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Ces corps tabous

Si vous avez sorti la tête hors de la couette -- ou, dans mon cas, hors de votre thèse -- pendant cinq minutes ces derniers jours, vous n'avez pas pu rater la "polémique" lancée par notre Jean-François Copé national (enfin, je dis "notre", il est pas plus à vous qu'à moi... certainement pas à moi en tout cas) autour d'un livre pour enfant intitulé Tous à poils !. Un livre qui montre des gens nus dans le but explicite de montrer aux enfants les différences qui peuvent exister entre les corps des individus. Cela m'inspire une petite réflexion, qui ne portera pas sur la reprise politique de cette affaire. Je la pose là. Vous en faites ce que vous voulez.

Laissons de côté la question des enfants pour l'instant, et posons-nous cette simple question : combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe ? La réponse peut paraître évidente : plein. La publicité ne s'en prive pas, il y a des magazines entiers consacrés à cette question avec des angles d'approches extrêmement différents (et parfois catégorisés avec un raffinement certain), le cinéma et les autres médias qui sont appels à l'image ne sont pas les derniers en la matière. Et je ne parle même pas du genre cinématographique qui s'est entièrement dédié à la mise en image des corps plus ou moins dénudés ainsi qu'à leurs éventuelles rencontres (c'est bon, l'allusion est suffisamment claire ou il faut que j'en rajoute des caisses dans l'euphémisme ?).

Oui mais... on peut déjà noter une inégalité. Le corps des femmes est en la matière beaucoup plus mis en scène que le corps des hommes. Même dans les films et les sites Internet qui vous demandent poliment votre âge avant d'aller plus loin, l'essentiel de la production est destinée à un public hétérosexuel et masculin, et, de ce fait, se concentre sur les corps féminins, ne laissant que peu d'occasion au spectateur de s'intéresser à la plastique des gens de son sexe. De toutes façons, il sera peu amené à regarder ça de près, ce serait mal vu et cela pourrait amener quelques soupçons quant à sa "virilité". Bref. Toujours est-il que, pour une femme, pouvoir se comparer avec d'autres corps féminins est infiniment plus aisé tant ils sont présents. Il doit même être difficile d'y échapper. Hum. Est-ce que ça ne pourrait pas avoir un petit côté... ? Non, gardons ça pour plus tard peut-être.

Soulevons d'abord autre chose. Ces corps que nous voyons finalement de façon assez courante sont le plus souvent des corps sélectionnés. Leur présence dans notre champ de vision et dans notre expérience est le résultat d'une série d'opération de sélection de la part de tout un ensemble d'acteurs sur lesquels nous n'avons que peu de prises. Les corps des mannequins dans les magazines ont été choisis par des couturiers, des photographes, des spécialistes de marketing, des éditeurs, etc. Chacun avec ses positions, ses dispositions, ses objectifs, ses contraintes, ses desiderata. S'il s'agit des corps des acteurs masculins dans un film, c'est la même chose : l’œil du directeur de casting, du réalisateur, des producteurs, etc. est passé par là. Ces sélections peuvent considérablement variées d'un univers à l'autre. Les critères pour choisir un modèle pour les pages lingeries du catalogue de la Redoute ne sont pas les mêmes que pour Vogue qui ne sont pas les mêmes que pour un film pornographique. Le corps masculin mis en scène pour un public hétérosexuel et masculin ne fait pas l'objet de moins de soins : comparez donc Hugh Jackmann en couverture d'un magazine destiné aux hommes et d'un magazine destiné aux femmes. La jeunesse et la minceur ne sont que les critères les plus évidents.


Et si nous nous intéressons à des corps que l'on ne voit pas au travers d'une simple image mais qui peuvent se voir "en vrai", il n'y a pas moins de problèmes. Le corps de la modèle Adriana Lima peut se voir "en vrai" dans un défile de Victoria's Secret :


Pour autant, ce corps est le produit d'un investissement assez conséquent, qui ne peut que nous faire prendre conscience qu'être modèle est bien un travail en soi et pas une simple activité que l'on fait parce qu'on en a l'opportunité, et encore moins la simple continuation d'une féminité "innée" :

For months before the show, she works out every day with a personal trainer; for the three weeks before, she works out twice a day.
A nutritionist gives her protein shakes, vitamins and supplements to help her body cope with the work out schedule.
She drinks a gallon of water a day.
For the final nine days before the show, she consumes only protein shakes.
Two days before the show, she begins drinking water at a normal rate; for the final 12 hours, she drinks no water at all. She loses up to eight pounds during this time.

Lisa Wade, à qui j'emprunte ici cette réflexion, le compare très justement au travail des body builders, d'autant plus qu'il s'agit dans les deux cas de livrer une performance très courte... Ces corps ne durent que le temps d'un show.

Donc si nous nous posons la question : "combien de fois une personne hétérosexuelle a-t-elle l'occasion de voir le corps nu d'une personne de son sexe sans que ce corps n'ait été sélectionné par tout un ensemble d'acteurs qui ont le plus souvent pour but de le magnifier ?", la réponse est beaucoup plus compliquée. Le mieux que nous pouvions dire serait "rarement". Il peut arriver que nous nous trouvions en position de voir une autre personne nue, mais le plus souvent sans qu'il nous soit autorisé de regarder vraiment : pour ne pas mettre la personne mal à l'aise, on sera amené à détourner le regard (s'il s'agit d'une rencontre fortuite) ou à "voir sans regarder" (si, par exemple, on se trouve dans le vestiaire d'une salle de sport).

Il ne s'agit évidemment pas de dire que l'on devrait tous en permanence se foutre à poil et s'observer avec une loupe. Constatons simplement que, lorsque l'on est hétérosexuel, on n'a peu de chances de connaître un autre corps de son sexe à part le sien. Peu d'occasions de se comparer à autres choses qu'à des performances corporelles bien particulières plutôt qu'à des corps dans leurs états quotidiens, leurs évolutions, leurs variations, et bien sûr leurs diversités. Les points de comparaison qui nous restent peuvent nous être présenté tantôt comme des exceptions notables -- la plupart des corps masculins musclés -- ou comme des états naturels et allant-de-soi -- la plupart des corps féminins utilisées par la mode et l'érotisme. Ce sont finalement nos corps quotidiens et communs qui sont tabous, et non les corps magnifiés que l'art et les industries culturelles n'ont cessé de mettre en scène. Cela éclaire peut-être un peu le scandale que peut provoquer un petit livre pour enfants.
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A poil camarade, le vieux monde est derrière toi

Et pour faire face au capitalisme tout puissant et à la finance devenue folle, ils se déshabillèrent dans la rue... Et ils ne furent pas les premiers à le faire, et ils ne furent pas non plus les derniers. Se foutre à poil : voilà une méthode de protestation qui fait florès dans les différents mouvements sociaux, des enseignants en colère aux manifestants altermondialistes, des féministes aux amis des animaux. Une méthode de plus versée au répertoire des actions possibles ? "Répertoire" ? "Action collective" ? Hum, my sociological sense is tingling...

Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.


Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :

« L’idée de ce strip-tease est de montrer que la mise en place d’une taxe de 0,05 % sur les transactions financières que nous revendiquons, c’est un petit chiffre qui changerait beaucoup de choses », explique Magali Rubino, d’Oxfam France, jointe hier par « Le Progrès ».

Photo empruntée ici.

On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.


Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.


Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).

Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...

On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...

Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.

Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.

Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.

L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.

Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.

Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.

Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".

C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
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Sexe, marchés et jeux vidéo

Sur le blog Sociological Images, un post s'intéresse à l'inflation poitrinaire de certaines héroïnes de jeux vidéo (pour voir l'image, cliquez sur "lire la suite", bande de pervers). On pourrait en conclure à un sexisme très fort dans les jeux vidéo. Mais alors comment expliquer que ce même univers ait pu fournir quelques exemples d'héroïnes féminines beaucoup plus "positives" ? Pour le comprendre, il faut se pencher sur l'organisation du marché (attention : ce qui est après le saut est No Safe for Work comme disent les anglo-saxons).


Si l'image ci-dessus peut avoir quelque chose de frappant, je doute pour autant qu'elle représente une transformation récente ou même une simple évolution dans le (plus si) petit univers des jeux vidéo. La mise en avant de personnages féminins plus ou moins sexualisés n'est pas franchement nouveau, et pourrait être considéré en la matière comme une tendance lourde. Il faudrait sans doute faire quelques statistiques, objectiver un peu tout cela, mais reconnaissons qu'il y a peu d'indices qui laissent à penser que ce soit là un phénomène récent.

On pourrait donc penser que le monde des jeux vidéo est un univers sexiste où le corps des femmes est exploité afin de séduire une audience que l'on suppose à la fois masculine et hétérosexuelle - les sociologues américains parlent d'hétéronormativité, une notion plus rare dans la littérature française (et c'est bien dommage). Mais quand on y pense, les jeux vidéo mettent également en avant des personnages féminins forts, assez éloignés des stéréotypes de passivité trop souvent attaché aux femmes. Il y a certes un bon lot de princesses à sauver, mais même des "enlevées" professionnelles comme Peach ou Zelda ont pu être mise en scène de façon plus "musclée" : dans la série des Super Smash Bros, par exemple, elles maravent graves des tronches.

Il est très difficile de trouver une image des deux personnages en train de combattre (pour la source de celle-ci, cliquez). On essayera de comprendre pourquoi plus loin dans le billet.

Evidemment, Peach ne nous épargne la rositude et les poses stéréotypes - jusqu'aux coups de poêle à frire assénés sur la tête de l'adversaire... Zelda a aussi tendance à prendre une place de plus en plus active dans sa série : de simple "objet à sauver à la fin du palais" dans les premiers, elle est devenu guide du héros (travestie, certes, en homme) dans Ocarina of Time ou chef d'un bateau pirate qui ne s'en laisse pas compter dans The Wind Waker.

Mais d'autres personnages évitent même ces stéréotypes. L'exemple le plus fameux est celui de Lara Croft : une archéologue qui crapahute joyeusement dans la jungle, flingue des espèces en voie de disparition à tout va, court, saute, résout des énigmes, et renverrait volontiers Indiana Jones au rang de petit rigolo avec un fouet. On me dira qu'elle porte un mini-short et a une poitrine généreuse. Certes. Mais le mini-short peut sans doute se justifier quand on se balade dans des zones tropicales. Et vue les stéréotypes attachés aux femmes poitrinairement avantagées, le fait que le joueur ne la contrôle ni pour se dégoter un mec, ni pour choisir une trente-sixième paire de talons aiguilles, c'est déjà pas mal.

Sans doute certains lecteurs se disent-ils, à ce stade, que je délire : considérer Lara Croft comme un personnage féministe ! Pourtant, dans le cadre du jeu, elle en a certains aspects. Dans le cadre du jeu. C'est ça qui est important. Parce que lorsque les médias mainstram se sont penchés (massivement qui plus est) sur le personnage, c'est ce genre d'image qui a été utilisé et diffusé :


Voici une Lara Croft ramenée au statut de simple mannequin de mode. Si les médias mainstream ont été très intéressés par le physique du personnage, ils ont été beaucoup moins empressés de se souvenir que pour être archéologue, il faut en avoir dans le ciboulot. Plus encore, l'attitude donnée au personnage dans ces représentations est beaucoup plus "sensible", ici avec un petit côté craintif : exit, donc, le côté aventurier et volontaire !

Pour m'en référer toujours à Howard Becker et à ses mondes de l'art, pour sortir du monde du jeu vidéo et s'intégrer à celui des médias de plus grandes audiences - le premier Tomb Raider date de 1997 rappelons-le - il a fallut se plier aux conventions de ceux-ci, aux règles et aux attendus de ceux qui peuvent contrôler l'accès des biens culturels à un public plus large : journalistes, presse, etc. Et ceux-ci ont été attiré et ont diffusé des images respectant les canons de la photo de mode et de la présentation sexualisé des femmes dans la presse, y compris la passivité des attitudes. Première leçon donc : l'exploitation du corps des femmes à des fins promotionnelles n'a pas à voir seulement avec une force "naturelle" de la sexualité sur les comportements d'achat, mais sur l'existence d'une structure et d'un système d'attentes de telles représentations dans le marché des biens culturels.

Ce n'est pas le cas seulement pour Lara Croft. Pensons au personnage de Dora l'exploratrice. Certes la série peut sembler irritante d'un point de vue adulte avec son univers sucré, ses chansons simplistes et sa façon de s'adresser au spectateur. Il n'en reste pas moins que c'est l'un des seuls personnages féminins destinés aux enfants qui ne soit pas ultra-féminisé : pas de talons hauts, pas de petites jupes ou de piercing au nombril, pas d'intérêt pour la mode et les frivolités, mais un look adapté à son activité principale - l'exploration - dans laquelle elle n'a rien à envier aux hommes. Franchement, à choisir entre ça et certaines autres séries, je sais ce que je préférerais que mes futures filles regardent... (de toutes façons, je leur lirais La Huitième Fille de Pratchett, elles apprendront vite). Pourtant combien de fois les médias ont-ils mis l'accent sur ce côté finalement assez féministe de Dora ? Une fois de plus, ce sont les jouets et les autres produits dérivés qui, pour attirer l'attention, ont dû se plier aux normes du sexisme.

Mais on peut aller plus loin. Regardons donc ce qui arrive à une autre héroïne du monde des jeux vidéo, pour le coup beaucoup plus ancienne que Lara Croft : j'ai nommé Samus Aran, héroïne de la série Metroid, peut-être l'une des figures les plus anciennement féministes en la matière. Samus est une chasseuse de prime de l'espace qui met régulièrement ses services à la disposition d'un gouvernement galactique en lutte contre les inquiétants Pirates de l'espace autour d'une race extraterrestres - les metroids - à exploiter à des fins militaires quand Samus serait plutôt prête à se débarrasser de cette menace. On le voit, on est très loin de Léa Passion Talons Aiguilles. D'ailleurs son apparence ne laisse aucun doute là-dessus : Samus n'est pas là pour la gaudriole. Voyez plutôt.


La série, d'ailleurs, s'abstient généralement de jouer sur la féminité de son héroïne. Celle-ci constituait une surprise dans le premier épisode de la série (sur NES), le joueur ne découvrant que dans une séquence finale où il fallait avancer sans l'armure, que le personnage qu'il contrôlait depuis le début était en fait une femme - ce qui interrogeait de façon très intéressante nos présupposés en la matière, puisque nous avons en effet tendance à penser qu'un personnage principal est, par défaut, un homme. Mais par la suite, il n'a pas été question de mettre en scène de façon caricaturale sa féminité : certains personnages l'appellent affectueusement "young lady" ou "princess" sans que cela ne conduisent à une dévalorisation puisqu'on la voit parler d'égale à égal avec eux, voire avec une position supérieure ; on ne lui a pas adjoint un petit copain ou un amoureux auquel elle serait prête à sacrifier sa vie de chasseuses de prime est son indépendance ; dans tous les épisodes, elle est le moteur de l'action et se caractérise par son sang-froid et son courage, pas par ses émotions "hystériques" (ce que Nintendo avait pourtant fait dans Super Princess Peach où les émotions de celles-ci, comme sa tendance à pleurer, étaient ses armes - image ci-dessous).


Certes, on me dira que, dans les premiers épisodes (en gros avant le passage à la 3D), Samus apparaissait en bikini dans les génériques de fin, pour peu que le joueur réalise certains objectifs (comme parvenir à la fin dans un temps donné), ce qui pouvait laisser penser qu'elle était une "récompense". Mais c'est assez secondaire par rapport à l'ensemble de la série. Et il faut remettre les choses dans leur contexte : je me souviens avoir toujours eu, à l'époque, une vraie attente vis-à-vis des scènes finales des jeux, espérant y voir, comme récompense, des images d'une qualité graphique supérieure à l'ensemble du jeu indépendamment de leurs contenus.

Mais ce personnage a fait l'objet de réappropriation de la part des joueurs. En tapant "Samus Aran" sous Google Image, on peut en voir un exemple très concret.

Ici, j'ai simplement tapé "Samus" (cliquez pour voir en plus grand).

Bon nombre des résultats sont des "fan-art", c'est-à-dire dans le jargon de la pop-culture, des dessins réalisés par des fans dans une perspective à la fois d'hommage et d'appropriation - les personnages pouvant être mis en scène dans des situations qui n'existent pas dans les œuvres originales. Concernant Samus, ceux-ci sont assez parlant. Reprenant parfois le personnage version "zero suit" (sans armure) tel qu'il apparaît à la fin de Samus Zero Mission (remake sur GameBoy Advance du premier jeu sur NES) et dans Super Smash Bros Brawl, parfois avec son armure, beaucoup de ces fan-art consistent en des "féminisation" d'une héroïne visiblement insuffisamment stéréotypés au goût des joueurs. Qu'on en juge :


On retrouve, comme chez Lara Croft, la même adaptation des poses des mannequins, identifiées comme typiquement féminines. Au visage souvent austère et grave que présente Samus dans la plupart des épisodes - il s'agit d'une orpheline qui consacre sa vie au combat et à la violence, elle n'a de toutes évidences que peu l'occasion de se bidonner franchement - est substitué un air beaucoup plus avenant et séducteur, recherchant visiblement le regard d'un spectateur, probablement masculin. D'autres images transforment certaines de ses caractéristiques les plus guerrières en arguments érotiques :


Pour les ignares qui n'ont jamais joué à un Metroid, il faut savoir que l'armure de Samus lui permet de se réduire en boule ("morphball" dans le jeu) et ainsi d'accéder à des lieux difficiles d'accès ou de déposer des bombes dévastatrices. Ici, c'est juste une occasion de spéculer sur sa vie sexuelle. D'autres choses existent avec son armure, qui se trouve elle aussi pouvoir être sexualisée.

D'autres représentations sont plus radicales encore dans la sexualisation - et je n'ai pas voulut aller voir ce qui se passe sur des sites plus particulièrement pornographiques... En se tenant à une simple recherche sur Google, on trouve déjà plusieurs situations où elle apparaît attachée et ligotée (un parallèle à faire avec Fantômette ?).

Image trouvée ici : évidemment, pour montrer qu'elle est l'une des "filles les plus sexy", il faut la montrer comme ça...

Ce dernier cas est particulièrement éclairant. Samus apparaît incontestablement comme un personnage féminin fort, ayant même des caractères généralement attribués au masculin (le courage, la détermination, un certain refus des règles, une forte indépendance). Par certains aspects, on pourrait la juger comme "dominante". Mais ce n'est apparemment pas cet aspect qui est érotisée. Au contraire, c'est précisément par une re-féminisation, une "mise à sa place" en d'autres termes, que les "fans" (je met les guillemets parce que je trouve ce traitement d'un aussi beau personnage très décevant) se la réapproprient. Pour qu'elle puisse être classée parmi les "héroïnes les plus sexy", il faut qu'elle soit attachée : une femme ne peut pas être active et sexy à la fois...

Voilà donc une deuxième leçon : la sexualisation des héroïnes n'est pas seulement le fait des producteurs de jeux vidéo ou des médias qui les entourent, mais également du public lui-même et de la façon dont il reçoit les biens qui lui sont proposés.

Essayons maintenant de répondre à cette question : pourquoi utiliser la sexualité (celle des femmes donc) pour vendre des jeux vidéo ? Sur Sociological Images, l'explication est la suivante : c'est un moyen d'attirer le regard dans le flux continu de publicité que reçoit chaque jour le spectateur moyen. C'est donc la concurrence entre les différents produits - et la structure du marché - qui explique ce recours au sexe. Mais voilà : pourquoi recourir à cela et pas à autre chose ? Pourquoi ce choix particulier ? On pourrait passer par l'humour, par la violence - j'avais déjà analysé l'utilisation de la violence dans les jeux vidéo ici - ou autre chose.

Pour le comprendre, je pense qu'il faut regarder le marché du jeu vidéo d'un œil sociologique. Cela signifie qu'il ne faut pas penser le marché comme la simple rencontre d'un offreur et d'un demandeur le temps d'un échange - ou ici la tentative de séduction d'un acheteur isolé par l'usage d'une imagerie sexuelle - mais tenir compte des relations qui peuvent exister entre les différents offreurs d'un côté, les différents demandeurs de l'autre, et entre les uns et les autres. Sur le marché du jeu vidéo, les biens font l'objet, une fois distribués, d'une intense circulation entre demandeurs. Ils sont objets de discussions et supports de relations : on joue ensemble, on se rassemble entre fans, on discute. Ces relations contribuent à reconstruire sans cesse le sens des biens : comme ces relations se sont historiquement d'abord établies entre garçons - pour toutes sortes de raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir ici - elles sont un terreau favorable à la sexualisation illustrée par le cas de Samus Aran.

Cette circulation des biens culturels ne demeure pas silencieuse. Elle s'exprime au contraire de différentes façons, se donne à voir, et ce de plus en plus via Internet qui contribue à la rendre publique. Les producteurs peuvent facilement l'observer. Il faut ainsi tenir compte de la façon dont les offreurs prennent connaissance de la demande. Dans le cas des jeux vidéo, il serait intéressant d'étudier ce qui se passe dans les nombreux salons de jeux où il semble bien exister une ségrégation sexuelle relativement marquée, puisque les femmes y apparaissent, au moins dans les compte-rendus fait par la presse, essentiellement comme danseuses ou potiches aguicheuses, tandis que les hommes pourraient bien être sur-représentés dans les visiteurs et les journalistes (je ne parle même pas des équipes de production, de promotion et de distribution).

C'est donc là, dans l'ensemble du fonctionnement du marché, que peut se trouver l'origine du sexisme dans les jeux vidéo et de son maintien. Les joueurs, loin d'être les consommateurs passifs d'une imagerie venus d'en haut, y contribuent activement. Tout comme l'ensemble des médias, y compris les plus mainstream, y compris, peut-être, ceux dont on pourrait attendre une plus grande vigilance en la matière - combien de magazines grand public ont consacré des pages à une Lara Croft érotisée ? Loin donc de se limiter à un évènement isolé ou à la dérive d'une industrie prête à tout même à l'exploitation du corps des femmes pour maximiser ses profits, le sexisme dans les jeux vidéo devrait nous faire réfléchir tous à ce que nous faisons et à la façon dont nous y contribuons.
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L'entretien d'embauche, bientôt une institution totale ?

Via le site actuchomage.org, on apprend que Pôle Emploi propose, en partenariat avec Ereel, un "fond de dotation au service de l'innovation en Europe" (c'est beau, j'en pleurerais), des formations pour les chômeuses afin de les aider à retrouver un emploi. Au programme : un rappel que l'entretien d'embauche est l'un des nombreux mécanismes de mise en conformité des corps et, peut-être, des âmes...

L'article d'actuchomage.org se concentre sur la question de l'origine de cette fondation et sur la question de la contribution supposée de telles formations à la lutte contre le chômage et pour le retour à l'emploi. Je vous laisse lire et vous faire une idée par vous même sur ces points. C'est plutôt les images proposées qui ont retenues mon attention. Voyez plutôt :



Ce sont les images tirés de l'article d'actuchômage.org. Elles sont visiblement tirées du site de Bureau d'Image, la principale entreprise participant à cette action (attention, le site lance automatiquement une très désagréable musique : quand on se prétend spécialiste de la communication, une telle faute de goût ne devrait pas être pardonnable). Elles donnent une bonne idée de ce en quoi consiste ces relooking pour trouver un emploi.

En effet, qu'arrive-t-il aux femmes qui se prêtent à ce jeu ? Et bien, visiblement, pour retrouver un emploi, on les pousse à se féminiser. Non pas qu'elles soient particulièrement masculines au premier abord, c'est-à-dire dans les photos "avant", mais il est clair que l'action que mène l'entreprise de relooking consiste à accentuer encore cette féminité. Que ce soit dans les vêtements, les coiffures, le maquillage (pas moins de deux entreprises de maquillage dans le programme proposée par Pôle Emploi)... et attitude. On le voit clairement dans les poses adoptées, sans doute à la demande du photographe et sous les conseils avisés des relookers, par les femmes en question : ce n'est pas seulement qu'elles sont plus souriantes ou plus "ouvertes", quoi que ce mot puisse bien vouloir dire, mais des yeux de biches en contre-plongée au dévoilement de l'épaule en passant par le buste en biais mains sur les hanches, on est bien dans un jeu plus proche de la séduction amoureuse, où la féminité se donne à voir souvent dans toute son ampleur. Le bandeau proposé par le site de Ereel sur la page présentant son "action" pour le relooking des chômeuses ne laisse d'ailleurs aucun doute là-dessus : on y voit la photo d'une jeune femme blonde sur-maquillé, les lèvres très rouges et les pieds nus posés sur la table. Une attitude qui n'a donc rien de "professionnel" mais tout de "féminin" dans ce que ce terme peut avoir de plus méprisant : frivolité et sexualisation. La photo ne déparaillerait pas dans un catalogue La Redoute ou sur la pochette d'un DVD porno.

Ce que l'on demande aux chômeuses va donc beaucoup plus loin que le simple souci d'une présentation de soi sans accroc : on les encourage à adopter toute une attitude et tout un rôle bien particulier, que l'on suppose être celui attendu par les recruteurs et les entreprises. Et ce rôle est sans ambages : c'est celui de femme. Non pas celui de professionnel.le, non pas celui de travailleur.se, non pas celui de futur.e employé.e, mais bien celui de femme. Et ce changement ne saurait visiblement être simplement plastique, se limiter au seul vêtement : la présence d'un psychologue dans l'action et les changements de gestuelles qui se laissent à voir au travers des photographies suggèrent clairement qu'il s'agit de prendre en charge l'ensemble de la personnalité de l'individu.

On comprend bien l'idée qu'il y a derrière : prendre soin de soi pour retrouver confiance en soi et devenir "entrepreneur de soi", capable, enfin, d'accéder à l'emploi tant désiré. Mais cette confiance à soi ne se fait visiblement qu'au travers d'une adhésion aux normes de genre : prendre soin de vous, mesdames, c'est vous maquiller pour être jolie pour l'homme qui vous embauchera... Et être "entrepreneur de soi" n'est jamais qu'une façon de reporter le poids du chômage sur un travers individuel - "vous ne faites pas assez d'efforts !" - plutôt que sur un enjeu collectif - "il n'y a pas assez d'emploi !". Revoilà le marteau de la responsabilité individuelle...

La procédure de l'entretien d'embauche, à laquelle prépare ce genre d'actions, sans doute plus nombreuses que cette simple actualité pourrait le laisser penser, joue donc ici un rôle particulièrement important. Elle ne se contente pas de sélectionner certains candidats, mais sert de prétexte à contrôler et à transformer ceux-ci dans des dimensions de leur personne qui dépasse le strict champ du travail. Pour retrouver du travail, dit-on à ces femmes, vous devez changer de personnalité : pas seulement avoir plus de compétences, pas seulement être plus professionnelle, pas seulement avoir plus de qualification ou une formation mieux adaptée, mais être plus féminine, plus jolie, plus femme... En période de chômage, l'entretien d'embauche et tout ce qui l'entoure semblent adopter certains traits de ce qu'Erving Goffman appelait les "institutions totales", celles qui se chargent de prendre en charge l'ensemble de la vie des individus au point de redéfinir toutes leurs personnalités.

Il n'est ici question que des femmes. Qu'en est-il des hommes ? Cette injonction au conformisme de genre ne concerne-t-elle que ces dames ou est-elle partagée au point que l'on demande aux hommes d'effacer ou d'abandonner les traits les plus "féminins" de leur apparence et de leur personnalité ? Je suis prêt à parier que oui. Même si la chose se fait sans doute avec moins de heurt, dans la mesure où l'adhésion au rôle viril est sans doute plus spontanée tant celui-ci peut sembler "naturel". Il n'est pas dit pour autant que le genre de transformation de soi qu'exigent les injonctions à être "entrepreneur de soi" soient moins lourdes à porter, quelque soit son genre.
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Sociologie de l'anorexie

Sujet délicat aujourd’hui sur Une heure de peine : l’anorexie. Le Monde consacre aujourd’hui un article à la réaction de différents sites dits « pro-ana », c’est-à-dire qui défendent et même aident à l’anorexie, face à la proposition de Valérie Boyer, députée UMP des Bouches-du-Rhône, de sanctionner "le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées". Ce sont bien sûr ces sites qui sont visés au premier chef. J’ai décidé de ne pas donner le lien vers l’article du Monde, car celui-ci est truffé d’adresses vers ces sites « pro-ana », et ma conscience est gênée à cette idée (allez plutôt voir par ici). Voici cependant quelques réflexions sur l’anorexie d’un point de vue sociologique.




Muriel Darmon a réalisé un travail d’enquête sur l’anorexie dans Devenir anorexique. Une approche sociologique (2008) [1]. L’approche est intéressante parce qu’elle évite de tomber dans quelques propositions simplistes – « les filles deviennent anorexiques à cause des top-models » - pour s’intéresser aux anorexiques elles-mêmes. En effet, si les représentations de la mode jouent sans doute un rôle dans le développement de l’anorexie, elles ne suffissent manifestement pas : toutes les adolescentes ne deviennent pas anorexiques. Il faut alors s’intéresser de plus près au problème : comment devient-on, est-on, et cesse-t-on d’être anorexique ? Il faut alors aborder ce problème armé de la notion de « carrière », développé par Howard Becker (Outsiders, essai de sociologie de la déviance, 1963). Il s’agit d’un processus dans lequel certains individus s’engagent et qui comportent plusieurs étapes qui amènent l’individu, peu à peu, à revêtir une identité de déviant. Ce processus se fait par interactions à la fois avec ceux qui sont déjà engagés dans une telle carrière – socialisation – et ceux qui en sont extérieurs et portent un regard sur les premiers – étiquetage.

En un mot, on ne naît pas anorexique, on le devient. Et ce parce que certaines personnes nous amènent à embrasser cette carrière, et parce que d’autres nous y cantonnent. L’anorexie est bien une déviance : un écart à la norme sociale en vigueur dans la société, qui fait l’objet d’une sanction – jugement négatif, médicalisation, etc. L’existence de sites et de blogs sur ce thème montre qu’il y a une dimension pleinement sociale au phénomène : l’anorexie ne se conçoit pas seulement comme une pathologie, mais aussi une identité, une présentation de soi que l’on mobilise en fonction des interactions dans lesquelles on est pris.

Muriel Darmon met à jour quatre phases dans la carrière des anorexiques. La première en étonnera plus d’un : loin de mettre en avant la responsabilité des magazines féminins, c’est le rôle des proches et de la famille qui est mis en avant. Les carrières d’anorexiques commencent souvent par un simple régime, sur les conseils d’« initiateurs » : le médecin, la mère, « en tant que responsable de l'alimentation et du corps des membres de la famille, et en tant que femme elle-même spécifiquement soumise aux normes diététiques et corporelles », le groupe d’amis dont les conversations tournent autour de la nécessité de surveiller son poids. L’objectif peut donc être purement une question de santé, et non seulement de soumission à la mode. Ce régime se fait rarement seule : on y trouve toujours des « accompagnateurs ». Le régime est une entreprise collective, ce qui renforce le contrôle exercé sur l’individu.

Point intéressant : la perte de poids s’accompagne souvent, chez les futures anorexiques, d’autres changements radicaux. Nouveau « look », engagement dans de nouvelles activités artistiques, scolaires, ou autres : maigrir n’est qu’un élément d’une transformation plus générale de la personne. L’anorexie s’inscrit donc dans un processus de « socialisation secondaire » au sens de Berger et Luckmann (La construction sociale de la réalité, 1976) : une conversion de l’individu, une transformation radicale de sa personne, qui remet en cause sa socialisation primaire (pour des éléments sur la socialisation, voir ce billet). De ce fait, détacher l’anorexie d’une personne de sa trajectoire générale peut être assez hasardeux.

La seconde phase accentue les techniques de régime apprissent dans un premier temps, et surtout les incorpore, c’est-à-dire, littéralement, les inscrit dans le corps des individus. Être anorexique devient alors une seconde nature. Celle-ci n’est pas encore déviante, car elle constitue, à bien des points de vue, quelque chose de valorisant pour les personnes qui la mettent en œuvre : il s’agit d’un travail sur soi, d’une maîtrise de son corps et donc de sa vie. Il y a des formes de plaisirs qui sont apprises dans cette carrière : celui de se retenir, d’être plus fort que la faim, que le désir. Une pleine compréhension de ce phénomène ne peut faire l’économie de cette dimension : l’anorexie n’est pas seulement liée à des images médiatiques, mais aussi aux incitations à « être soi-même », « prendre sa vie en main », « devenir ce que l’on est ». Si elle est un mal de notre modernité, elle est autant liée à sa dimension individualiste qu’à sa dimension médiatique.

En effet, Muriel Darmon identifie une transformation générale des goûts des anorexiques : ceux-ci passent dans un registre de plus en plus légitime, se rapproche des pratiques des « dominants » au sens bourdieusien du terme (Pierre Bourdieu, La distinction, 1979), c’est-à-dire le goût des classes dominantes. Les jupes remplacent les pantalons, les pratiques sportives s’orientent vers la danse ou la natation, les pratiques culturelles se tournent vers les registres les plus légitimes (une des interviewés déclarent avoir voulu se faire « une culture en béton ») et les goûts alimentaires vers les aliments « fins », « légers », à l’opposition des aliments populaires « lourds », « gras ». C’est l’exceptionnalité sociale qui est visée par la pratique anorexique, la distinction des « gros », des autres, ceux qui, finalement, ne parviennent pas à un contrôle total d’eux-mêmes. L’élévation de l’individu est au cœur du phénomène.

D’où sans doute la transformation de l’anorexie en un « mode de vie » par les sites qui en font la promotion. Ce n’est pas tant une pathologie qu’une identité qui s’exprime au travers d’une pratique culturelle bien particulière. Cela est particulièrement inquiétant : l’anorexie apparaît comme une ressource positive pour celles et ceux qui y ont recours, participant à leur estime de soi. Loin d’être un comportement autodestructeur, frappant des jeunes filles mal dans leur peau et dépressive, il s’agit au contraire d’une phase « constructive », qui en vient à être destructive de façon presque involontaire. Les anorexiques connaissent souvent très bien les séquelles et les risques qu’elles encourent : mais elles les assument en raison du plaisir qu’elles retirent de cette pratique. Le soin en est alors d’autant plus difficile.

La troisième phase consiste à l’étiquetage proprement dit : un « alerteur », la plupart du temps un proche, indique que « quelque chose ne va pas ». Les pratiques jusque là considérées comme normales deviennent alors déviantes, parce que l’anorexique « va trop loin », « ne sait plus s’arrêter ». L’étiquette « anorexique » est alors accolée à la personne, qui peut essayer de la refuser, en dissimulant ces comportements, ce qui entraîne généralement une surveillance accrue de la part du réseau des proches.

Enfin, quatrième phase, la sortie de la carrière : celle-ci se fait par l’hospitalisation. Il s’agit alors pour l’institution médicale de remplacer la conception que la malade a d’elle-même par celle que lui est proposé par le corps médical. Il faut qu’elle réinterprète ses comportements en tant que symptôme d’une pathologie à soigner. On a alors un nouveau phénomène de socialisation secondaire, prodiguée ici par une institution particulière : remplacer les dispositions anorexiques par de nouvelles dispositions. Celui-ci aboutira à une nouvelle prise en main de soi, un nouveau contrôle de son corps et de sa personne, s’appuyant sur le refus des comportements précédemment incorporés.

J’espère que ces quelques commentaires auront suffit à montrer l’intérêt de la sociologie sur un sujet où elle n’est pas facilement convoquée. C’est là, depuis les travaux de Erving Goffman (Asiles, 1961), une des voies fécondes de recherche : explorer l’expérience de ceux que la société considère comme déviant ou anormaux. Non pas dans le but de légitimer ou d’expliquer leurs pratiques, mais pour en donner une pleine connaissance, une meilleure compréhension, qui fait l’utilité de cette discipline.

[1] Je ne me livre pas, ici, à un compte-rendu de lecture, mais plutôt à un commentaire appuyé sur l’ouvrage en question. Je reste seul responsable de ce qui est avancé ici.


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