Mais où sont-ils allés chercher ça ?

Comme tout blogueur de bon goût, je suis en ce moment plongé dans l'événement littéraire de l'année : Sexe, drogue... et économie de nos économistes préférés, Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia. Excellent bouquin, dans l'esprit du blog, que l'on prend plaisir à feuilleter et à lire dans le désordre, tant tout cela est clair et accessible. C'est mes élèves qui vont être content, tiens. Mais il y a cependant un passage qui m'a choqué au plus haut point, et ce dans l'introduction :


On admire les grands savants, on respecte les philosophes, on écoute les sociologues. L'économiste, lui, suscite au mieux de la pitié - comment un individu apparemment normal peut-il faire un métier pareil ? - au pire une franche hostilité car, si un pays va mal, n'est-ce pas de leur faute ? (p. 2)


Mais bon sang, Alexandre, Stéphane, où avez-vous vu qu'on écoute les sociologues ? Il est très rare, aujourd'hui encore, que le sociologue suscite plus d'intérêt que ce que décrivait Peter L. Berger en 1963 :

Dans les soirées mondaines, l'étiquette de psychologue suscite un vif intérêt, mêlé d'une hilarité un peu gênante. Dans la même situation, un sociologue n'éveille guère plus l'attention que si l'on avait annoncé un représentant en assurances. Il doit se débrouiller autrement, comme n'importe qui, pour se rendre intéressant. (p. 35)


Si on suit l'indicateur de popularité que propose Peter L. Berger - l'existence et le nombre de blague portant sur une profession... - on voit bien que les économistes sont mieux placés en la matière, et ce n'est pas les éconoclastes qui me contrediront.

Plus sérieusement, je pense - mais c'est plus une intuition qu'autre chose - que les économistes sont un peu plus reconnus que les sociologues. Ils ont en fait cet avantage - qui n'en est pas toujours un... - d'avoir un champ d'étude bien délimité dans l'esprit des gens (dans leur pratique scientifique effective, l'ouvrage des éconoclastes est justement là pour montrer que non). Un économiste est au moins vu comme un technicien de quelque chose d'important - "l'économie" - même si la compréhension de leur activité est très souvent plus que lancunaire. De ce fait, ils jouissent d'un a priori positif chez certaines personnes, surtout s'ils vont dans leur sens (politique). D'où l'intérêt d'ailleurs du pénultième* chapitre "Les économistes ne votent pas (tous) à droite" (je peux vous dire que je vais le faire lire celui-là).

Les sociologues, au contraire, sont classés dans la catégorie "intellectuels inutiles (et probablement chiant)", "parasites divers", "révolutionnaires potentiels (cheveux longs en option)" ou alors "chômeurs en puissance". Cela peut s'expliquer assez facilement : les études d'économie ont, au moins dans l'esprit des gens, des débouchés clairs (porter un costume Armani, comprendre ce que dit Jean-Pierre Gaillard, gagner plein d'argent en bourse, se prendre la tête dans les mains quand elle baisse) - même si les débouchés effectifs sont bien différents, et bien plus intéressants. Au contraire, les études de sociologie sont réputées ne mener à rien si ce n'est à l'ANPE - sans que l'on s'inquiète évidemment du fait que la filière a surtout servi à récuperer, souvent faute de place dans les formations courtes, des étudiants qui ne pouvaient pas aller ailleurs et qui n'étaient pas préparés à l'université. La qualité supposée des études rejaillit sur le prestige prêté à la profession finale, q'une façon très proche de ce que décrivait déjà Bernard Lahire :

Il est évident que si l'interrogation "à quoi ça sert ?" est moins fréquente en physique qu'en sociologie, c'est pour des raisons à la fois de légitimité académique plus forte et de débouchés professionnels plus clairs et plus diversifiés. Pour se convaincre de ce fait, il suffit d'imaginer un monde social où le statut de sociologue serait globalement reconnu, valorisé et valorisant et où obtenir son doctorat de sociologie permettrait avec certitude d'atteindre une profession et un statut social enviable. On peut concevoir aisément qu'une telle situation d'ensemble donnerait immédiatement sens et valeur à l'enseignement de la sociologie. [...] Le sentiment d'utilité ou d'inutilité d'un savoir provient souvent moins de la nature de ce savoir que de sa valeur académique ou extra-académique [...].(p. 6-7)


Evidemment, les économistes ne sont pas bien perçus partout, dans tous les milieux. Mais ils font l'objet d'une reconnaissance de façon quasi-sytématique, même lorsque c'est en tant que "valets du grand capital" ou autres titres peu enviables : on pense savoir à quoi ils servent. Les sociologues seront souvent perçus, au contraire, comme des gauchistes, au moins en puissance. Mais dans certains milieux de gauche, seuls certains sociologues de certaines tendances théoriques - suivez mon regard - seront acceuilli avec un tant soit peu de bienvaillance (ce qui les dispensent parfois de la rigueur scientifique dont faisait preuve leur maître dans ses meilleures années, mais passons). L'utilité du sociologue est beaucoup plus facilement mise en doute. Pour preuve, certains n'hésitent pas à accuser un économiste, mort qui plus est, d'avoir provoqué toute la crise financière actuelle, rien que ça :

Friedman a créé cette crise ! Il est mort, et vraiment, c'est dommage. Je le verrais bien être traduit devant la Cour pénale internationale pour crimes contre l'humanité. Avec son idée que le fonctionnement des marchés est parfait, il a laissé toute l'avidité, la voracité humaine s'exprimer librement.


Voilà un formidable pouvoir prêté aux économistes ! Et un formidable exemple des ravages de la vieillesse sur l'esprit d'un homme politique qui avait bonne réputation en la matière... Quoiqu'il en soit, on imagine mal un pauvre sociologue être à l'origine de quelque chose d'aussi énorme... (j'exagère, nous avons quand même été accusé d'avoir provoqué les émeutes de novembre 2005, mais c'est quand même moins classe, je trouve).

Bref, je rejoins tout à fait les éconoclastes sur leur présentation de l'économie, même s'ils font un peu d'impérialisme - adepte de la sociologie économique, je suis tout à fait favorable aux braconnages que je trouve très stimulant, tant qu'ils se font dans les deux sens. Par contre, sociologues et économistes devraient faire front commun pour la reconnaissance de l'application du raisonnement scientifique à l'activité humaine. Il y a là des ennemis communs - le sens commun, l'idéologie, etc. - qu'il est souhaitable d'affronter ensemble. En défendant les sciences économiques et sociales au lycée par exemple...

* On a trop rarement une bonne occasion d'utiliser ce mot.

Bibliographie :
Peter L. Berger, Invitation à la sociologie, 2006 (1963)
Bernard Lahire (dir.), A quoi sert la sociologie ?, 2002

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Soyez logique monsieur le ministre !

Cher Ministre de l'Education Nationale, dans votre point d'étape sur la réforme du lycée, vous avez déclaré :


J'ai entendu beaucoup de contre-vérités circuler sur le contenu de ces enseignements généraux, comme si on pouvait imaginer qu'un ministre de l'Éducation nationale puisse proposer de rendre optionnel l'enseignement d'histoire et géographie ou l'enseignement des sciences expérimentales.Je crois évidemment ces deux champs disciplinaires absolument essentiels à la formation du jugement et à la compréhension du monde par les élèves et c'est la raison pour laquelle ils figurent parmi les enseignements généraux que devront suivre tous les élèves de la nouvelle seconde, au même titre que le Français, les mathématiques, l'éducation physique et sportive et les langues vivantes, au pluriel puisque l'apprentissage d'une deuxième langue sera désormais obligatoire au lycée.

(souligné par moi)

Alors, soyez logique, M. le Ministre ! Qui peut nier que la sociologie et l'économie sont "absolument essentiels à la formation du jugement et à la compréhension du monde par les élèves" ? Nos élèves n'ont-ils pas besoin de comprendre, par exemple, la crise financière qui se joue actuellement, et sur laquelle ils ont d'ailleurs de nombreuses questions ? N'ont-ils pas besoin, pour comprendre le monde, d'outils comme la socialisation ? N'ont-ils pas besoin de comprendre que l'on peut chercher à comprendre les actes de chacun sans les juger, ce qui est au coeur de la pratique sociologique ?

Alors, M. le Ministre, soyez cohérent : donnez des sciences économiques et sociales à tous les lycéens, inscrivez-les dans les enseignements fondamentaux, ne serait-ce qu'en seconde. Vous disposez d'un corps d'enseignants compétents et motivés, vous avez commandé un rapport qui fait cette proposition, et vous voulez permettre - comme nous tous - à tous les lycéens de comprendre le monde : que vous faut-il de plus ? Sur les prémisses que vous posez, la simple logique vous le commande. Pourquoi hésiter ? Au moment où la demande de compréhension de l'économie et de la société est à son plus haut point, personne ne comprendrait que vous ne le fassiez pas.

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Le nouveau Codice, ou le marxisme inversé

Pierre Maura en a parlé avant moi : la nouvelle composition du Codice est désormais connue. Qu'est-ce que c'est le Codice ? Le Conseil pour la diffusion de la culture économique. Une de ces nombreuses commissions/conseils/haute autorité que notre bien-aimée administration française (voir le bas de la page) produit à tour de bras et dont l'utilité se perd dans les limbes mystérieuses de la raison politique. Le Codice, donc, a pour objectif de réconcilier les Français avec l'économie. Non pas en améliorant la situation économique présente – il n'est déjà pas assuré que l'Etat y puisse grand-chose – mais en diffusant des informations sur l'économie. Les pratiquants de la science « lugubre » (combien de fois faudra-t-il le rappeler ?) doivent bien rigoler. Et sinon, sociologiquement, que peut-on en dire de la composition de ce nouveau Codice ? Et bien, que l'on nous rejoue un peu Marx à l'envers. Explications.




Dans ce nouveau conseil, on trouve une sur-représentation des chefs d'entreprise – dont on se demande bien, pour certains, ce qu'ils font là. Sans surprise, le nom de notre ami Michel Pebereau apparaît dans la liste. On se demande quand-même où a bien pu passer Yvon Gattaz, mais pour une fois que quelque chose lui échappe, ne nous en plaignons pas. Viennent ensuite les journalistes économiques, plutôt bien disposés vis-à-vis des entrepreneurs et de leurs visions de l'économie. Les économistes sont en minorité, et, aussi brillants soient-ils – Daniel Cohen et Etienne Wasmer, excusez du peu – on ne peut que douter de leurs capacités à orienter l'activité de cette instance dans un sens scientifique honorable. Ce d'autant plus que l'un comme l'autre doivent avoir des choses bien plus intéressantes à faire que de se consacrer pleinement à cet énième appendice de l'appareil d'Etat français. Je ne parle même des enseignants, qui ont décidément la plus petite part du gâteau : il faut croire que pour diffuser de la culture, on est mal placé...


Cette composition ne doit pas étonner : dans l'esprit de nombre de nos dirigeants, qu'ils soient de droite ou de gauche, l'économie, c'est l'entreprise, et l'entreprise, c'est l'entrepreneur. J'insiste sur le fait que ce point de vue n'est pas le propre d'un camp politique : si on comprend bien que cette position rencontre une certaine audience (et même une audience certaine) à droite, elle n'en est pas moins prégnante à gauche et même à l'extrême gauche. Il n'y a qu'à voir la façon dont l'économie pris dans un sens très général peut faire l'objet de condamnations sans mesure, surtout lorsqu'il s'agit de s'en prendre à la « logique économique », toujours identifiée à celle des entreprises.


Cette conception biaisée – on le verra – de la nature de l'économie, que ce soit comme activité humaine ou comme science étudiant cette dite activité, n'est pas sans conséquence sur le débat public. La contestation de l'enseignement de sciences économiques et sociales – dont j'ai déjà longuement parlé, et pour cause – en est la preuve : elle est d'autant plus audible que l'on ne fait pas de différence entre l'économie et l'entreprise et ses dirigeants. J'en veux pour preuve la récente rencontre entre l'Apses et Jean-Pierre de Gaudemar, le recteur de l'académie de Marseille chargé de concevoir la réforme à venir du lycée. Celui-ci a souligné que les reproches émanant de la « classe économique » étaient problématiques pour l'enseignement des SES. Je ne doute pas qu'il l'ait fait en toute bonne foi, ne désirant rien faire d'autre que de désigner un groupe de personnes par une expression pratique, mais il me semble nécessaire de démonter cette notion de « classe économique », ce qui n'est jamais que la mise en oeuvre à la fois de ce que m'ont appris les sciences économiques et sociales – lorsque j'étais lycéen et boutonneux – et de ce que je m'efforce de transmettre à mes chers « gamins » (comme on les appelle affectueusement).


La « classe économique », on l'aura compris, c'est celle qui se retrouve dans le Codice : les entrepreneurs, chefs d'entreprises, et autres managers de haut niveau. Cette catégorie sociale – c'est-à-dire cette collection d'individus – se retrouve bombardée seule représentante de l'économie. Ce point est on ne peut plus contestable. Qu'est-ce que l'économie ? Pour le comprendre, passons par le problème économique de l'humanité : nous disposons de ressources limitées et peu adaptées à nos besoins. Pour vivre, nous avons besoins de transformer ces ressources, cette transformation passant par le travail. Or, comme ces ressources limitées nous devons faire des choix : nous ne pourrons pas produire tout ce que nous voulons. L'économie commence à partir du moment où nous nous trouvons dans une telle situation de choix, rapportés, donc, à nos besoins.


Ce problème, toutes les sociétés y sont confrontés. Certaines le résolvent en se contentant de produire le strict nécessaire à la survie d'un groupe de taille réduite : ce sont les sociétés dites (abusivement) « primitives », les sociétés où la différenciation des activités est très faibles. D'autres ont tentés de trouver une solution en centralisant toutes l'organisation de toutes les activités dans les mains d'un seul acteur : ce furent les sociétés communistes, et on sait ce qu'il en advint sur le plan économique (je n'évoque pas le plan politique qui, a mon sens relève d'une logique sensiblement différente). Nos sociétés contemporaines utilisent des formes de régulation marchande qui tentent de satisfaire les besoins de tous de la meilleure façon possible, avec des réussites et des ratés.


Dans tous les cas, on comprend bien que l'économie, en tant qu'activité, n'est pas le propre d'un petit groupe d'individus qui serait le seul à pouvoir se dire (ou être dit) « classe économique ». Nous participons tous à cette activité économique, en travaillant et en consommant. A la rigueur, la distinction d'une classe économique était plus simple dans les modèles d'économie planifiée : il était alors possible de repérer quel groupe – le gouvernement – prenait les décisions essentielles régulant la satisfaction des besoins. Ce n'est absolument pas pertinent dans un modèle capitaliste comme le notre. En effet, si le chef d'entreprise prend bien des décisions de production, il ne peut le faire qu'en prenant compte des consommateurs, des autres producteurs, de ses travailleurs, etc. Dans nos organisations économiques, l'activité économique – au moins d'une façon idéale – comme la somme d'une infinité de petites décisions, de petits choix individuels (microéconomique) qui s'influencent entre eux.


De ce fait, l'entrepreneur joue certes un rôle tout à fait important dans le problème économique que nous affrontons, mais il n'est pas le seul. L'individu qui décide ou non de se porter sur le marché du travail – de devenir ou non un actif – est tout aussi important. Le consommateur et ses décisions jouent aussi un rôle que l'on ne peut décemment négliger. Imaginons, pour nous en convaincre, que l'on élimine demain tous les individus qui ne sont pas entrepreneurs : comment les entreprises pourraient-elles continuer à produire et à fonctionner sans travailleurs, sans consommateurs, sans un Etat pour garantir les contrats et la sécurité des transactions et des activités marchandes ? La science économique a bien raison lorsqu'elle met l'accent sur l'interdépendance des différents acteurs économiques. Elle permet alors de comprendre que l'activité économique n'est en aucun cas le privilège de quelques uns, mais bien le problème de tous.


De même si les entreprises privés à but lucratif – celles qui sont représentées au Codice – joue un rôle majeur, que personne ne pense à nier, dans la production de richesses de l'économie française, ce n'est pas une raison pour oublier les autres formes d'organisations productives. On se demande bien comment notre système économique pourrait fonctionner sans des administrations publiques comme la police, qui répondent au besoin de sécurité des individus et des entreprises. De même, les entreprises privés à but non lucratif – c'est-à-dire les associations et autres formes d'organisations productives réalisant une production marchande – ou les administrations privés – réalisant des productions non marchandes – rendent des services que l'on ne peut mépriser ou écarter d'un revers de la main : que celui qui n'a jamais profité d'un festival de musique en été me jette la première pierre !


Si on suit cette idée, le Codice devrait être constitué de représentant de tous les acteurs économiques, entrepreneurs, salariés, consommateurs, représentants de l'Etat, etc. et non simplement des premiers de la liste. En effet, les informations que peuvent récupérer les chefs d'entreprise sur l'économie du fait de leur position – puisque c'est bien sur cette base que sont faites les nominations au Codice – ne peuvent retraduire le point de vue des autres acteurs de l'économie. Les économistes et les sociologues occupent alors une position bien particulière, puisqu'ils travaillent sur les positions et les informations de ces différents acteurs. En outre, le fait d'être chef d'entreprise (ou salariés, consommateurs, etc.) ne donne en soi aucune garantie que l'on comprend le fonctionnement de l'économie : on sait sans doute ce que l'on pense, mais la compréhension rationnelle d'un phénomène demande un autre travail. Il est bien évidemment possible qu'un acteur ait fait ce travail, mais rien ne le garantit en soi, sauf la possession d'un titre ou de publications scientifiques. Pourquoi n'y a-t-il pas de sociologues des entreprises dans ce Codice ? (mis à part parce que c'est une institution inutile).


Au final, la place donnée aux chefs d'entreprises, tout comme l'utilisation de l'expression « classe économique », traduit un coup de force de ces derniers : ils parviennent à se faire passer pour la seule classe productive, la seule qui, selon l'expression d'Yvon Gattaz, « fait » l'économie (on se demande d'ailleurs comment Yvon Gattaz fait l'économie sans salariés...). Cette idée n'est pas totalement originale : dans l'histoire de la pensée économique, on la trouve déjà chez Quesnay ou dans le marxisme. Pour le premier, seul les paysans sont productifs, parce que seule la nature peut produire. Chez les disciples plus ou moins fidèles de Marx, c'est la classe ouvrière – le fameux prolétariat – qui est le seul productif. Tout découle de la théorie de la valeur travail (que l'on retrouve, d'ailleurs, chez des économistes classiques comme David Ricardo) : la valeur des biens provient du travail incorporé par eux, et les capitalistes vivent en rémunérant les travailleurs au-dessous de leur travail effectif – c'est l'extorsion de la plus-value. La pensée qui s'impose aujourd'hui à l'occasion des offensives contre les SES et de l'assimilation de l'économie aux entrepreneurs est l'inverse parfait de celle-ci : seuls les chefs d'entreprise produisent. Se faisant, les discours et actions qui s'appuient sur ce principe procède à l'invisibilisation de tous ceux qui rendent possibles et participent effectivement à l'activité économique. Ces débats sont plus larges qu'on ne le pense : ils concernent la vision que l'on a d'un des pans les plus importants de l'activité humaine. Il serait temps que chacun s'en rende compte.


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Sociologie économique, et plus si affinités

A lire aujourd'hui (ou même après) sur le site nonfiction.fr : ma note de lecture sur le recueil de Mark Granovetter Sociologie économique. Vous pouvez aussi la lire ci-dessous. Cette note est dédiée à tous les agrégatifs de France, et particulièrement aux fortunés disciplines de Jean-Patrice Lacam : faites-moi honneur !


Sociologie et économie : peut-on imaginer deux sciences qui se seraient plus opposées et affrontées au cours de leur histoire ? Tout commence, en effet, dans le conflit : la sociologie naît au XIXe siècle de l'opposition de certains intellectuels à l'économie politique d'alors, à un moment où la révolution marginaliste - courant de pensée apparu vers 1870 dans plusieurs pays d’Europe et qui domine encore la théorie économique - n'en était qu'à ses prémisses. Plusieurs de ses fondateurs – Durkheim, Weber, Pareto... - s'intéressent alors de près à l'économie, les deux derniers occupant d’ailleurs des postes de professeurs d’économie politique, et en critiquent souvent les principaux représentants.

Mais, peu à peu, un cessez-le-feu s'installe : Talcott Parsons, professeur de sociologie à Harvard qui domina sa discipline des années 1950 aux années 1970, établit une séparation en laissant à l'économie le soin d'étudier le marché et les actions rationnelles ne conservant pour la sociologie que les « restes » - selon la formule de Albion Small, rappelée par Mark Granovetter (p. 194) – c'est-à-dire des actions non rationnelles. Une « pax parsonia » qui dure jusqu'à ce qu'un économiste ouvre à nouveau le feu : c’est Gary Becker, qui propose d'appliquer les outils de l'économie à tous les domaines de la vie sociale, comme la famille ou le crime, jusqu’alors chasses gardées des sociologues. Cet « impérialisme économique » rencontre encore une vive résistance et la guerre, qui, si elle n'est pas tout à fait ouverte et sanglante, n'en est pas moins vive.

Ces quelques rappels ne sont pas inutiles pour bien comprendre la portée du recueil d'articles de Mark Granovetter publié récemment en Français. La « nouvelle sociologie économique » qu'il initie à partir des années 1980, et dont on découvre ici les textes majeurs, peut se comprendre en effet comme l'une des meilleures réponses aux prétentions de l'économie : sur les thèmes qui sont les plus chers aux économistes - le marché, l'optimalité, etc. - les sociologues ont non seulement eux aussi des choses à dire, mais ils sont en outre capable de proposer de meilleures réponses. Mais ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas d'une contestation facile de l'économie, comme on en rencontre régulièrement, brocardant un libéralisme souvent fantasmatique, mais bien d'une discussion scientifique exigeante qui vise à rencontrer les économistes sur leur propre terrain. C'est pour cela que cette réédition augmentée d'un volume précédemment intitulé Le marché autrement (2000) pourrait ouvrir la voie à une rencontre pacifiée entre économistes et sociologues autour de leur projet commun de compréhension des phénomènes économiques. Plutôt que de nous livrer à une fastidieuse série de résumés des différents articles, nous allons essayer de dégager les quelques éléments clefs qui font le propre de la sociologie économique de Granovetter.


Critique de l'économie... et de la sociologie !


Si Granovetter critique l'économie orthodoxe, il le fait en connaisseur. Que reproche-t-il exactement à celle-ci ? La même chose qu'il reproche à une certaine sociologie : de considérer des individus atomisés. C'est cette double critique qu'il met au coeur de son article programmatique de 1985 « Action économique et structure sociale : le problème de l'encastrement », chapitre 2 du présent ouvrage. Les deux disciplines, en effet, proposent des solutions insatisfaisantes au problème de l'ordre formulé par Hobbes : comment dans un ensemble humain garantir la confiance et éviter les méfaits ? Si Hobbes résout ce problème par l'Etat, l'économie le fait par les marchés concurrentiels, qui « rendent impossibles la force et la fraude » (chap. 2, p.79). Le problème, c'est que l'individu y est alors sous-socialisé : « lors d'un échange avec un autre individu, il peut toujours, tout simplement, s'adresser à la légion d'autres individus qui son prêt à procéder un échange avec lui, selon les termes fixés par le marché. Les relations sociales ne jouent plus, dès lors, que le rôle de simples frictions » (chap. 2, p.80). La sociologie ne fait guère mieux en la matière : Granovetter reproche au structuro-fonctionnalisme de Parsons d'avoir considéré des individus qui ne font que réagir aux normes et aux valeurs qu'ils ont intériorisées. Dans cette conception « sur-socialisée » comme dans la précédente « les relations sociales courantes n'affectent que de manière secondaire leur comportement » (chap. 5, p.206).

Pour éviter ces deux écueils, Granovetter propose de considérer l'action, en particulièrement économique, comme étant « encastrée » dans le social. Reprenant le concept à Karl Polanyi, il en étend cependant l'usage en considérant qu'il n'y a pas de désencastrement de l'économique dans les sociétés modernes : c'est le sujet de son fameux article « La force des liens faibles » (1973), proposé comme premier chapitre. Il y démontre, enquête à l'appui, que les activités sur le marché du travail sont profondément encastrées dans les relations sociales, la majorité des individus trouvant leur emploi par relations. Il y ajoute même que, de façon contre-intuitive, ce sont les liens faibles – les connaissances, les amis d'amis, etc. - qui jouent le rôle le plus important : ceux-ci peuvent en effet être des « ponts », c'est-à-dire relier des réseaux différents, permettant une meilleure circulation de l'information et une plus forte intégration. Il en va de même en matière de mobilisation : si la communauté du West End de Boston, bien connue des sociologues, n'a pu se mobiliser face aux projets de rénovation urbaine qui la menaçait, c'est précisément parce que les liens faibles y étaient trop peu nombreux pour faire émerger un équilibre entre confiance et contrôle réciproques entre les différents groupes de liens forts. L'explication économique classique, appuyée sur les travaux de Mancur Olson, ne peut se passer de l'éclairage sociologique, qui porte sur les relations entre individus.


Repenser le marché, repenser les institutions


Une fois ceci posé, il n'est plus possible de considérer les marchés comme de simples processus d'agrégation de l'offre et de la demande, comme le fait la science économique orthodoxe. Il devient nécessaire d'y jeter un regard de sociologue, attaché aux relations entre individus et à la façon dont celles-ci influencent l'action. Le chapitre 4 de l'ouvrage, « Approches sociologiques et économiques de l'analyse du marché du travail. Une conception socio-structurelle » (1988) est consacré à cette question en discutant les apports respectifs des deux disciplines en présence sur le marché du travail. Critiquant certaines conceptions classiques de l'économie contemporaine sur le marché du travail – les contrats implicites, le salaire d'efficience, etc. – Granovetter montre systématiquement que le rôle du contexte social y est négligé. Il leur reproche notamment d'avoir trop facilement recours à des concepts ad hoc de faible porté heuristique comme la « culture » ou « l'atmosphère » d'une entreprise (chap. 4, p. 172) pour expliquer certains arrangements institutionnels. La nature des réseaux entre individus d'entreprises différentes expliquent par exemple beaucoup mieux certains niveaux de salaires : comme la productivité est le plus souvent difficile à mesurer avec précision, les réseaux jouent un rôle central dans la fixation des rémunérations, déterminant tant les normes des groupes que leur capacité à se mobiliser.

Mais la proposition n'est pas suffisante, principalement parce qu'elle ne sort pas réellement d'une conception purement instrumentale de l'action, où les relations sociales pourraient se lire comme autant d'investissements. Granovetter rajoute donc qu'il est nécessaire de considérer les différentes dimensions de l'action : « comme dans tous les autres aspects de la vie économique, la lutte pour la sociabilité, la reconnaissance, le statut et le pouvoir intervient également » (chap. 4, p. 190). L'action n'est jamais purement intéressée et il ne faut pas oublier ses autres dimensions. Développant ce point dans le chapitre 6 - « Un programme théorique pour la sociologie économique », il s'intéresse alors au rôle de la confiance et du pouvoir (chap. 6, pp.226-234), qui « creusent le fossé entre le comportement et les incitations » (chap. 6, p. 228) chères aux économistes. Ceux-ci connaissent bien le rôle de la confiance, mais ne parviennent pas à l'expliquer de façon satisfaisante : si celle-ci ne découlait que d'incitation à ne pas trahir, les relations seraient impossibles puisque des individus rationnels chercheraient à cacher leurs véritables incitations pour en tirer profit. La seule solution en la matière consiste à tenir compte des relations horizontales qui peuvent expliquer la confiance.

Cette idée invite notamment à reconsidérer le rôle de l'histoire dans l'étude de l'économie, ce que fait Granovetter dans les chapitre 5 - « L'ancienne et la nouvelle sociologie économique : histoire et programme » (1990) - et 6, où il discute, entre autres choses, de la notion d'institution. Là encore, les économistes se sont penchés sur le sujet, notamment grâce aux travaux de Williamson que Granovetter discute longuement. Mais leurs travaux ne sont pas entièrement satisfaisant : la « nouvelle économie institutionnelle » considère en effet que les institutions sont des réponses efficientes à des problèmes particuliers, comme l'existence de coûts de transactions. Une institution existe donc parce qu'elle est efficace. La justification de ce principe n'est que rarement détaillée de façon pleinement satisfaisante. Granovetter montre au contraire l'importance de la situation de départ et de l'action des individus. Il mobilise ici l'exemple devenu classique du secteur de l'électricité aux Etats-Unis. Au moment de sa construction, deux solutions étaient en concurrence : l'utilisation de générateurs locaux par les entreprises ou la création de centrales de distribution de l'énergie. Si la deuxième solution finit par être retenue, ce n'est pas parce qu'elle est meilleure, mais du fait de l'action de Samuel Insull, assistant de Thomas Edison. Celui va mobiliser ses différents relations – dans les domaines scientifiques, industriels et politiques – pour imposer sa solution. On souligne ainsi que les institutions sont des constructions sociales, dans la lignée des analyses sociologiques classiques de Berger et Luckmann. Pour autant, insiste Granovetter, cette approche ne tombe pas dans l'historicisme, qui considère les évolutions comme totalement ouvertes et susceptibles seulement de descriptions. Tout n'est pas possible dans la perspective de la sociologie économique, mais l'efficience n'est pas le seul critère d'évolution. Ainsi, Granovetter affirme que sa construction théorique est plus à même de rendre compte de la dynamique que l'économie hétérodoxe (chap. 5, p.220-222).

Rénover l'économie, mais pas seulement


Ainsi, en suivant la post-face de Isabelle This Saint-Jean, on peut résumer la « nouvelle sociologie économique » de Granovetter autour de trois principes : 1) l'action économique est une action sociale, au sens de Weber, c'est-à-dire tournée vers autrui et ne relevant donc pas de la seule instrumentalité économique ; 2) les individus sont « encastrés dans des systèmes concrets continus de relations sociales » (chap. 2, p.84) ; 3) les institutions sont socialement construites. Si cette approche n'est pas exempte de critique, comme le rappelle justement la post-face, en particulier sur ses difficultés à intégrer les cadres institutionnels et politiques plus larges, elle a le mérite de conserver tous les apports de la sociologie sans renier ceux de l'économie. En particulier parce qu'elle s'exprime dans un langage proche de celui des économistes, sans pour autant tomber dans certains de leur excès de mathématisation : Granovetter propose en particulier de conserver l'hypothèse de rationalité, bien qu'elle « soit toujours problématique » parce qu'elle « constitue une bonne hypothèse de travail » (chap. 2, p.111). La sociologie permet ici de mieux comprendre cette rationalité, en la considérant comme encastrée : les comportements demeurent intelligibles, mais d'une façon différente de ce qu'avance l'économie.

La préface de Jean-Louis Laville est d'ailleurs sans ambiguïté sur le rôle que pourrait jouer la lecture en français des textes de Granovetter : « l'enjeu est de constituer un courant international » d'une « science de l'économie, ouverte à l'interdisciplinarité par son statut revendiqué de science humaine » (préface, p. 11). On ne peut d’ailleurs qu’apprécier la valeur du programme qu’esquisse le Seuil en publiant des auteurs classiques à l’intersection de l’économie et de la sociologie, avec James Galbraith, ou Karl Polanyi (Dont le recueil sera bientôt chroniqué sur nonfiction.fr) Brossant un tableau de la sociologie économique et des théories s'en rapprochant, comme l'économie des conventions, Laville met l'accent sur la possibilité de passer d'un ensemble hétérogène d'approches hétérodoxes de l'économie vers une théorie plus unifiée, plus convergente, susceptible de trouver pleinement sa place en face et parfois contre l'orthodoxie néoclassique (Pour une proposition similaire dans sa critique, mais différentes dans ses propositions, vous pouvez voir la récente revue du MAUSS). Dans ce projet, l'oeuvre de Granovetter doit occuper une place centrale, tant sa discussion de l'économie sur son propre terrain et dans ses propres domaines constitue un point de rencontre entre les différents courants, et en particulier entre sociologie économique anglophone et francophone. La (re)publication de ce recueil dans le contexte scientifique, économique et politique actuel n'a dont rien d'innocent.

Pour autant, ce serait une erreur de réserver l'ouvrage aux sociologues de la vie économique ou aux économistes désireux d'amender leurs constructions théoriques. Les propositions de Granovetter, parce qu'elles concernent l'analyse générale de l'action, sont de nature à intéresser les sociologues au-delà du simple domaine qui donne son titre au recueil. En particulier, il faut insister, avec l'auteur lui-même dans son « Introduction au lecteur français » sur les liens entre les niveaux micro et macro. La lecture des textes originaux permet d'aller au-delà de certaines caricatures que la diffusion de toute pensée ne permet jamais d'éviter. Loin de proposer un niveau « méso-sociologique » qui primerait sur les deux autres, comme on a pu parfois le lire, la sociologie de Granovetter s'intéresse spécifiquement aux passages entre ces deux niveaux. Le concept de « réseau social » est ce qui permet de faire le lien entre les deux, et non un niveau d'étude spécifique qu'il faudrait privilégier. Ainsi, pour expliquer la mobilisation ou la non-mobilisation d'un groupe, il ne faut pas seulement prendre en compte les actions des individus (micro), mais aussi la façon dont elles peuvent s'agréger en fonction des réseaux pour produire ou non la mobilisation (cf. chap. 1). Ainsi, deux groupes en apparence semblable, du point de vue de la sociologie classique, adopteront des comportements radicalement différents en fonction des liens qui préexistent entre eux. Le cadre s'élargit alors et la contribution de Granovetter à la sociologie générale apparaît à la fois comme fondamentale et sous-exploitée. Sociologie économique, certes, et plus si affinités, pourrait-t-on dire.


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Le vrai problème de Michel M.

Libération nous apprend aujourd'hui que Valérie Pécresse, ministre de la recherche, a décidé de nommer à l'Institut universitaire de France une liste de noms qui n'avaient pas été proposés par la commission compétente. Parmi eux, une des bêtes noires de la sociologie française : Michel Maffesoli.


L'article de Libération pose très, très mal le problème, en attribuant l'opposition des scientifiques et des sociologues à la regrettable "affaire Théssier" (dont on trouvera tous les détails ici, ainsi qu'une analyse détaillée chez Bernard Lahire) :

Sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur le lien communautaire et l’imaginaire dans les sociétés «postmodernes», professeur à l’université Paris-Descartes, le long CV de Michel Maffesoli ne devrait en théorie pas poser de problème. Sauf qu’il comporte ce qui est considéré comme une tache indélébile par de nombreux scientifiques. Michel Maffesoli est en effet célèbre pour avoir organisé la soutenance d’une thèse de sociologie présentée le 7 avril 2001 par Germaine Hanselman. Plus connue sous le nom d’Élisabeth Teissier, patronyme sous lequel elle fait un commerce très fructueux de l’astrologie. Une thèse dont Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, souligna qu’elle «ne comporte aucune analyse épistémologique réelle» mais un appendice intitulé «Preuves irréfutables en faveur de l’influence planétaire.» On y lit : «De récentes recherches nous ont en effet permis d’établir la corrélation entre cancer, voire sida, avec des dissonances de deux planètes par rapport au thème natal.» Les fenêtres de l’université tremblent encore de la polémique de l’époque.

Tout le problème se situe dans le début du paragraphe : le journaliste de Libération sous-entend que, en dehors du doctorat de l'astrologue, Michel Maffesoli constituerait un candidat idéal pour l'Institut, puisqu'il serait un bon sociologue (voir la remarque sur son CV). Or, il n'en est rien : les travaux de Michel Maffesoli, ses prises de positions anti-rationalistes et anti-scientifiques, suffissent largement à ce qu'on lui interdise l'accès à quelque reconnaissance que ce soit.

Pour dire les choses simplement, lorsqu'on veut se vanter du titre de sociologue, il est nécessaire de se livrer à une activité minimale de sociologie. Qu'est-ce que le travail d'un sociologue ? Le même de tout scientifique : chercher à produire des connaissances répondant à un double critère de solidité empirique et de cohérence argumentative. Sur ces deux points, les écrits de Michel Maffesoli ne méritent nullement les appellations de science ou de sociologie. Celui a, depuis longtemps maintenant, nié toute pertinence à la science, la ramenant au niveau d'un discours parmi d'autre. Position confortable qui lui permet d'expliquer que si les critiques pleuvent sur ses travaux, celles-ci ne sont que le fait de méchantes personnes opposées à sa personne... et non des critiques sur la qualité de son travail. Cette personnalisation lui permet de mettre à distance toute réserve formulée à l'encontre de sa pseudo-sociologie - et je ne doute pas que s'il venait à lire ce texte, il le considérait de cette même façon...

Mais j'ai pris la peine de lire quelques uns de ses travaux, et en particulier plusieurs des extraits de son dernier ouvrage, Iconologies. Je regrette d'ailleurs cette terrible perte de temps, mais il me semblait nécessaire de me rendre compte par moi-même, en jugeant sur pièce, l'étendue du désastre que je trouvais décrit chez bien d'autres sociologues. Force est de reconnaître qu'ils avaient raison. Un chapitre m'a particulièrement marqué : un long développement sur Harry Potter, au cours duquel on se rend peu à peu compte que l'auteur n'a pas pris la peine de lire le bouquin en question puisqu'il s'avère incapable de faire une quelconque référence précise à son contenue. Inutile aussi d'attendre une quelconque analyse de l'utilisation de Harry Potter qui passerait par des entretiens ou des questionnaires auprès de ses lecteurs : Michel Maffesoli ne fait pas d'enquête, ne cherche pas à vérifier de quelque façon que ce soit la pertinence de ces propositions. Que l'on mesure à cette aune sa scientificité, bien qu'il essaye de faire passer les surinterprétations et le refus de l'empirie pour un "style" sociologique.

Il m'est aussi arrivé de consulter en bibliothèque quelques uns de ses ouvrages, dont le plus fameux, Le temps des tribus. Là encore, j'aurais mieux fait de lire Simmel, que Michel Maffesoli cite jusqu'à plus soif sans pour autant comprendre la portée de ce dernier. La thèse centrale de l'ouvrage, qui se retrouve dans toute l'oeuve de notre so-called "sociologue", est assez simple : l'individualisme disparaît - d'où l'expression de "post-modernité" - au profit du groupe, de la tribu, de la fusion "dyonisiaque" avec le collectif. Si on m'accorde qu'une bonne théorie sociologique se reconnaît au fait qu'elle change notre façon de regarder le monde, je dois dire que c'est là sans doute la plus mauvaise que j'ai jamais croisé. Si j'en juge par ce que j'en perçois, mes chers lycéens sont bien peu "post-moderne", tant la valorisation de son originalité personnelle et le refus de la prééminence du groupe est forte chez eux - à tel point que la proposition d'un effet du collectif sur l'action individuel, base de la sociologie, ne leur semble en rien évidente. Evidemment, ce n'est là que ce que j'en perçois, sans enquête pour le soutenir - mais cela ne devrait pas gêner les "maffesoliens", puisque leur maître n'en fait pas plus. Pourtant, il existe des recherches qui vont dans ce sens, comme celles de Dominique Pasquier qui, tout en montrant la forte normativité adolescente, montre que celle-ci est profondément individualiste, car centré autour des idées d'originalité et d'authenticité individuelle. Loin de la fusion "dyonisiaque" avec le groupe, les enquêtes de terrain mettent à jour la pression et la violence des rapports sociaux dans le cadre de l'individualisme moderne.

D'autres enquêtes sont d'ailleurs venues réfuter spécifiquement les propositions de Michel Maffesoli et de ses fidèles - rappelons qu'il s'agit du directeur de recherche qui supervise le plus de doctorants (voir, une fois de plus, Bernard Lahire). Celui-ci a longuement commenté le phénomène des "raves" et des "free parties", les présentant comme représentatives de la fête post-moderne où l'individu vient se fondre dans le groupe, perdant toute individualité, toute autonomie et toute rationalité dans le déchaînement festif. Puis, est arrivé Laurent Tessier, qui a fait quelque chose d'impensable dans la sociologie maffesolienne : une enquête de terrain. Il en ressort deux choses : 1/ loin de constituer une caractéristique de la "post-modernité", les "free parties" appraissent comme un phénomène historique bien délimité dans l'espace - essentiellement en France et en Grande-Bretagne, alors que la techno existe ailleurs - et dans le temps - les années 1990 ; 2/ les raveurs apparaissent comme tout à fait individualistes, introspectifs, et même sombres et puritains pour certains d'entre eux, à l'opposé de tout déchaînement "orgiatique" d'un soi-disant "hédonisme festif". Ce genre d'articles sérieux et scientifiques est malheureusement moins médiatique que les délires hérméneutiques des post-modernistes.

Comment expliquer alors la carrière scientifique de Michel Maffesoli ? Je n'ai pas de réponse toute faite. Il est évident que certaines de ses thèses ont rencontré un écho favorable dans les mondes médiatiques et politiques nonobstant leurs faiblesses argumentatives et démonstratives. Il semble aussi que l'individu lui-même dispose d'un certain capital social qu'il sait mobiliser. Toujours est-il qu'il faut bien comprendre les protestations contre sa nomination non pas comme une rancoeur après la médiatique thèse d'Elisabeth Tessier, ni comme une querelle de chapelles sociologiques - interprétation qui a toujours la faveur de l'intéressé, permettant de renvoyer les critiques qui lui sont adressés à des simples conflits d'intérêt - mais bien comme l'expression d'un attachement à la sociologie et à la science.

Voir aussi ce billet Sylvestre Huet, journaliste à libération (merci Pierre).

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Entre les murs (1) : la violence du rire

Posons les choses de façon simple : 1) je suis prof ; 2) j'ai un blog ; 3) je suis français. Trois raisons chacune suffisante pour aller voir le film Entre les murs, de Laurent Cantet, et avoir un avis dessus. Avis que je donnerais en deux parties, afin de bien sérier les problèmes. Voici donc la première, qui traitera du message du film et de quelques réactions du public.




Commençons par le commencement : est-ce que Entre les murs est un bon film ? Oui, c'est même une véritable réussite cinématographique. La réalisation est dynamique, les acteurs sonnent justes et sont crédibles, le scénario solide et bien construit. L'effet de réel qui en ressort est particulièrement fort, ce qui pourrait amener, d'ailleurs, à oublier que nous avons affaire à un film à thèse, et un bon, et non à un documentaire. Au vu de certaines réactions ou commentaires complètement à côté de la plaque, on se rend compte que cela a été le cas plutôt deux fois qu'une. Mais tout cela a déjà était dit, beaucoup mieux que je ne saurais le faire.


Discutons donc de cette thèse du film justement, de son message. C'est bien là-dessus que je voudrais me centrer le temps de deux notes. L'école que décrit Entre les murs est une école étonnamment ambiguë : elle est certes en crise, mais pas comme on l'entend généralement ou comme on voudrait s'y attendre. Elle n'est pas rongée par le « pédagogisme », ni par la délinquance et les affrontements « ethnico-religieux », ni par le libéralisme ou quoi que ce soit. Comprendre le propos, finalement assez juste, du film sur la crise de l'école nous occupera pendant toute la deuxième note (ça, c'est du teaser).


Pour l'instant, je voudrais m'arrêter sur un point. L'école d'Entre les murs est une école où s'exerce une très grande violence : violence verbale, bien sûr, des élèves s'invectivant entre eux en termes plus ou moins choisis, violence physique d'un élève quittant le cours contre l'avis de son enseignant et en blessant, involontairement, une camarade, violence des sanctions appliqués aux élèves déviants... Mais c'est une autre forme de violence, une violence bien particulière, qui innerve tout le film : la violence symbolique. L'expression nous vient de Pierre Bourdieu, qui s'est longuement consacré à la compréhension de l'école. Qu'est-ce donc que la violence symbolique ?


« La violence symbolique, c'est cette violence qui extorque des soumissions qui ne sont même pas perçues comme telles en s'appuyant sur des « attentes collectives », des croyances socialement inculquées. Comme la théorie de la magie, la théorie de la violence symbolique repose sur une théorie de la croyance ou, mieux, sur une théorie de la production de la croyance, du travail de socialisation nécessaire pour produire des agents dotés des schèmes de perception et d'appréciation qui leur permettront de percevoir les injonctions inscrites dans une situation ou dans un discours et de leur obéir. » [Bourdieu, Raisons pratiques, 1994]


En un mot, la violence symbolique est l'imposition d'un modèle culturel qui dissimule les rapports de classe et les inégalités. Loin d'être une violence explicite, elle se fait de façon beaucoup plus douce, au point d'être intégrée par les individus et d'être acceptée par eux. Il s'agit donc du processus par lequel s'incorpore – au sens propre, dans le corps – un rapport de domination au sens weberien. Weber définit en effet la domination comme les chances de trouver quelqu'un de disposer à obéir – à la différence du pouvoir qui correspond simplement aux chances d'obtenir un comportement donné d'une autre personne. En un mot, la violence symbolique, comme la violence « classique » si on peut dire, permet d'exercer un pouvoir sur les individus, mais elle se différencie par le fait qu'elle fait intégrer aux individus la légitimité de ce pouvoir.


Le film montre en partie les ratés de cette forme de violence : ce sont les élèves contestant l'utilité d'apprendre l'imparfait du subjonctif par exemple. Le pouvoir d'inculcation légitime de l'école, particulièrement puissant à l'époque où Bourdieu, avec Passeron, mettait au point le concept (dans La reproduction, en 1970) est nettement affaibli, ce qui révèle tout l'arbitraire de cette violence et oblige l'enseignant à reconstruire la légitimité à la fois de son enseignement et de sa fonction. D'où, d'ailleurs, l'investissement personnel du personnage dans sa relation pédagogique avec les élèves – qui aura, je pense, hérissé le poil de bon nombre d'enseignants, dont moi-même : puisque son autorité et son rôle ne vont plus de soi, il doit passer par d'autres formes de légitimité, comme la légitimité charismatique weberienne. A la réflexion, je ne peux m'empêcher de penser : face au même public, aurais-je agis différemment – sous-entendu « mieux » ? Je ne peux l'affirmer. Mais je n'en trouve que plus agréable d'avoir vu un film qui rend compte des doutes, des hésitations et des erreurs que connaît un enseignant.


Le film montre aussi quelques « réussites » de la violence symbolique : c'est le cas de l'élève, déléguée de classe qui plus est, qui ne cesse de faire des remarques désobligeantes sur les capacités scolaires et intellectuelles de ses camarades. L'ordre scolaire ne va certes plus tout à fait de soi, mais il constitue encore une ressource importante pour ceux qui savent ou qui veulent le mobiliser. Sa légitimité est donc affaiblie parce que d'autres sphères de légitimité, en particulier celle des médias et de la culture jeune, se sont fortement développées – voir la deuxième note, très bientôt – mais elle n'a pas complètement disparue. Violence symbolique de l'enseignant lui-même, dévalorisant – en la renvoyant à son aspect commercial et moutonnier – en toute bonne foi la culture propre à un élève venu défendre, lors d'un exercice oral d'argumentation, son look « gothique ». Elle s'applique aussi fortement aux parents, désireux de voir leurs enfants réussir, même lorsqu'ils maîtrisent mal les codes scolaires, qu'il s'agisse de la mère qui veut à tout prix envoyer son enfant à Henri IV, acceptant ainsi les inégalités scolaires fortes, ou de celle qui essaye de défendre tant bien mal, et dans une langue étrangère, son fils face à un conseil de discipline dont elle ne saisit pas tout. C'est à cette occasion que l'on saisit le mieux à quel point cette forme de violence passe par le langage : les différences de niveaux de langage entre le système scolaire, le monde des élèves et les parents sont au coeur de cette violence et de cette imposition. François Marin/Bégeaudeau a donc bien raison de vouloir aider ses élèves à naviguer d'un niveau à l'autre, mais la chose est difficile quand l'école elle-même est en proie au doute, à celui de ses animateurs, comme l'enseignant qui « craque », ou de ses usagers.


Il faut donc souligner que cette violence symbolique, loin de constituer une caractéristique de l'école contemporaine, un maux actuel, est inhérente à l'activité d'apprentissage. Elle n'est pas devenue plus forte dans la période récente, mais seulement plus visible. La perte de légitimité de l'école, qui est le principal facteur de crise, comme nous le verrons dans la prochaine note sur le sujet, rend cet arbitraire culturel beaucoup moins acceptable par les élèves. D'où l'activité constante de négociation de l'enseignant avec ses élèves et sa classe. Mais là encore, il ne s'agit pas vraiment d'une nouveauté : la salle de classe a toujours été, comme le souligne à l'envie l'interactionnisme symbolique américain (voir l'une des récentes chroniques de Cyril Lemieux sur le sujet), un lieu de négociation du pouvoir, de conflits et d'affrontements, où la régulation est beaucoup plus locale, négociée et encadrée par des rapports de force qu'on veut bien le croire. Ce qui fait plus assurément le propre de la période récente – c'est du moins, je pense, tout le propos du film – c'est que faute de pouvoir recourir aisément à cette violence symbolique, l'école est de plus en plus contrainte de recourir à la contrainte physique, c'est-à-dire l'exclusion.


Si le film parle bien de quelque chose, c'est de cette école qui, faute de pouvoir appliquer pleinement sa violence légitime, en vient à recourir à des formes plus directes de violence. C'est l'histoire d'un « ratage » : face à un élève que l'on ne parvient pas à acculturer suffisamment aux normes scolaires, sans doute parce qu'il ne dispose pas de suffisamment de dispositions sociales – dans sa famille, dans son entourage, mais aussi dans son établissement et sa classe où la situation est globalement la même pour tous – pour cette acculturation, la seule solution qui reste à l'institution est de le « mettre dehors ». Chacun sait que la solution est mauvaise, qu'il n'y a que très peu de chances qu'il en ressorte quelque chose de positif, mais il y a alors un choix terrible à faire entre la sauvegarde du système, qui n'est pas en échec total puisque certains élèves réussissent très bien, et l'avenir d'un élève, sur lequel on n'a dans tous les cas aucune certitude. La violence de l'Etat arrêtant des parents immigrés aux portes d'un établissement scolaire fait ici écho de façon funeste, et difficilement supportable pour les enseignants, à celle de l'école elle-même.


Finissons cette note en soulignant un point beaucoup plus inquiétant. J'ai vu le film dans une salle du 5e arrondissement de Paris. Je pense donc légitime de faire l'hypothèse que la population – assez nombreuse – qui s'y trouvait était assez éloignée, d'un point de vue social, de celle mise en scène par le film. Et je ne peux que dire à quel point j'ai été choqué par certains rires. Bien sûr, j'ai moi aussi esquissé des sourires à certains moments – par exemple lorsqu'un élève récitant son auto-portrait y intègre l'idée qu'il n'aime pas Materazzi – mais je me suis vite repris, comme je le fais en classe puisque je m'y interdit d'émettre un jugement négatif sur autre chose que le travail des mes élèves. Mais c'est par la suite, lorsque la mère de famille face au conseil de classe se réfugie dans les seuls mots français qu'elle connaît - « Madame, monsieur » si je me souviens bien – que les rires à gorge déployé de la salle m'ont semblé particulièrement mal venu. La violence culturelle tourne ici à plein. Une mère, même drapée dans sa dignité, apparaît comme risible si elle ne maîtrise pas les codes culturels de l'école, se référant, pour son malheur, au registre du « bon fils » et non à celui du bon citoyen ou du bon élève. La scène dénonce justement la façon dont cette violence symbolique outre-passe ses prérogatives à s'appliquant aussi fortement à ceux que l'école aurait vocation à aider, manquant ainsi à ses objectifs « républicains » d'intégration. Ces rires ne peuvent que m'inquiéter : ils montrent en effet que tout le propos du film n'est pas compris. Et que la violence symbolique, même en crise de légitimité auprès de ceux à qui elle s'applique, est toujours aussi forte du côté de ceux qui l'exercent.


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