer le Mistral. Il ouvre la poche de sa veste, fait un petit bond gracieux, la refermer.

Le vent s'arrête.

Il sourit, nous dit qu'il va le relâcher. Ouvre sa poche. Je sens le vent me soulever les cheveux et le bruit caractéristique que fait le Mistral. Je ne suis visiblement pas le seul : la foule part dans un long applaudissement.

Pendant un instant, ce jour de juillet 2002, j'ai cru que Bowie pouvait contrôler le vent. J'ai cru qu'il était capable d'enfermer le Mistral dans sa poche et de le relâcher à sa guise. Evidemment, il lui suffisait de compter le temps entre les bourrasques, même si faire ça tout en chantant n'est pas une mince affaire. Evidemment, c'était peut-être aussi, sûrement, mon imagination, mon envie d'y croire, ou encore son charisme. Mais pour un temps, fut-il très court, j'y ai cru. Comment ce bref moment de magie a-t-il été possible ?

Pour le comprendre, il faut tenir compte du contexte où je me trouvais : la longue attente, sous le soleil de Nîmes, les conversations passionnées, pas toujours compréhensibles, autour de moi, la foule, 12 000 ce jour-là, et ses moments d'absurdité inévitable, lorsqu'une file d'attente se lève et se met en mouvement sans raison apparente avant de rester à nouveau immobile, mais debout, quelques heures de plus... Difficile de ne pas croire, alors, qu'il va se passer quelque chose d'exceptionnel. Difficile de ne pas croire à la magie.

Il faut aussi tenir compte de tout ce qui précède et prépare ce moment et ce concert. Dire que Bowie avait du charisme est à la fois un euphémisme et une explication incomplète. C'est un charisme conquis de haute lutte, par un travail acharné et continuel de construction de soi, de son image et de son légende. Lors de sa première tournée américaine, Bowie est loin d'être une star. Il ne remplit pas encore les salles de concert. Qu'importe : il vit et surtout dépense comme une star. A force de socialisation anticipatrice, il arrive à convaincre qu'il en est. Tout au long de sa carrière, chacun de ses gestes, chacun de ses choix, chacune de ses tenues, chacune de ses apparitions réponds à cet impératif. Un travail de chaque instant. Bowie s'est employé à construire le public dont il avait besoin. Sa plus belle créature.

C'est qu'il faut, enfin, tenir compte de la musique. Plus que tout autre, Bowie avait compris que sa musique était un travail, et un travail de care : il s'agissait de prendre soin de l'autre, de ses émotions, de ses sentiments, de proposer un support pour l'auditeur. "Oh no love you're not alone". Proposer la bonne émotion n'est pas affaire de spontanéité ou de sensibilité. Dans le bouquin qu'il consacre à Bowie, le philosophe Simon Critchley rapporte :

Je me souviens d'une interview du guitariste Robert Fripp, qui décrivait le comportement de Bowie en studio à la fin des années 1970. Le chanteur écoutait une piste instrumentale et s'efforçait scrupuleusement, encore et encore, de trouver la bonne vibration émotionelle quand au moment de chanter. Quoi de plus faux et artificiel que ce procédé ? La vraie musique ne doit-elle pas venir tout droit du coeur, n'est-elle pas une émotion qui fait vibrer les cordes vocales pour atteindre le conque fragile de nos oreilles ? [...] La vérité de Bowie est inauthentique, totalement calculée et construite. Mais elle sonne vrai. Elle paraît cohérente et nous convainc. Nous entendons cette vérité et nous disons oui. Silencieusement ou, parfois, de vive voix.

Bowie avait compris qu'il y a deux façons de faire de la magie, et il avait choisi la plus difficile. C'est-à-dire celle qui marche. Ce n'était pas de la magie à coup de miroirs, de fumée et d'autres "trucs". C'était de la magie à coup de travail et de sueur, de ratures et de recommencement. De la magie par le labeur. Par la mobilisation des autres : en convaincant un petit cercle d'abord, il pouvait ensuite les envoyer convaincre un cercle plus grand. Il y a des fans de Bowie parce qu'il y a(vait) des fans de Bowie. Un réseau invisible mais serré qui produit la croyance et qui, comme tout le décorum de chaque concert et de chaque apparition, place le futur fan dans l'état physique et émotionnel adéquat pour recevoir la bonne nouvelle. La routinisation du charisme sans transformer celui-ci. Voilà tout ce qu'il fallait pour que, pendant une seconde, je puisse croire qu'il contrôlait le vent. Voilà tout ce qu'il fallait pour qu'une seule de ses chansons marche. Pour que nous soyons à même d'écouter Bowie.

David Bowie est mort juste après avoir sorti son dernier album. Jusqu'à la fin, il aura fait de la musique et jusqu'à la fin, il aura été Bowie. Dans "Whatever Happened to the Caped Crusader ?", Neil Gaiman fait dire à un Batman qui assiste à toutes ses morts possibles : "la fin de l'histoire de Batman, c'est qu'il est mort. Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? Prendre ma retraite et jouer au golf ?". Bowie était comme Batman. Il s'était fait personnage de fiction comme un super-héros se déguise en chauve-souris géante. Que pouvait-il faire d'autre ?

Bowie est mort. Il reviendra. Je ne peux pas croire que la mort le retienne longtemps. "You don't get Heaven or Hell. Do you know the only reward you get for being Batman? You get to be Batman".

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Ces corps tabous

Si vous avez sorti la tête hors de la couette -- ou, dans mon cas, hors de votre thèse -- pendant cinq minutes ces derniers jours, vous n'avez pas pu rater la "polémique" lancée par notre Jean-François Copé national (enfin, je dis "notre", il est pas plus à vous qu'à moi... certainement pas à moi en tout cas) autour d'un livre pour enfant intitulé Tous à poils !. Un livre qui montre des gens nus dans le but explicite de montrer aux enfants les différences qui peuvent exister entre les corps des individus. Cela m'inspire une petite réflexion, qui ne portera pas sur la reprise politique de cette affaire. Je la pose là. Vous en faites ce que vous voulez.

Laissons de côté la question des enfants pour l'instant, et posons-nous cette simple question : combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe ? La réponse peut paraître évidente : plein. La publicité ne s'en prive pas, il y a des magazines entiers consacrés à cette question avec des angles d'approches extrêmement différents (et parfois catégorisés avec un raffinement certain), le cinéma et les autres médias qui sont appels à l'image ne sont pas les derniers en la matière. Et je ne parle même pas du genre cinématographique qui s'est entièrement dédié à la mise en image des corps plus ou moins dénudés ainsi qu'à leurs éventuelles rencontres (c'est bon, l'allusion est suffisamment claire ou il faut que j'en rajoute des caisses dans l'euphémisme ?).

Oui mais... on peut déjà noter une inégalité. Le corps des femmes est en la matière beaucoup plus mis en scène que le corps des hommes. Même dans les films et les sites Internet qui vous demandent poliment votre âge avant d'aller plus loin, l'essentiel de la production est destinée à un public hétérosexuel et masculin, et, de ce fait, se concentre sur les corps féminins, ne laissant que peu d'occasion au spectateur de s'intéresser à la plastique des gens de son sexe. De toutes façons, il sera peu amené à regarder ça de près, ce serait mal vu et cela pourrait amener quelques soupçons quant à sa "virilité". Bref. Toujours est-il que, pour une femme, pouvoir se comparer avec d'autres corps féminins est infiniment plus aisé tant ils sont présents. Il doit même être difficile d'y échapper. Hum. Est-ce que ça ne pourrait pas avoir un petit côté... ? Non, gardons ça pour plus tard peut-être.

Soulevons d'abord autre chose. Ces corps que nous voyons finalement de façon assez courante sont le plus souvent des corps sélectionnés. Leur présence dans notre champ de vision et dans notre expérience est le résultat d'une série d'opération de sélection de la part de tout un ensemble d'acteurs sur lesquels nous n'avons que peu de prises. Les corps des mannequins dans les magazines ont été choisis par des couturiers, des photographes, des spécialistes de marketing, des éditeurs, etc. Chacun avec ses positions, ses dispositions, ses objectifs, ses contraintes, ses desiderata. S'il s'agit des corps des acteurs masculins dans un film, c'est la même chose : l’œil du directeur de casting, du réalisateur, des producteurs, etc. est passé par là. Ces sélections peuvent considérablement variées d'un univers à l'autre. Les critères pour choisir un modèle pour les pages lingeries du catalogue de la Redoute ne sont pas les mêmes que pour Vogue qui ne sont pas les mêmes que pour un film pornographique. Le corps masculin mis en scène pour un public hétérosexuel et masculin ne fait pas l'objet de moins de soins : comparez donc Hugh Jackmann en couverture d'un magazine destiné aux hommes et d'un magazine destiné aux femmes. La jeunesse et la minceur ne sont que les critères les plus évidents.


Et si nous nous intéressons à des corps que l'on ne voit pas au travers d'une simple image mais qui peuvent se voir "en vrai", il n'y a pas moins de problèmes. Le corps de la modèle Adriana Lima peut se voir "en vrai" dans un défile de Victoria's Secret :


Pour autant, ce corps est le produit d'un investissement assez conséquent, qui ne peut que nous faire prendre conscience qu'être modèle est bien un travail en soi et pas une simple activité que l'on fait parce qu'on en a l'opportunité, et encore moins la simple continuation d'une féminité "innée" :

For months before the show, she works out every day with a personal trainer; for the three weeks before, she works out twice a day.
A nutritionist gives her protein shakes, vitamins and supplements to help her body cope with the work out schedule.
She drinks a gallon of water a day.
For the final nine days before the show, she consumes only protein shakes.
Two days before the show, she begins drinking water at a normal rate; for the final 12 hours, she drinks no water at all. She loses up to eight pounds during this time.

Lisa Wade, à qui j'emprunte ici cette réflexion, le compare très justement au travail des body builders, d'autant plus qu'il s'agit dans les deux cas de livrer une performance très courte... Ces corps ne durent que le temps d'un show.

Donc si nous nous posons la question : "combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe sans que ce corps n'ait été sélectionné par tout un ensemble d'acteurs qui ont le plus souvent pour but de le magnifier ?", la réponse est beaucoup plus compliquée. Le mieux que nous pouvions dire serait "rarement". Il peut arriver que nous nous trouvions en position de voir une autre personne nue, mais le plus souvent sans qu'il nous soit autorisé de regarder vraiment : pour ne pas mettre la personne mal à l'aise, on sera amené à détourner le regard (s'il s'agit d'une rencontre fortuite) ou à "voir sans regarder" (si, par exemple, on se trouve dans le vestiaire d'une salle de sport).

Il ne s'agit évidemment pas de dire que l'on devrait tous en permanence se foutre à poil et s'observer avec une loupe. Constatons simplement que, lorsque l'on est hétérosexuel, on n'a peu de chances de connaître un autre corps de son sexe à part le sien. Peu d'occasions de se comparer à autres choses qu'à des performances corporelles bien particulières plutôt qu'à des corps dans leurs états quotidiens, leurs évolutions, leurs variations, et bien sûr leurs diversités. Les points de comparaison qui nous restent peuvent nous être présenté tantôt comme des exceptions notables -- la plupart des corps masculins musclés -- ou comme des états naturels et allant-de-soi -- la plupart des corps féminins utilisées par la mode et l'érotisme. Ce sont finalement nos corps quotidiens et communs qui sont tabous, et non les corps magnifiés que l'art et les industries culturelles n'ont cessé de mettre en scène. Cela éclaire peut-être un peu le scandale que peut provoquer un petit livre pour enfants.
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Eléments pour une sociologie des Social Justice Warriors

Vous avez sans doute entendu parler de Justine Sacco, cette spécialiste des relations publiques qui, suite à un tweet d'humour raciste, a fait l'objet d'une campagne de dénonciation sur Twitter, au point d'en perdre son emploi (sinon, lisez-en un rapide résumé et une analyse stimulante ici). Ne vous en faites pas, je ne vais pas en profiter pour reprendre la question de l'humour : si vous ne voyez toujours pas ce qu'il y a de problématiques avec ces "blagues" qui ne font rire personne, je ne peux plus rien pour vous. Non, il y a d'autres choses à dire à propos de cette histoire qui, bon an mal an, n'est ni la première ni, certainement, la dernière. En fait, quand j'en ai eu vent, elle m'a immédiatement rappelé autre chose : les prises à partie contre les "voleurs de sexe" dans certains pays africains. Ceux-ci peuvent en effet nous fournir un cadre pour interpréter ce qui se pense lorsque Twitter, Facebook ou Tumblr s'enflamment.

Qu'est-ce que cette histoire de voleurs de sexe ? C'est une rumeur apparue au Nigéria dans les années 1970 et qui s'est par la suite répandue dans toute l'Afrique : à la suite d'un contact physique, vous pouvez vous faire voler votre sexe (essentiellement masculin) ou perdre vos érections. La peur du vol de sexe a donné lieu à plusieurs lynchages en pleine rue de prétendus voleurs de sexe.

Face à ces histoires, l'attitude courante en Occident a été de lever un sourcil moqueur à propos de ces pauvres Africains "pas assez rentrés dans l'Histoire", encoure soumis à leurs croyances magiques et shamaniques, ces grands naïfs qui ne jouissent pas de notre belle rationalité à nous qu'on a, et puis, bon, faut reconnaître que c'est un peu de leur faute tout ça. Et pourtant, l'affaire de Justine Sacco montre que nous avons aussi nos propres lynchages publics, certes moins physiquement violents, mais pas tellement différents dans leur logique.

Quoiqu'il en soit, l'anthropologue Julien Bonhomme s'est penché sur la question sans s'encombrer des préjugés colonialistes qu'il est si facile d'avoir sur ces questions. Ce qu'il montre, c'est que loin d'être les restes d'une Afrique enfoncé dans les croyances magiques, la rumeur des voleurs de sexe est le produit de la modernisation et de l'urbanisation rapide de l'Afrique. L'image qu'il donne ainsi est celle d'une Afrique engagé à toute vitesse dans une mondialisation qui transforme en profondeur les relations sociales.

Avec l'urbanisation rapide, conséquence de l'extension de la mondialisation, les individus expérimentent de nouvelles interactions, rapides, anonymes, stressantes : le trafic urbain typique, celui qu'analysait la première école de Chicago en son temps, quand un patelin américain se transformait, en quelques décennies, en une mégapole moderne. Obligés de se croiser, les individus urbains, en Afrique comme en Europe, doivent faire preuve d'une certaine réserve, faire attention, comme le disait Goffman, à ne pas faire perdre la face à l'autre, à protéger autant leur intégrité que celle des autres. Il faut maintenir une certaine distance sociale pour pouvoir vivre avec les autres.

Ainsi, Julien Bonhomme montre que les "vols de sexe" interviennent dans des situations où cette réserve, où cette distance sociale n'était pas respecté. Dans des cultures où cette distance est très courte, où l'on n'accepte pas forcément de se brosser les cheveux avec le même peigne que les autres membres de sa famille, le faible encadrement des relations urbaines les rends difficiles à vivre. Et les accusations de "vols de sexe" deviennent un mécanisme de contrôle social qui réaffirme la norme. Phénomène renforcé par les médias de masse, qui contribuent à transformer la peur de l'inconnu croisé dans la rue en peur de l'étranger menaçant la nation. Une fois de plus, on voit la modernité de cette rumeur, qui n'a finalement que bien peu à voir avec quelques croyances ancestrales...


Revenons à Justine Sacco. Il y a finalement peu de différences entre son cas et celui des voleurs de sexe. Qu'a-t-elle fait ? Son tweet a fait "perdre la face" à certaines personnes : il a attaqué leur intégrité sociale, leur identité sociale et leur représentation du monde. Comme le passager indélicat qui vous marche sur les pieds pour monter plus vite dans le métro, elle a enfreint la distance sociale qui doit être maintenu dans les interactions courantes, surtout avec des inconnus. Les protestations sont ainsi une réaffirmation de la bonne distance à avoir. Nous ne sommes pas si différents des Africains que nous prenons facilement de haut... Chez nous, ce sont ceux que l'on nomme parfois "Social Justice Warrior" qui réagissent : ces individus qui sur les réseaux sociaux, et notamment Tumblr, se font un devoir de dénoncer les propos racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou autre qui pulullent sur la Toile.

Mais poussons l'analyse plus loin. Pourquoi Justine Sacco a-t-elle enfreint cette norme ? Une hypothèse : elle a mal évalué la bonne distance à avoir sur Internet. Son tweet (voir ci-dessus) se voulait, rappelons-le, un trait d'humour (vous savez ce que j'en pense...). Et elle a pu, comme d'autres, s'étonner que d'autres ne comprennent qu'elle n'était pas sérieuse, que c'était pour rire, et que, hein, bon, si on peut plus faire des blagues maintenant, et la liberté d'expression bordel ? Sans doute cette "blague" n'aurait pas posé de problèmes dans un contexte différent, dans un cercle familial ou amical où elle n'aurait affecté l'intégrité de personne - surtout si ce cercle n'est constitué que de Blancs partageant des représentations communes sur l'Afrique (ça se voit que je fais de gros efforts pour ne pas écrire "racistes", non ?). Mais elle a fait cette blague sur Internet... Un lieu où se rencontrent les groupes, où se recouvrent les cercles, et où, immanquablement, on finit par rencontrer des inconnus. De la même façon que l'urbanisation a transformé les relations sociales en rapprochant les individus et en leur demandant de faire preuve de plus de distance pour respecter les autres...

Les prises à partie sur Internet comme celle de Justine Sacco sont courantes. Elles ne sont pas le produit de la bêtise ou de l'irrationalité des utilisateurs des réseaux sociaux, encore moins la conséquence d'une culture du "politiquement correct" dont nous rebattent les oreilles des pseudo-rebelles-vrais-conservateurs qui pensent que dire "les Noirs sont des singes" ou "les femmes, c'est des putes", c'est être à la pointe de l'audace et de l'originalité. Elles sont plutôt la conséquence d'un rapprochement et d'une multiplication des interactions entre individus différents - à des années lumières du déclin de la sociabilité qu'on nous promet/décrit à intervalles réguliers - qui demandent à ce que l'on trouve la bonne distance à tenir entre soi et les autres, à ce que l'on établisse des normes sur ce qu'il est acceptable de dire et de faire quand on se doit de vivre avec les autres. Il y a des gens qui appellent ça le "vivre ensemble". Pas sûr qu'ils y aient toujours réfléchis.


Une dernière chose encore. On aurait tôt fait d'interpréter ce genre de prise à parti comme du "communautarisme" : des communautés soucieuses de chacune se protéger contre les autres, chacune réclamant reconnaissance et respect. Rien ne serait plus faux. Si on reprend la distinction classique de Tönnies entre communauté et société, c'est même tout l'inverse. Les communautés sont des groupes qui exercent un fort contrôle sur leurs membres, tous semblables, et peuvent se mettre à l'abri de l'influence des autres groupes. Ici, au contraire, nous avons des individus qui ne se connaissent pas, qui ont des relations beaucoup plus lâches, qui ne sont certainement pas des semblables, mais qui se trouvent devoir cohabiter... Un phénomène qui est typique, finalement, des sociétés. Où justement il devient impossible de faire des blagues "communautaires", c'est-à-dire qui ne font rire que les membres de sa communauté au détriment des autres communautés... Et si les "social justice warriors" nous rappelaient simplement que nous vivons en société ?
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Assumer son humour (à la con)

Parfois, les sites de presse publient des infos. Parfois, ils publient des analyses. Et parfois, on ne sait pas trop ce qu'ils publient. C'est le cas avec cet article de Slate "Harry Potter et les zombies à la fac, ou l'overdose «des cours à la con» façon générateur". L'auteur y parle vaguement de l'arrivée de cours de Cultural Studies dans le monde académique français. Mais plutôt que d'expliquer de quoi il s'agit - le terme même de Cultural Studies n'apparaît nulle part... - ou de proposer une réflexion sur la chose, elle se contente de proposer un générateur de "cours à la con". Evidemment, des personnes engagées à divers degré dans les sciences sociales se sont énervées contre l'article, moi y compris. Et se sont vues répondre que c'était du second degré, et qu'il fallait avoir un peu d'humour. Ach... l'humour... Vous connaissez le reste. Mais prenons cela au sérieux (non, ce n'est pas une tentative de blague pourrie) : si c'est de l'humour, de qui se moque-t-on ? (ça non plus). Faisons une petite étude de cas.







Comme j'ai pu l'évoquer précédemment
, l'humour repose essentiellement sur un décalage : vous voyez un homme marcher dans la rue, il glisse sur une peau de banane, décalage, c'est drôle. Ce décalage peut être plus ou moins fort, et surtout peut être obtenu de diverses façons. Il ne s'agit pas forcément d'une rupture, comme dans l'humour non-sensique ou absurde : une exagération peut être également efficace, tout comme la révélation de quelque chose que tout le monde pense vrai mais ne dit pas - le fameux "c'est drôle parce que c'est vrai" (qui est souvent faux et simplement l'affirmation d'un pouvoir, mais j'ai déjà parlé de cela avant).

Partant de là, on peut comprendre comment l'humour de l'article en question peut fonctionner : il s'agit de jouer sur le décalage entre d'un côté le sérieux généralement prêté au monde académique et de l'autre le contenu inhabituel des cours en question. De là, on peut penser qu'il y a peut-être une volonté sincère d'être drôle derrière l'article. Disons qu'on peut lui accorder le bénéfice du doute.

Avant d'aller plus loin, notons que le résultat est parfois... étrange. Tenez, ce résultat, l'un des premiers sur lequel je suis tombé en lançant le générateur et qui, je dois le supposer, devrait m'apparaître décalé d'une façon ou d'une autre :


Il faudra peut-être expliquer à l'auteure que les recherches anthropologique sur la magie et la sorcellerie ne sont pas franchement nouvelles, y compris dans le contexte français : 1977 pour la publication de Les mots, la mort, les sorts, référence en la matière, et qui traite de la sorcellerie en Mayenne... Alors je suppose que c'est le "dans le monde numérique" qui doit provoquer en moi une certaine hilarité... Auquel cas je ne pourrais que conseiller la lecture du bouquin de Jeanne Favrett-Saada qui devrait nous mettre à l'abri de nos prétentions à penser que les croyances magies se sont retirées de notre monde moderne...

Mais je pinaille. Disons que c'est un hasard du générateur. Même si je me demande ce qui est drôle dans les intitulés suivants que le générateur m'a donné : "Rhétorique de la propagande visuelle dans le monde de l'Islam" (c'est où que c'est "à la con" au juste ?), "Comprendre la masculinité dans l'oeuvre de Nietzsche" (non sérieusement, vous croyez qu'on ne s'est jamais posé de questions sur Nietzsche ?), ou encore "Politique de la pensée constructiviste dans le monde numérique" (peut-être un peu post-moderniste, mais à quel moment je suis censé rire au juste ?)... Soyons honnête, je vois mieux l'intention humoristique dans "Géographie de la société et Oprah Winfrey", même si je n'en suis toujours pas à me rouler par terre en suffoquant.

Notons cependant qu'il existe (au moins) deux façons d'obtenir le décalage en question. On peut confronter le côté guindé de l'université française à la nouveauté d'objets de recherche réclamant un nouvel état d'esprit, et remettant en cause des frontières traditionnelles et désuètes. On peut au contraire confronter la légèreté des objets choisis, leur trivialité, au sérieux réclamé par l'université et l'enseignement supérieur. L'article fait clairement le choix de la deuxième option. Il n'y a aucun doute là-dessus. L'auteure prend même la peine d'enfoncer le clou en invoquant l'argument monétaire :

Mais ces cours ont-ils vraiment leur place dans la maquette pédagogique de grandes universités aux frais de scolarité très élevés –10.000 euros l’année à Sciences Po, 20.000 euros le semestre à NYU?

Comme pour toute interaction, l'humour réclame, comme le dirait Goffman, un cadre. Le cadre n'est pas seulement fixé par l'article qui vient expliquer pourquoi c'est drôle ("ahahah, regardez comment on gâche l'argent des étudiants !"), mais aussi par l'appel un cadre pré-existant. Le fait de simplement évoquer les titres des cours et de dire "regardez, c'est drôle !" suppose que l'on tienne pour acquis que les éléments contenus dans ces titres n'ont rien à faire à l'université, qu'ils ne sont pas à leur place, qu'ils sont décalés, et donc drôles... Autrement dit, il faut tenir pour acquis une hiérarchie culturelle bien précise. Si on ne pense pas que, par exemple, Harry Potter ou les Zombies, sont illégitimes, déjà ridicules, la blague ne peut tout simplement pas être drôle. Derrière cette blague, il y a donc le mépris culturel. Et ce mépris vise des pratiques populaires : si l'article met en avant, par son titre, Harry Potter et les Zombie, ce n'est pas par hasard. Certains des titres générés peuvent pourtant contenir le nom de Marcel Proust, mais cela gêne visiblement moins l'auteur qui écrit "une tendance très américaine, consistant à étudier au même titre que Proust et le néo-libéralisme des concepts qui, a priori, ne le méritent pas: les vampires, Star Trek, la magie noire ou Oprah Winfrey..." (notons donc que Proust mérite d'être étudié, mais la magie noire non... Non, je ne vois pas non plus la logique). Ce mépris culturel correspond à un mépris de classe. Enlevez-le, retirez ce contexte où certaines pratiques sont attribuées aux classes populaires et considérées comme de faible valeur, et il n'y a tout simplement plus lieu de rire. Si vous acceptez l'idée que Games Of Throne fait jeu égal avec Proust ou Zola, alors le titre suivant n'est plus drôle. Parce que l'on a pas attendu une "tendance américaine" pour s'interroger sur le genre dans l'oeuvre de Proust...


Il est important de comprendre que dans un tel humour, la question "de qui se moque-t-on ?" est une bonne question à se poser. Car on se moque bien de quelqu'un. L'humour sert d'arme critique. Ce n'est en rien nouveau : Aristophane, déjà, utilisait l'humour de cette façon. C'est pour cela qu'il est toujours étonnant de voir déjà expliquer que "ce n'est que de l'humour", "du second degré", et que ce n'est pas bien grave. On imagine difficilement Molière écrivant "bon, écoutez, le Tartuffe, c'était juste pour la déconne, je ne voulais critiquer personne, c'était du second degré". Non : il assumait de vouloir "corriger les mœurs par le rire". Plus proche de nous, un autre générateur de titre avait été crée il y a quelques temps par Libération : un générateur de titres de la presse hebdomadaire. Il aurait été bien étonnant de voir ses créateurs dire "non, mais on ne voulait pas critiquer le Point et l'Express, un peu d'humour quoi".

De ce fait, l'article en question consiste bien en une critique des cours cités. Que ce soit de l'humour n'y change rien. C'est un humour qui surfe sur une forme de mépris culturel et de mépris de classe. Sans ces éléments, une fois de plus, l'article ne pourrait de toutes façons pas exister. Qu'il s'agisse d'un humour critique n'est en soi pas un problème, puisqu'il s'agit de l'une des fonctions classiques de l'humour. Encore faut-il l'assumer. Malheureusement, c'est toujours là qu'intervient le fameux "mais c'est juste de l'humour !". Le problème est que, quand on fait de l'humour qui s'appuie sur un mépris culturel ou un mépris de classe, on peut se rendre compte qu'on ne fait pas rire les bonnes personnes : par exemple, on peut faire rire les conservateurs qui pensent que seule la culture classique a droit de cité dans l'université, tandis que l'on énervera ceux qui essayent de promouvoir les Cultural Studies en France. Cela me rappelle une vieille rengaine... Qu'est-ce que c'était déjà ? Ah oui... "On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui".
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Economie politique du geek

Mar_Lard a remis ça : un nouvel article pour souligner toutes les pratiques et tous les comportements sexistes qui pourrissent la culture geek. Travail impressionnant qui devrait, a minima, lancer une certaine réflexion. Comme précédemment, les réactions sont parfois... Bref. L'une d'elle, relativement courante, peut s'exprimer en des termes mesurés - comme ici par exemple : elle consiste à discuter de ce qu'est un geek, pour dire qu'au final, c'est pas moi, c'est les autres. Les informaticiens mettront ça sur le dos des gamers, et je connais des gamers PC qui mettent ça sur le dos des gamers consoles, lesquels disent que c'est seulement les Kévins de 14 ans qui jouent à Call of Duty... Bref. Ceux qui adoptent cette ligne de défense évoquent également parfois le fait que leur identité de geek a été blessée, qu'ils sont ou ont été victimes de discriminations, et n'hésitent pas à se comparer à des groupes historiquement oppressés comme les Noirs, les Juifs, les Arabes ou même les femmes. Il n'est du coup peut-être pas inutile d'essayer de penser un peu différemment ce que sont les geeks.

L'idée sous-jacente à la comparaison avec les minorités, c'est que les geeks sont un groupe occupant une place dans une structure sociale hiérarchique. Elle n'est pas fausse en soi, mais il faut alors rendre compte du système d'oppression en question. Par exemple, on peut montrer que les écoles américaines fonctionnent comme un "système de caste", et l'on peut effectivement y repérer des catégories dominantes (les cool kids et autres jocks) et des catégories dominées ou oppressées : parmi celles-ci, on trouve certes les geeks, mais également d'autres groupes en dessous, dorks et autres losers de toutes sortes. Je ne parle même de la position des femmes là-dedans, le plus souvent ramenées au rang de trophées que s'approprient les castes supérieures au détriment des castes inférieures.

Le problème est la transposition à la France ou, plus généralement, à tout univers social hors du système scolaire américain. Si l'école française n'est pas un univers de bisounours, le système de caste y est plus mou, moins organisé, et moins bien défini que le système américain. Nos racketteurs n'ont pas le nom de "bullies" et ne s'incarnent pas dans des représentations culturelles populaires. La popularité est importante, mais elle n'a pas d'institutions de mesure comme le bal de fin d'année, les year books, les rencontres sportives qui mobilisent toute la communauté extra-scolaire. Il y a des affrontements entre groupes, mais ceux-ci ont une hiérarchie moins formalisée : où placer exactement les gothiques et les metalleux ?

Et lorsque l'on sort du système scolaire, les choses sont encore plus délicates : de quelle oppression souffrent exactement les amateurs de jeux vidéo ou les défenseurs du logiciel libre ? Il est difficile de voir quels emplois on leur refuse, quelles positions sociales leur sont interdites, ou à quelle violence ils font face. Autant de choses que connaissent, pourtant, les minorités oppressés auxquelles certains voudraient se comparer. Peut-être s'attire-t-on parfois un regard un peu condescendant ou rigolard de certains. Depuis que j'ai repris Magic, je m'y confronte parfois. Et essayer d'expliquer Terry Pratchett à un collègue prof de français reste une expérience unique. Mais il est difficile de trouver ce que cela interdit aux individus.

Mais surtout définir ainsi les geeks revient à passer à côté de l'essentiel. Des pratiques culturelles dominées ou illégitimes, il y en a plein, et elles ne se limitent pas à celles de la culture geek. Les adeptes du tuning ou les amateurs de Plus Belle La Vie sont sans doute plus oppressés que le fan de Final Fantasy ou le libriste militant. Avouer une passion pour Justin Bieber a plus de chances de faire de vous un objet de moquerie, voire de vous exclure de certains cercles, que d'expliquer que vous passez vos nuits à coder. Au contraire, ce dernier point peut vous aider à rentrer dans une grande école ou à obtenir un emploi. C'est plus que douteux pour ce qui est d'un goût musical illégitime. De ce fait, définir les geeks simplement comme ceux qui ont des pratiques culturelles dominées est insuffisant : il faut tenir compte du contenu de ces pratiques. Et pour cela, il faut penser les geeks comme un mouvement culturel.

Des mouvements culturels, vous en connaissez : les impressionnistes, les préraphaélites, les sur-réalistes, le rock, le street-art, le punk, le dadaïsme... complétez la liste à votre guise. Il ne s'agit jamais simplement de groupes d'artistes partageant une identité commune, ni même simplement de groupes d'individus reconnus et se reconnaissant entre eux comme l'indiquent les définitions sociologiques les plus classiques. Ces groupes englobent également des spectateurs, des mécènes, des partisans divers - bref, ce sont des "mondes de l'art" au sens de Becker. Et ils ont un objectif : proposer, promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport spécifique aux productions culturelles. Il s'agit en effet à la fois d'imposer celles-ci comme "normales" ou légitimes et de faire naître chez ceux qui les produisent et surtout les consomment certaines dispositions et certains états - émotionnels, intellectuels, etc. - spécifiques. Les sur-réalistes, par exemple, ne se contentent pas d'exister dans leur coin : le groupe lui-même a pour but de produire la compréhension du sur-réalisme, et notamment les émotions qui s'y rattachent.

Cette définition est basique et mériterait d'être enrichie - en particulier en distinguant des mouvements culturels tournés vers l'extérieur et qui cherchent à s'étendre de mouvements culturels qui restent centrés sur eux-mêmes. Mais on peut comprendre qu'elle s'applique bien aux geeks. On peut caractériser ceux-ci par un rapport particulier à certaines productions culturelles : une façon de les consommer, de les appréhender et même de les sentir. Celle-ci n'est peut-être pas partagée par tous ceux qui se revendiquent geek, mais on peut gager qu'elle présente certaines spécificités qui permet de l'isoler par rapport à d'autres - on pourrait du coup tout aussi bien l'appeler "chaussette", mais gardons geek, c'est quand même plus pratique. Et surtout, l'engagement dans la promotion de ces pratiques va de pair avec la confrontation à certains problèmes communs - en particulier comment faire face à l'incompréhension et au regard des autres - qui fait naître à la fois culture et identité geek.

Si on s'en tient à ce que défend Samuel Archibald (qui participa, il fut un temps, à une émission radio séminale sur le sujet, comme quoi, hein), on peut faire remonter la forme particulière de consommation des geeks, la "culture participative" à Sherlock Holmes. Les fans de Conan Doyle se sont en effet caractérisés très tôt par un trait marquant : ils ne se contentent pas de recevoir l’œuvre du maître, mais cherchent à y participer. Ils protestent lorsque l'auteur tue son héros, et finissent par en obtenir le retour. Ils vont par la suite se mettre à produire des histoires complémentaires, une connaissance, un commentaire de l’œuvre qui vient à faire partie de celle-ci. La pratique des fan-fictions, l'engagement des geeks auprès des producteurs pour tenter d'influencer le contenu des produits, la distinction entre canon et non-canon : voilà déjà une caractéristique importante du mouvement culturel geek. Il est l'exemple le plus parfait, peut-être, de ce que l'on appelle les "cultures participatives".

On peut y ajouter cet autre point : les geeks s'intéressent à des produits issus des industries culturelles. Ils s'intéressent à la production de masse, à des objets reproductibles et reproduits, au merchandising, etc. : de Star Trek à Star Wars, de Conan le Barbare et autres pulps aux jeux vidéo, les produits consommés s'opposent à ceux de la culture légitime sur bien des points. Mais la spécificité des geeks est de ne pas s'arrêter là - Plus Belle La Vie est aussi un pur produit des industries culturelles. Les geeks appliquent à ces biens peu légitimes un mode de consommation savant. Ils sont collectionneurs, historiens, critiques, commentateurs. Ils trouvent dans certains de ces biens des qualités esthétiques et littéraires et, par leur lecture, essayent de les faire vivre, de les rendre manifestes à tous, et donc d'élever la valeur de ces produits.

En un mot, on peut caractériser les geeks par leur rapport aux biens des industries culturelles. Ils contribuent activement, par leur pouvoir d'élection, à en modifier et en élever la valeur. S'ils choisissent une série, un film, un comic, un jeu vidéo, un logiciel ou ce que vous voulez, ils ont le pouvoir d'en modifier le sens et donc la valeur. Et ce de façon très concrète : ce sont le prix des choses qui sont affectés. Si vous ne me croyez pas, regardez le prix de n'importe quel jouet Star Wars. Ou regardez comment ils peuvent donner de la valeur à Linux au point de faire exister un système d'exploitation gratuit contre les machines marketings les plus puissantes du monde.

Bref, définissons le geek par sa position économique, par son économie politique. En un mot, le mouvement geek accepte les principes de l'industrie, de la production de masse, de la reproductibilité des œuvres, du déclin de l'artisanat - ce mode de production où chaque objet est unique et sacré. Il déplace nettement le centre de gravité de l'économie vers le consommateur, désormais légitime à intervenir, y compris de façon très directe, dans la définition voire la conception du produit. En même temps, il cherche à subvertir ces principes en réinjectant de la singularité voire en questionnant la propriété, notamment intellectuelle. En un sens, le mouvement geek est travaillé par cette tension, et j'aurais presque envie de le définir au travers de celle-ci.

Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. Aujourd'hui, le mouvement geek voit arriver de nouveaux adeptes. Et les réactions que cela provoque sont pour le moins étrange par rapport à son histoire et à ce qu'il est. Restons sur le cas des femmes. Certaines d'entre elles s'engagent dans la culture geek, et se mettent à faire ce que les geeks ont toujours fait : elles cherchent à participer à la définition des biens qu'elles consomment. Dans le monde des comics ou des jeux vidéo, elles questionnent les représentations et font valoir leur point de vue. Dans le monde des libristes, elles soulèvent également des problèmes divers de sexisme. L'article de Mar_Lard contient suffisamment d'éléments là-dessus. Elles s'engagent aussi massivement dans les fan-fictions, un moyen de réappropriation de contenus culturels qui portent la marque de leurs prédécesseurs masculins. Bref, je le répète, elles font ce que les geeks ont toujours fait : participer aux produits culturels qu'elles consomment.

Et là, d'un seul coup, ça coince. Les protestations s'élèvent. On leur reproche de vouloir changer des choses dans les œuvres qui pourtant n'ont jamais été à l'abri de la pression de leurs fans. Lorsque des fans modifient le premier Zelda pour permettre d'incarner Zelda plutôt que Link (même chose pour Super Mario Bros ou Donkey Kong), ils s'en trouvent certains pour protester au nom de la pureté de l'oeuvre originale qu'il ne faudrait surtout pas affecter. Pourtant le "Because if Miyamoto won't, we will" que l'on trouve dans l'article qui présente la démarche est un pur concentré de geekisme, tout comme le bidouillage.



On trouvera aussi quelques exemples de protestations sur ce forum par exemple - y compris un petit génie qui dit "Je me suis permis de modifier la Joconde, afin d'y intégrer le visage de ma douce. Léonard ne m'en voudra pas, c'est de l'amour..." en se croyant plein d'ironie (le pauvre, s'il savait). Un autre termine son message par "Et finalement n'est ce pas une façon de nier que le jeu vidéo est un art ?".

Et voilà donc le mouvement geek rattrapé à ce que Georg Simmel avait appelé "la tragédie de la culture". Adepte d'une philosophie vitaliste, Simmel souligne que la vie, la subjectivité de l'individu, ne cesse de vouloir échapper aux règles objectives de la société et de sa culture. Mais lorsque l'individu ne parvient à se libérer qu'en inventant de nouvelles règles, qui deviennent elles-mêmes objectives, créent une nouvelle culture, dont il faudra également se libérer. C'est donc une tragédie : nous ne nous libérons qu'en devenant à nouveau esclave. Le mouvement geek qui promouvait un rapport nouveau et libre aux biens culturels se cristallise face à ses nouveaux venus en un ensemble de règles et d'injonctions auxquelles il leur demande de se plier. Mouvement des exclus de la culture légitime, il en vient à définir lui-même une "culture geek légitime".

Revenons à notre point de départ. Décrire les geeks comme un mouvement culturel donne une toute autre vision de ce qui se passe. Celles et ceux qui, aujourd'hui, dénoncent le sexisme dans la culture geek ne cherchent ni à oppresser ses membres, ni à détruire cette culture. Ils et elles cherchent plutôt à se l'approprier, à se faire une place dans le mouvement, en fait à continuer le travail qu'il a commencé. Car c'est peut-être cela qui se perd le plus facilement de vue : ce que promeut le mouvement geek en terme d'acceptation et de participation à la culture. J'avoue que je me demande de plus en plus si les geeks sont bien dignes d'être des geeks.
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L'économie est un jeu (et un bon)

A l'incitation d'un ami (que je ne dénoncerais pas ici), j'ai ressorti mes vieilles cartes Magic de leur boîte à chaussure. On a fait quelques parties, et ça aurait pu s'arrêter là. Sauf que non. J'ai fais une rechute. Soudain, comme au temps de ma folle jeunesse, une partie de mon espace mental se trouve occupé par le conception de decks, l'optimisation de stratégies, la comparaison des cartes et de leurs prix...*. Bref, je suis pris par le jeu. En faut-il si peu pour me détourner de la sociologie ? Non, bien sûr. Car, au détour d'un article spécialisé sur l'utilité d'une carte, il me vient à l'esprit que ce que je vis au travers de Magic est finalement ce que nous fait vivre au quotidien l'économie et, peut-être, le capitalisme. L'économie, en fait, est un jeu. Et plutôt du genre addictif.

Qu'est-ce que c'est que ce truc, là, "Magic" ? Il s'agit d'un jeu de cartes à collectionner, en fait le premier du genre, et celui qui domine très largement le domaine. Je ne vais pas me lancer dans une description par le menu des mécanismes du jeu, tenons-nous en à l'essentiel pour comprendre mon propos. Dans le mode de jeu dominant, des joueurs s'affrontent en un contre un, chacun apportant son propre paquet (deck) de 60 cartes. Les decks sont construits : il existe actuellement plusieurs milliers de cartes différentes. Il faut les collectionner en achetant des assortiments divers de celles-ci, la forme dominante étant le booster de quinze cartes (un exemple ci-dessous). Ajoutons que chaque carte a une rareté (commune, peu commune, rare, mythique) qui la rend plus ou moins difficile à trouver dans les assortiments, et que l'on peut donc recourir à l'échange ou, plutôt, à un marché secondaire de la carte à l'unité - ce qui donne lieu à des cotations sur lesquelles je reviendrais peut-être une autre fois.

Un exemple de booster

Le jeu lui-même simule le combat entre deux magiciens qui lancent des sorts et envoient des créatures au combat. Il se base sur un ensemble de règles (relativement) simples, mais qui sont sans cesse modifiées par les cartes. Par exemple, une règle stipule qu'un joueur ne peut avoir plus de sept cartes en main et qu'il doit se défausser des cartes excédentaires à la fin de son tour. Mais il existe plusieurs cartes qui, si elles sont en jeu, annulent cette règle. Autre exemple : la solution classique pour gagner une partie est de ramener le nombre de "point de vie" de l'adversaire à zéro, mais on peut aussi gagner en lui donnant dix marqueurs "poisons" ou en ayant 200 cartes dans son jeu si une carte le dit... ou encore on peut avoir une carte qui interdit que l'on perde la partie.

Le résultat, c'est donc des parties qui sont le résultat de combinaisons complexes des règles, des cartes et des stratégies des joueurs. C'est du reste ce qu'espérait Richard Garfield, créateur du jeu et spécialiste des mathématiques combinatoires :

Je crois que mon intérêt pour les mathématiques est né de cette même partie de moi qui m'attire vers les jeux: ma passion pour la résolution de problèmes. J'étais professeur de mathématiques jusqu'à l'année dernière. J'ai toujours créé des jeux en amateur parce que je ne pouvais jamais trouver de jeux qui retiennent mon intérêt. [...] L'idée Magic est issue de 'Rencontre Cosmique'. Les règles de ce jeu étaient relativement simples, mais sa variété était infinie parce que vous jouiez avec une sélection aléatoire de pouvoirs extraterrestres et de cartes spéciales qui pervertissaient ces règles, ce qui donnait un nouveau jeu à chaque partie. Je trouvais fascinant la façon dont une bonne stratégie pour ce jeu reposait sur l'analyse des combinaisons possibles dans l'environnement du moment, et que ces combinaisons étaient presque maîtrisables mais pas totalement. Je pensais que c'était comme cela que la magie devait être, non une science comme on peut en voir décrites dans les livres ou les jeux, toute faite de listes et de formules, mais pas non plus à la merci des lubies de l'auteur ou des joueurs, comme on en trouve dans les pires livres ou les pires jeux.

Une carte tirée de l'extension parodique Uninghed

Autrement dit, on se trouve face à un univers fondamentalement imprévisible - ne serait-ce que par le fait que l'on tire ses cartes au hasard au fur et à mesure du jeu - mais qui semble au moins en partie maîtrisable. Ce caractère est renforcé par ce que l'on appelle le "métagame" : dans chaque format de jeu (un format prescrivant et interdisant les cartes disponibles pour la construction des decks), il faut tenir compte des stratégies dominantes joués par les adversaires. Si un type de deck est dominant, il faut construire le sien de tel sorte à pouvoir le battre, ce qui peut impliquer de le fragiliser face à d'autres stratégies dont on fait l'hypothèse qu'elles seront moins courantes.

Comment réagissent les joueurs face à cette situation ? Regardons pour cela un article publié dans le magazine français Lotus Noir dans son numéro d'avril-mai dernier, et intitulé "Bien utiliser extraction chirurgicale" (il s'agit de comment utiliser une carte, hein, pas de comment réaliser une opération à cœur ouvert). J'en reproduis quelques extraits :

Le "net-decking" (qui consiste à recopier la liste d'un deck qui a fait une bonne performance pour le jouer à un tournoi ultérieur) est un comportement parfaitement rationnel, logique et efficace. En fait, j'irais même jusqu'à le recommander si cela correspond à votre approche du jeu : tout le monde n'a pas le temps de jeu nécessaire pour élaborer une liste novatrice, la tester, l'optimiser.

Nous voilà dans un exercice typique d'optimisation, tellement bien formulé qu'on pourrait le trouver dans un manuel d'économie. Mais le reste de l'article va plus loin. Il s'intéresse au "side", c'est-à-dire un ensemble de quinze cartes dans lequel on peut décider de puiser entre deux manches d'une partie pour adapter son deck à la stratégie adversaire. La question porte sur la carte "Extraction chirurgicale", carte relativement faible dans l'absolu mais mortelle contre certaines stratégies :

[C]ette carte est une source brute de card disadvantage. Sauf dans le cas rare où vous attraperez une carte dans la main adverse, lorsque vous jouez une Extraction, vous allez dépenser une ressource précieuse (une carte piochée) pour ne rien faire directement sur la situation de la partie. [...] En gros, votre adversaire était dans une certaine situation avant que vous jouiez cette carte et, après, à court terme, il est toujours exactement dans la même situation.

Là, il faut s'intéresser au vocabulaire : les termes "card advantage" et "card disadvantage" sont si important dans le monde de Magic qu'ils bénéficient de leur propre page Wikipédia (pas en français malheureusement). Le card advantage, c'est le fait d'avoir accès à plus de cartes que votre adversaire : une condition de victoire importante, puisque cela signifie un accès à plus de ressources et à plus de moyens de victoire. L'intérêt d'une carte se mesure le plus souvent à cette aune-là. Ainsi, si en une seule carte, vous vous débarrassez de deux cartes chez l'adversaire, il y a incontestablement un avantage (sous réserve que la carte en question ne soit pas trop difficile à jouer). Certaines des cartes les plus chères du jeu sont ainsi des cartes qui permettent surtout d'en jouer d'autres.

Le mythique Black Lotus : rare et surpuissant, il est coté dans les 2500€ en ce moment, et peut monter jusqu'à 8000€...

Le concept est tellement au cœur du jeu que j'ai pu le retrouver, en ressortant ma boîte à chaussure pleine de cartes, des notes que je prenais pour la construction de decks... Sans dévoiler mon âge, disons simplement que ces notes remontent, pour certaines, à la fin du collège. Je n'avais pas encore commencé à étudier l'économie que je réfléchissais déjà, dans le cadre du jeu, à des problèmes d'optimisation sous contrainte. Et pas seulement, lisons la suite de l'article :

Contre 95% des decks, le coût d'opportunité immédiat que représente une pioche consacrée à Extraction chirurgicale ne vaut absolument pas le gain futur incertain. D'autant qu'à moins d'avoir enlevé une carte jouable depuis le cimetière, ce gain n'est même pas obligatoirement réel : la partie aurait très bien pu se finir sans que votre adversaire pioche la carte que vous avez enlevée.

"Coût d'opportunité" : combien d'économiste ont pu se lamenter que cette notion centrale de leur discipline ne soit pas mieux maîtrisée par le commun des mortels ? Et voilà des gens qui pensent des heures à se prendre pour des magiciens se baladant entre les plans cosmiques qui jongle avec ça juste pour leur plaisir... En gros, jouer à Magic revient à jouer à l'homo œconomicus dans ce qu'il a de plus pur : jeu d'optimisation, d'anticipation et de rationalité, son habillage magique - qui pourrait sans doute donner lieu à plein d'interprétation délirante sur un retour dyonisiaque de la magie contre la raison... - ne cache en fait qu'un miroir de notre monde économique. Le joueur est en fait placé dans une situation très proche de la prise de décisions économiques dans un monde incertain : les traders y trouveraient parfaitement leur compte...

Or c'est ce mécanisme qui est au cœur de l'aspect addictif du jeu : le sentiment qu'il est possible de dompter le chaos apparent des cartes, et que l'on peut le faire mieux que les autres. En son temps, Roger Caillois avait identifié quatre motivations à jouer : on en retrouve ici au moins deux, l'Agon - ou le plaisir de la compétition - et l'Alea - celui du hasard.

Reste une dernière motivation, l'Ilinx, où le plaisir de la modification des perceptions, que Roger Caillois illustre surtout par les montagnes russes, la danse ou les enfants qui jouent à tourner sur eux-mêmes. En prenant l'idée dans un sens sensiblement différent, c'est aussi quelque chose qui se retrouve dans Magic, et ce n'est pas un aspect mineur : c'est peut-être ce qui fait le plus l'attrait d'un tel jeu sur la rationalité, le plaisir à percevoir l'ordre dans un monde a priori chaotique, de comprendre un univers a priori ésotérique (non par ses thématiques fantastiques mais par sa combinaison complexe de règles), de chercher à percevoir ce que les autres ne perçoivent pas encore.

Tous ces mécanismes sont aussi ceux de l'économie capitaliste, ceux auxquels sont incités à se confronter les commerçants de tous poils, les financiers de toutes formes et, de plus en plus, les travailleurs de tous niveaux - gérez votre carrière, suivez les bonnes formations, anticipez les évolutions, faites les bons choix. Au delà du contenu même des interactions qui font l'économie, leur forme a finalement un attrait ludique. Et c'est là, peut-être une des motivations les plus puissantes à s'engager dans des activités économiques parfois très complexes et très exigeantes au-delà du seul espoir du gain, pas évident pour tous, et dont l'accumulation n'apparaît pas toujours comme rationnelle.

Cela n'est cependant pas aussi simple. Roger Caillois note que les jeux sont généralement bien séparé des relations et des activités habituelles : un activité à part, avec ses propres règles et surtout sans conséquences extérieures. Si le jeu n'en est pas moins sérieux - notamment parce qu'il est un mécanisme puissant d'apprentissage - il reste normalement cantonné à sa sphère. Si Magic a pu retrouver une place dans mon espace mental, ce n'est pas sans lien avec ce caractère abstrait. Pour qu'il en soit de même pour l'économie, il faut un certain degré de déréalisation de nos actions : il faut pouvoir oublier qu'elles ont des conséquences réelles tant pour nous que pour les autres. L'économie comme jeu est donc en première analyse un privilège de ceux qui n'ont pas trop à dépendre du résultat de la partie. En seconde analyse, elle demande à ce qu'ils puissent oublier les autres ou du moins les voir comme d'autres joueurs.

Or, tout cela repose sur des dispositifs sociaux particuliers. Une partie de Magic repose à la fois sur la matérialité des cartes - qui viennent incarner la zone de jeu - et sur l'abstraction de celles-ci - leurs illustrations qui renvoient le jeu à un monde. Ce que Caillois appelle la "Mimicry", c'est-à-dire la simulation, et qui constitue la dernière motivation à jouer, a moins pour effet ici de permettre au joueur de se duper lui-même (la plupart se contrefichent joyeusement de ces histoires de magiciens voyageant entre les plans stellaires ou je ne sais quoi), que de marquer la frontière entre le jeu et la vraie vie. De ce point de vue, les dispositifs par lesquels les joueurs de l'économie abordent le monde pourraient s'analyser comme autant de moyens de déréaliser leur participation à celui-ci : les écrans et les chiffres sur lesquels les traders ont les yeux braqués par exemple participent sans doute à cela. On peut y ajouter la mondialisation : pas seulement parce qu'elle sépare, dans de nombreux cas, les joueurs des pièces de leur jeu, mais aussi parce qu'elle consiste en grande partie en la proclamation que les frontières du jeu sont telles que l'on n'a plus trop à se préoccuper des autres joueurs.

Au final, voilà une affirmation : quand l'économie est un jeu, c'est un très bon jeu, dans lequel on se laisse facilement prendre. Et voilà une question : à quelles conditions l'économie devient-elle un jeu ? Je n'ai pas de réponse tranché à cette dernière, mais il me semble que s'intéresser à un jeu comme Magic n'est pas forcément une mauvaise façon d'y réfléchir. Un dernier point mérite cependant que l'on s'y attarde : il n'est pas rare que l'on accuse les jeux (surtout s'ils sont vidéos) d'être à l'origine de toutes sortes de pathologies sociales à commencer par la violence, et l'actualité récente nous en a encore donné une sombre illustration. Mais ce qui fait le jeu se retrouve finalement ailleurs. Et on pourrait se demander ce qui est le plus grave : des joueurs qui savent qu'ils jouent ou des gens qui ne se rendent pas compte qu'ils sont en train de jouer ? Roger Caillois parlait d'un risque de corruption des valeurs du jeu dans les sociétés contemporaines. Et honnêtement, je ne suis pas sûr que celle-ci soit du côté des joueurs.

*Message à mon directeur de recherche si jamais il venait à lire ceci : tout ça, c'est de la fiction pour le blog, hein. Non, sérieusement. Je retourne en entretien là.

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Critique de la culture troll (2) : autopsie du politiquement incorrect

Dans mon précédent billet, j'ai essayé de montrer qu'il existait une "culture troll", c'est-à-dire une façon relativement routinisée de réagir au problème du troll. Le point clef me semble être une certaine tolérance au troll, dans le sens où ceux-ci sont assez systématiquement minimisés au point que la faute devient moins le trollage proprement dit que l'indignation face à ceux-ci, voire le simple fait de se sentir blessé.e. Le problème réside surtout dans le fait que cela vient valider la représentation du monde qui est celle des trolls. Dans le présent billet, je vais essayer de me plonger dans certaines productions de la culture troll, pour essayer de montrer ce qu'elle en vient à produire.

Je voudrais ici essayer de moins m'intéresser à la forme que prend le troll - celle d'une culture troll - qu'au contenu de celle-ci. Et pour cela, il faut se tourner vers le vaisseau mère, "the mother of all trolls", la matrice originelle : 4chan.

Ce site, pour ceux qui ne le connaissent pas, est sans doute celui qui a poussé l'art du troll le plus loin. Ce forum où l'anonymat est plus ou moins la norme a non seulement été le lieu de création d'un grand nombre des memes qui font les beaux jours d'Internet, des lolcats au pedobear en passant par le Rickrolling et bien d'autres, mais aussi le lieu d'incubation des Anonymous.

4chan a une caractéristique particulière pour le sujet qui m'intéresse : le troll n'y est pas un évènement ponctuel, c'est la norme. Tout s'y passe dans un esprit de provocation volontaire et surtout dans l'objectif d'être "politiquement incorrects". Comme l'indique la page Wikipédia consacrée au site :

L’orientation générale visée par les utilisateurs est la comédie et l'humour, et ce par tous les moyens possibles et imaginables. Les messages et les images postés y sont des plus divers. Il peut avoir un contenu choquant ou violent. Le langage des utilisateurs (qui se désignent entre eux par le nom de /b/tards) est toutefois peu accessible aux néophytes : un nouveau venu ne pourrait donc pas tout comprendre lors de ses premières visites. Ils sont donc invités à lurker pendant un bon moment avant de prendre part à l'activité du board15, le temps d'assimiler la culture du site, de comprendre son humour particulier, de saisir ses références implicites, de pouvoir choisir les bonnes images à poster, de comprendre à quel degré on doit prendre une remarque...

On retrouve cette utilisation du "second degré" (qui n'en est pas un) comme justification, telle que j'ai déjà essayé de l'analyser dans le billet précédent. Celle-ci a même était formalisé dans le concept du "LULZ". La page anglaise de Wikipédia consacré au site l'indique assez clairement :

Users often refer to each other, and much of the outside world, as fags.[22] They are often referred to by outsiders as trolls, who regularly act with the intention of "doing it for the lulz": a corruption of "LOL" used to denote amusement at another's expense

Qu'est-ce que le "LULZ" ? En un mot, il s'agit de la raison ultime pour faire n'importe quoi. Quoique vous fassiez, vous pouvez le justifier par le fait de l'avoir fait pour le LULZ, et vous excusez ainsi de tout débordement. L'Urban Dictionnary indique :

Lulz is the one good reason to do anything, from trolling to rape. After every action taken, you must make the epilogic dubious disclaimer: "I did it for the lulz".

4chan fonctionne véritablement comme une sous-culture - la culture troll est quelque chose de plus large, on a ici affaire à une culture 4chan, caractéristique d'un petit groupe spécifique. Elle trace une limite assez claire entre ceux qui en sont et les autres, demandant au premier de l'accepter telle quelle. Ainsi, les reproches qui sont adressés aux propos tenus sur le site sont généralement balayés par l'accusation de "ne pas connaître" et donc de ne pas comprendre l'esprit du site. C'est une stratégie rhétorique aussi courante que pratique. En effet, cela implique que si on connaît, on est forcément d'accord : il n'est pas possible de connaître et de critiquer... Du coup, on ne peut pas remettre en cause les pratiques du groupe, qui s'évite ainsi d'avoir à réfléchir dessus. Il y a d'ailleurs une probabilité non nulle pour que l'on me fasse ce reproche...

Ce qui est intéressant dans 4chan et dans l'idée du LULZ, c'est la valorisation qu'il y a derrière du "politiquement incorrect", laquelle n'est pas franchement absente de nos vertes contrées. Les channers tirent une partie de leur gloire et de leur autosatisfaction justement de leur capacité à rire de tout, à aller contre les règles, à se présenter comme des rebelles.

Quelqu'un m'a ainsi envoyé trois images tirés de 4chan qui concernent le féminisme. Il a ajouté que, selon lui, ces images étaient féministes, et même féminists plus que les féministes elles-mêmes, puisqu'elles "tapent où ça fait mal". Ce sont ces images que je vais commenter. La lecture qu'en fait mon correspondant est en effet significative : elle illustre la façon dont parviennent à se présenter les channers et, finalement, tout ceux qui capitalisent sur le "politiquement incorrect". Ces trois images ne représentent pas l'entièreté des productions de 4chan, mais se pencher sur elles permet de comprendre ce que le constat éloge du "politiquement incorrect" finit par produire.

Commençons par la première : elle est extrèmement classique, et pourrait se retrouver sans mal sur d'autres sites qui s'appuient sur ce genre d'humour comme 9gag. Et, d'une façon ou d'une autre, je pense qu'il ne serait pas impossible d'en retrouver l'équivalent chez des amuseurs aussi populaire que Cauet ou Bigard :


L'idée qu'il y a derrière est simple : les femmes ont des avantages que les hommes n'ont pas, les femmes n'ont pas d'efforts à faire pour séduire, et les pauvres hommes souffrent beaucoup parce que tout repose sur eux et qu'on leur exige des choses impossibles, comme par exemple ne pas être ennuyeux.

Réglons tout de suite un problème : non, ce n'est pas du "second degré". Le gag ne repose pas sur l'idée que ce qui est dit est faux, ou que celui qui le dit ne le pense pas. L'humour ne provient pas d'un sens différent de celui qui est exposé. Il repose tout entier sur un effet de réel : "c'est drôle parce que c'est vrai !" est la réaction attendue. Et le fait que l'on puisse l'interpréter comme "tapant où ça fait mal" en est la preuve.

Mais qu'en est-il du contenu plus précisément ? Tout repose sur l'idée que "c'est si dur d'être un homme". L'humour repose sur le fait que l'on est amené à plaindre ces pauvres hommes qui se font avoir par les femmes. On retrouve en fait un bon gros couplet masculiniste : les hommes doivent payer au restaurant, pas les femmes, c'est injuste. On peut déjà répondre simplement à cela en demandant aux hommes : accepteriez-vous de voir vos revenus réduits de 10 à 30% sur toutes votre vie en échange du fait de ne pas avoir à payer le restaurant lors d'un premier rendez-vous ? Ce serait, en outre, beaucoup plus drôle.

Mais il ne s'agit pas de justifier que les hommes payent le restaurant. Simplement de constater que, non, cela n'est pas à l'avantage des femmes. Les exemples qui sont donnés signifient que les femmes ne sont définis que par leur sexualité, que c'est tout ce que l'on attends d'eux, et que c'est en fait leur seule valeur sociale. En faire un privilège et une source de domination sur l'homme est idiot : tout cela est d'abord au désavantage des femmes. Et cela est très clair dans cette image puisque le fait que le jeu de la séduction impose aux femmes d'être uniquement passive est précisément ce qui permet à l'auteur de l'image de les déconsidérer, en les présentant comme des profiteuses... le "toutes des salopes" n'est pas loin, et il fait partie des réactions possibles sinon attendues.

Bref, sous ces dehors de "on va dénoncer les inégalités dans le jeu de la séduction", le "politiquement incorrect" de l'image en revient en fait simplement à rappeler quelques bonnes vieilles idées patriarcales. Merveilleux, non ? Restez assis, c'est pas fini.


Pour cette deuxième image, on voit que le "politiquement incorrect" consiste à attaquer les féministes. Là encore, nul second degré : l'humour ne repose pas sur le fait que l'on serait amené à comprendre quelque chose de différent de ce qui est dit, mais bien de ce qui est dit au premier degré. Et le gag réside ici dans le fait que l'on doit être amené à se dire "qu'est-ce qu'elles sont connes ces féministes...".

On me dira alors peut-être "oui, mais c'est vrai que vouloir l'égalité et considérer tous les hommes comme des violeurs, c'est pas bien". Oui, mais on nous amène surtout à croire que les femmes qui réclament l'égalité disent ou pensent aussi que tous les hommes sont des violeurs. Or, c'est simplement faux. L'humour repose ici sur un préjugé que l'on vient valider : celui qui veut que les féministes détestent les hommes. La réponse est connue depuis longtemps et les féministes passent en fait beaucoup de temps à le rappeler à des idiots qui ne se sont jamais intéressés à ce dont ils parlent :


C'est d'ailleurs ce qu'illustre la première image que j'ai constaté, puisque celle-ci repose sur l'idée que les hommes ne sont intéressés par les femmes que pour le sexe et pas parce qu'elles sont intéressantes ou parce qu'elles ont des centres d'intérêt qui leur conviennent...

Du coup, le gag vient dévaloriser la revendication de l'égalité, en reprenant également cette vieille antienne que les féministes veulent juste instaurer la domination des femmes sur les hommes. C'est un mécanisme de silenciation très puissants : toute revendication féministe étant transformée en "haine des hommes", soit on passe plus de temps à repousser ce stigmate qu'à effectivement avancer, soit on a simplement peur de s'exprimer. Là encore, loin d'une dénonciation du sexisme, on s'appuie sur des préjugés sans, je le répète, mettre une quelconque distance ou un iota de "second degré" dans l'histoire.

La troisième et dernière image ayant un fort contenu sexuel, je ne peux pas me permettre de la faire figurer ici : je vous invite donc à cliquer ici en vous mettant toutefois en garde si vous n'êtes pas dans un environnement sûr.

Celle-ci a tout pour se penser politiquement incorrecte, provocante, pour croire que l'on a fait quelque chose de profondément audacieux au nom du LULZ : elle présente le visage d'une femme après une éjaculation faciale. On le voit, c'est aussi cutting edge qu'un porno. La légende, une fois traduite, indique : "Le post-féminisme : être une femme au foyer était trop dégradant".

Je ne suis pas fan du post-féminisme, mais visiblement l'auteur de l'image n'a de toutes façons à peu près aucune idée de ce dont il s'agit. Il se contente de recycler un bon vieux principe : le "slut-shaming". Car l'idée qu'il y a derrière, et qui est au cœur du gag, c'est que le sexe est dégradant pour les femmes, surtout s'il est non-conventionnel. L'humour est censé provenir du fait qu'une pratique sexuelle consentie est par essence plus dégradante pour celle qui la pratique qu'une situation d'exploitation économique. Une fois de plus, nul second degré là-derrière : l'humour repose sur le décalage supposé entre les activités promues par le post-féminisme - le sexe - et celles que celui-ci critique - être femme au foyer - et sur la substitution d'une échelle de valeur pour les juger à celle promue par le-dit mouvement.

On est là en plein dans la société bien pensante du XIXème siècle, pour laquelle le sexe, c'est mal. En faisant honte aux femmes qui ont l'audace de s'engager dans des relations sexuelles, surtout si celles-ci ne correspondent pas au modèle de la "femme bien", on assure un puissant contrôle sur toutes les femmes : faites attention à ce que vous faites ou vous serez des putes ! C'est cela le slut-shaming. Autrement dit, on se trouve une fois de plus devant une image qui, tout en se présentant et en se croyant incroyablement audacieuse, ne fait que s'appuyer sur l'une des formes les plus anciennes de domination, et contribue au passage à la renforcer en délégitimant un mouvement qui se propose de réfléchir sur celle-ci. Le problème, soyons clair, n'est pas la critique du post-féminisme, vis-à-vis duquel j'aurais aussi des critiques, mais le décalage entre la certitude de "pointer un vrai problème" de façon "politiquement incorrecte" et le contenu réel de la chose, finalement conservateur.

Mais il y encore quelque chose à dire sur cette image : son côté "provocateur" provient de ce qu'elle met en scène une pratique sexuelle. "L'audace", si on peut parler ainsi, c'est de pouvoir montrer une éjaculation faciale. Mais qu'est-ce qui a permis cette audace ? Rien de moins que la révolution sexuelle qui a été menée il y a quelques décennies par... les féministes. Et dans l'ensemble, les autres images et toute la pratique du troll repose sur ce même paradoxe : il s'agit de capitaliser sur les avancées obtenues par des mouvements progressistes, de la liberté d'expression à celles des mœurs, pour s'autoriser la défense de positions finalement conservatrices. Ce n'est pas que sur 4chan que l'on trouve cette attitude : se servir de quelques éléments de la modernité pour défendre l'ordre le plus traditionnel, c'est ce que font, par exemple, les créationnistes en essayant de s'approprier les principes de la science pour propager les principes bibliques. C'est ce que font, finalement, tous les néoconservateurs. C'est précisément pour cela qu'ils sont des néoconservateurs...

Soyons clair : je ne suis pas en train de dire que tous les channers sont des néoconservateurs, ni même qu'ils le sont majoritairement, pas plus que je ne prétends que les auteurs des images que je critique ici sont nécessairement néoconservateurs. Les positions intimes des personnes n'ont ici qu'une piètre importance, car ce dont il s'agit, c'est ce qu'elles expriment. Il me faut d'ailleurs rappeler qu'en la matière des gens tout à fait progressistes dans un domaine s'avèrent très conservateurs quand il s'agit des femmes : c'est ainsi que les athées américains ont eu droit à leur débauche de sexisme, à laquelle a pris part Richard Dawkins. Le grand adversaire des créationnistes n'a pas hésité à adopter une position très néoconservatrices vis-à-vis des femmes. C'est ce genre de situation qui me posent question.

Ce qui m'intéresse, c'est ce paradoxe entre des personnes qui se pensent provocatrices et à contre-courant, qui se présentent comme originales et observatrices, qui se drapent dans le politiquement incorrect comme position héroïque de refus des tabous et des interdits, et leurs propos qui sont d'une banalité confondante, ne faisant que reprendre les antiennes milles fois entendues du patriarcat - que des humoristes ressassent les mêmes blagues en se pensant sans cesse novateur est extrêmement courant... En un mot, par un coup de force soi-disant humoristique, on en vient à faire passer la défense du plus vieux des systèmes de domination, la domination des hommes sur les femmes, pour un acte de rébellion et de courage.

Mon hypothèse, que je livre ici à la réflexion, est que cette situation est un produit de la norme du "LULZ" et du "politiquement incorrect". Autrement, qu'il ne s'agit pas de la déviance de quelques individus qui abuseraient de la liberté d'expression offerte par un site comme 4Chan pour diffuser des idées conservatrices (car on trouvera des idées plus variées sur ce site, même si le féminisme y est simplement absent), mais la conséquence d'une incitation à vouloir s'affranchir des normes et à "briser les tabous".

D'abord, cela fournit une justification puissante à ceux qui ont envie d'exprimer sincèrement ce genre d'idée : ce n'est pas seulement qu'ils en ont le droit, comme le leur garantit quoiqu'il arrive la liberté d'expression, c'est qu'ils peuvent s'héroïser de le faire. Une fois de plus, il faut bien se poser la question de savoir avec qui on rigole, et ce que cela dit de nous. Comme je l'ai défendu dans le dernier billet, ceux qui "vont trop loin" ne font finalement que respecter la norme au plus près. Et de vraies formes de harcèlement peuvent avoir lieu pour le LULZ. Comme il faut montrer que l'on est plus politiquement incorrect que les autres, plus audacieux, plus fort, il ne faut pas s'étonner de cela. Il y a une dynamique de compétition là-derrière qui fait le lien entre les différentes pratiques, excessives ou non. Mais cela n'explique pas encore pourquoi certains thèmes, comme le féminisme, sont plus particulièrement visés.



Le LULZ comme le politiquement incorrect consiste à se croire neutre, affranchis de toutes les règles - c'est ce que qu'illustre l'image ci-dessus. Les gens qui le pratiquent se croient et se présentent comme des purs esprits, débarrassés de toutes les pesanteurs de la société. L'anonymat sur Internet renforce cela : contrairement à ce qui s'écrit le plus souvent, le problème n'est pas tant qu'il déresponsabilise les individus qu'il leur laisse le loisir de croire qu'ils ne sont déterminés par rien. Cela va parfois jusqu'au "conseil" adressé aux femmes de ne pas signaler leur genre, et donc de se présenter sous une identité "neutre". Sauf qu'ici comme souvent "neutre" veut dire "masculin". En l'absence de toute autre indication, on supposera généralement qu'un anonyme est un homme. Et un homme blanc pourrait-on rajouter. Cela signifie concrètement que celle qui voudra rester "neutre" devra s'abstenir de tout signe qui pourrait la trahir. Pas question de parler de shopping, de son petit copain, ou, bien sûr, de son féminisme... Pour rester "neutre", il faudra adopter des thèmes de conversations et finalement une identité masculine.

Dès lors, on comprends que cet état de fait ait du mal à s’accommoder d'un mouvement dont l'un des enjeux principaux et de dénoncer cette fausse "neutralité". C'est que la croyance en sa propre neutralité qui est au cœur du LULZ comme du politiquement incorrect suppose l’inexistence ou l'absence de pertinence des rapports de domination. D'où d'ailleurs l'excuse si souvent entendues du "on tape aussi sur les mecs" ou "on s'attaque à tout le monde". Sauf que cela demande à ce que l'on appartienne déjà aux dominants ou que l'on se plie à leurs règles, en évitant par exemple de manifester que l'on est une femme ou que l'on a une autre caractéristique spécifique. C'est qu'Internet voudrait bien souvent fonctionner comme ce que Bourdieu et Boltanski aurait appelé un "lieu neutre", où l'on fait "comme si" les rapports de force et de pouvoirs n'existaient pas : il s'agit en fait de faire se rencontrer les dominants entre eux, pour élaborer un sens commun de classe. Du coup, le fameux "there are no girls on the Internet" prend un tour beaucoup plus sombre qu'un simple bon mot un peu potache...

Il existe bien d'autres de ces lieux et bien d'autres personnes qui usent du politiquement incorrect parce qu'ils se croient neutres : les cercles et cénacles médiatiques en sont pleins, et Eric Zemmour serait ici leur prophète. Pas le seul d'ailleurs : on ne compte plus tous ces hérauts briseurs de tabous qui défendent les positions les plus conservatrices tout en affirmant, contre la plus élémentaire évidence, qu'ils sont réduits au silence. Et on en trouvera aussi un bon nombre de l'autre côté de la manche. Il est possible, probable peut-être, que les channers soient moins conscients qu'eux des positions qu'ils en viennent à défendre, qu'ils soient plus sincères dans leur démarche. Le résultat est finalement le même. Car cette neutralité affichée cache en fait la possibilité de constituer un sens commun au-delà des divergences d'opinion : les commentateurs médiatiques et les hommes politiques qui se rencontrent dans des lieux neutres en viennent à produire une idéologie dominante qui surplombe leurs préférences partisanes - et le traitement de certaines questions liées à l'immigration avant et après une alternance politique nous l'a récemment rappelé ; et un sens commun masculin se met en place lorsque l'on se prétend parfaitement neutre et anonyme... La réaction de Dawkins en témoigne, tout comme la multiplication du splaining et des concern troll.

Résumons un peu : j'ai essayé de montrer ici comment l'incitation au politiquement incorrect, qui est au cœur de la culture des trolleurs, conduisait à adopter des positions conservatrices. C'est la prétention à la neutralité et au dégagement des relations sociales qui est en cause. Ce phénomène est évidemment très loin de se limiter aux seules communautés Internet, même si les conditions de la communication au sein de celles-ci - l'anonymat possible qui donne à la fois la prétention et l'imposition de la neutralité - y sont sans doute favorables. La domination du "second degré" et du "politiquement incorrect" comme échelles de valeurs pour juger de l'humour va également dans ce sens. Reste que mon propos est toujours le même : oui, messieurs, vous avez le droit d'être politiquement incorrects... et j'ai le droit de vous rappeler ce que cela implique.
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