Laissons de côté la question des enfants pour l'instant, et posons-nous cette simple question : combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe ? La réponse peut paraître évidente : plein. La publicité ne s'en prive pas, il y a des magazines entiers consacrés à cette question avec des angles d'approches extrêmement différents (et parfois catégorisés avec un raffinement certain), le cinéma et les autres médias qui sont appels à l'image ne sont pas les derniers en la matière. Et je ne parle même pas du genre cinématographique qui s'est entièrement dédié à la mise en image des corps plus ou moins dénudés ainsi qu'à leurs éventuelles rencontres (c'est bon, l'allusion est suffisamment claire ou il faut que j'en rajoute des caisses dans l'euphémisme ?).
Oui mais... on peut déjà noter une inégalité. Le corps des femmes est en la matière beaucoup plus mis en scène que le corps des hommes. Même dans les films et les sites Internet qui vous demandent poliment votre âge avant d'aller plus loin, l'essentiel de la production est destinée à un public hétérosexuel et masculin, et, de ce fait, se concentre sur les corps féminins, ne laissant que peu d'occasion au spectateur de s'intéresser à la plastique des gens de son sexe. De toutes façons, il sera peu amené à regarder ça de près, ce serait mal vu et cela pourrait amener quelques soupçons quant à sa "virilité". Bref. Toujours est-il que, pour une femme, pouvoir se comparer avec d'autres corps féminins est infiniment plus aisé tant ils sont présents. Il doit même être difficile d'y échapper. Hum. Est-ce que ça ne pourrait pas avoir un petit côté... ? Non, gardons ça pour plus tard peut-être.
Soulevons d'abord autre chose. Ces corps que nous voyons finalement de façon assez courante sont le plus souvent des corps sélectionnés. Leur présence dans notre champ de vision et dans notre expérience est le résultat d'une série d'opération de sélection de la part de tout un ensemble d'acteurs sur lesquels nous n'avons que peu de prises. Les corps des mannequins dans les magazines ont été choisis par des couturiers, des photographes, des spécialistes de marketing, des éditeurs, etc. Chacun avec ses positions, ses dispositions, ses objectifs, ses contraintes, ses desiderata. S'il s'agit des corps des acteurs masculins dans un film, c'est la même chose : l’œil du directeur de casting, du réalisateur, des producteurs, etc. est passé par là. Ces sélections peuvent considérablement variées d'un univers à l'autre. Les critères pour choisir un modèle pour les pages lingeries du catalogue de la Redoute ne sont pas les mêmes que pour Vogue qui ne sont pas les mêmes que pour un film pornographique. Le corps masculin mis en scène pour un public hétérosexuel et masculin ne fait pas l'objet de moins de soins : comparez donc Hugh Jackmann en couverture d'un magazine destiné aux hommes et d'un magazine destiné aux femmes. La jeunesse et la minceur ne sont que les critères les plus évidents.
Et si nous nous intéressons à des corps que l'on ne voit pas au travers d'une simple image mais qui peuvent se voir "en vrai", il n'y a pas moins de problèmes. Le corps de la modèle Adriana Lima peut se voir "en vrai" dans un défile de Victoria's Secret :
Pour autant, ce corps est le produit d'un investissement assez conséquent, qui ne peut que nous faire prendre conscience qu'être modèle est bien un travail en soi et pas une simple activité que l'on fait parce qu'on en a l'opportunité, et encore moins la simple continuation d'une féminité "innée" :
For months before the show, she works out every day with a personal trainer; for the three weeks before, she works out twice a day.
A nutritionist gives her protein shakes, vitamins and supplements to help her body cope with the work out schedule.
She drinks a gallon of water a day.
For the final nine days before the show, she consumes only protein shakes.
Two days before the show, she begins drinking water at a normal rate; for the final 12 hours, she drinks no water at all. She loses up to eight pounds during this time.
Lisa Wade, à qui j'emprunte ici cette réflexion, le compare très justement au travail des body builders, d'autant plus qu'il s'agit dans les deux cas de livrer une performance très courte... Ces corps ne durent que le temps d'un show.
Donc si nous nous posons la question : "combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe sans que ce corps n'ait été sélectionné par tout un ensemble d'acteurs qui ont le plus souvent pour but de le magnifier ?", la réponse est beaucoup plus compliquée. Le mieux que nous pouvions dire serait "rarement". Il peut arriver que nous nous trouvions en position de voir une autre personne nue, mais le plus souvent sans qu'il nous soit autorisé de regarder vraiment : pour ne pas mettre la personne mal à l'aise, on sera amené à détourner le regard (s'il s'agit d'une rencontre fortuite) ou à "voir sans regarder" (si, par exemple, on se trouve dans le vestiaire d'une salle de sport).
Il ne s'agit évidemment pas de dire que l'on devrait tous en permanence se foutre à poil et s'observer avec une loupe. Constatons simplement que, lorsque l'on est hétérosexuel, on n'a peu de chances de connaître un autre corps de son sexe à part le sien. Peu d'occasions de se comparer à autres choses qu'à des performances corporelles bien particulières plutôt qu'à des corps dans leurs états quotidiens, leurs évolutions, leurs variations, et bien sûr leurs diversités. Les points de comparaison qui nous restent peuvent nous être présenté tantôt comme des exceptions notables -- la plupart des corps masculins musclés -- ou comme des états naturels et allant-de-soi -- la plupart des corps féminins utilisées par la mode et l'érotisme. Ce sont finalement nos corps quotidiens et communs qui sont tabous, et non les corps magnifiés que l'art et les industries culturelles n'ont cessé de mettre en scène. Cela éclaire peut-être un peu le scandale que peut provoquer un petit livre pour enfants.