Portrait du tueur en mec normal

Les Etats-Unis ont été frappé par une nouvelle tuerie, comme il s'en produit régulièrement depuis au moins 1999 et la tragédie de Columbine. A Santa Barbara, un jeune homme, Eliot Rodger, a tué au moins six personnes avant de se donner la mort. Dans les jours et sans doute les semaines qui viennent, les portraits du tueur vont pulluler, tentant, par le récit biographique, de donner sens à son acte - le mouvement a d'ailleurs déjà commencé, et les tueries précédentes ont eu leur lot en la matière... Le risque de la biographie est toujours de sur-enchérir sur l'exceptionnalité de l'individu ou de son acte. En bon adepte de la micro-histoire, je suis plus tenté d'utiliser les parcours individuels, aussi exceptionnels qu'ils paraissent, pour partir à la recherche de la normalité.

Eliot Rodger a laissé une vidéo qui explique son geste. Son discours s'inscrit clairement dans la mouvance de ceux que l'on appelle les "masculinistes" : des hommes qui prétendent que la société s'est "féminisée", que les hommes doivent reconquérir le pouvoir en renvoyant les femmes au rang d'objets, qu'il faut être "l'alpha male" (le "mâle dominant", comme dans certaines espèces animales...), et que les hommes peuvent devenir des "pick-up artists" (des "artistes de la drague") c'est-à-dire manipuler les femmes pour coucher avec elles... Si vous voyez des proximités avec Eric Zemmour, ce n'est pas un hasard. Le discours d'Eliot Rodger (dont j'improvise ici une traduction à partir de cet article - mes excuses par avance à toutes les personnes dont la traduction est le métier) laisse voire une haine des femmes que l'on qualifiera rapidement, n'en doutons pas, de "pathologique" :

"Ce n'est pas juste. Vous, les filles n'avez jamais été attirées par moi. Je ne sais pas pourquoi vous, les filles, n'avez jamais été attirées par moi, mais je vais vous punir pour ça. C'est une injustice, un crime, parce que je ne sais pas ce que vous ne voyez pas en moi. Je suis le mec parfait, et pourtant vous vous jetez sur ces mecs odieux, plutôt que sur moi, le gentlemen suprême."

"Je vais toutes vous punir pour ça", dit-il encore avant de rire

"Quand ce sera le jour de faire les comptes (On the day of retribution), je vais rentrer dans la sororité la plus importante de UCSB, et je vais massacrer chacune de ces salopes coincées de blondes pourries gâtées (every single spoiled stuck up blonde slut) que j'y trouverais. Toutes ces filles que j'ai tellement voulu, elles m'auraient toutes rejeté et m'auraient regardé comme un mec inférieur si je leur avais fait une proposition sexuelle. Alors qu'elles se jettent sur ces brutes odieuses. Je vais prendre beaucoup de plaisir à toutes vous massacrer. Vous allez enfin voir que je suis vraiment le dominant (the superior one). Le vrai mâle dominant (The true Alpha Male)".

On n'aura aucun mal à relever les incohérences de ce discours : se prétendre "le parfait gentlemen" au moment où l'on projette de massacrer des femmes, se vanter d'être un gentlemen tout en rêvant d'être le "mâle dominant" qui écrase les autres mâles par la possession des femelles, détester les femmes avec qui on veut pourtant coucher en étant un gentlemen, leur reprocher d'être à la fois "coincées" et des "salopes" qui couchent avec les mauvaises personnes (i.e. pas lui)... Y voir le discours d'un fou n'est guère difficile. Ce qui nous choque le plus est l'apparente trivialité, et pour le dire plus directement la très grande banalité, de la raison évoquée par le tueur pour justifier son acte : il ne supportait pas d'être vierge à 22 ans et de ne jamais avoir embrassé une fille... Il n'aurait paru étrange à personne qu'il souffre quelque peu de cette situation : s'il avait été triste, déprimé ou même dépressif, en manque de confiance en lui, si cette souffrance s'était manifesté chez lui par des comportements allant de la consommation d'alcool à l'expression d'une certaine agressivité envers les autres, cela n'aurait guère paru étonnant. Peut-être lui aurait-on conseillé de se faire aider par un professionnel... et c'est après tout ce qu'il a fait en cherchant de l'aide du côté des masculinistes... Mais en tout cas, nous pouvons facilement considérer que ses meurtres relèvent d'une classe d'actes totalement différente que des réactions plus "normales", plus "habituelles" et finalement pas si rare.

Il y a une réaction "normale" - je ne saurais insister suffisamment sur ces guillemets - à cette situation que je n'ai pas évoqué : qu'un jeune pris dans une grande tristesse amoureuse se suicide, et l'histoire aurait certes été tragique, mais finalement assez, et malheureusement, banale. Pourtant son geste ressemble beaucoup à un suicide : il n'est pas illégitime de penser qu'il savait très bien comment se terminerait sa virée meurtrière... Il n'est alors pas inutile de se tourner vers le maître ouvrage qu'Emile Durkheim a consacré en 1897 au Suicide : dans son introduction, il s'attache à définir rigoureusement le suicide, au-delà des usages "vulgaires" du terme. Après avoir insisté sur la dimension volontaire et consciente de l'acte de se donner la mort, il explique en quoi le suicide est un acte finalement "normal" qui n'a rien de "monstrueux", c'est-à-dire qui ne doit pas être placé dans une classe tout à fait à part :

[Les suicides] ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non plus que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, en tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas ; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence.

La remarque de Durkheim consiste ici à rendre au suicide sa normalité : non pas parce que, comme il l'écrit ailleurs, il existe une certaine régularité statistique au suicide, mais bien parce qu'il s'inscrit dans la continuité d'activités par ailleurs courantes, normales, et pour certaines au moins attendus par les normes sociales. Le suicide peut, dans bien des cas, apparaître comme une forme, certes extrême, du dévouement à la tâche - que l'on pense à ceux qui se suicident faute de pouvoir accomplir tout le travail qu'on leur impose... - ou de la tristesse - toutes les personnes tristes ne sont pas dépressives, et tous les dépressifs ne se suicident pas : pourtant, il serait ridicule d'ignorer les liens qui existent entre ces différentes choses, et le continuum sur lequel elle se place. Ce à quoi invite ici Durkheim, c'est à rechercher le normal dans ce qui semble anormal : le suicide n'est pas un acte exceptionnel et inexplicable, il est la poursuite de certaines situations banales qui font notre vie quotidienne ; le suicidé n'est pas un être à part, mais un individu qui est pris dans une situation banale et qui, pour une raison ou pour une autre, y réagit par le suicide. Il ne s'agit pas de nier la spécificité du suicide, mais de le faire apparaître sous un jour nouveau, comme l'expression d'une normalité vers laquelle il s'agit de remonter.

On peut en dire tout autant de ces fusillades et tueries qui émaillent l'histoire récente des Etats-Unis. Elles aussi peuvent se lire comme "la forme exagérée de pratiques usuelles". Et l'acte d'Elyot Rodger apparaît aussi "sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de..." Justement à quels actes peut-on le rattacher ? Quelles sont les pratiques usuelles que la tuerie ne fait qu'exagérer, que pousser à l'extrême ? De quelles situations sommes toutes banales doit-on rapprocher ce fait, à quelle classe d'actions faut-il le rapporter pour le comprendre non pas dans son exceptionnalité mais bien dans sa normalité ?

Le discours qu'il tient ne présente finalement qu'une forme extrêmement banale de discours tenus par des adolescents et des hommes adultes sur les femmes : c'est le discours du Nice Guy comme disent les anglo-saxons, celui qui est toujours "friendzoné", un "concept" qui se diffuse si vite qu'il a sa propre page wikipédia. Vous en trouverez également une présentation et une déconstruction dans ce billet dont la lecture me semblerait vitale pour bon nombre d'ados... Dans ces discours, les hommes "gentils" sont présentés comme victimes des femmes dont ils deviennent les amis et qui, alors qu'ils sont toujours là pour les consoler, ne veulent toujours pas les récompenser pour leur gentillesse en couchant avec eux. Derrière ce discours, il y a une représentation et surtout des pratiques très particulières de la drague, de la séduction et des relations entre hommes et femmes. Ce type de discours soutient des pratiques de drague violente (car "les femmes aiment ça"), de petites manipulations pour obtenir du sexe de la part des femmes (en les culpabilisant, en les humiliant, etc.), et de mépris et de haine des femmes, perçues à la fois comme des objets qu'il faut conquérir et comme des salopes qui ne savent pas apprécier la vraie gentilesse.

Cette haine des femmes n'a rien d'exceptionnelle : elle est au contraire extrêmement banale. Elle est répétée et diffusée entre garçons au moment où l'on apprends les relations hommes/femmes, où l'on s'échange des trucs et astuces pour draguer, où l'on apprends comment parvenir à coucher avec une fille, parce qu'il faut à tout prix le faire. Elle va de soi dans les lieux de l'entre-soi masculin, des équipes de sport aux groupes d'amis, où l'on ne prendra pas le risque de la remettre en cause. Elle se retrouve dans les réactions "normales" que j'évoquais plus haut : qu'un homme vierge à 22 ans se montre agressif ou "lourdingue", qu'il harcèle des filles de façon insistante, qu'il soit agressif, rien de tout cela ne paraîtra très étonnant. Elle est surtout omniprésente dans les productions culturelles, séries, comédies romantiques, teen movies, films de super-héros... Pensez aux premières saisons de Friends, à l'intégralité de How I Met Your Mother, à The Big Bang Theory, à Kick-Ass, aux American Pies, etc. Vous compléterez la liste sans mal. Le discours d'Elyot Rodgers n'est pas celui d'un fou : c'est un discours extrêmement banal dans nos sociétés.

Alors évidemment il ne s'agit pas de dire que c'est à cause de ces productions culturelles qu'il est devenu un tueur. De la même façon que toutes les personnes tristes ne se suicident pas, tous ceux qui sont soumis ou adhèrent à ces discours ne finiront pas tueur. Certains se contenteront d'aller grossir les rangs des "pick-up artists" - car eux-mêmes, avec leurs listes de moyen de manipuler les femmes ne sont que la continuité des pratiques de dragues les plus courantes et les plus normales qu'apprennent les hommes... D'autres n'iront même pas si loin... Sans doute faut-il quelques traits "exceptionnels" pour passer à l'acte : Durkheim expliquait le suicide par des situations d'affaiblissement des normes par exemple, et peut-être que cette explication en terme d'anomie aurait ici quelques mérites. Mais quelques soient les traits "exceptionnels" que l'on pourra trouver au tueur, il ne faut pas perdre de vue qu'il était aussi un mec normal. Et que son geste n'était que la poursuite d'une haine banale des femmes par d'autres moyens... C'est ce dont la tuerie de Santa Barbara devrait nous faire prendre conscience : la normalité de cette haine des femmes qui s'est exprimée, cette fois, sur un mode extrême.

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La carte, le territoire et la cage de fer

Gary Becker est mort. Si vous ne le connaissiez pas, c'est que vous n'avez pas étudié les sciences sociales sur les cinquante dernières années. Je ne suis pas sûr que l'expression "impérialisme économique" ait été forgée pour lui, mais c'est tout comme : il s'est employé avec obstination à appliquer la modélisation économique, le fameux homo oeconomicus, un individus parfaitement rationnel et calculateur, à à peu près tout ce qu'il était possible de trouver, des relations familiales à la consommation de drogue... Une ligne de pensée qui a eu une descendance funeste bien que lucrative. Alexandre Delaigue dresse une nécrologie qui insiste sur l'influence du défunt bien au-delà de la seule science économique. Se faisant, il use d'une métaphore qui m'a titillé : Gary Becker n'aurait fait que dresser une carte des comportements humains, certes peu réaliste, mais pas plus que n'importe quelle autre carte qui permet de véritablement s'orienter. Une métaphore intéressante, parce qu'elle m'en a rappelé une autre, venue elle de la sociologie.

L'approche de Becker a été très critiquée, pas toujours à bon escient. On lui a reproché de considérer que les gens sont rationnels, ce qui n'est manifestement pas toujours le cas. Une critique aussi absurde que de dire que ma carte routière est fausse parce qu'elle n'indique pas ce qui est planté dans les champs au bord de la route; c'est vrai, mais ce n'est pas l'objet: tout modèle scientifique est une simplification du réel pour le rendre compréhensible. La question est de savoir si cette approche rend vraiment le réel plus compréhensible.

Voilà donc ce qu'écrit Alexandre Delaigue pour défendre les choix de modélisation de Becker. Il se trouve que, si on parle de carte routière, je pense pour ma part au sociologue américain David Stark : c'est là une métaphore qu'il utilise couramment pour présenter un des concepts aujourd'hui incontournable de la sociologie, la performativité. On en trouvera par exemple un compte-rendu ici, mais j'ai assisté à une présentation semblable lors d'un séminaire dans mon labo. Je crois qu'il s'agit de l'une des façons les plus claires de donner sens à un concept qui, autrement, est assez difficile à saisir.

Suivons donc son raisonnement, que je restitue ici à partir de mes notes et de mes souvenirs. Imaginez un champ au travers duquel il n'existe aucun chemin. Tenez, on va prendre un support visuel (issu du lien précédent et donc des propres slides de David Stark) pour que les choses soient plus claires :


Vous souhaitez vous rendre du point A au point B, et aider les autres personnes à faire de même de la façon la plus efficace possible. Il vous apparaît que, pour cela, le plus rapide est de traverser le champ en question. Vous allez donc tracer une carte qui va indiquer le chemin à suivre, même si celui-ci n'existe pas physiquement. Cette carte pourra être utilisée par d'autres personnes. Elle va avoir cette forme-là :


Si cette carte est suivie par un grand nombre d'individus, il n'est pas très difficile de prévoir ce qui va se passer au bout d'un certain nombre de personnes aura pris votre carte au mot : un chemin va apparaître au beau milieu du champ. Autrement dit, votre carte ne va pas se contenter de décrire la réalité, même de façon imparfaite, même en le rendant simplement plus intelligible : elle transforme de fait cette réalité. C'est cela la performativité depuis sa première formalisation par Austin : la capacité d'un énoncé à transformer la réalité. Pour le dire avec des termes plus proches de ceux de Stark (après la photo) :


Si vous montrez à quelqu'un une carte et que vous dites "c'est ainsi que les gens vont du point A au point B", cette proposition est performative lorsqu'elle crée le comportement qu'elle décrit. Dans ce cas, un chemin va être creuser dans le sol entre le point A et le point B. Ainsi, un énoncé performatif ne reflète pas la réalité (comme le fait un énoncé déclaratif : "ceci est un stylo"), mais intervient sur celle-ci. Le langage performatif est un moteur, pas un appareil photo. Un modèle devient performatif quand son usage augmente ses capacités prédictives (David Stark, Paris, 17.07.2009)

Soyons clair : la performativité n'est ni systématique, ni propre aux énoncés économiques. Elle demande, en particulier, toutes sortes de conditions sociales pour se réaliser : si je dessine une carte tout seul dans mon coin, ou si je bâti tout un modèle économique le matin au petit déjeuner, je ne modifierais pas ipso facto la réalité. L'un des cas les mieux documentés de performativité, à savoir la diffusion de la formule de Black & Scholes analysé par David McKenzie, a demandé des interventions très directes de ses créateurs : ils ont notamment distribué des documents reprenant leurs formules mathématiques aux traders susceptibles de l'utiliser, au point que les variations des cours ont fini par adopter les formes prédites par le modèle... ce qu'ils ne faisaient pas auparavant. Les cas de performativité sont rares, et ce serait une erreur de dire que toute la production de la science économique est performative. Mais dans le cas de Gary Becker, on ne peut s'empêcher de penser que ses modèles décrivent sans doute moins la réalité qu'ils ne cherchent à la changer. Alexandre Delaigue le reconnaît d'ailleurs sans problème à la fin de son texte :

Il y a toujours un risque en sciences sociales de voir une théorie changer le réel qu'elle étudie.

Il est fascinant de voir à quel point la relation entre l'Etat et le citoyen s'est marchandisée au cours des dernières décennies; les électeurs se comportent bien plus comme les clients exaspérés d'une hotline inefficace que comme des individus menés par des grandes causes idéologiques. On peut le déplorer, tout en constatant que cela pacifie considérablement la société. Il n'y a pas de mal à considérer le citoyen comme un client, le couple comme deux associés, le délinquant comme un entrepreneur, à condition de ne pas trop prendre le modèle au sérieux : il pourrait devenir réel.

On notera que la remarque reste cependant ambigüe : la performativité est à la fois décrite comme réelle et comme une menace, à la fois comme quelque chose de positif (dans le cas de l'approche de Gary Becker, cela pacifierait la société... ce qui demanderait, je pense, une argumentation en soi) et comme menaçant si on le prend trop au sérieux (mais où commence le "trop" ?). Ici, l'ensemble des travaux sociologiques, aujourd'hui foisonnants, qui s'intéressent à la performativité des énoncés économiques apporte quelque chose de fondamental : ce n'est pas le fait de prendre une théorie trop au sérieux qui la rend performative, c'est le "simple" fait de l'intégrer dans des dispositifs techniques et dans des routines de comportements. Croire dur comme fer à l'existence d'un chemin qui va de A à B n'est pas ce qui le fait naître, c'est le fait que cet énoncé prend la forme d'une carte et que cette carte vient à être utilisé par suffisamment d'individus, même si chacun peut pester, individuellement, devant l'insuffisance de celle-ci. Pas besoin d'une croyance idéologique particulièrement forte pour cela. De ce point de vue, l'approche de Gary Becker doit sans doute moins son succès à ce qu'elle rend le monde intelligible qu'au fait qu'elle propose le plus souvent des solutions simples - modifier telle ou telle incitation économique, mesurer telle ou telle préférence de l'électeur médian, etc. - qui peuvent facilement s'inscrire soit dans des dispositifs techniques soit dans des modèles mathématiques eux-mêmes faciles à manipuler lorsque l'on veut une réponse rapide. Elle n'a pas besoin que ceux qui s'en servent soient idéologiquement convaincus du bien fondé éthique, politique ou même scientifique de la théorie qu'il y a derrière. La carte est en fait une "cage de fer"... ou au moins un de ses barreaux.

C'est d'ailleurs là, sans doute, l'une des raisons du succès politique des sciences économiques : elles donnent des réponses, pas forcément des réponses justes ou vraies ou même simplement scientifiquement à peu près satisfaisante, mais des réponses tout de même. Et lorsque vous êtes un décideur qui doit choisir entre un chercheur qui vous dit "c'est compliqué, spécifique, et lié à un ensemble de variables contextuelles" et un autre qui vous dit "mon modèle indique que la solution est X", le choix peut être rapide... Tiens, je suis même sûr que ça se modélise tout ça.

La métaphore de la carte pose un dernier problème. Si nous voulons tracer une carte, nous allons commencer par visiter le territoire à cartographier, dans la mesure où la carte ne peut être valable que dans sa relation avec celui-ci. Or ce n'est pas vraiment ce qu'a fait Gary Becker, ni ce que font ses continuateurs. Pour tracer la carte de la famille ou du toxicomane ou du criminel, il n'a pas commencé par étudier les familles, les toxicomanes ou les criminels. Plus encore, sa construction théorique ne vise pas à rendre compte, par exemple, de la famille aux Etats-Unis dans les années 80 : elle vise à rendre compte de la famille en général, en tout temps et en tout lieu. Pour que cela soit possible, il faut accepter précisément de ne pas parler de la famille mais d'entités purement formelles et a-historiques. Ce n'est pas simplement construire un idéal-type weberien en mettant l'accent volontairement sur certains aspects d'un phénomène, car l'idéal-type se construit en relation avec un objet particulier : il est véritablement une carte dessinée à partir d'un territoire. Dans le cas des travaux de Gary Becker, et d'une grande partie de l'économie mathématisée, on se retrouve à dessiner une carte sans territoire. Il ne faut pas s'étonner si parfois, cela engendre des monstres...


J'exagère sans doute un peu. Cette carte n'est pas tout à fait inutile : elle peut éventuellement nous dire "si vous voulez relier deux points séparées, le chemin le plus court est la ligne droite". C'est pour cela, sans doute, que l'on trouvera régulièrement des références à Gary Becker au début de quelques cours ou de quelques articles. Mais c'est après que les choses intéressantes commencent, quand on se rend compte que la ligne droite n'est pas possible... Et c'est pour cela que je fais de la sociologie.

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