Un prophète a fait le plein aux Césars, mais n'a pas eu l'Oscar qu'il méritait. C'est bien dommage, d'une part parce qu'il s'agit de l'un des rares films français qui ne parlent pas des malheurs de trentenaires parisiens qui vivent dans des lofts, d'autre part, parce que c'est un film brillant sur les marges de la société et la prison. Mais il est aussi d'un intérêt sociologique qui dépasse le cadre strict de l'univers carcéral. Un prophète, c'est aussi une belle illustration de ce qu'est un entrepreneur. Une analyse qui devrait ravir mon grand ami Yvon Gattaz. A ne pas lire si vous n'avez pas encore vu le film (ce qui est un tort).
Voilà comment le réalisateur résume en une petite phrase le propos de son film, et c'est la façon dont le protagoniste va atteindre une position supérieure en passant par la case prison qui peut attirer l'attention du sociologue, et surtout du sociologue économiste. Reprenons l'histoire un peu plus en détail : un petit délinquant analphabète, Malik, rentre en prison à 19 ans sans que la raison ait une quelconque importance dans le film. Là, un parrain de la mafia corse va le prendre "sous son aile" - en fait, en faire son obligé, corvéable à merci - après l'avoir obligé à assassiner un autre détenu arabe. Par la suite, Malik va se construire une carrière de grand délinquant, d'abord en travaillant pour le corse, puis, peu à peu, pour lui-même, en particulier lors de ses permissions.
Le film peut donc donner lieu à une première interprétation : c'est la prison qui fait le délinquant, ou du moins l'enfonce un peu plus dans cette carrière, plus qu'elle ne l'en éloigne. Mais celle-ci est incomplète : tous ceux qui passent par la prison ne deviennent pas de grands délinquants, certains parviennent même à se réinsérer, d'autres, plus simplement, n'acquièrent pas un pouvoir aussi grand que celui de Malik à sa sortie - où on le voit suivit par plusieurs voitures de ce que l'on devine être ses hommes, régnant finalement sur un petit empire de la drogue. La question reste donc entière : qu'est-ce qui permet à un tel individu de parvenir à cette position ? La prison seule ne permet pas de la comprendre.
Pour se faire, il est bon de considérer Malik comme un entrepreneur. En effet, il gère d'abord sa propre carrière : sur un marché du travail délinquant ou mafieux, dont on discutera de la nature par la suite, il cherche à trouver des partenaires de toute sorte pour faire des coups de plus en plus importants, et ainsi obtenir retributions tant symboliques que matérielles - les premières rendant l'obtention des secondes plus probable et plus simple. Il gère aussi peu à peu une organisation délinquante de son propre chef : en s'alliant avec un co-détenu, Jordi le gitan, et un ami fraîchement passé hors les murs, Ryad, il monte un petit trafic de drogue, avec voitures, livraisons, concurrence et tout le bazar. En prenant les choses de cette façon, on peut mieux comprendre ce qui permet à un tel individu de "réussir" dans son champ particulier d'action.
Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? La réponse à cette question est moins simple qu'il n'y paraît. Une définition simple serait de définir l'entrepreneur comme le propriétaire d'une entreprise. Dans le monde de la délinquance organisée, le seul entrepreneur serait alors le parrain. Mais, tant dans les activités légales qu'illégales, cette définition pose problème : que fait-on des hauts managers, des directeurs salariés, ou des lieutenants qui gèrent une partie importante de l'organisation ? Ne peut-on aussi les qualifier d'entrepreneurs ? Lorsque les sociologues se penchent sur l'entrepreneur, ils ont tendance à avoir une conception assez large de celui-ci :
Le jeune délinquant de Un prophète rentre progressivement dans ce rôle : loin de se cantonner à l'exécution des ordres de sa hiérarchie - c'est-à-dire le parrain corse qui lui offre sa protection en échange d'un petit service d'assassinat - il va poursuivre ses propres objectifs de profits et d'innovation. Cette figure n'a en soi rien d'exceptionnel : tout un courant de recherche s'intéresse aux boundaryless careers - les "carrières sans frontières" - où les individus sont moins insérés sur les rails d'une carrière défini par une organisation supérieure qu'ils n'évoluent entre plusieurs organisations, plusieurs postes, menant leur barque comme autant de petits entrepreneurs, des "craftmen" (littéralement : des artisans, au sens que pouvait avoir ce mot pour les compagnons ou les sublimes) [2]. S'il y a quelques risques à généraliser ce modèle, il n'en reste pas moins qu'il entre en résonance avec le "nouvel esprit du capitalisme" [3], où l'indépendance et la flexibilité sont valorisées. Malik s'impose donc comme une figure économiquement tout ce qu'il y a de plus légitime, si ce n'est qu'il choisit de se consacrer à des activités illégales. On peut se demander si c'est ce que Jacques Audiard avait en tête lorsqu'il déclarait :
La question que va poser la sociologie est rarement soulevé : qu'est-ce qui fait qu'un individu devient un entrepreneur ? Il y a certes la mythologie que se construisent les grands capitaines d'industries, les dirigeants d'entreprises et autres managers internationaux à grands coups d'autobiographies et d'autres constructions légendaires. L'intérêt d'Un prophète est justement de sortir de cette légende en montrant un individu qui très précisément un comportement d'entrepreneur, sans entrer nullement dans les images d'Epinal que l'on nous sert à n'en plus finir.
L'une des vertus d'Un prophète est de mettre en scène un individu qui ne part véritablement de rien : au moment où il arrive en prison, ses ressources se limitent à un billet de 50f qu'il essaye, sans succès, de cacher dans sa chaussure. Il ne sait ni lire, ni écrire, et devra apprendre par le biais de formations spéciales adressées aux détenus. Ainsi, pas de risque de tomber dans l'apologie des qualités "exceptionnelles" des entrepreneurs, de leur "esprit d'entreprise" et autres "esprit de compétition". Rien ne prédestinait Malik à devenir ce qu'il sera à la fin du film. Rien, si ce n'est la position sociale bien particulière qu'il va occuper, une position qui est précisément celle d'un entrepreneur. C'est sur ce point là que le film est fondamentalement sociologique, et même, n'hésitons pas à le dire, granovettien [4] : c'est la position de l'individu dans un réseau, son encastrement, qui fait de lui ce qu'il est.
Pour le comprendre mieux, il faut en revenir à ce qui fait la spécificité d'un entrepreneur. Pour l'économie standard, l'entrepreneur est celui qui organise la production : le profit est alors la rémunération de la mise à disposition du capital pour la production. Cette approche ne nous dit pas grand chose de ce que fait un entrepreneur - ce qui souligne le paradoxe à voir des défenseurs de l'entreprise exiger que l'on enseigne en priorité Milton Friedman, lequel n'a jamais rien écrit d'intéressant sur leur activité... Il en va tout autrement dans la tradition autrichienne : sans entrer dans le détail des différents auteurs, l'entrepreneur se caractérise par sa capacité à mettre en relation des univers normalement séparés [1]- c'est l'entrepreneur innovateur schumpeterien ou l'arbitragiste de Mises. Le profit rémunère précisément cette activité. C'est alors la position sociale qui fait le propre de l'entrepreneur : il est entre des univers séparés et peut profiter de cette séparation. Pour Granovetter, il s'agit pour lui de trouver le bon équilibre entre encastrement dans un environnement et désencastrement, entre les liens qu'ils entretient avec les individus nécessaires à son activité et sa nécessaire extériorité [5].
Or, que fait Malik sinon profiter d'une telle position ? Arrivant en prison, il ne connaît certes personnes, mais peut s'intégrer plus facilement à certains réseaux : son origine ethnoraciale lui offre un point d'entrée dans le groupe des Arabes. Ce lien est exploité par son "employeur" corse pour l'envoyer assassiner un détenu "gênant". Et voilà Malik qui se retrouve à pouvoir gérer des relations avec les Corses et les Arabes, se trouvant précisément dans une relation d'extériorité et d'intériorité vis-à-vis des deux groupes qui s'affrontent - et cette capacité s'étend peu à peu, comme en témoigne les scènes d'apprentissage de la langue corse. C'est précisément la position de l'étranger telle que la décrit Simmel [6], et il rappelle que l'étranger est avant tout le commerçant, c'est-à-dire l'entrepreneur. Et comme "nul n'est prophète en son pays", le titre du film prend alors tout son sens.
Cette capacité à gérer les relations avec ce qui est socialement séparés devient encore plus claire lorsque Malik bénéficie de permissions pour aller travailler à l'extérieur de la prison : le voilà qui se retrouve à pouvoir gérer les informations qu'il donne au Corse, celles qu'il fait passer à l'extérieur, etc. Il ne fait rien d'autre que d'exploiter ce que Ronald Burt appelle un "trou structural" [7], c'est-à-dire le trou qui, dans un réseau, fait d'un individu l'unique "pont" entre deux "cliques", le seul point de passage pour aller d'un sous-réseau à un autre. Dans sa célèbre enquête, Burt montre que la capacité des cadres supérieurs qu'il étudie à obtenir de meilleurs salaires et des avancements est directement liée à l'étendu des trous que comporte son réseau. De la même façon, Malik progresse dans la hiérarchie particulière des délinquants à mesure que son réseau s'enrichit de la sorte. De même, il ne peut mettre en place tout un trafic de drogue assez complexe parce qu'il peut faire le lien entre Gitans et Arabes et entre intérieur et extérieur de la prison.
Ainsi, c'est une structure très particulière de la structure de la carrière délinquante qui se dessine : une carrière où la manipulation des réseaux apparaît centrales, où les différentes étapes entre un étage et un autre sont scandées par la capacité à s'allier avec des individus de plus en plus importants, qui donnent eux-mêmes accès à un réseau plus étendu. Peu à peu, Malik peut rentrer en relation avec des chefs de mieux en mieux situés, jusqu'à pouvoir, à la toute fin du film, se débarrasser de son ancien parrain corse. Les marges de la société que pourraient constituer la prison et la délinquance n'apparaissent alors plus si marginales, tant elles ressemblent aux carrières des artistes telles que les décrit Pierre-Michel Menger [8] ou à celles des acteurs hollywoodiens que j'évoquais il y a peu [9]. Or, ce ne sont là que les avatars les plus avancés du capitalisme.
Un prophète est un film complexe, qui prête à bien des lectures. Parmi celles-ci, la parabole économique, peinture saisissante du capitalisme et du libéralisme tel qu'il va, n'est pas la moins développée, même si ce n'est pas celle qui a été la plus commentée. Car il s'agit rien de moins d'une critique sociologique d'une certaine idéologie à la mode qui réadapte, en des termes plus raffinés, le "quand on veut, on peut". La volonté ne suffit pas, loin de là, la position que l'on occupe, et que l'on vient souvent à occuper par un grand hasard - se retrouver l'Arabe exclu en prison - implique des différences très nettes dans la carrière et la trajectoire des individus. Il aurait suffit de peu de choses pour que Malik demeure le délinquant à la petite semaine qu'il est au début du film. Il n'a pas fallut beaucoup pour qu'il se retrouve le pied à l'étrier. L'histoire d'un prophète, en d'autres termes, que la grâce divine touche par hasard.
Bibliographie
[1] Pierre-Paul Zalio, "Sociologie économique des entrepreneurs", in Philippe Steiner, François Vatin, Traité de sociologie, 2009
[2] Michael B. Arthur, "The Boundaryless career : a new perspective for organizational inquiry", Journal of Organizational Behavior, 1994
[3] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
[4] Mark Granovetter, Sociologie économique, 2008
[5] Mark Granovetter, "La sociologie économique des entreprises et des entrepreneurs", Terrains & Travaux, 2003
[6] Georg Simmel, "Digression sur l'étranger", Sociologie, 1908
[7] Ronald Burt, Structural Holes, 1993
[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, 2002
[9] Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.
"L'histoire d'Un prophète dépeint quelqu'un qui va accéder à une position qu'il n'aurait jamais atteinte s'il n'était pas allé en prison. Le paradoxe se situe là." (Jacques Audiard, sur le site Allociné)
Voilà comment le réalisateur résume en une petite phrase le propos de son film, et c'est la façon dont le protagoniste va atteindre une position supérieure en passant par la case prison qui peut attirer l'attention du sociologue, et surtout du sociologue économiste. Reprenons l'histoire un peu plus en détail : un petit délinquant analphabète, Malik, rentre en prison à 19 ans sans que la raison ait une quelconque importance dans le film. Là, un parrain de la mafia corse va le prendre "sous son aile" - en fait, en faire son obligé, corvéable à merci - après l'avoir obligé à assassiner un autre détenu arabe. Par la suite, Malik va se construire une carrière de grand délinquant, d'abord en travaillant pour le corse, puis, peu à peu, pour lui-même, en particulier lors de ses permissions.
Le film peut donc donner lieu à une première interprétation : c'est la prison qui fait le délinquant, ou du moins l'enfonce un peu plus dans cette carrière, plus qu'elle ne l'en éloigne. Mais celle-ci est incomplète : tous ceux qui passent par la prison ne deviennent pas de grands délinquants, certains parviennent même à se réinsérer, d'autres, plus simplement, n'acquièrent pas un pouvoir aussi grand que celui de Malik à sa sortie - où on le voit suivit par plusieurs voitures de ce que l'on devine être ses hommes, régnant finalement sur un petit empire de la drogue. La question reste donc entière : qu'est-ce qui permet à un tel individu de parvenir à cette position ? La prison seule ne permet pas de la comprendre.
Pour se faire, il est bon de considérer Malik comme un entrepreneur. En effet, il gère d'abord sa propre carrière : sur un marché du travail délinquant ou mafieux, dont on discutera de la nature par la suite, il cherche à trouver des partenaires de toute sorte pour faire des coups de plus en plus importants, et ainsi obtenir retributions tant symboliques que matérielles - les premières rendant l'obtention des secondes plus probable et plus simple. Il gère aussi peu à peu une organisation délinquante de son propre chef : en s'alliant avec un co-détenu, Jordi le gitan, et un ami fraîchement passé hors les murs, Ryad, il monte un petit trafic de drogue, avec voitures, livraisons, concurrence et tout le bazar. En prenant les choses de cette façon, on peut mieux comprendre ce qui permet à un tel individu de "réussir" dans son champ particulier d'action.
Qu'est-ce qu'un entrepreneur ? La réponse à cette question est moins simple qu'il n'y paraît. Une définition simple serait de définir l'entrepreneur comme le propriétaire d'une entreprise. Dans le monde de la délinquance organisée, le seul entrepreneur serait alors le parrain. Mais, tant dans les activités légales qu'illégales, cette définition pose problème : que fait-on des hauts managers, des directeurs salariés, ou des lieutenants qui gèrent une partie importante de l'organisation ? Ne peut-on aussi les qualifier d'entrepreneurs ? Lorsque les sociologues se penchent sur l'entrepreneur, ils ont tendance à avoir une conception assez large de celui-ci :
[...] il existe, au moins dans les économies de marché, des acteurs sociaux travaillant au développement de leurs entreprises par la recherche du profit et par l'innovation, acteurs que la sociologie peut donc étudier. Ces entrepreneurs peuvent être propriétaires de leur entreprise, indépendants, ou cadres dirigeants. [1]
Le jeune délinquant de Un prophète rentre progressivement dans ce rôle : loin de se cantonner à l'exécution des ordres de sa hiérarchie - c'est-à-dire le parrain corse qui lui offre sa protection en échange d'un petit service d'assassinat - il va poursuivre ses propres objectifs de profits et d'innovation. Cette figure n'a en soi rien d'exceptionnel : tout un courant de recherche s'intéresse aux boundaryless careers - les "carrières sans frontières" - où les individus sont moins insérés sur les rails d'une carrière défini par une organisation supérieure qu'ils n'évoluent entre plusieurs organisations, plusieurs postes, menant leur barque comme autant de petits entrepreneurs, des "craftmen" (littéralement : des artisans, au sens que pouvait avoir ce mot pour les compagnons ou les sublimes) [2]. S'il y a quelques risques à généraliser ce modèle, il n'en reste pas moins qu'il entre en résonance avec le "nouvel esprit du capitalisme" [3], où l'indépendance et la flexibilité sont valorisées. Malik s'impose donc comme une figure économiquement tout ce qu'il y a de plus légitime, si ce n'est qu'il choisit de se consacrer à des activités illégales. On peut se demander si c'est ce que Jacques Audiard avait en tête lorsqu'il déclarait :
"Donc oui, le projet du film était de décloisonner autant le casting que de prendre en compte le fait que le monde change et que les figures héroïques doivent évoluer. A mon sens, il y a de nouvelles mythologies à bâtir sur de nouveaux visages et de nouveaux parcours."
La question que va poser la sociologie est rarement soulevé : qu'est-ce qui fait qu'un individu devient un entrepreneur ? Il y a certes la mythologie que se construisent les grands capitaines d'industries, les dirigeants d'entreprises et autres managers internationaux à grands coups d'autobiographies et d'autres constructions légendaires. L'intérêt d'Un prophète est justement de sortir de cette légende en montrant un individu qui très précisément un comportement d'entrepreneur, sans entrer nullement dans les images d'Epinal que l'on nous sert à n'en plus finir.
L'une des vertus d'Un prophète est de mettre en scène un individu qui ne part véritablement de rien : au moment où il arrive en prison, ses ressources se limitent à un billet de 50f qu'il essaye, sans succès, de cacher dans sa chaussure. Il ne sait ni lire, ni écrire, et devra apprendre par le biais de formations spéciales adressées aux détenus. Ainsi, pas de risque de tomber dans l'apologie des qualités "exceptionnelles" des entrepreneurs, de leur "esprit d'entreprise" et autres "esprit de compétition". Rien ne prédestinait Malik à devenir ce qu'il sera à la fin du film. Rien, si ce n'est la position sociale bien particulière qu'il va occuper, une position qui est précisément celle d'un entrepreneur. C'est sur ce point là que le film est fondamentalement sociologique, et même, n'hésitons pas à le dire, granovettien [4] : c'est la position de l'individu dans un réseau, son encastrement, qui fait de lui ce qu'il est.
Pour le comprendre mieux, il faut en revenir à ce qui fait la spécificité d'un entrepreneur. Pour l'économie standard, l'entrepreneur est celui qui organise la production : le profit est alors la rémunération de la mise à disposition du capital pour la production. Cette approche ne nous dit pas grand chose de ce que fait un entrepreneur - ce qui souligne le paradoxe à voir des défenseurs de l'entreprise exiger que l'on enseigne en priorité Milton Friedman, lequel n'a jamais rien écrit d'intéressant sur leur activité... Il en va tout autrement dans la tradition autrichienne : sans entrer dans le détail des différents auteurs, l'entrepreneur se caractérise par sa capacité à mettre en relation des univers normalement séparés [1]- c'est l'entrepreneur innovateur schumpeterien ou l'arbitragiste de Mises. Le profit rémunère précisément cette activité. C'est alors la position sociale qui fait le propre de l'entrepreneur : il est entre des univers séparés et peut profiter de cette séparation. Pour Granovetter, il s'agit pour lui de trouver le bon équilibre entre encastrement dans un environnement et désencastrement, entre les liens qu'ils entretient avec les individus nécessaires à son activité et sa nécessaire extériorité [5].
Or, que fait Malik sinon profiter d'une telle position ? Arrivant en prison, il ne connaît certes personnes, mais peut s'intégrer plus facilement à certains réseaux : son origine ethnoraciale lui offre un point d'entrée dans le groupe des Arabes. Ce lien est exploité par son "employeur" corse pour l'envoyer assassiner un détenu "gênant". Et voilà Malik qui se retrouve à pouvoir gérer des relations avec les Corses et les Arabes, se trouvant précisément dans une relation d'extériorité et d'intériorité vis-à-vis des deux groupes qui s'affrontent - et cette capacité s'étend peu à peu, comme en témoigne les scènes d'apprentissage de la langue corse. C'est précisément la position de l'étranger telle que la décrit Simmel [6], et il rappelle que l'étranger est avant tout le commerçant, c'est-à-dire l'entrepreneur. Et comme "nul n'est prophète en son pays", le titre du film prend alors tout son sens.
Cette capacité à gérer les relations avec ce qui est socialement séparés devient encore plus claire lorsque Malik bénéficie de permissions pour aller travailler à l'extérieur de la prison : le voilà qui se retrouve à pouvoir gérer les informations qu'il donne au Corse, celles qu'il fait passer à l'extérieur, etc. Il ne fait rien d'autre que d'exploiter ce que Ronald Burt appelle un "trou structural" [7], c'est-à-dire le trou qui, dans un réseau, fait d'un individu l'unique "pont" entre deux "cliques", le seul point de passage pour aller d'un sous-réseau à un autre. Dans sa célèbre enquête, Burt montre que la capacité des cadres supérieurs qu'il étudie à obtenir de meilleurs salaires et des avancements est directement liée à l'étendu des trous que comporte son réseau. De la même façon, Malik progresse dans la hiérarchie particulière des délinquants à mesure que son réseau s'enrichit de la sorte. De même, il ne peut mettre en place tout un trafic de drogue assez complexe parce qu'il peut faire le lien entre Gitans et Arabes et entre intérieur et extérieur de la prison.
Ainsi, c'est une structure très particulière de la structure de la carrière délinquante qui se dessine : une carrière où la manipulation des réseaux apparaît centrales, où les différentes étapes entre un étage et un autre sont scandées par la capacité à s'allier avec des individus de plus en plus importants, qui donnent eux-mêmes accès à un réseau plus étendu. Peu à peu, Malik peut rentrer en relation avec des chefs de mieux en mieux situés, jusqu'à pouvoir, à la toute fin du film, se débarrasser de son ancien parrain corse. Les marges de la société que pourraient constituer la prison et la délinquance n'apparaissent alors plus si marginales, tant elles ressemblent aux carrières des artistes telles que les décrit Pierre-Michel Menger [8] ou à celles des acteurs hollywoodiens que j'évoquais il y a peu [9]. Or, ce ne sont là que les avatars les plus avancés du capitalisme.
Un prophète est un film complexe, qui prête à bien des lectures. Parmi celles-ci, la parabole économique, peinture saisissante du capitalisme et du libéralisme tel qu'il va, n'est pas la moins développée, même si ce n'est pas celle qui a été la plus commentée. Car il s'agit rien de moins d'une critique sociologique d'une certaine idéologie à la mode qui réadapte, en des termes plus raffinés, le "quand on veut, on peut". La volonté ne suffit pas, loin de là, la position que l'on occupe, et que l'on vient souvent à occuper par un grand hasard - se retrouver l'Arabe exclu en prison - implique des différences très nettes dans la carrière et la trajectoire des individus. Il aurait suffit de peu de choses pour que Malik demeure le délinquant à la petite semaine qu'il est au début du film. Il n'a pas fallut beaucoup pour qu'il se retrouve le pied à l'étrier. L'histoire d'un prophète, en d'autres termes, que la grâce divine touche par hasard.
Bibliographie
[1] Pierre-Paul Zalio, "Sociologie économique des entrepreneurs", in Philippe Steiner, François Vatin, Traité de sociologie, 2009
[2] Michael B. Arthur, "The Boundaryless career : a new perspective for organizational inquiry", Journal of Organizational Behavior, 1994
[3] Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, 1999
[4] Mark Granovetter, Sociologie économique, 2008
[5] Mark Granovetter, "La sociologie économique des entreprises et des entrepreneurs", Terrains & Travaux, 2003
[6] Georg Simmel, "Digression sur l'étranger", Sociologie, 1908
[7] Ronald Burt, Structural Holes, 1993
[8] Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste en travailleur, 2002
[9] Faulkner, R. R. et Anderson, A., "Short-term projects and emergent careers : evidence from Hollywood", American journal of sociology, 92, 1987, p. 879-909.
7 commentaires:
Au-delà de la qualité de la mise en images, de l'interprétation et de la dénonciation d'un certain type de prison et de fonctionnaires de l'administration pénitentiaire, le film m'est apparu -le lendemain de la vision- terriblement ambigu. Votre analyse, qui se tient, en est la preuve. Mais sans tomber dans l'angélisme n'y avait-il pas d'autres intrigues possibles que celle choisie par Audiard pour illustrer son propos ? L'histoire des prisons regorge d'exemples de détenus qui ont utilisé leur emprisonnement pour changer le cours de leur destin sans se diriger vers le banditisme. Mais cela aurait été certainement trop politiquement correct. Par ailleurs, si le film décrit une réalité en montrant l'affirmation d'un nouveau milieu, ce genre de propos est propre à toutes les interprétations.
Pour en revenir aux césars, un film comme "A l'origine", un beau cas d'école psycho-socio-économique aurait mérité mieux, mais il a le désavantage d'être moins "choc".
Merci de votre commentaire. Mais je ne vois pas bien en quoi le film est ambigu : pourriez-vous préciser votre pensée ?
Votre analyse me paraît assez superficielle. En somme elle repose sur un jeu d'analogies (fiction cinématographique/réalité, prison/ milieu d'entrepreneurs, ...) ce qui est particulièrement dangereux pour une analyse "sociologique". Finalement, le prophète aurait pu ne pas être l'entrepreneur qui réussit, il y a sûrement de nombreux éventuels "prophètes" qui ne le seront jamais. Pourquoi : il n'y aurait qu'un "trou" par prison ?
Si mon analyse est superficielle, que dire de votre commentaire ? Votre remarque montre que vous n'avez pas compris mon propos : si Malik devient ce qu'il est, c'est précisément parce qu'il occupe une position très particulière et très rare dans une structure sociale. Ainsi, le film illustre certaines théories sociologiques sur je détaille.
Ben, peut-être que ce que j'écris peut vous paraître superficiel, soit ! Je ne proposais pas une réflexion générale je voulais juste soulever une question de méthode et un une question d'objectif scientifique. Question de méthode : un film est une fiction, un produit bien plus travaillé que ce que peuvent être une observation participante, un recueil de corpus ou des enquêtes par questionnaires. On pourrait le lire "platement" et dire quelque chose de ce que l'équipe de réalisation pense ou imagine sur le monde de la prion et de la délinquance organisée. Mais là vous faîtes une première analogie (ou une deuxième lecture): il s'agit d'un propos de sociologie de l'organisation. Le cinéaste devient par l'enchantement du sociologue un sociologue de l'organisation.
Question d'objectif, vieille histoire de la sociologie : monographie ou enquête ? Que peut-on tirer d'une histoire singulière ? Rien si ce n'est la possibilité d'en faire un type. Que peut-on tirer d'une histoire singulière qui est un conte filmé ? Là cela devient franchement difficile même d'imaginer d'en faire un type puisqu'il reposerait sur une double interprétation non maîtrisée, sur une volonté de faire "comme si" c'était vrai.
Il reste la possibilité alors de faire du film une illustration d'une théorie sociologique, mais dans ce cas l'auteur de l'article devrait être le cinéaste (et le sociologue qui l'inspira)et je ne comprendrais pas pourquoi l'histoire doit se dérouler aux confins de la prisons et non dans la création d'une PME au dépens d'une maison-mère périclitante par un employé opportuniste.
Il y a quelques années, j'expliquais le capital social à mes élèves à l'aide de la première saison de Prison Break : ils pigeaient beaucoup plus facilement l'idée. Tel est l'intérêt d'utiliser des fictions pour illustrer des mécanismes sociologiques : celles-ci sont partagées par le vulgarisateur et ses lecteurs. Tel est le sens de mon billet, qui en outre souligne une façon particulière de lire le film, comme une métaphore sur notre système économique. J'ai trop lu Borges pour croire que seul l'auteur peut interpréter son oeuvre. En outre, il y a une vertue pédagogique fondamentale à ce que l'histoire ne se déroule pas dans une PME : rappeler que la sociologie économique ne se ramène pas aux seules entreprises ou organisations "légitimes".
Enfin, sur le fait que l'on ne pourrait faire de sociologie à partir d'une trajectoire personnelle, je ne suis pas du tout d'accord, du jack'o'roller à Bernard Lahire, la tradition sociologique rend cela plus que possible.
N'ayant vu le film que récemment, je ne me suis interessé à votre billet qu'aujourd'hui. Je partage votre appréciation sur la qualité du film et ses différents niveaux de lecture.
Votre questionnement sur la nature de l'entrepreneur rejoint en partie le nôtre sur le rôle de l'entrepreneur vis-à-vis de sa création, l'entreprise. Cette idée de "lien" que vous développez est intéressante...
Comment le sociologue envisage-t-il la notion de risque, ou de jeu (c'est notre thèse) inhérente à la démarche entrepreneuriale ? Autrement dit, n'y a-t-il qu'opportunisme et clairvoyance dans le comportement de Malik, ou y a-t-il une volonté de "jouer", (auquel cas se pose la question des déterminants de cette volonté) ?
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