Orelsan, le "voile intégral", et la déviance

Quel rapport y a-t-il entre la condamnation morale du rappeur Orelsan pour sa chanson "Sale pute" et la mission sur le "voile intégral" (anciennement burqa) ? La domination masculine et les mauvais traitements faits aux femmes ? Ou plutôt une même déviance dont l'analyse peut faire ressortir les impensés des dénonciateurs ?


1. Qu'est-ce la déviance ?

D'une façon générale, on parlera de déviance ou de déviant(s) pour qualifier une personne ou un groupe d'individus qui s'écarte d'une norme définie et acceptée dans la société dans laquelle il(s) s'inscriv(nt). Jusque là, rien de bien surprenant : l'égalité entre hommes et femmes et le respect porté à chaque individu sont des valeurs en cours dans notre société et qui s'incarnent dans des normes plus prescriptives, comme celles qui sanctionnent les comportements violents ou discriminatoires. Toutes ces règles ne sont pas juridiques, mais elles peuvent faire l'objet de sanctions autres, comme la désapprobation publique : la loi n'interdit pas (pour l'instant ?) de porter un vêtement cachant l'ensemble du corps, mais on peut facilement imaginer comment cela peut amener à subir des regards désapprobateurs, des remarques déplaisantes ou des difficultés pour trouver un emploi.

Evidemment, cette déviance n'est valable que rapporter à un groupe particulier. On peut imaginer que, dans certains milieux, les affirmations virilistes vis-à-vis des femmes mal jugés sont normales et valorisés. Inutile de se plonger dans les bas-fonds de la société pour cela : prenez quelques adolescents de sexe masculin, rajoutez quelques bouteilles d'alcool, et patientez un peu, vous avez de fortes chances d'obtenir le même résultat. Quant au voile intégral, il n'est déviant que dans certains contextes sociaux : il est évident que dans l'Afghanisatan des talibans, il était plutôt la norme.

Partant de là, les choses semblent claires : le port du voile intégral ou les propos de la chanson d'Orelsan - laissons de côté, pour l'instant, la question de savoir s'il s'agit ou non de second degré, et le statut particulier de l'oeuvre artistique - sont des actes déviants parce qu'ils rentrent en contradiction avec certaines normes. Ce serait donc la nature de ces actes, leur contenu, qui les rendrait déviant.

Les choses ne sont pas aussi simples. En suivant les propos d'Howard Becker [1], on peut approcher la déviance d'une autre façon. La chanson d'Orelsan, cela a suffisamment était rappelé, est un de ses vieux morceaux, datant de deux ans. Pendant deux ans donc, la chanson a existé, a été écoutée et diffusée, sans être considérée comme déviante. De même, le port du voile intégral ne date pas de l'action de quelques députés portant cette question sur la place publique en réclamant une prise de position des pouvoirs publics. C'est que la déviance n'existe pas tant dans l'acte en lui-même, mais dans sa dénonciation. Ce qui rend un acte déviant, c'est son étiquettage comme tel, c'est-à-dire le moment où il est dénoncé, où cette dénonciation est acceptée et reconnue par le reste du groupe.

Pour appuyer cette idée, Howard Becker cite un long passage d'un ouvrage de Bronislaw Malinowski [2], que l'on peut lire en parallèle avec les affaires qui nous préoccupent :

[…] Un jour, un formidable bruit de lamentations et un violent branle-bas m’apprirent que quelqu’un venait de mourir dans le voisinage. Renseignements pris, il s’agissait d’un jeune homme que je connaissais, âgé d’environ 16 ans, qui était tombé du faîte d’un cocotier et s’était tué. […] J’avais appris que, par une coïncidence mystérieuse, un autre jeune homme avait été blessé grièvement dans le même village, et pendant les funérailles je pus constater un sentiment général d’hostilité entre les habitants du village où le jeune s’était tué et ceux du village où son corps fut transporté pour les obsèques.
Ce ne fut que beaucoup plus tard que je pus démêler la véritable signification de ces événements : le jeune homme s’était suicidé. Il avait en effet violé les règles de l’exogamie avec sa cousine maternelle, fille de la sœur de sa mère. Ce fait avait été connu et généralement désapprouvé, mais rien ne s’était produit jusqu’au moment où l’amoureux de la jeune fille, se sentant personnellement outragé du fait d’avoir été éconduit, alors qu’il espérait l’épouser, avait conçu l’idée de se venger. Il commença par menacer son rival d’user contre lui de magie noire, mais cette menace étant restée sans effet, il insulta un soir le coupable publiquement, en l’accusant devant toute la communauté d’inceste et en lui lançant certaines expressions que nul indigène ne peut tolérer.
A cela, il n’y avait qu’un remède, il ne restait au malheureux jeune homme qu’un moyen d’échapper à la situation dans laquelle il s’était mis. Le lendemain matin, ayant revêtu son costume et ses ornements de fête, il grimpa sur un cocotier et, s’adressant à la communauté, il lui fit, à travers le feuillage, ses adieux. Il expliqua les raisons de sa décision désespérée et formula une accusation voilée contre celui qui le poussait à la mort, en ajoutant qu’il était du devoir des hommes de son clan de le venger. Puis il poussa, selon la coutume, un cri perçant et, se jetant du palmier qui avait soixante pieds de haut, il se tua sur le coup. Il s’ensuivit une querelle dans le village, au cours de laquelle le rival fut blessé, querelle qui se poursuivit pendant les funérailles. […]
Quand on interroge à ce sujet des Trobriandais, on constate que […] les indigènes éprouvent un sentiment d’horreur rien qu’à l’idée de la violation possible des règles de l’exogamie et qu’ils sont persuadés que celui qui se rend coupable d’inceste avec une femme appartenant au même clan que lui est frappé de plaies, de maladies ou même de mort. Tel est du moins l’idéal de la loi indigène, et dans les questions de morale il est facile et agréable de donner son adhésion à l’idéal surtout lorsqu’il s’agit de juger la conduite des autres ou d’exprimer une opinion sur la conduite en général.
Mais la situation change, dès qu’il s’agit de l’application des normes morales et des idéaux à la vie réelle. Dans le cas que nous venons de relater, les faits ne s’accordent pas du tout avec l’idéal de la conduite. L’opinion publique, quand elle eut connaissance du crime, ne se sentit nullement outragée et ne fit preuve d’aucune réaction directe : elle ne se mit en mouvement qu’à l’annonce publique du crime et à la suite des insultes que la partie intéressée lança contre le coupable. […] Ayant approfondi l’affaire et réuni des informations concrètes, j’ai pu m’assurer que la violation de l’exogamie, pour autant qu’il s’agit de simples rapports sexuels, et non de mariage, est loin d’être rare, et lorsque le fait se produit, l’opinion publique reste inerte, sans toutefois se départir de son hypocrisie. Lorsque l’affaire se passe sub rosa, avec l’observation d’un certain décorum, sans bruit et sans trouble, l’ « opinion publique » se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère. Lorsque au contraire les choses aboutissent à un scandale, tout le monde se dresse contre le couple coupable et peut pousser l’un ou l’autre, par l’ostracisme ou par des insultes, au suicide.

Comme dans nos affaires françaises, tant que les choses n'ont pas été révélé "au grand jour", l'opinion publique se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère. Les femmes portant le voile intégral n'ont sans doute jamais été très bien vu, et il a suffisamment été répété que la pratique n'a rien de musulman, mais l'on exigeait pas une loi pour les punir ou punir ceux qui les y inciter. La chanson du rappeur normand ne plaisait sans doute pas à tout le monde (pour ma part, je ne tolère que IAM comme rap), mais on ne lui interdisait pas de faire des concerts. Il a donc fallut que certains groupes prennent les choses en main et pointe du doigt ce que l'on savait déjà mais que l'on ignorait plus ou moins volontairement pour qu'il y ait véritablement déviance. Les choses sont d'autant plus claires que tout l'enjeu de l'affaire a justement été de savoir comment étiqueter ses propos : véritable déviance, humour, second degré, art, etc. ?

Simple question de vocabulaire ? On pourrait le penser, dans la mesure où cela ne remet nullement en cause le fait de savoir si les propos tenu ou les pratiques considérés sont légitimes ou non - on peut parfaitement accepter cette définition de la déviance et penser que ces condamnations devaient avoir lieu. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Car si un acte n'est déviant que s'il est dénoncé, cela veut dire que certaines entorses aux normes ne sont pas déviantes. François Bonnet relève ainsi que le vol de petit matériel de bureau pour les enfants, les coups de fils à l'étranger depuis le bureau, l'oubli de passer un article pour une caissière, les fausses notes de frais, etc. sont autant d'activités routinières dans de nombreuses entreprises, sans être reconnues comme déviante, et sont même tolérés par les entreprises qui y trouvent leur compte [3]. Et vous n'avez jamais fait passer un mot en classe lorsque vous étiez élève, hum ?

Ce n’est pas parce que quelqu’un a transgressé une norme que les autres vont nécessairement répondre comme si l’infraction avait eu lieu. (Inversement, ce n’est pas parce que quelqu’un n’a transgressé aucune norme qu’il ne peut pas être traité, dans certaines circonstances, comme s’il l’avait fait.) Face à un acte donné, la tendance des autres à répondre en termes de déviance peut varier dans une large mesure. [1]

2. Du rôle des entrepeneurs de morale

Dès lors, il faut se poser la question suivante : pourquoi les déviants sont-ils cela et pas d'autres ? Pourquoi certains seront traités en déviants et pas d'autres ? Becker relève que plusieurs facteurs peuvent intervenir, et le premier est le temps :

Celui qui est réputé avoir commis un acte « déviant » déterminé peut être traité avec plus d’indulgence à un moment donné qu’il ne l’aurait été à un autre. L’existence de « campagnes » contre divers types de déviance illustre clairement ce point. Les fonctionnaires chargés de l’application de la loi peuvent décider, périodiquement, de lancer une offensive de grande envergure contre une catégorie particulière de déviance, telle que les jeux d’argent, la toxicomanie ou l’homosexualité. Il est évidemment beaucoup plus dangereux de se livrer à l’activité visée durant ces campagnes que le reste du temps. [1]

Ce modèle est celui des entrepreneurs de morale, qui peuvent lancer des campagnes pour modifier telle ou telle normes de la société, en agissant en particulier auprès des pouvoirs publics. L'action des députés autour du voile intégral répond assez bien à cette logique. Elle met surtout en lumière le fait que les normes juridiques ne sont pas le simple reflet des normes qui ont cours dans la société : tout dépend de la capacité des différents groupes a accéder aux lieux de pouvoir et à y faire triompher leurs positions. Pour cela, ces entrepreneurs, que Becker compare aux réformateurs religieux, qui se pensent investi d'une mission sacrée, doivent obtenir le soutien de personnes dont les objectifs sont moins "purs". Ainsi, les prohibitionnistes aux Etats-Unis furent-ils soutenus par des employeurs espérant obtenir ainsi une main-d'oeuvre plus docile - il faut rappeler le rôle de l'alcool dans le monde ouvrier (pour la France, voir le travail de Michel Pialoux [4]). Cela nous oblige à nous demander qui lance ces campagnes et pour quelles raisons.

Dans le cas français, il y a certes des entrepreneurs de morale comme les blogueuses et les associations féministes qui s'en sont prises les premières à la chanson d'Orelsan. Mais elles ont très vite trouvé des alliés dans la classe politique qui trouve un moyen de se positionner à bon compte, puis des adversaires dans ceux qui veulent jouer sur le thème de la liberté d'expression. Les stratégies de renforcement des différents acteurs politiques expliquent beaucoup de la dynamique de cette affaire. Concernant l'affaire du voile intégral, là aussi, la classe politique trouve un moyen de traiter facilement des questions plus difficiles : elle peut, en s'appuyant sur cette affaire, montrer qu'elle traite le "problème de l'immigration" sans vraiment le faire, et se mettre à l'abri de certaines critiques.

3. De la définition de la situation

Mais un autre facteur nous intérèsse plus particulièrement parce qu'il justifie le rapprochement entre les deux affaires précédemment cités. Au-delà du rôle des entrepreneurs de morale, l'étiquettage comme déviant dépend également non des caractéristiques de l'acte commis mais de la personne qui le commet :

La tendance à traiter un acte comme déviant dépend aussi des catégories respectives de celui qui le commet et de celui qui s’estime lésé par cet acte. Les lois s’appliquent tendanciellement plus à certaines personnes qu’à d’autres, comme le montrent clairement les études sur la délinquance juvénile. Quand les garçons des classes moyennes sont appréhendés, ils ne vont pas aussi loin dans le processus judiciaire que les garçons des quartiers misérables. Un garçon de classe moyenne qui s’est fait prendre par la police risque moins d’être conduit au poste, et, s’il y a été conduit, d’être fiché ; il risque encore moins d’être déclaré coupable et condamné. Cette différence reste vraie même si l’infraction est, au départ, la même dans les deux cas. De même, la loi est appliquée différemment aux Noirs et aux blancs. On sait qu’un Noir qui passe pour avoir attaqué une femme blanche risque plus d’être puni qu’un homme blanc qui a commis le même délit ; mais on sait peut-être moins que l’assassin noir d’un autre Noir risque moins d’être puni qu’un blanc qui a commis un meurtre. [1]

Tout dépend donc de la façon dont la situation est défini : un individu qui produit quelques dégâts dans une manifestation ne sera manifestement pas traité de la même façon par la police et les médias selon qu'il s'agit d'un "jeune" ou d'une personne plus âgée, d'un militant inscrit à un parti ou un syndicat ou de quelqu'un sans affiliation, d'un étudiant blanc ou d'un "jeune à capuche" issu d'une minorité visible. La récente enquête conduite par Fabien Jobart sur les contrôles d'identité dans les transport en commun le confirme : certaines catégories de la population sont nettement plus contrôlés que d'autres et ce quelque soit leur comportement effectif [5]. Il faut d'ailleurs relever que la couleur de peau, qui a été la plus mise en avant par les médias, explique tout autant les variations de contrôle que le style vestimentaire : les tenues typiquement "jeunes" (streetwear) entraîne une plus forte probabilité de se faire contrôler. Comme cette variable est fortement corrélée à l'apparence ethnique, les Noirs et les Arabes étant ceux qui adoptent le plus ce style vestimentaire, il est difficile de savoir quelle est la variable véritablement explicative.

Quelles sont les caractéristiques des déviants dans les affaires "Orelsan" et "Voile intégral" ? Il s'agit de personnes issus ou représentant les milieux populaires, et plus précisement identifiés aux "cités" et aux "banlieues difficiles". Il est d'ailleurs notable que de nombreux défenseurs d'Orelsan ait insisté sur le fait qu'il était normand et s'appelait en fait Aurélien Cotentin, comme pour rappeler qu'un "petit gars de chez nous" ne peut pas vraiment dire de telles horreurs... Le fond commun de ces deux affaires est celui d'une déligitimation des classes populaires auxquelles on attribue le monopole de la violence contre les femmes. Celle-ci, plus honteuse qu'elle ne l'a jamais été, est rejettée dans les marges de la société, au point de faire oublier que les violences conjugales ne sont le privilège d'aucune catégorie socio-professionnelles. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'il faut être indulgent avec certains, mais simplement qu'il ne faut pas abandonner certaines victimes parce que l'on préfère courir après d'autres objectifs.

En soi, cette définition particulière de la situation n'est pas nouvelle : Laurent Mucchieilli l'avait déjà dénoncé lors du "scandale des tournantes" [6], où les viols collectifs étaient devenus, par la grâce d'une panique morale, la caractéristique clef des banlieues difficiles, et plus encore de la "culture arabe" sans que l'on tienne compte des données disponibles - comme par exemple le simple fait que des sources indiqués déjà des inquiétudes à propos de ce même thème à l'époque des "blousons noirs", ce qui venait sérieusement relativiser la lecture de ces quelques faits divers comme une expression culturo-religieuse. Si la composante "culturelle" n'est pas présente dans sa dimension religieuse ou immigré à propos d'Orelsan, ce n'en est pas moins une condamnation des banlieues qui pointe derrière, et plus généralement de toute une partie de la jeunesse et des classes populaires.

4. Conclusion :

Au final, on voit tout l'intérêt et toute la profondeur de l'analyse de Becker. En portant l'attention non tant sur celui qui commet la faute que sur la relation qui l'unit à celui qui la dénonce - ce qui correspond à une analyse interactionniste -, sa définition de la déviance nous permet de relever ce en quoi un évenement apparemment singulier est lié à un ensemble social et plus large. La question n'est plus de savoir ce que nous faisons ou comment nous nous positionnons par rapport à tel ou tel problème que l'on nous apporte, mais de savoir plutôt comment ce que nous faisons ou la façon dont nous nous positionnons sont constitufs du problème, ce que cela nous dit sur ce que nous sommes et la société dans laquelle nous vivons. Ici, nous pouvons interroger les impensés de quelques condamnations morales et politiques sur lesquelles les entrepreneurs de morale aime à agiter l'émotion pour rendre la réflexion plus difficile.

A lire : l'extrait de Outsiders consacré à la définition de la déviance est disponible sur le blog Bafouillage : cliquez ici.

Bibliographie :
[1] Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, 1963
[2] Bronislaw Malinowski, Crime and Custom in Savage Society, 1926
[3] François Bonnet, « Un crime sans déviance : le vol en interne comme activité routinière », Revue française de sociologie, 2008.
[4] Michel Pialoux, "Alcool et politique dans l'atelier", Génèses, 1992
[5] Police et minorités visibles : les contrôles d'identités à Paris, 2009
[6] Laurent Mucchielli, Le scandale des "tournantes". Dérives médiatiques et contre-enquête sociologique, 2005

9 commentaires:

David a dit…

Après avoir lu Lolita de Nabokov, j'avais parcouru plusieurs textes sur la réception de ce roman. Et l'ouvrage avait fait scandale, il était "déviant", mais pas pour la même raison qu'il pourrait faire scandale aujourd'hui (la pédophilie). La déviance est bien dépendante d'une époque, d'une société, de stratégies d'acteurs !

Sur les "petits vols" dans les bureaux, le Monde publiait cette semaine un article sur les entreprises allemandes qui licencient pour de tels motifs (chargement de téléphone portable donc vol d'électricité, etc.). Vu la situation économique actuelle, je ne parierais pas sur un maintien de la tolérance que tu évoquais...

cyclomal a dit…

Que de belles choses énoncées!

On comprend mieux, entre autres scandales permanents, comment des déviants notoires peuvent garder leur statut de commandeur et/ou leurs puissantes amitiés.

Et on apprécie encore plus la leçon à tirer du Tartuffe.

Simplement merci.

Nobo a dit…

La caractérisation "des entrepreneurs de morale" de la société française d'aujourd'hui mériterait à elle seule un article...(cfr. BHL, Finkielkraut, Fourest, Elisabeth Badinter, Philippe val...) Comment devient-on un "entrepeneur de morale" ? Sur quels capitaux se fonde-t-on ce statut ? Bien sûr le rôle de la médiatisation serait décisif...

cyclomal a dit…

@Nobo

Il n'est pas de cauchemars assez terribles qu'à la fin ils se réalisent: Ces procureurs sont une émanation des impensés dont il est question à la fin de l'article, des épurateurs sur lesquels la chasse d'eau se refermera fatalement, mais beaucoup trop tard à mon goût...

aymeric a dit…

Mouais...
Tout ça pour en arriver à la condamnation "de toute une partie de la jeunesse et des classes populaires."
Outre que c'est mobiliser Becker pour donner dans un relativisme sélectif, il me semble qu'il s'agit davantage ici d'un prétexte à asséner un poncif que de la réelle démonstration de la réalité d'une guerre contre les pauvres largement fantasmée.
J'avoue que ce billet m'a plutôt énervé.
J'en ai pondu du coup, sur le mode réactif, qui vous irritera ou vous navrera selon. J'en suis désolé, mais tant pis après tout...
Vous n'avez pas l'exclusivité du procès d'intention.

Denis Colombi a dit…

Cher Aymeric,

Tout d'abord, laissez moi vous remercier de faire part de votre irritation. D'une part, c'est bien normal : la sociologie est souvent irritante et c'est ce qui en fait le charme et la valeur. D'autre part, vous allez me donner l'occasion de préciser deux ou trois choses pour le moins fondamentales.

Vos critiques me semblent dans l'ensemble assez injustes, mais elles méritent une réponse sérieuse. Reprenons dans l'ordre :

1/ Sur mon utilisation de Becker : je ne pense pas l'avoir trahi un seul instant. Il suffit de comparer l'extrait de Malinowski qu'il cite avec les affaires qui nous préoccupe : dans tous les cas, un acte qui s'écarte des normes dominantes mais dont la déviance n'est révélé qu'au moment de la dénonciation. C'est cela le propos de Becker : il nous dit : "faites attention ! les normes ne s'appliquent pas mécaniquement, les actes ne sont pas en eux-mêmes déviants, il y a des processus sociaux particuliers qui mènent à la reconnaissance de la déviance !". Il signale par la suite qu'il faut prendre garde à ceux qui dénoncent et ceux qui sont dénoncés. J'ai appliqué strictement son cadre d'analyse.

2/ Sur le relativisme sélectif : c'est là une critique que je repousse avec d'autant plus de force qu'elle n'a rien à voir ni avec mon propos ni avec la sociologie de Becker, ni même avec la sociologie. Je n'ai pas dit, et personne n'a dit, que parce que les normes dépendantes des sociétés elles sont sans valeur. Pas plus que le fait qu'elles s'appliquent inégalement les vide de leur sens. Imaginons que l'on montre que le meurtre fait l'objet d'une condamnation judiciaire plus forte lorsque le coupable est noir que lorsqu'il est blanc : il serait ridicule d'en conclure que le meurtre n'est pas si grave ! De même que si je comprends la pratique du cannibalisme dans d'autres sociétés, je ne l'approuve certainement pas... Ce n'est pas non plus parce que chacun de nous enfreint quotidiennement des normes que celles-ci se vident de leur valeur. Où veux-je en venir ? Simplement au fait que vous pouvez accepter l'analyse que je propose et continuer à penser que porter/imposer le voile intégral c'est mal et que la chanson d'Orelsan est inacceptable. J'ai moi même mon avis là-dessus, mais comme il n'a aucun intérêt ici, je le garde pour moi. La sociologie de Becker peut amener les entrepreneurs de morale a s'interroger sur ce qu'il dénonce et à "recadrer le tir" : si ceux qui dénoncent le voile au nom de la violence faite aux femmes décident d'étendre leur protestation au-delà d'une seule catégorie sociale, ce sera tant mieux. De même si ceux qui s'irritent du sexisme de la chanson d'Orelsan vont fouiller dans d'autres répertoires musicaux que celui du rap. Bref, il n'y a nul relativisme, sélectif ou non, là-dedans : il n'a jamais été question de dire que la dénonciation était malvenue, simplement qu'elle est, elle, bel et bien sélective. D'ailleurs, n'ai-je pas écrit : "Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'il faut être indulgent avec certains, mais simplement qu'il ne faut pas abandonner certaines victimes parce que l'on préfère courir après d'autres objectifs" ?

[blogger trouve mon commentaire trop long : je le publie en deux fois alors...]

Denis Colombi a dit…

[Suite...]

3/ Sur le fait que les dénoncés le sont du fait de leur identité : en évoquant une différence de traitement lié aux différences d'insertion, vous ne prenez pas en compte le propos de Becker : avant même d'être inséré dans le système judiciaire, votre parcours est partiellement tracé. Je vais prendre un autre exemple : pendant longtemps, les statistiques judiciaires ont montré que les enfants de famille monoparentale (même si ce terme n'était pas utilisé) était plus souvent délinquant que ceux de famille "normale", mais en oubliant de préciser que l'enfant délinquant de famille "normale" était ramené à ses parents sans passer par la case "commissariat". Il en va de même, aujourd'hui, si deux jeunes traînent dans le métro : celui qui aura le look "streetwear" a plus de chance d'être contrôlé que celui qui a un look "Neuilly-sur-seine" - je suis volontairement caricatural, mais il y a du vrai.

4/ Sur le fait que nos sociétés sont conscientes et condamnent les discriminations : c'est vrai, mais pensez-vous sincèrement que cela veut dire qu'elles n'existent pas ou plus, y compris dans le comportement des représentants de l'Etat ?

5/ Sur la condamnation des "pauvres" par les "riches" : là, vous surinterprété complètement mon propos ! Tout d'abord, c'est vous qui introduisez ces termes : je n'ai pas parler de "riches" et j'ai préféré parler d'une partie de la jeunesse et des classes populaires. C'est le monde des "banlieues" qui est condamné, pour le dire vite, pas les "pauvres" en général. Ensuite, je n'ai pas placé cela, comme vous semblez le dire, dans une question de l'exploitation : l'amélioration du revenu des plus pauvres ne signifie pas que la légitimité sociale de certains d'entre eux augmente. Norbert Elias a d'ailleurs montré que les "pauvres" pouvaient parfaitement se délégitimer entre eux... Peut-être aurais-je du être plus précis et dire que, derrière ces affaires, se cache aussi le spectre de l'immigration ? Toujours est-il que vous sortez là totalement de mon propos : je n'ai pas parlé d'une guerre des riches contre les pauvres, mais d'un arrière-plan idéologique qui, consciemment ou inconsciemment c'est difficile à dire, oriente les dénonciations. Vous m'accorderez que ce n'est pas la même chose.

J'espère avoir éclairci les points problématiques. Evidemment, si vous désirez poursuivre le débat, j'en serais très heureux.

aymeric a dit…

Cher Denis,
Je vous fais un petit copier-coller bricolé de ce que je vous ai répondu chez moi.
Alors, tout d'abord, à mon tour de vous remercier pour vos réponses et la courtoisie avec laquelle vous les donnez malgré le ton quelque peu brutal de mon interpellation (sic).
Vous apportez quelques précisions qui, selon moi, manquaient à votre texte initial.
Ceci-dit.
Vous écrivez : "Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu'il faut être indulgent avec certains, mais simplement qu'il ne faut pas abandonner certaines victimes parce que l'on préfère courir après d'autres objectifs."
Fort bien. Il est bon de préciser qu’il n’y a pas de raison de trop donner dans l’indulgence. Simplement, en s’intéressant à ceux qui préfèrent courir « après d'autres objectifs » l’idée semble tout de même bien de retourner le regard accusateur pour délégitimer l’accusation première ce qui, quasi mécaniquement portera davantage à dédouaner les fauteurs d’autant qu’on s’attardera sur d’autres victimes, supposées oubliées.
Bref, ce n’est peut-être pas le propos de votre texte mais, malgré vos précautions, sa construction, ses saillances tendent vers un certain relativisme absolutoire.
Relativisme absolutoire renforcé par le portrait qui se dessine d’une catégorie sociale qui ne serait au fond que victime, soumise à la fatalité d’un parcours déjà tout tracé.
Ce faisant, vous infantilisez presque ses membres en semblant refuser qu’ils puissent être autre chose que passifs. Qu’ils puissent être en gros, via des normes qu’ils auraient plus spécifiquement mises en valeur, être au moins coresponsables de leur déviance.
Cette quasi-évacuation d’autres paramètres que la discrimination pose un peu problème.
Enfin, cette discrimination justement, cet « arrière-plan idéologique » dont les entrepreneurs de morale seraient les porte-voix et qui déligitime les « classes populaires auxquelles on attribue le monopole de la violence contre les femmes. », le « on » attributif vous m’accorderez qu’en l’absence de précisions, la construction un peu, euh, ambiguë de votre texte met facilement les vieilles antiennes en tête.

J’espère à mon tour avoir éclairci les raisons de mon courroux.
Bien Cordialement.

aymeric

P.S. : la sociologie ne m’énerve pas particulièrement en général, loin s’en faut. Ce que je perçois parfois comme son instrumentalisation militante davantage par contre, je le concède.

Denis Colombi a dit…

Pour vous répondre rapidement :

Effectivement, dans cette note je m'intéresse aux dénonciateurs, y compris ceux qui dont les intentions ne sont pas nécessairement "pures". Cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas s'intéresser aux dénoncés, à leurs actes, etc. Mais cela réclamerait une toute autre analyse : j'avais envisagé de faire une note plus particulièrement sur le port du voile intégral, mais je ne suis pas suffisamment spécialiste en sociologie des religions pour m'y risquer sereinement. Je ne vois donc pas comment j'aurais pu infantiliser un groupe dont je n'ai pas vraiment parlé ! D'ailleurs, n'est-il pas plus infantilisant de présenter les femmes voilées comme les victimes d'hommes eux-mêmes entièrement soumis à leurs cultures totalitaires ? C'est pourtant sur ce mode là que certains dénonciateurs nous présentent trop souvent les populations stigmatisés...

Bref, vous stigmatisez comme relativisme un simple point de vue, non pas au sens d'opinion, mais au sens de "position d'où l'on regarde" : pour éviter d'être relativiste, faudrait-il s'abstenir de voir les choses différemment des dominants (ce qui n'est pas synomime de riche, notez-le bien) ? Doit-on condamner Erving Goffman parce que, en refusant de voir l'hôpital psychiatrique du point de vue des médecins, ils obligent ceux-ci à se demander ce qu'ils font vraiment ? C'est pourtant à ce prix-là qu'on a pu se rendre compte de ce que la psychiatrie institutionnelle avait de problématique et commencer à proposer des choses plus humaines.

Et pour finir, si la sociologie ne vous a jamais énervé, je dirais qu'il faudrait que vous la pratiquiez encore plus... Comme le disait Weber, le mérite de toute science, sociologie ou autre, est de nous amener à accepter des idées qui nous déplairait.

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