En février dernier, Pascal Roggero, sociologue de l'université de Toulouse, publiait un texte simplement exécrable sur les sciences économiques et sociales, qui a malheureusement rapidement circulé sans un mot de critique, au point de se retrouver sur le site de l'Apses. A l'époque, pris par d'autres enjeux, je n'avais pas réagi. Ces derniers jours, à la faveur des péripéties footballistiques, le propos de l'article a été repris presque tel quel sur le site de Marianne 2. Quel rapport avec le foot ? Et bien le texte nous affirme qu'enseigner l'économie, c'est produire des petits Anelka. Rien de moins.
Pascal Roggero y commente le programme de seconde de SES, qui venait juste d'être publié dans sa première version, amendée depuis. Son propos est simple : ce programme fait la promotion de l'économie standard, et enseigner cette économie, c'est faire des élèves des petits individualistes égoïstes, comme Anelka lorsqu'il déclare préférer vivre au Royaume-Uni plutôt qu'en France parce qu'il y a moins d'impôt à payer.
On peut quand même s'interroger sur l'individualisme et le fanatisme de marché d'un programme qui contient un chapitre sur la socialisation - qu'on me dise donc ce que les sociologues individualistes ont à dire dessus - et un autre sur les limites du marché. Mais à la rigueur, ce n'est pas la question. Le programme de seconde qui s'appliquera l'année prochaine n'est pas parfait, celui de première non plus. L'économie y occupe effectivement le plus gros du volume horaire, et je le regrette. Il est effectivement possible que la conjonction politique actuelle ne soit guère favorable à une extension de la place de la sociologie au lycée.
Mais Pascal Roggero nous dit beaucoup plus que cela : il nous dit qu'il ne faut pas enseigner l'économie. Tout simplement. Parce que celle-ci est nocive :
Ne cherchez pas plus loin la cause des excès de la finance ou des salaires des footballeurs : le problème est moral - rien à voir avec des questions organisationnelles, par exemple au sein des grandes banques, on se demande bien pourquoi Pascal Roggero réclame de la sociologie de l'entreprise... - et il est lié à l'économie. D'ailleurs, je ne doute pas une seule seconde que Nicolas Anelka soit titulaire d'un doctorat d'économie, qu'il a dû effectuer sous la direction de Milton Friedman lui-même...
Tiens, d'ailleurs, si enseigner l'économie produit des petits égoïstes incapables de la moindre solidarité, on pourrait aussi penser qu'enseigner la sociologie a quelques effets. Par exemple, que ça démoralise les gens, que ça les empêche de devenir des travailleurs productifs... voire que ça les déresponsabilise, et que ça en fait des petits délinquants. En Novembre 2006, Robert Redeker soutenait dans un article du Figaro que c'était la diffusion de la sociologie qui était à l'origine des émeutes de banlieues. Le niveau d'analyse était à peu près aussi élevé que celui de Pascal Roggero.
En un mot, ce genre de réflexion correspond juste à de l'économie bisounours prise par l'autre versant. Dans un cas comme dans l'autre, on juge un savoir non pas en fonction de sa solidité scientifique (que Pascal Roggero ne fait qu'évoquer très rapidement pour dire que ce n'est pas très important...) mais en fonction des vertus morales qu'on lui prête. C'est que Pascal Roggero ne souhaite pas que les sciences économiques et sociales parlent de la société telle qu'elle est, mais, comme l'indique très clairement le titre de son texte, de "la société que l'on souhaite". Or, à ce jeu-là, on ne va guère loin. Ou plutôt on arrive à exactement ce que Pascal Roggero dénonce au début de son billet : à faire des programmes scolaires des lieux d'affrontements idéologiques - Yvon Gattaz et sa clique contre Pascal Roggero et ceux qui diffusent son texte - plutôt qu'un lieu où s'inquiète de dire quelque chose du monde tel qu'il va.
Soyons clair : il y a tout lieu de critiquer l'économie. Je ne me suis pas gêné pour le faire sur ce blog, et je n'ai pas l'intention de m'arrêter. Mais il faut le faire sur une base véritablement scientifique, il faut attaquer l'économie dans son coeur, c'est dans dire dans ses prétentions à dire le vrai sur les objets qu'elle se donne. L'attaquer sur sa soi-disante immoralité est une erreur, surtout lorsque l'on est sociologue : les plus grands sociologues n'ont-ils pas réclamer le droit de dire ce que l'on ne veut pas voir ? Peut-on accepter que l'on reproche à Bourdieu d'avoir démoraliser les jeunes ? Rappelons que si Bourdieu a pu développer une puissante sociologie critique, c'est parce qu'il n'a cessé de s'inquiéter d'être le plus scientifique possible.
La position de Pascal Roggero n'est pas une position de défense des sciences sociales : ce qu'il réclame, en demandant que l'on enseigne des savoirs plutôt tournés vers la solidarité, c'est une soumission de celles-ci à un agenda politique. Ce n'est pas ce dont les élèves ont besoin : il leur faut apprendre à observer la société en scientifique, de façon dépassionné, comme une "chose" pour reprendre une expression célèbre.
Quant à la position de Nicolas Anelka, on pourrait se contenter de rappeler que, comme le disent très bien Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, la science économique propose des justifications trop abstraites aux individus pour soutenir leurs comportements capitalistes. Et qu'il faut plutôt aller chercher l'origine de ces dispositions dans des domaines extérieurs, pour ceux en vigueur aujourd'hui dans la "critique artiste" du capitalisme qui s'est développé dans les années 70. Car proclamer que le talent d'un individu - par exemple à pousser un ballon au fond des filets - mérite une récompense faramineuse et inaliéanable prend sa source beaucoup plus dans le monde des Arts que dans celui austère et lugubre de la science économique.
Pascal Roggero y commente le programme de seconde de SES, qui venait juste d'être publié dans sa première version, amendée depuis. Son propos est simple : ce programme fait la promotion de l'économie standard, et enseigner cette économie, c'est faire des élèves des petits individualistes égoïstes, comme Anelka lorsqu'il déclare préférer vivre au Royaume-Uni plutôt qu'en France parce qu'il y a moins d'impôt à payer.
On peut quand même s'interroger sur l'individualisme et le fanatisme de marché d'un programme qui contient un chapitre sur la socialisation - qu'on me dise donc ce que les sociologues individualistes ont à dire dessus - et un autre sur les limites du marché. Mais à la rigueur, ce n'est pas la question. Le programme de seconde qui s'appliquera l'année prochaine n'est pas parfait, celui de première non plus. L'économie y occupe effectivement le plus gros du volume horaire, et je le regrette. Il est effectivement possible que la conjonction politique actuelle ne soit guère favorable à une extension de la place de la sociologie au lycée.
Mais Pascal Roggero nous dit beaucoup plus que cela : il nous dit qu'il ne faut pas enseigner l'économie. Tout simplement. Parce que celle-ci est nocive :
A force de théoriser la société à partir de la libre activité d’individus intéressés on en vient à légitimer, si ce n’est à produire, des comportements qui font fi de toute solidarité. Et des individus « décomplexés », sûrs de leur valeur économique et insoucieux des autres peuvent-ils narguer le monde tout en apparaissant comme des modèles. Des traders perclus de bonus aux footballeurs richissimes parmi d’autres, l’arrogance se fonde sur la conscience de « mériter » économiquement ce que l’on gagne ; le reste, le non économique, on peut l’ignorer voire le mépriser.
Ne cherchez pas plus loin la cause des excès de la finance ou des salaires des footballeurs : le problème est moral - rien à voir avec des questions organisationnelles, par exemple au sein des grandes banques, on se demande bien pourquoi Pascal Roggero réclame de la sociologie de l'entreprise... - et il est lié à l'économie. D'ailleurs, je ne doute pas une seule seconde que Nicolas Anelka soit titulaire d'un doctorat d'économie, qu'il a dû effectuer sous la direction de Milton Friedman lui-même...
Tiens, d'ailleurs, si enseigner l'économie produit des petits égoïstes incapables de la moindre solidarité, on pourrait aussi penser qu'enseigner la sociologie a quelques effets. Par exemple, que ça démoralise les gens, que ça les empêche de devenir des travailleurs productifs... voire que ça les déresponsabilise, et que ça en fait des petits délinquants. En Novembre 2006, Robert Redeker soutenait dans un article du Figaro que c'était la diffusion de la sociologie qui était à l'origine des émeutes de banlieues. Le niveau d'analyse était à peu près aussi élevé que celui de Pascal Roggero.
En un mot, ce genre de réflexion correspond juste à de l'économie bisounours prise par l'autre versant. Dans un cas comme dans l'autre, on juge un savoir non pas en fonction de sa solidité scientifique (que Pascal Roggero ne fait qu'évoquer très rapidement pour dire que ce n'est pas très important...) mais en fonction des vertus morales qu'on lui prête. C'est que Pascal Roggero ne souhaite pas que les sciences économiques et sociales parlent de la société telle qu'elle est, mais, comme l'indique très clairement le titre de son texte, de "la société que l'on souhaite". Or, à ce jeu-là, on ne va guère loin. Ou plutôt on arrive à exactement ce que Pascal Roggero dénonce au début de son billet : à faire des programmes scolaires des lieux d'affrontements idéologiques - Yvon Gattaz et sa clique contre Pascal Roggero et ceux qui diffusent son texte - plutôt qu'un lieu où s'inquiète de dire quelque chose du monde tel qu'il va.
Soyons clair : il y a tout lieu de critiquer l'économie. Je ne me suis pas gêné pour le faire sur ce blog, et je n'ai pas l'intention de m'arrêter. Mais il faut le faire sur une base véritablement scientifique, il faut attaquer l'économie dans son coeur, c'est dans dire dans ses prétentions à dire le vrai sur les objets qu'elle se donne. L'attaquer sur sa soi-disante immoralité est une erreur, surtout lorsque l'on est sociologue : les plus grands sociologues n'ont-ils pas réclamer le droit de dire ce que l'on ne veut pas voir ? Peut-on accepter que l'on reproche à Bourdieu d'avoir démoraliser les jeunes ? Rappelons que si Bourdieu a pu développer une puissante sociologie critique, c'est parce qu'il n'a cessé de s'inquiéter d'être le plus scientifique possible.
La position de Pascal Roggero n'est pas une position de défense des sciences sociales : ce qu'il réclame, en demandant que l'on enseigne des savoirs plutôt tournés vers la solidarité, c'est une soumission de celles-ci à un agenda politique. Ce n'est pas ce dont les élèves ont besoin : il leur faut apprendre à observer la société en scientifique, de façon dépassionné, comme une "chose" pour reprendre une expression célèbre.
Quant à la position de Nicolas Anelka, on pourrait se contenter de rappeler que, comme le disent très bien Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, la science économique propose des justifications trop abstraites aux individus pour soutenir leurs comportements capitalistes. Et qu'il faut plutôt aller chercher l'origine de ces dispositions dans des domaines extérieurs, pour ceux en vigueur aujourd'hui dans la "critique artiste" du capitalisme qui s'est développé dans les années 70. Car proclamer que le talent d'un individu - par exemple à pousser un ballon au fond des filets - mérite une récompense faramineuse et inaliéanable prend sa source beaucoup plus dans le monde des Arts que dans celui austère et lugubre de la science économique.