Assumer son humour (à la con)

Parfois, les sites de presse publient des infos. Parfois, ils publient des analyses. Et parfois, on ne sait pas trop ce qu'ils publient. C'est le cas avec cet article de Slate "Harry Potter et les zombies à la fac, ou l'overdose «des cours à la con» façon générateur". L'auteur y parle vaguement de l'arrivée de cours de Cultural Studies dans le monde académique français. Mais plutôt que d'expliquer de quoi il s'agit - le terme même de Cultural Studies n'apparaît nulle part... - ou de proposer une réflexion sur la chose, elle se contente de proposer un générateur de "cours à la con". Evidemment, des personnes engagées à divers degré dans les sciences sociales se sont énervées contre l'article, moi y compris. Et se sont vues répondre que c'était du second degré, et qu'il fallait avoir un peu d'humour. Ach... l'humour... Vous connaissez le reste. Mais prenons cela au sérieux (non, ce n'est pas une tentative de blague pourrie) : si c'est de l'humour, de qui se moque-t-on ? (ça non plus). Faisons une petite étude de cas.







Comme j'ai pu l'évoquer précédemment
, l'humour repose essentiellement sur un décalage : vous voyez un homme marcher dans la rue, il glisse sur une peau de banane, décalage, c'est drôle. Ce décalage peut être plus ou moins fort, et surtout peut être obtenu de diverses façons. Il ne s'agit pas forcément d'une rupture, comme dans l'humour non-sensique ou absurde : une exagération peut être également efficace, tout comme la révélation de quelque chose que tout le monde pense vrai mais ne dit pas - le fameux "c'est drôle parce que c'est vrai" (qui est souvent faux et simplement l'affirmation d'un pouvoir, mais j'ai déjà parlé de cela avant).

Partant de là, on peut comprendre comment l'humour de l'article en question peut fonctionner : il s'agit de jouer sur le décalage entre d'un côté le sérieux généralement prêté au monde académique et de l'autre le contenu inhabituel des cours en question. De là, on peut penser qu'il y a peut-être une volonté sincère d'être drôle derrière l'article. Disons qu'on peut lui accorder le bénéfice du doute.

Avant d'aller plus loin, notons que le résultat est parfois... étrange. Tenez, ce résultat, l'un des premiers sur lequel je suis tombé en lançant le générateur et qui, je dois le supposer, devrait m'apparaître décalé d'une façon ou d'une autre :


Il faudra peut-être expliquer à l'auteure que les recherches anthropologique sur la magie et la sorcellerie ne sont pas franchement nouvelles, y compris dans le contexte français : 1977 pour la publication de Les mots, la mort, les sorts, référence en la matière, et qui traite de la sorcellerie en Mayenne... Alors je suppose que c'est le "dans le monde numérique" qui doit provoquer en moi une certaine hilarité... Auquel cas je ne pourrais que conseiller la lecture du bouquin de Jeanne Favrett-Saada qui devrait nous mettre à l'abri de nos prétentions à penser que les croyances magies se sont retirées de notre monde moderne...

Mais je pinaille. Disons que c'est un hasard du générateur. Même si je me demande ce qui est drôle dans les intitulés suivants que le générateur m'a donné : "Rhétorique de la propagande visuelle dans le monde de l'Islam" (c'est où que c'est "à la con" au juste ?), "Comprendre la masculinité dans l'oeuvre de Nietzsche" (non sérieusement, vous croyez qu'on ne s'est jamais posé de questions sur Nietzsche ?), ou encore "Politique de la pensée constructiviste dans le monde numérique" (peut-être un peu post-moderniste, mais à quel moment je suis censé rire au juste ?)... Soyons honnête, je vois mieux l'intention humoristique dans "Géographie de la société et Oprah Winfrey", même si je n'en suis toujours pas à me rouler par terre en suffoquant.

Notons cependant qu'il existe (au moins) deux façons d'obtenir le décalage en question. On peut confronter le côté guindé de l'université française à la nouveauté d'objets de recherche réclamant un nouvel état d'esprit, et remettant en cause des frontières traditionnelles et désuètes. On peut au contraire confronter la légèreté des objets choisis, leur trivialité, au sérieux réclamé par l'université et l'enseignement supérieur. L'article fait clairement le choix de la deuxième option. Il n'y a aucun doute là-dessus. L'auteure prend même la peine d'enfoncer le clou en invoquant l'argument monétaire :

Mais ces cours ont-ils vraiment leur place dans la maquette pédagogique de grandes universités aux frais de scolarité très élevés –10.000 euros l’année à Sciences Po, 20.000 euros le semestre à NYU?

Comme pour toute interaction, l'humour réclame, comme le dirait Goffman, un cadre. Le cadre n'est pas seulement fixé par l'article qui vient expliquer pourquoi c'est drôle ("ahahah, regardez comment on gâche l'argent des étudiants !"), mais aussi par l'appel un cadre pré-existant. Le fait de simplement évoquer les titres des cours et de dire "regardez, c'est drôle !" suppose que l'on tienne pour acquis que les éléments contenus dans ces titres n'ont rien à faire à l'université, qu'ils ne sont pas à leur place, qu'ils sont décalés, et donc drôles... Autrement dit, il faut tenir pour acquis une hiérarchie culturelle bien précise. Si on ne pense pas que, par exemple, Harry Potter ou les Zombies, sont illégitimes, déjà ridicules, la blague ne peut tout simplement pas être drôle. Derrière cette blague, il y a donc le mépris culturel. Et ce mépris vise des pratiques populaires : si l'article met en avant, par son titre, Harry Potter et les Zombie, ce n'est pas par hasard. Certains des titres générés peuvent pourtant contenir le nom de Marcel Proust, mais cela gêne visiblement moins l'auteur qui écrit "une tendance très américaine, consistant à étudier au même titre que Proust et le néo-libéralisme des concepts qui, a priori, ne le méritent pas: les vampires, Star Trek, la magie noire ou Oprah Winfrey..." (notons donc que Proust mérite d'être étudié, mais la magie noire non... Non, je ne vois pas non plus la logique). Ce mépris culturel correspond à un mépris de classe. Enlevez-le, retirez ce contexte où certaines pratiques sont attribuées aux classes populaires et considérées comme de faible valeur, et il n'y a tout simplement plus lieu de rire. Si vous acceptez l'idée que Games Of Throne fait jeu égal avec Proust ou Zola, alors le titre suivant n'est plus drôle. Parce que l'on a pas attendu une "tendance américaine" pour s'interroger sur le genre dans l'oeuvre de Proust...


Il est important de comprendre que dans un tel humour, la question "de qui se moque-t-on ?" est une bonne question à se poser. Car on se moque bien de quelqu'un. L'humour sert d'arme critique. Ce n'est en rien nouveau : Aristophane, déjà, utilisait l'humour de cette façon. C'est pour cela qu'il est toujours étonnant de voir déjà expliquer que "ce n'est que de l'humour", "du second degré", et que ce n'est pas bien grave. On imagine difficilement Molière écrivant "bon, écoutez, le Tartuffe, c'était juste pour la déconne, je ne voulais critiquer personne, c'était du second degré". Non : il assumait de vouloir "corriger les mœurs par le rire". Plus proche de nous, un autre générateur de titre avait été crée il y a quelques temps par Libération : un générateur de titres de la presse hebdomadaire. Il aurait été bien étonnant de voir ses créateurs dire "non, mais on ne voulait pas critiquer le Point et l'Express, un peu d'humour quoi".

De ce fait, l'article en question consiste bien en une critique des cours cités. Que ce soit de l'humour n'y change rien. C'est un humour qui surfe sur une forme de mépris culturel et de mépris de classe. Sans ces éléments, une fois de plus, l'article ne pourrait de toutes façons pas exister. Qu'il s'agisse d'un humour critique n'est en soi pas un problème, puisqu'il s'agit de l'une des fonctions classiques de l'humour. Encore faut-il l'assumer. Malheureusement, c'est toujours là qu'intervient le fameux "mais c'est juste de l'humour !". Le problème est que, quand on fait de l'humour qui s'appuie sur un mépris culturel ou un mépris de classe, on peut se rendre compte qu'on ne fait pas rire les bonnes personnes : par exemple, on peut faire rire les conservateurs qui pensent que seule la culture classique a droit de cité dans l'université, tandis que l'on énervera ceux qui essayent de promouvoir les Cultural Studies en France. Cela me rappelle une vieille rengaine... Qu'est-ce que c'était déjà ? Ah oui... "On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui".
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Pas assez chère, mon fils

Quand on joue à Magic, il y a une question qui vous revient régulièrement : "Mais t'as pas mieux à faire de ton temps ?". J'ai plus ou moins réglé cette question dans un post précédent. Alors passons à la suivante : "Comment ça, ce bout de carton, il coûte 50€ ? Et il y en a plusieurs qui coûtent 100€ ? Et un 2000€ ? Non, mais vous êtes complètement malades ? C'est du carton !". Il en existe des versions plus courtes, d'autres avec des mots que rigoureusement ma mère m'a interdit de nommer ici, mais c'est toujours plus ou moins la même chose. Cela redouble une autre question : "Mais pourquoi vous jouez pas juste avec des photocopies ?". Oui, quand on y pense 30 secondes, Magic est un jeu excessivement facile à pirater. Et d'ailleurs, il l'est. En partie. Parce que les joueurs continuent à payer. Comment expliquer alors que l'on continue à payer pour ce qui pourrait être gratuit ?

A priori, la réponse pourrait paraître simple : si les joueurs s'obstinent à jouer avec de vraies cartes, souvent onéreuses, plutôt que de se contenter de proxies (les photocopies, faciles à obtenir : certains sites proposent de faire des planches prêtes à imprimer, utilisées essentiellement pour tester les cartes avant d'en acheter les versions originales), c'est parce qu'ils jouent en tournois, et qu'il y a donc une autorité - l'éditeur du jeu, Wizard of the Coast - qui peut leur imposer de respecter cette règle en leur promettant un gain, sous forme de cartes ou d'argent. Mais l'explication paraît bien peu convaincante, ou, tout au moins, elle ne permets pas de traiter tous les cas considérés. Il y a en effet bon nombre de joueurs qui n'ambitionnent pas de gains matériels importants du jeu, du moins de gains suffisant pour couvrir l'investissement réalisé. A priori, ceux qui peuvent vivre de Magic sont une infime minorité, qui tirent leurs revenus de certains sponsors et de l'écriture d'articles que du jeu proprement dit. Et même en gagnant le premier prix d'un tournoi local, disons un biland, on ne couvre pas le coût d'un deck - le paquet de 75 cartes avec lequel on vient au tournois - qui peut facilement tourner autour des 2000€. Même en gagnant régulièrement, Magic est un jeu qui vous coûte, tous les joueurs vous le diront.

Donc les joueurs payent, et ils poussent parfois le vice jusqu'à payer plus "que nécessaire". On peut ainsi trouver les cartes en deux versions : normales et "foil"/"premium", c'est-à-dire avec un traitement spécial qui les fait briller. C'est particulièrement moche (cette affirmation est d'une scientificité douteuse), mais c'est aussi beaucoup plus rare, et du coup, beaucoup plus cher : par exemple, le très bon marché Young Pyromancer passe de 2,50€ à 9,29€, un Snapcaster Mage voit son prix doubler. Et certains joueurs choisissent leurs 75 cartes uniquement sous cette forme... Ce qui fait exploser le prix des decks... Dans la même ordre d'idées, vous pouvez jouer des terrains de base - les cartes les plus courantes et les plus jouées - classiques, pratiquement sans valeur parce que tout le monde en a une tonne. Ou vous pouvez jouer des lands d'édition spéciales, d'Unglued ou de Unhinged, dont l'édition est limitée et légèrement plus esthétique. L'impact sur le jeu est nul. Mais c'est plus cher.

La réponse intuitive qui vient est alors : "C'est parce que c'est la classe". Et là, je redeviens le sociologue chiant que je suis : "Oui, mais pourquoi c'est la classe ?". "Ben parce que ça prouve que l'on a plein de blé". "Oui d'accord, mais il y a plein de gens qui téléchargent de la musique/des films/d'autres trucs ou qui, plus généralement, pourraient payer des choses et préfèrent éviter de le faire ou les avoir à moindre prix, alors il doit manquer quelque chose à l'explication". Et ce d'autant que l'attitude des joueurs est bien différentes de celles des consommateurs de produits de luxe. Pour ceux-là, les boutiques de l'Avenue Montaigne n'affichent pas les prix : si vous y rentrez, c'est que le prix n'a de toutes façons pas d'importance pour vous... Au contraire, les prix des cartes sont toujours affichés, longuement discutés, évalués, questionnés. Ils ne sont jamais ignorés, et on ne feint même pas de n'y attacher aucune importance.

Pour le comprendre, faisons un petit détour par quelques observations ethnographiques que je ne peux pas m'empêcher de faire lorsque je sors jouer. Celles-ci portent donc sur une communauté de joueurs de Legacy, un format particulier de tournois. Dans celui-ci, les joueurs peuvent jouer toutes les cartes jamais édités à l'exception d'une assez longue liste de cartes bannies. Il se distingue ainsi des formats comme le Moderne et le Standard, où seules les cartes les plus récentes sont autorisées, et le Vintage, où les cartes les plus puissantes et les plus chères de tous les temps ne sont pas bannies. Ces précisions sont importantes, parce que ce que j'avance ici ne sera peut-être pas valable, ou pas de la même façon, si on se tourne vers une autre communauté de joueurs. A fortiori et à vue de nez, l'âge des joueurs varie entre 25 et 50 ans, avec des situations économiques globalement stables sans être forcément très aisés. Sans surprise, la majorité des joueurs sont des hommes (j'ai croisé seulement deux fois une joueuse).

Commençons par une première observation. C'était un mardi soir il y a quelques mois. Je venais de gagner mon deuxième match (cette précision n'a peu que pour objectif de donner de la couleur ethnographique à ce compte-rendu) dans ce tournoi hebdomadaire organisé par une boutique parisienne, et j'étais sorti prendre l'air devant la boutique avec d'autres joueurs en attendant que s'écoule le temps réglementaire qui permettait aux parties encore en cours de s'achever. Il y avait là, appuyé contre le mur ou les voitures, six ou sept joueurs, tous des hommes, qui discutaient assez vivement. Le sujet ? Un deck slivoïde obtenait de bons résultats puisque celui qui le jouait, resté à l'intérieur de la boutique, venait de gagner ses deux premières manches. Plus tard dans la soirée, il repartira avec la première place.


Petit rappel : à Magic, chaque joueur arrive à un tournoi avec un deck, c'est-à-dire un paquet de 60 (+15 de réserve) cartes qu'il a choisi (on "builde" son deck) parmi celles qui sont autorisées par le format du tournoi. Il existe donc des stratégies différentes en fonction du deck que vous jouez, un deck slivoïde étant un deck basé sur des cartes particulières, les slivoïdes. Or les victoires de celui-ci soulevaient l'indignation des joueurs : "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" disait l'un. La discussion tournait essentiellement sur la puissance du deck, chacun le comparant à d'autres comme Zoo ou Merfolk. Et le sentiment qui dominait était qu'un tel deck ne devait pas gagner.

Il existe en fait un petit nombre de decks considérés comme viables, et qui sont présentés et discutés de façon extensive sur les forums dédiés et qui se donnent comme évident pour les joueurs : les discussions sont émaillés de références à "BUG Shardless", "Miracle Control", "Dredge", et autres. Il y a évidemment des rotations dans les decks viables, plus ou moins fréquentes en fonction des formats, soit parce que de nouvelles cartes sortent et créent de nouvelles stratégies, soit simplement parce que des decks builders en inventent de nouvelles. De ce point de vue, le Legacy est relativement stable, puisque le pool de cartes disponibles change peu. Toujours est-il qu'il y a là une échelle de valeurs des decks : concernant le Legacy, on trouve les "decks to beat" et les "rogue decks" par exemple, ou encore les decks "tiers 1", "tiers 2" et "tiers 3". Cette appellation mérite qu'on s'y arrête : elle fait référence aux classements des decks en fonction de leurs résultats, selon le tiers du classement auxquels ils appartiennent. Le site MtgTop8 donne ainsi une idée des forces en présence.

A priori, la valeur d'un deck peut donc se mesurer à ses performances. Comme tous les jeux - y compris les sports - Magic propose a priori un système de mesure de la valeur tout ce qu'il y a de plus simple et objectif : à la fin d'une partie, d'un tournoi ou d'une série de tournoi, il y a un ou des gagnants, un classement, et donc une échelle de valeur simple. Mais alors pourquoi cet indignation face aux victoires du deck slivo ? Celle-ci ne se résumait pas à un simple étonnement de voir un deck rare faire une performance inattendue. "Si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !" résume un sentiment exprimé de façon diverse : si ce type de deck-là commence à gagner, ça ne vaut plus le coup de jouer.

Ce n'est pas du reste la simple exagération d'un moment. Il y a quelques mois, un joueur français a posté sur un forum américain un message invitant les joueurs à jouer massivement un deck particulier dans le but de faire bannir la carte Show & Tell. La carte est puissante, les decks qui se basent sur elles obtiennent de bons résultats... mais ceux-là semblent à certains suffisamment dénués de valeur pour qu'ils essayent de faire modifier les règles du format Legacy en faisant interdire la carte ! En effet, Wizard of the Coast, l'éditeur de Magic, a tendance à interdire certaines cartes lorsqu'elles tuent le jeu, c'est-à-dire lorsqu'un deck les jouant est si puissant qu'il est impossible de gagner en jouant autre chose. Ce n'est pas le cas de Show & Tell (pour l'instant ?), mais la carte n'en énerve pas moins certains... et elle date de 1998...


Quel est le problème avec Show & Tell ? On lui reproche essentiellement d'être une carte stupide (dumb) qui permet à n'importe qui de gagner. C'est que les decks ne sont pas les seules choses à être évaluées et classées à Magic : il faut y rajouter, a minima, les joueurs eux-mêmes (et sûrement la puissance individuelle des cartes, et par là, leur prix, mais c'est une question très différente de celle que je traite ici). Ces deux systèmes d'évaluation - celui des decks et celui des joueurs - sont à la fois distincts et liés.

Passons pour cela par une deuxième anecdote, dont cette fois, j'ai été partie prenante. C'était le début de la troisième manche : en pilotant mon deck MonoB Reanimator, j'étais parvenu à une victoire et une défaite. Le joueur que j'affrontais avait, étant donné les règles du tournois, le même score. On détermine le premier à jouer avec un dé, je gagne, et commence donc à jouer. Avec une très bonne main de départ, je parviens à poser dès le premier tour, avant que mon adversaire n'ait pu faire quoique ce soit, une carte qui, grosso modo, me donne une victoire quasi-certaine. Mon adversaire abandonne alors, en faisant part bruyamment de son mécontentement. S'adressant à peine à moi, il dit, entre autres complaintes, "Me faire battre par un Graveborn... C'est Pokemon, on joue pas au même jeu...". Au moment où nous allons commencer la deuxième, il se rend compte, en piochant sa main de départ, qu'il a mélangé ses cartes de side dans son deck : sans rentrer dans les détails, cela veut dire qu'il joue des cartes qu'il ne voulait pas jouer contre moi, ce qui lui garantit plus ou moins la défaite. Je lui dis de corriger l'erreur "parce qu'on est là pour jouer quand même". Il le fait, mais a l'air encore plus gêné. Je gagne la deuxième partie, et donc la manche. Je le vois raconter sa défaire en s'énervant encore plus à différentes personnes pendant le reste de la partie. Il viendra me voir pour me dire de ne jamais plus faire de cadeau comme ça à un adversaire "parce que les joueurs ici sont sérieux, ils jouent pour gagner les cartes [qui constituent les prix des trois premiers], il y a de l'argent en jeu".

Ici, il est clair que mon deck était une manière de m'évaluer en tant que joueur, en me renvoyant plus particulièrement à la catégorie des joueurs de Pokemon - ah, Bourdieu, pourquoi n'as-tu jamais jouer à Magic ?. Bien que je gagne, et ce jour-là j'avais obtenu trois victoires sur quatre et j'étais reparti avec un prix, je n'étais pas un joueur "sérieux" pour utiliser le terme vernaculaire.

Il y a des subtilités encore à relever. Tout d'abord, mon adversaire désigne mon deck non pas comme un "Reanimator" mais comme un "Graveborn". La différence ? Graveborn est le nom d'un deck préconstruit, que l'on peut acheter tel quel, sans avoir à rassembler des cartes diverses. La liste de ce deck était pourtant très éloignée de celle que je jouais... Mais je n'en jouais pas moins mono-noir et non UB - pour blUe Black. En jouant une seule couleur, j'évitais notamment de jouer des bilands, c'est-à-dire des cartes coûteuses qui constituent les premiers prix de nombreux tournois (elles présentent notamment l'avantage d'être tellement essentielles à bon nombre de deck qu'il est assuré que leur prix ne baissera pas tant que le jeu existera... je pense que c'est aujourd'hui un investissement plus sûr que de nombreux bons du Trésor...). Ce choix, en partie dicté par des contraintes budgétaires mais aussi par ma conviction que c'est cohérent avec la stratégie du deck, suffisait à faire douter de ma qualité de joueur, et donc de la valeur de mes victoires...

Pour autant, on l'aura compris, la qualité d'un deck et celle d'un joueur ne sont que partiellement liées : un bon joueur, comme le pilote du deck slivo, habitué de la boutique, finissant souvent premier, ne verra pas son aura diminuée par le choix d'un deck considéré comme faible... Et, de façon symétrique, cela n'élèvera pas non plus la valeur du deck en question.

Posons cependant ceci : avant même de gagner, un des soucis d'un joueur sera d'être pris au sérieux. A l'arène que définit le jeu lui-même, la partie, les règles, la défaite et la victoire, se superpose une deuxième arène où les joueurs cherchent à montrer qu'ils sont des joueurs "sérieux", pas des "noobs", pas des amateurs, des débutants, des joueurs de Pokemon ou de Yu-Gi-Oh. Gagner n'est qu'une façon parmi d'autres de marquer des points dans cette arène. Elle est certes importante : un joueur qui ne gagne jamais aura du mal à passer pour sérieux. Mais elle n'est pas suffisante : tout le monde a déjà passé une mauvaise soirée, où il n'a pioché que des lands tandis que ses adversaires enchaînaient les top-decks de malade (si vous n'avez pas tout compris à cette phrase, c'est pas grave : ça veut juste dire que parfois, les cartes vous en veulent). Jouer un deck connu, légitime, validé par la communauté des joueurs, est une façon de marquer des points.

Mais encore tous les decks ne sont-ils pas égaux de ce point de vue. J'ai évoqué un peu plus haut le cas de Show & Tell : si la mécanique du deck en énerve certains, c'est parce que, comme les decks Réanimator, elle est perçue comme ne permettant pas forcément de faire la différence entre un bon joueur et un noob - ce avec quoi je ne suis pas d'accord, mais cela a peu d'importance. La technicité des decks est une autre dimension du jugement de la qualité des joueurs. Mais il y a en une autre. J'ai par la suite joué un deck nommé Death & Taxes. Celui-ci est assez technique à maîtriser. Mais pour autant, bien qu'existant depuis 2006, il n'a pas toujours été pris au sérieux : lorsqu'un joueur l'amena en finale du GP de Strasbourg, une rencontre importante, les commentateurs des retransmissions sur Internet le décrivait comme un "Weenie White"... Soit une stratégie ancienne et peu valorisée en termes de "sérieux" chez les joueurs de Legacy. Ce terme ne correspond absolument pas à ce qu'est le deck, mais c'est encore ainsi que certains de mes adversaires le voient. Et suivant les témoignages des joueurs sur différents forums, il n'est pas rare que celui qui perd contre Death & Taxes s'énerve d'avoir perdu contre un "Weenie White".

Cette erreur de classement du deck, y compris par des personnes qui le voient fonctionner (et je vous assure que Death & Taxes ne se joue pas du tout comme un Weenie... c'est deux stratégies opposées), est assez significative. Le défaut de Death & Taxes est d'être un deck mono-blanc... Comme mon Réanimator, il n'y a donc pas à jouer les fameux bilands. Il n'y a pas non plus à jouer les Fetchlands, d'autres cartes également coûteuses, qui impose un choix supplémentaire au joueur (aller chercher une carte dans son deck et donc se demander quelle carte...) ce qui donne une apparence technique au jeu. Tout cela contribue à donner un aspect moins sérieux au deck.

On se trouve là au carrefour de deux autres principes qui organisent la hiérarchie du sérieux des decks et des joueurs. Il y a certes la technicité. Il y a aussi le prix. Jouer des bilands et des fetchs coûte cher. C'est le cas également d'autres cartes. Dépenser beaucoup pour peaufiner son deck fait partie des façons qu'ont les joueurs de s'affronter non plus dans l'arène de la partie mais dans l'arène du sérieux. C'est un signe d'engagement dans le jeu, que l'on est un passionné, que l'on fait des sacrifices pour le jeu, et que donc on est un joueur à prendre au sérieux.

Magic est, de ce point de vue, un jeu d'argent. Mais ce n'est pas un jeu où l'on joue pour de l'argent mais où on joue par l'argent, c'est-à-dire que celui-ci est l'une des ressources qu'engagent les joueurs pour s'affronter afin de gagner une autre ressource : du prestige, de la reconnaissance, du "sérieux". L'argent y est sacrifié finalement d'une façon assez proche que celle du citoyen romain qui payait des jeux du cirque pour participer au jeu politique. Il y a cependant une nuance. Autour des tables, durant un tournoi, c'est souvent d'argent dont on parle : la cote des cartes est longuement commentée, le prix que l'on a payé ou que l'on veut faire payer ou celui qu'un autre a payé fait l'objet de bien des anecdotes, tout comme les sommes que l'on a d'une façon ou d'une autre dépensé dans le jeu et les réactions des non-joueurs. Tout cela fait partie du jeu, c'est-à-dire qu'il y a un vrai plaisir, ludique, à manipuler l'argent.

En prenant compte cette arène du sérieux dans laquelle s'affronte les joueurs, on comprends les différents éléments que j'ai rapporté ici. Les victoires du deck slivoïde, par exemple, indignent parce qu'il ne s'agit pas d'un deck sérieux et donc menacent cette hiérarchie et cet aspect du jeu - "si le deck slivo gagne, c'est bon, j'arrête Magic !". Et les joueurs acceptent de payer pour un jeu auquel il pourrait jouer gratuitement parce que payer fait partie du jeu, parce que c'est un moyen de s'affronter, de se jauger et de se classer. Sacrifier plus d'argent en pimpant son deck, c'est-à-dire à jouant des cartes inutilement plus chères que ce qu'elles pourraient coûter, est ainsi un moyen de se situer dans le classement du sérieux. De façon beaucoup plus fine, l'interaction qui est à la base d'une partie croise les deux arènes de la partie et du sérieux : face à un joueur inconnu, on interprétera pas de la même façon sa victoire ou sa défaite selon que là où l'on peut le placer dans l'arène du sérieux.

"Avoir la classe", c'est finalement, comme souvent, faire partie d'une classe. Mais pas seulement les grandes classes de la stratification sociale. A un niveau plus fin, c'est faire partie d'une classe locale, celle qui se prête au jeu. A Magic comme ailleurs.


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Le genre n'est pas une théorie, c'est un fait

Le genre n'est pas une théorie : c'est un fait. Cette formule, j'ai eu l'occasion de l'utiliser dans des billets précédents. Et j'ai dû souvent la marteler à nouveau contre les néo-réactionnaires qui se sont fait un devoir de continuer leur lutte contre l'égalité en la rhabillant "lutte contre la théorie du djendeur". Je me suis dit qu'il était temps que j'explicite complètement cette formule. Pas tellement pour convaincre les personnes en question, qui n'ont de toutes façons rien à faire d'une discussion un tant soit peu rationnelle, mais plutôt pour fournir à ceux qui ont un peu de curiosité intellectuelle et qui ne sont pas familier avec les sciences sociales une clarification du raisonnement.

Partons d'un point qui est consensuellement considéré comme un fait : "la Terre est ronde et elle tourne autour du Soleil". La formule est simple, et l'idée ne devrait pas être trop difficile à accepter... Qu'est-ce qui fait que ces deux propositions peuvent être considéré comme des faits et non comme des théories, celles "de la Terre ronde" et "de la Terre en orbite autour du Soleil" ? On pourra répondre que c'est parce que c'est vrai. On peut aussi dire que c'est parce que l'on est parvenu à le prouver. On aurait alors dans l'idée qu'une même proposition est une "théorie" tant qu'elle n'a pas été prouvé, et un "fait" une fois qu'elle l'a été.

Saturday Morning Breakfeast Cereals de Zach Weiner

Mais poussons le raisonnement un peu plus loin : comment peut-on faire pour savoir que "la Terre est ronde" est vrai ? Une solution simple serait de monter dans un vaisseau spatial et d'aller faire un petit tour en orbite. Je pourrais ainsi facilement vous montrer que la Terre est ronde et non pas plate. Comme je pourrais vous montrer que la Terre tourne autour du Soleil, et que ce n'est ni l'inverse ni une danse aléatoire des corps célestes. Notons donc ceci : un fait, ça se montre.

Il n'est pas forcément facile de le montrer : un fait ne se donne pas à voir immédiatement. Si je regarde par ma fenêtre, ce que je vois par mes seuls sens, c'est que la Terre est plate. Pour voir que la Terre est ronde, il me faut des outils. Dans mon exemple, c'est un vaisseau spatial. Puisque tout le monde n'a pas sous la main, il y a d'autres outils disponibles : le Grec Eratosthène s'est contenté de planter deux piquets au sol à la même heure dans deux villes différentes et de regarder les ombres. A ces outils matériels, il ajoutait d'autres, intellectuels : les mathématiques. Il s'agissait là encore de montrer, même si devant l'impossibilité de montrer tout l'objet, on se basait sur les conséquences logiques de la qualité qui lui était prêté. Notons donc également ceci : il peut être nécessaire d'approcher un fait avec des outils. Parmi ceux-ci, les outils de mesure ne sont pas les moindres. Si je vous dis "il y a 142 kilomètres entre ces deux points" ou "cette eau contient une dose mortelle de cyanure" ou encore "la population française est constituée à 51% de femmes", j'ai besoin de faire des mesures, parfois à partir d'un simple échantillon (d'eau ou de population). Formulons cela d'une autre façon encore : un fait peut être enregistré. C'est ainsi que l'on constitue des données.

Considérons maintenant un autre point : puisque je sais que la Terre est ronde, je peux avoir envie de savoir pourquoi. Je peux alors me dire que ça doit avoir quelque chose à voir avec la gravitation et plus particulièrement avec un ensemble de lois relatives aux forces qui façonne et ont façonné l'univers. Je vais donc dire que la Terre est ronde parce que "gravitation" - je ne rentre pas dans le détail parce que ce n'est pas le sujet. Mais cette proposition "gravitation" est-elle un fait ou une théorie ? Posons-nous la question : peut-on montrer la gravitation comme on montre que la Terre est ronde ?

Je peux montrer que les corps chutent dans certains contextes. Je peux mesurer l'attraction qui s'exercent entre deux corps dans certains contextes. Et je peux montrer que la Terre est ronde et pas carré ou octogonale. Mais je ne peux pas montrer les principes qui organisent tout cela. Ce n'est pas que les lois de la gravitation sont fausses. C'est qu'il ne s'agit pas de les montrer : il s'agit de les démontrer, c'est-à-dire de montrer la cohérence entre les principes et les faits. La gravitation est en fait un ensemble de lois, de règles et de principes que l'on a dégagé d'un certain nombre de faits, qui vont de la chute des corps à la forme des planètes. Ce qui fait sa valeur et sa véracité, ce n'est pas le fait qu'on la mesure - ce qu'on mesure, c'est la chute des corps par exemple, ou l'attraction entre ceux - mais sa capacité à expliquer les faits que l'on observe. C'est la cohérence entre les faits et l'explication qui fait la valeur des théories relatives à la gravitation. Autrement dit, une théorie, c'est ce qui vient expliquer la forme que prennent nos données, ce qui vient expliquer les faits.

Pour que les choses soient plus claires, considérons un autre cas : l'évolution. C'est d'autant plus intéressant que le langage courant a adopté l'expression de "théorie de l'évolution", et confond régulièrement l'évolution avec le darwinisme. Qu'est-ce que l'évolution ? C'est le fait que les espèces ont évolué au cours du temps et se sont transformées pour donner les formes de vie que nous connaissons aujourd'hui. Il s'agit bien d'un fait au sens que nous avons donné précédemment : quelque chose qu'il s'agit de montrer. De la même façon que le fait de la Terre ronde repose sur des observations et des mesures, le fait de l'évolution repose sur l'observation, la collection et la mise en rapport de centaines de milliers de fossiles, ainsi que sur des observations in situ. Pour se convaincre que les espèces évoluent, il suffit de voir que les éléphants en Afrique perdent leurs défenses : on est bien devant une évolution de l'espèce.

Mais dire "les espèces évoluent" ne nous dit rien du pourquoi et du comment de ces évolutions. C'est là qu'interviennent les théories de l'évolution. Pour Darwin, les individus de chaque espèce avaient plus ou moins de chances de survivre du fait de certaines de leurs caractéristiques, ce qui débouche sur une sélection naturelle : le plus apte à survivre a plus de chances de se reproduire, si, se faisant, il transmet le caractère qui le rend plus apte, son descendant aura également plus de chance de survivre, etc. C'est la collection de faits concordant avec cette explication qui fait la force de la théorie darwinienne, dont on comprends qu'il est inexact de la résumer à l'idée que les espèces évoluent. D'autres théories se sont développées, en particulier mettant en avant une sélection sexuelle qui parvient à expliquer des faits qui restent incompréhensibles avec l'idée de survie du plus apte : par exemple, la roue du paon. On peut aussi mettre plus ou moins l'accent sur l'environnement climatique ou la lutte avec les autres espèces. Il existe, bien sûr, des combinaisons de ces différentes théories dans des modèles synthétiques.

Les spécialistes de physiques et de biologie évolutionniste trouveront sans doute ma présentation schématique. Mais on peut en retenir les idées suivantes. Nous avons deux classes de propositions différentes : les faits et les théories. On prend connaissance des faits par leur enregistrement et leur mesure, qui permet de les montrer. Les théories sont elles des explications que l'on apporte aux faits et aux données. On ne peut en prendre connaissance que par la forme spécifique que prennent les faits.

Venons-en au genre enfin. Commençons donc par récolter des faits : il existe des normes différentes qui s'appliquent aux hommes et aux femmes, ne serait-ce que les normes vestimentaires ; il existe des contradictions entre le sexe biologique d'une personne et le sexe qui lui est attribué dans ses relations aux autres (certains comportements amèneront ainsi les hommes à être traité de/comme des femmes, et inversement) ; on attribue un sexe à des choses qui n'en ont pas (on parlera d'une activité féminine ou masculine, d'une couleur féminine ou masculine, etc.) ; ces normes, ces représentations et ces relations varient de façon importante dans le temps et dans l'espace ; on ne réagira pas de la même façon à la même activité selon qu'elle est faite par un homme ou une femme (cela va de passer l'aspirateur à faire de la boxe) ; les hommes et les femmes ne sont traités de façon égales dans la société. Toutes ces choses, on peut les montrer, on peut les mesurer (différences de salaires), on peut les enregistrer. Ce sont des faits.

Et c'est cela le genre. Ces faits définissent simplement un objet d'investigation particulier que l'on peut caractériser comme la construction sociale de la différence des sexes. Il ne s'agit pas d'essayer d'expliquer quelque chose : il s'agit simplement de désigner cette construction, et éventuellement d'en fixer les limites.

Ensuite, ce que l'on va enregistrer, c'est une forme particulière de cette construction sociale de la différence des sexes : plus ou moins marquées, avec plus ou moins de domination et de pouvoir, attribuant des positions différentes, etc. Une fois cet enregistrement fait, il faut expliquer la forme des données enregistrées. Si l'on découvre, ô surprise, que la situation des femmes est défavorable par rapport à celle des hommes, il va falloir fournir une explication. On va alors formuler des théories, c'est-à-dire des propositions d'explications. Certaines vont mettre l'accent sur l'aspect matériel de cette construction sociale (des ressources inégalement réparties, des positions économiques différentes, un rapport d'exploitation), d'autres sur l'aspect symbolique (des formes de légitimité, des normes culturelles, l'importance des significations). Certaines vont proposer d'isoler cette construction d'autres types de relation, d'autres vont au contraire vouloir tisser des liens avec, par exemple, les relations économiques. Parmi ces théories, la plus convaincante sera celle qui pourra expliquer le plus grand nombre de faits.

Voilà ce que veut dire "le genre n'est pas une théorie, c'est un fait" : qu'il existe un objet d'investigation spécifique que se donne les scientifiques, cet objet étant la construction sociale des différences de sexe. On peut montrer le genre : il est incroyablement aisé de montrer qu'il existe des normes différentes pour les hommes et pour les femmes. C'est même plus simple que pour montrer que la Terre est ronde... Évidemment, certains autres aspects demandent un travail de mise à jour un peu plus important, comme la mise en jour d'une socialisation différente au sein de la famille et de l'école. Mais il s'agit là encore de rassembler des faits, c'est-à-dire d'enregistrer et de mesurer différents phénomènes.

Si certains veulent contester ce fait, c'est toujours possible. On peut toujours discuter un fait. Il faut alors proposer d'autres enregistrement, d'autres instruments de mesure, d'autres données. Ceux qui voudront montrer que la Terre est plate auront un sacré travail à faire... Et ceux qui voudront montrer qu'il n'existe pas de différences dans le traitement des hommes et des femmes, qu'il n'existe pas, dans nos sociétés, une distinction sociale et culturelle entre le "féminin" et le "masculin", que la socialisation des hommes et des femmes est parfaitement identique, auront un travail encore plus titanesque à faire. Mais finalement, on comprends que ce n'est jamais leur objectif : ce qu'ils veulent, c'est protéger ces différences de traitement... Autrement dit, ils luttent pour maintenir le genre en place, pour que les données ne changent pas, pour que les faits restent ce qu'ils sont. Je dois dire que cette ironie me console certains jours.

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A propos de David Reimer

Les néo-réactionnaires multiplient les attaques contre les études sur le genre. Le plus grave est sans doute que certains médias, peu soucieux de rigueur et reconverti dans la presse à scandale (oui, Le Point, c'est de vous dont je parle), leur donne un écho sans prendre la peine de faire un travail journalistique digne de ce nom. Le cas de David Reimer est souvent mobilisé comme un argument contre les recherches sur le genre. Le problème, c'est qu'il s'agit de quelque chose de malhonnête : en se centrant sur un cas unique tragique, on essaye de faire oublier que la même situation s'est reproduite plusieurs fois avec des fins beaucoup plus heureuses. Je donne ici à lire un extrait du livre de la chercheuse en neuroscience Lise Eliot Cerveau Rose, Cerveau Bleu. Les neurones ont-ils un sexe ? qui, pour ceux qui sont motivés par le minimum d'honnêteté intellectuelle, devrait régler le débat.

Le cas le plus célèbre est celui de David Reimer : le « garçon élevé en tant que fille » [...].

Né en 1965, David avait huit mois quand survint le drame de cette circoncision bâclée. Ses parents, désemparés, prirent conseil auprès de différents médecins et se laissèrent finalement convaincre de le transformer en fille. La procédure nécessité de longs mois de travail et ne fut jamais véritablement couronnées de succès. Lorsque David eut dix-sept mois, on modifia sa chevelure, on commença à le vêtir de robes et on le rebaptisa Brenda. A vingt-deux mois, il subit une opération chirurgicale qui le priva de ses testicules et lui fabriqua un vagin rudimentaire.

Ce changement de genre arrivait trop tard. David/Brenda ne s'adapta jamais à son rôle de fille. Enfant, "elle" préférait les pistolets aux poupées, aimait se déguiset en homme, insistait même pour uriner debout. L'école, où les autres enfants se montrèrent cruels envers elle, lui posa beaucoup de difficultés. Elle commença vite à devenir agressive envers son entourage. Un jour enfin, vers l'âge de 14 ans, Brenda apprit la vérité au sujet de son passé médical. David reprit aussitôt son identité masculine. Il épousa plus tard une femme et devint père adoptif de trois enfants. Mais son passé ne cessa jamais de le miner, et il se suicida à l'âge de 38 ans.

L'histoire émouvante de David Reimer donne du poids à la théorie selon laquelle l'identité sexuelle et l'adéquation des comportements à l'un des deux genres sont câblés, programmées dans l'individu dès le plus jeune âge. [...] Pourtant les leçons à tirer de son martyre ne sont pas si claires, pas si évidentes qu'elles le paraissent. David est en fait assez âgé - il avait presque deux ans - au moment où il fut effectivement transformé en fille. [...] Les bébés de vingt et quelques mois savent déjà beaucoup de choses sur les différences entre les garçons et les filles : ils préfèrent déjà les jouets associés à leur propre genre, masculin ou féminin ; ils sont aussi très conscient de leur propre identité sexuelle. Autre donnée cruciale de cette histoire [...] : David avait un vrai jumeau [dans lequel il pouvait se reconnaître].

David Reimer ne fut pas le seul malheureux garçons à perdre son pénis à cause d'une circoncision ratée. Un autre cas, moins célèbre, à eu une conclusion différente – sans doute parce que l'accident se produisit quand le bébé avait tout juste deux mois. A sept mois, son identité sexuelle était déjà transformée, aussi bien socialement que chirurgicalement. Aujourd'hui adulte, cette personne se considère sans ambiguïté comme une femme. Elle a des relations sexuelles avec des hommes comme avec des femmes, mais elle préférait toujours jouer avec les filles quand elle était enfant, et elle n'est jamais habillé en homme.

En tout les chercheurs ont étudié plusieurs dizaines d'enfants qui étaient génétiquement des garçons mais qui, pour diverses raisons médicales, furent élevés comme des filles. La conclusion est rarement aussi tranchée que dans le cas de David Reimer. Dans une étude de 2005, le psychologue Heino Meyer-Bahlburg, de l'université de Columbia, a montré que sur soixante-dix-sept individus transformés en filles, seuls dix-sept avaient choisi de reprendre une identité masculine. Et si, arrivées à l'âge adulte, bon nombre de ces filles présentaient divers signes de masculinité et disaient être plus attirées par les femmes que par les hommes, la majorité se considéraient indiscutablement comme des femmes. Le Dr Meyer-Balhlburg écrit donc en conclusion : « Ces données ne corroborent pas la théorie de la détermination biologique du développement de l'identité sexuelle par les hormones prénatales et/ou par les facteurs génétiques. On est obligé de convenir que l'attribution d'un genre ou de l'autre à l'individu, et les facteurs sociaux concomitants, ont une influence majeure sur la constitution définitive de son identité sexuelle ».

Un commentaire : je suis un peu gêné par la façon dont Lise Eliot semble considérer une inclinaison homosexuelle comme un signe de masculinité. C'est difficilement défendable. Je me sens aussi obligé de souligner un point : les différentes femmes dont il est question ont toutes connues un début de socialisation en tant que garçon. Il faut tenir que cette socialisation commence dès la naissance, si ce n'est avant (on sait que le fœtus perçoit des choses de son environnement social, en particulier des sons : est-ce sans influence sur son développement futur ?). Dès lors, le fait que certaines de ces femmes présentent des traits de "masculinité" ne peut être attribué ipso facto à une donnée biologique.

Dans tous les cas, on voit qu'il est malhonnête de se centrer sur le seul cas de David Reimer, qui était certes une erreur mais uniquement parce que l'on avait pas assez pris en compte l'importance de la socialisation des enfants... et non à cause de la biologie ! On notera que l'information n'est pas difficile à trouver. Il est désolant de voir que certains sont prêt à instrumentaliser un suicide pour défendre leur idéologie. Et que certains d'entre eux osent se dire du côté de la vie...

Edit du 2 Mars 2014 : Après différentes discussions et remarques critiques, il me semble nécessaire d'ajouter quelque chose d'important à ce billet.

Le cas de David Reimer est un excellent argument contre l'éducation genrée. En effet, ce qui l'a fait souffrir n'est pas une éducation dé-genrée, encore moins une tentative de lutte les stéréotypes, mais bien la poursuite à tout prix de ces stéréotypes. John Money ne concevait pas qu'il soit possible d'être un homme sans avoir de pénis. Il ne concevait pas non plus que l'on puisse éduquer un enfant sans le pousser complètement du côté d'un des genres, conçus comme des classes opposées et inconciliable. Son but était de former de bons petits mâles et de bonnes petites femelles. Bref, des conceptions qui sont précisément celles de ceux qui s'opposent à tout prix à la notion de genre...

La violence qu'a subit David Reimer, violence tout à la fois physique, psychologie et symbolique, est une violence banale et quotidienne. C'est la violence qui frappe les enfants nés intersexués et que l'on opère à la naissance pour en faire des garçons et des filles sans leur demander leur avis. C'est la violence qui frappe le petit garçon qui veut mettre une robe ou la petite fille qui n'a pas envie d'être une princesse. C'est la violence qui frappe tous les enfants qui se découvrent des désirs amoureux ou sexuels pour ceux de leur sexe, celle qui est racontée, soi dit en passant, par Edouard Louis dans En finir avec Eddy Bellegueule. Bref, ce qu'a connu David Reimer, c'est la violence d'une société genrée et de son éducation. C'est la violence qui a été mise en lumière et questionnée par les études sur le genre. Que cela puisse être retourné contre elles nous dit quelque chose des enjeux qu'il y a derrière.
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L'expérience de la boîte

Dans le dernier billet, au milieu de mon énervement - pour lequel je ne m'excuserais que lorsque sera reconnue l'indécence des attaques contre le genre - j'ai proposé ma traduction de l'expérience de la boîte qu'utilise Michael Schawble dans son introduction à la sociologie The Sociologically Exmanined Life (j'ai une passion coupable pour les introductions à la sociologie, j'en fais la collection). Je me suis dit qu'elle méritait peut-être deux ou trois explications pour ceux qui voudraient en faire usage auprès de leurs proches. Je complète donc ici l'argumentaire qu'elle recouvre.

Pour faire l'expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d'une paire de nouveau-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d'une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu'elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir d'interactions au travers de ses parois.
L'expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l'autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s'il y a quelques différences entre eux. S'il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d'autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l'on apprend en étant avec d'autres personnes) n'a que peu d'importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n'y a pas besoin d'élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu'une personne devient dépend de ses gênes. Si c'est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d'importance qu'un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l'enfant ce qu'il ou elle est destiné(e) à être, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte. [Note : cette traduction est la mienne. Traduire étant un vrai métier, il y a sans doute des imperfections]

Cette expérience, on l'aura compris, est une expérience de pensée : elle n'a jamais été vraiment menée. Il y aura toujours quelqu'un pour protester à ce propos. Pourtant, les expériences de pensée sont courantes dans toutes les sciences : Galilée n'a jamais jeté d'objets depuis la tour de Pise, mais il a montré que si on suivait les connaissances de son temps, on arrivait à un résultat absurde - les objets attachés devant à la fois tomber plus vite et moins vite ; Einstein n'a jamais pris l'ascenseur vers l'espace il n'en base pas moins une partie de son raisonnement sur ce qui s'y passerait ; Schrödinger n'a jamais enfermé de chat dans une boîte, cette situation célèbre lui servant juste à montrer les impasses de certains raisonnements de la physique quantique.

L'expérience de la boîte est de cette nature : elle nous met en garde contre des erreurs de raisonnement qui sont, autrement, courantes. Il est facile de se laisser aller à dire que c'est notre "nature" ou nos gènes qui font que nous faisons ceci ou cela. Il est facile de se dire que l'on est né ainsi. En confrontant chacune de ces idées à l'expérience de la boîte, nous nous confrontons à un problème, et nous sommes donc obligé d'aller chercher de meilleures réponses.

Prenons un exemple : de nombreux parents constatent que leurs filles et leurs garçons se comportent différemment, et cela alors même qu'ils pensent leur donner la même éducation, voire même alors qu'ils découragent leurs filles de porter du rose. Ils en concluent alors qu'il y a du "naturel" là-dessous. Mais si on confronte cela à l'expérience de la boîte, on se rend compte qu'il y a un problème : si c'était le cas, on devrait pouvoir imaginer qu'un femme sortant de la boîte au bout de 18 ans se jette sur les jupes roses de princesse... Et cela nous semble ridicule. On peut alors prendre conscience que les enfants ne sont, justement, pas élevés dans une boîte constituée par leur parent ou leur famille : ils sont soumis à énormément d'influence, des médias, de l'école, des amis, etc. D'ailleurs, on devrait se souvenir que, même dans les éducations les plus égalitaires, le sexe de l'enfant lui est proposé comme première identité : "tu es une fille", "tu es un garçon"... On ne devrait pas s'étonner qu'à partir de cette simple information, l'enfant soit plus sensible à ce que d'autres lui diront être "pour les filles" ou "pour les garçons", ni qu'en arrivant à l'école, dans ce monde inconnu et étrange, il cherche d'abord la compagnie de ceux qui se sont vus donnés la même identité que lui.

Prenons un autre exemple : je suis hétérosexuel. D'aussi loin que je me souvienne, je l'ai toujours été. Il m'est même impossible de me souvenir du moment où je me suis rendu compte que j'étais hétérosexuel. Peut-être que je peux retrouver le moment où je me suis senti pour la première fois attiré sexuellement par une femme - et encore, je dois dire que je n'en garde pas trace dans ma mémoire. Mais, visiblement, cela ne m'a pas choqué plus que ça : ça allait de soi. Il me serait donc facile de conclure que je suis né comme ça. Et je pourrais même aller jusqu'à penser que, puisque d'autres se souviennent du moment où ils ont pris conscience de leur homosexualité, puisque cette prise de conscience a été pour eux un choc, une rupture dans leur biographie, c'est que leur homosexualité n'est peut être pas si naturelle que ça. Une étrangeté, une maladie peut-être...

Mais, voilà, je peux confronter mon hétérosexualité à l'expérience de la boîte. Supposons qu'à 18 ans, on me sorte de la boîte et que l'on me mette en présence d'un humain de sexe féminin : quelle serait ma réaction ? Aurais-je immédiatement envie d'avoir des relations sexuelles avec elle ? Il apparaît clairement que non. Je ressentirais sans doute de la peur ou de l'incompréhension face à cet être étrange. S'il m'est donné d'examiner son corps, je constaterais des différences avec le mien : est-ce que j'y réagirais par du désir ? Cela semble peu probable.

Je peux alors comprendre que mon hétérosexualité demande beaucoup d'apprentissages, et que ceux-ci se passent hors de mon corps, et donc hors de la boîte : il faut que j'ai appris qu'il existait des individus mâles et femelles, il faut que j'ai appris à classer le monde en deux catégories - les hommes et les femmes - et que j'ai appris à les reconnaître. En effet, imaginons que, sortant de la boîte, je ressente un émoi sexuel devant une autre personne. Je vais attribuer cet émoi à cette personne en tant que singularité. Je n'ai aucune raison a priori d'attribuer cet émoi à une caractéristique abstraite de cette personne comme son sexe plutôt qu'à sa singularité - ou à toute autre caractéristique : après tout, c'est peut-être la couleur de ses cheveux ou la forme de ses yeux qui fait naître en moi cette sensation. Pour que je sois capable d'attribuer cette sensation au sexe de l'autre, ce qui revient à passer de l'idée de "je suis excité par cette personne" à "je suis excité par les personnes de ce sexe", il faut qu'existe au préalable en moi la connaissance de la diversité des caractéristiques physiques et le sentiment que c'est bien celle-ci qui importe. Autant de choses que je ne peux connaître en sortant de la boîte : je dois les avoir apprises.

Ce type de raisonnement est ce qu'Howard Becker appelle de "l'induction analytique" : il s'agit de reconstituer le processus nécessaire pour arriver à un résultat donné. La situation est en outre proche du cas qu'il prend en exemple, et qu'il emprunte à un travail classique de Lindesmith : pourquoi certaines personnes qui se voient administrés des opiacés ne deviennent-elles pas toxicomanes ? Parce que ces substances leur sont administrés dans un cadre médical, pour les soulager de leur douleur, sans qu'ils en soient conscients. Ils développent bien, au plan physique, les symptômes du manque - maux de tête, nez qui coule, souffrances diverses, etc. - mais ne les interprètent pas comme un signe de manque de drogue mais comme les symptômes d'une maladie, d'un état de fatigue ou autre. Et donc, ils ne deviennent pas toxicomanes, c'est-à-dire n'adoptent pas les comportements d'un toxicomane, à commencer par la recherche de drogue, et encore moins l'identité de celui-ci. Ce qui leur manque pour devenir toxicomane, c'est l'apprentissage d'un rôle et d'une technique : savoir reconnaître les effets de la drogue, savoir comment les interpréter, savoir comment se procurer une dose, construire son identité autour de la drogue.

Notons bien ce point : un état physique réel ne décide pas seul d'un comportement social. Tout dépend du contexte dans lequel il intervient et donc de la façon dont l'individu va interpréter les signaux de son propre corps. Cela devrait être clair pour toutes les personnes qui ont un jour dit "c'est marrant, la téquila, ça me fait pas du tout d'effet" avant de se réveiller avec un gros trou noir dans la tête et beaucoup de choses embarrassantes sur Facebook. C'est qu'il faut aussi apprendre à reconnaître les symptômes de l'alcool... De la même façon qu'il apprendre à reconnaître et interpréter les situations d'excitation sexuelle. De ce point de vue, les catégories "hétérosexuel/homosexuel" fournissent un cadre cognitif que nous mobilisons au moment de notre apprentissage des choses de la vie et de l'amour et par rapport auquel nous sommes sommés de nous situer. Il est donc extérieur à nous, extérieur à la boîte, et deux individus pourraient bien avoir les mêmes émois que ceux-ci n'auraient pas les mêmes effets sur leurs comportements selon qu'ils se trouvent à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte. Et si une confirmation était encore nécessaire, il suffirait noter que ce cadre a connu des variations historiques : dans l'antiquité romaine, le cadre cognitif mobilisé était très différent, la catégorie "hétérosexuel", comprise comme un comportement sexuel uniquement tournée vers l'autre pôle de la partition homme/femme, est une invention finalement assez récente...

Soyons clair : l'expérience de la boîte ne dit pas qu'il n'y a pas une condition humaine biologique particulière. Par exemple, la capacité à apprendre un langage est instinctive. Mais elle souligne que ces données n'existent et ne prennent sens que dans un contexte social particulier. D'ailleurs, dans les cas où des enfants ont pu être élevé dans une situation proche de celle de l'expérience, la conclusion montre qu'une capacité "biologique" comme l'apprentissage du langage disparaît si elle ne rencontre pas les expériences sociales adéquates - et en fait, le plus probable est qu'un individu soumis à un tel régime meurt... et sa biologie n'y peut pas grand chose. En fait, notre condition biologique définit sans doute simplement notre capacité à bénéficier des apprentissages sociaux : la nature de l'homme, c'est d'apprendre.

De là, on pourrait en venir à conclure que, finalement, nature et culture vont de pair, qu'il faut croiser les deux, qu'en toute chose, il faut être mesuré, et que finalement, on conviendra bien que, bon, d'une façon ou d'une autre, ok, si ça vous amuse, il y a de l'apprentissage, mais quand même, c'est un petit biologique, n'est-ce pas, allez, on est tous d'accord. Et au moment où vous arriverez à cette conclusion, vous m'entendrez vous répondre "non". Certes, l'expérience de la boîte ne permets pas d'exclure totalement une influence biologique sur nos comportements. Mais elle rappelle aussi qu'il n'y a aucune raison de l'inclure a priori. L'influence de données biologiques, génétiques ou autres sur le comportement ne va jamais de soi. Le viol est avant tout un comportement masculin, et ceux dans toutes les sociétés ? Certes, mais l'expérience de la boîte nous permet de comprendre qu'il n'est pas nécessaire d'attribuer cela à une donnée biologique chez les individus de sexe masculin. Ce n'est pas impossible, mais si vous voulez défendre cette idée, il va falloir de très sérieux arguments. Il va falloir expliquer très précisément ce qui joue, pourquoi, comment. Autrement, armé du bon vieux rasoir d'Ockham, on se passera d'une variable supplémentaire et vaine... Et dans tous les cas, on ne l'acceptera pas parce que "ça doit bien jouer quand même".
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J'enseigne le genre. Et je continuerai à le faire.

Ce sera un billet énervé. Très énervé. Fatigué aussi. Fatigué d'entendre des ignares et des incompétents baver de haine sur quelque chose qu'ils ne connaissent pas. Enervé de voir qu'on les laisse faire et que, pire encore, on leur donne raison. Enervé d'apprendre que je fais le mal. Enervé de voir que l'on laisse des mouvements religieux dicter la forme du débat public, surtout en matière d'éducation. Enervé de voir que la laïcité, c'est bon pour les autres, et qu'on peut envoyer paître la science et la connaissance par lâcheté politique et ignorance. Car depuis des années, j'enseigne ce contre quoi aussi bien la Manif de la haine que Vincent Peillon luttent désormais, dans une alliance que l'on voudrait improbable mais qui n'est que celle de la peur. J'enseigne le genre. Et je continuerais à le faire.

Pourquoi j'enseigne le genre

J'enseigne le genre parce que c'est ce que mon programme de Sciences économiques et sociales me demande de faire, n'en déplaise à Vincent Peillon qui double son ignorance crasse des sciences sociales - déjà étonnante pour un philosophe de profession... - d'une méconnaissance absolue de ce qui se passe dans l'administration dont il est le ministre. Voici ce que dit le programme de première de Sciences économiques et sociales :

On étudiera les processus par lesquels l'enfant construit sa personnalité par l'intériorisation/ incorporation de manières de penser et d'agir socialement situées. On s'interrogera sur les effets possiblement contradictoires de l'action des différentes instances de socialisation (famille, école, groupe des pairs, média). On mettra aussi en évidence les variations des processus de socialisation en fonction des milieux sociaux et du genre, en insistant plus particulièrement sur la construction sociale des rôles associés au sexe.

De quelque façon qu'on le prenne, "la construction sociale des rôles associés au sexe", c'est le genre. Toute l'idée est là, même si la notion n'est pas mobilisée, sans doute pour éviter aux imbéciles de venir s'exciter à nouveau sur l'enseignement de SES. C'est après tout aussi pour cette raison que le chapitre sur la déviance ne comporte pas la notion de "carrière délinquante" qui reste pourtant incontournable.

J'enseigne le genre parce que c'est un fait. Pas une théorie. Pas une position philosophique. Pas un choix politique. Le genre existe, que cela vous plaise ou non. Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que vous êtes un crétin. Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que que vous avez besoin de regarder les parties génitales d'une personne pour savoir s'il faut lui dire "monsieur" ou "madame". Si vous pensez qu'il n'existe pas, c'est que vous pensez que quand on dit "cette tenue est féminine", on dit qu'une jupe a des chromosomes XX. Si vous pensez que le genre n'existe pas, c'est que vous avez un niveau inférieur à celui de mes élèves.

J'enseigne le genre parce que n'importe qui de bonne foi comprends très bien l'expérience de la boîte. C'est avec elle que je commence mon cours sur la socialisation. Je l'ai emprunté à Michael Schawlbe dans son bouquin The Sociologically Examined Life dont j'ai dû traduire l'extrait :

Pour faire l'expérience que je vais décrire, nous aurions besoin d'une paire de nouveau-nés, des vrais jumeaux. Nous aurions aussi besoin d'une grande boîte dans laquelle un des jumeaux pourrait vivre sans aucun contact avec un autre être humain. La boîte devrait être telle qu'elle lui fournirait à boire et à manger, et évacuerait les restes, de façon mécanique. Elle devrait aussi être opaque et isolée, de telle sorte qu'il ne puisse y avoir d'interactions au travers de ses parois.
L'expérience est simple : un des enfants est élevé normalement et l'autre est mis dans la boîte. Au bout de dix-huit ans, on ouvre la boîte et on compare les deux enfants pour voir s'il y a quelques différences entre eux. S'il y en a, nous pourrons conclure que grandir avec d'autres personnes a son importance. Si les deux enfants sont les mêmes au bout de dix-huit ans, il nous faudra conclure que la socialisation (ce que l'on apprend en étant avec d'autres personnes) n'a que peu d'importance et que la personnalité est génétiquement programmée.
Vous vous dites sans doute « Bien sûr que la socialisation fait une différence ! Il n'y a pas besoin d'élever un enfant dans une boîte pour prouver cela ! ». Mais il y a beaucoup de gens qui disent que ce qu'une personne devient dépend de ses gènes. Si c'est vrai, alors cela ne devrait pas avoir d'importance qu'un enfant soit élevé dans une boîte. Son patrimoine génétique devrait faire de l'enfant ce qu'il ou elle est destiné(e) à être, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la boîte.

Cette expérience de pensée, comme toute science, à commencer par la physique, en utilise souvent pour montrer l'absurdité de certains raisonnements, nous dit ce qu'il y a à savoir du genre : qui, à part un idiot ou un membre de la Manif de la Haine, aurait le culot de dire qu'après avoir été élevé dans une boîte, un individu de sexe féminin saurait spontanément élever un enfant et choisirait naturellement la couleur rose pour s'habiller ? Qui pourrait prétendre que, élevé dans de telles conditions, un individu serait capable d'exprimer une préférence sexuelle pour l'un ou l'autre sexe ?

Enfin, et peut-être surtout, j'enseigne le genre parce que mes élèves en ont besoin. Ils ont un droit à connaître les avancées de la recherche sociologique et plus généralement scientifique. Ils ont un droit à se confronter aux problèmes qu'elle pose. Ils ont besoin de s'interroger sur les modèles qu'on leur propose. Ils sont toujours prêts à lancer la "guerre des sexes" dans la classe, à dire "les filles, c'est comme ça, les garçons, comme ci". Et ils ont besoin qu'on leur montre la violence qu'il y a dans ces prises de position. Lorsque je leur demande "Messieurs, quels précautions prenez-vous pour ne pas vous faire violer lorsque vous sortez le soir ? Et vous, mesdames ?", lorsque je leur demande encore "Messieurs, pouvez-vous imaginer une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes un homme ? Et vous mesdames, une situation où vous seriez obligé de tuer pour montrer que vous êtes une femme ?", ils ont besoin qu'on leur soulève le problème. Ils en feront ce qu'ils voudront. Mais certains y réfléchiront. Et c'est cela l'enseignement.

Aux complices des attaques néo-réationnaires

J'avais décrit, en 2011, la logique des attaques néo-réactionnaires. J'ai joué les Cassandre : les faits sont là, tout s'est passé comme je l'avais décrit. La stratégie est là : on dévalorise d'abord ce que l'on espère détruire, pour qu'il n'y ait plus personne pour le défendre lorsque l'on voudra passer à l'action.

Ici, on attaque évidemment la science. Mais attention, on n'attaque pas la science parce que celle-ci serait porteuse de certitudes trop ancrées, on n'attaque pas la dimension prométhéenne de la science. Non : on attaque précisément la science pour ce qu'elle est porteuse de doute. La notion de genre, l'identification d'une dimension relationnelle distincte de l'ordre biologique, impose en effet à chacun de réfléchir : elle ne nous apporte pas de solution, mais elle nous fait problème. Car oui, parler de genre pose problème : cela remet en cause notre allant-de-soi, cela nous oblige à réinterroger notre rapport au monde et aux autres, cela nous oblige à nous poser de nouvelles questions. Et nous nous rendons souvent compte que nous n'avons pas la réponse à ces questions. Lorsque l'on montre l'existence des inégalités de genre, on ôte la possibilité de les justifier par une nature biologique, éternelle ou divine. Il faut alors répondre à la question politique suivante : "qu'est-ce qui justifie que ce soit les femmes qui prennent en charge l'essentiel des tâches ménagères ? comment peut-on fonder en raison cette situation ?" Et nous découvrons alors que nous n'avons rien dans notre pensée politique moderne pour justifier cela. C'est cela qui fait peur aux néoconservateurs qui luttent contre l'idée même du genre : ils savent que celui-ci pose des questions politiques auxquelles ils sont incapables de répondre. De la même façon que, en un autre temps, l'idée que l'être humain a des ancêtres communs avec d'autres primates avait laissé d'autres conservateurs démunis. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui rejettent le genre. Le combat d'aujourd'hui n'est pas différent de celui d'hier. Ce qui est insupportable pour les réactionnaires, ce ne sont pas les certitudes de la science : ce sont les doutes qu'elle fait naître.

Mais ces réactionnaires utilisent des armes empruntés à l'adversaire. Ils transforment les gender studies, un champ de recherche riches de milliers de travaux dans des disciplines diverses, en une "théorie du genre" unique et sur laquelle ils mentent éhontément. Comme d'autres ont transformé l'évolution en "théorie de l'évolution" pour mieux dire "ce n'est qu'une théorie, on n'est pas sûr". Or l'évolution est un fait : les êtres vivants se sont bien transformés au cours du temps. Les théories de l'évolution visent à comprendre et expliquer pourquoi : est-ce de la sélection du plus apte ? de la sélection sexuelle ? un mélange des deux ? Il en va de même pour le genre : il existe bien des théories qui visent à comprendre comment se construit le genre : est-ce que cela se joue dans des interactions locales ou dans un système global ? s'agit-il d'une construction indépendante ou liée à d'autres dimensions comme l'économie ou le politique ? Mais ces débats sont transformés en une simple opposition entre "théorie" et "pratique". Les opposants dissimulent ainsi leur bêtise sous un discours pseudo-scientifique. C'est en cela qu'ils sont des néo-réactionnaires.

Le problème, c'est qu'ils trouvent des complices : tous ceux qui par ignorance, bêtise, lâcheté ou véritable malfaisance, se laissent prendre par ces discours. Voici donc mon addendum à mon ancien billet : les néo-réactionnaires se trouvent des complices auprès de tout ceux qui veulent ménager les susceptibilités. Le dernier en date est le ministre de l'éducation nationale :

La semaine dernière, il avait déjà exprimé son opposition à l’inclusion de la théorie du genre dans l’enseignement, sur France 2: «Personne n’y a jamais pensé (...). Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles/garçons. Si l’idée c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde».

Comment le ministre peut-il se laisser aller à cette crétinerie de confondre travaux sur le genre et négation des différences biologiques ? Tout le monde s'accorde à dire que certains individus ont un utérus et d'autres des testicules et un pénis. La notion de genre n'a jamais remis cela en question. Elle vient simplement rappeler qu'il n'a jamais été possible d'établir un lien biologique entre cette donnée physique et le reste des différences entre les hommes et les femmes. Et que dans nos relations quotidiennes avec les autres, nous ne nous basons pas sur cette donnée biologique, que nous nous employons en plus, dans nos sociétés, à cacher aux autres. L'assimilation "études sur le genre => théorie du genre => négation des différences biologiques" est un mensonge. Les choses sont aussi simples que cela.

Ce qui se joue est une mauvaise perception des conflits à venir. Sans doute certains hommes politiques sont-ils tentés de ne voir là-dedans qu'un débat anecdotique, et c'est pour cela qu'ils renâclent à défendre la notion de genre. Pourtant les questions relatives au féminisme apparaissent de plus en plus comme l'un des grands conflits qui traverse la société française, et plus généralement la société occidentale. Je ne serais pas loin d'y voir le fameux "nouveau mouvement social" que les chercheurs tourainiens ont longtemps cherché. La violence des conflits de ces derniers mois semble annonciatrice de nouvelles luttes à venir. Cette fois, j'aimerais me tromper.
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La volonté de parler à tout prix de race

Quand les adversaires d'un ensemble de travaux scientifiques portent leur polémique en dehors du monde scientifique, il y a toujours de quoi s'inquiéter. Pas d'exception pour les travaux sur le genre, avec un nouvel exemple avec une tribune de Nancy Huston et Michel Raymond dans le Monde visant à affirmer la pertinence des races et des sexes. Sans surprise, il apparaît clairement que les auteurs ont d'autres choses en tête que le simple questionnement scientifique qu'ils prétendent affirmer. Pourquoi ? Parce que sur le plan strictement logique, leur argumentation ne tient pas : si "sexes" et "races" désignent des classes logiques, ce n'est pas ce qu'ils montrent ici.

Je passerais, par charité, sur les arguments les plus faibles (pour ne pas écrire plus directement le fond de ma pensée) que mobilisent les deux auteurs, comme "si vous voulez pas parler de sexe et de race, c'est parce que vous êtes politiquement correct !" (pardon : "Hitler croyait au déterminisme biologique, Hitler était un salaud, donc le déterminisme biologique n'existe pas : le caractère spécieux du raisonnement saute aux yeux" : inventez un raisonnement que personne ne tient pour le réfuter, c'est assez pitoyable, mais, une fois de plus, passons). Concentrons-nous donc sur leur argument central : il existe des différences objectives entre les races et les sexes et on doit pouvoir en parler.

Si vous affirmez l'existence chez les humains de deux sexes, plutôt que d'un seul ou de toute une kyrielle, vous êtes aussitôt taxé d'"essentialisme". Pourtant, dire que seules les femmes ont un utérus, ou que les hommes ont en moyenne un niveau de testostérone plus élevé qu'elles, ce n'est ni spéculer quant à l'"essence" de l'un ou l'autre sexe, ni promouvoir une idéologie sexiste, ni décréter l'infériorité des femmes par rapport aux hommes, ni recommander que les femmes soient tenues à l'écart de l'armée et les hommes des crèches, c'est énoncer des faits !

Des faits donc, qu'on vous dit, des faits ! Le problème, c'est que Bachelard l'a dit depuis bien longtemps, les faits sont "conquis, construits, constatés", et que donc un fait ne se donne jamais à voir de façon simple et directe. Il est le résultat d'une activité particulière, l'activité scientifique, et il faut comprendre celle-ci pour comprendre le fait. Or, ici, les deux critères mis en avant par les auteurs pour différencier les sexes ne sont pas équivalents au plan strictement logique.

Commençons par le critère le plus mal choisi : "les hommes ont en moyenne un niveau de testostérone plus élevé que les femmes". C'est vrai. Mais le "en moyenne" est important. Il y a des hommes qui ont des niveaux de testostérone très faible, inférieur à celui de nombreuses femmes, voire à la moyenne des femmes. Doit-on comprendre donc que ceux-ci sont des femmes ou qu'ils forment un troisième sexe ? Même remarque pour les femmes présentant un taux exceptionnel de testostérone - sauf que si celles-ci sont des sportives, on essayera socialement de leur imposer d'être des hommes...

Le problème est le suivant : une différence moyenne ne permet pas de constituer des classes logiques différentes mais seulement un continuum de position. C'est pour cela que les sociologues distinguent les strates sociales et les classes sociales : les strates sont constituées à partir de différences de probabilités pour des groupes différents (par exemple, une probabilité inégale d'accès à la richesse), tandis que les classes reposent sur des différences de position dans le processus productif (propriétaire du capital vs. porteurs de leur seule force de travail). Les classes logiques permettent de classer les individus sans ambiguïtés, comme le souhaitent/l'avancent Huston et Raymond. Mais ce n'est pas en regardant une moyenne que l'on parvient à faire cela.

Prenons un exemple pour être plus clair. Les deux auteurs affirment que "déjà à la naissance – donc avant toute influence sociale – filles et garçons n'ont pas les mêmes comportements". Qu'est-ce que ça veut dire ? Si on considère l'une des études les plus célèbres en la matière, celle menée par Jennifer Connellan, cela signifie, par exemple, que les bébés de sexe masculin passent en moyenne plus de temps à regarder un mobile placé à côté de leur berceau qu'un visage humain, tandis que c'est l'inverse pour les bébés de sexe féminin. On a bien une différence, non ? Sauf que si on se penche sur les chiffres, les différences ont beau être statistiquement significatives, elles ne permettent pas d'opposer garçons et filles : au contraire, il y a de forts recouvrements. Philip Cohen a représenté les distributions normales des deux populations :



On voit bien qu'opposer les deux sexes n'est pas pertinent : il y a en fait beaucoup de filles qui regarderont plus le mobile que des garçons. Et je passe sur les autres problèmes de l'expérience. Retenons simplement ceci : des différences moyennes ne permettent pas d'opposer les sexes de la façon dont le suggèrent Huston et Raymond.

Reste le deuxième critère cité : le fait d'avoir ou non un utérus. Il apparaît a priori plus pertinent : on peut en effet constituer deux classes logiques bien étanches, d'un côté les individus qui possèdent un utérus, de l'autre ceux qui n'en ont pas. La variable considérée étant dichotomique et non continue, elle ne pose pas de problèmes en termes de moyennes.

Mais posons alors la question : pourquoi constituer ces deux classes logiques "utérus/non-utérus" ? Si on est un médecin spécialisée dans les affections de l'utérus, ces deux classes sont pertinentes et importantes. Mais pour le reste, est-ce que cela a une pertinence de classer l'ensemble de l'humanité dans ces deux catégories ? Pour de nombreux problèmes, c'est parfaitement inutile. A commencer par un problème simple : comment s'adresser à une personne. Lorsque vous souhaitez savoir si vous devez dire "monsieur" ou "madame" à une personne, vous lui demandez rarement de vous montrer de façon préalable son utérus ou son absence d'utérus. Pour tout dire, je n'ai même jamais eu à montrer mon pénis et mes testicules pour que les gens sachent que je suis un homme.

Dès lors, opposer "utérus/non-utérus" est idiot, et dire que c'est sur ce critère que se constituent la partition "homme/femme" dans nos sociétés l'est également. Face à un problème particulier, on aura recours à des catégories particulières, et face à un autre problème, on aura besoin d'autres catégories. Il est parfaitement légitime pour un biologiste travaillant sur les questions de reproduction de différencier entre mâle et femelle. Il serait idiot pour lui de faire croire que ces deux catégories sont valables dans tous les champs de recherche, dans tous les savoirs, et définissent la réalité des personnes qu'il étudie plus que, par exemple, la façon dont ils se vivent et se conçoivent eux-mêmes. Qu'on le veuille ou non, s'il y a des femmes avec des pénis et des hommes avec des vagins, ce n'est pas parce qu'ils "refusent" la réalité biologique, c'est parce que nous tous n'utilisons pas cette "réalité biologique" comme la réalité pertinente pour savoir ce qu'est un homme ou une femme. Et nous avons bien raison : nous ne sommes pas tous des médecins en train de soigner des utérus, et nous avons bien d'autres problèmes à régler. Et c'est pour cela que, dans nos interactions quotidiennes, nous utilisons le genre et non le sexe... Les scientifiques n'ont fait que poser le mot "genre" sur quelque chose que les individus utilisent depuis toujours lorsqu'ils sont pris conscience que cette chose était bien différente des chromosomes des personnes;

Du coup, ce que disent Huston et Raymond sur les races est aussi peu pertinent que ce qu'ils disent sur les sexes. Ils affirment qu'il existe des différences génétiques entre des groupes géographiques. Mais quelle est la nature de ces différences ? La plupart du temps, il s'agit de tendances statistiques différentes : ainsi à peu près 50% des asiatiques ne peuvent pas métaboliser l’acétaldéhyde en acétate et donc ne supportent pas l’alcool (tenez : lisez ça c'est vachement bien), faut-il en conclure que les 50% qui restent ne sont pas asiatiques ? La probabilité d'être roux est plus forte en Irlande qu'ailleurs : les Irlandais constituent-ils donc une classe logique propre que l'on peut, en toutes circonstances, séparer du reste de l'humanité ? Les auteurs donnent d'ailleurs comme exemple "les sherpas de l'Himalaya sont adaptés à la vie en altitude" : faut-il comprendre que les sherpas sont une race à part ?

Huston et Raymond semblent considérer le mot "race" comme une simple question d'étiquette : "peu importe le terme" finissent-ils même par écrire. On peut justement se demander pourquoi ils y sont si attachés, alors, puisqu'il a si peu d'importance... S'il s'agit simplement de dire qu'il existe des différences biologiques entre certaines sous-populations qu'un biologiste doit prendre en compte pour, par exemple, concevoir un médicament, le mot "race" est-il bien utile ? Qu'apporte-t-il au juste à l'analyse ? De fait, les biologistes peuvent avancer sans en avoir besoin.

Il faut alors chercher ailleurs dans l'article pour comprendre où veulent en venir les auteurs. Après avoir commencé par rejeter la sociobiologie, ils nous offrent en effet un formidable moment de réductionnisme biologique : la possession d'un utérus ou le niveau de testostérone des individus auraient ainsi "eu un impact décisif sur l'histoire de l'humanité – son organisation sociale (patriarcat), familiale (mariage, primogéniture), politique (guerre)". D'un seul coup, on comprends que, pour Huston et Raymond, la différence de sexe est transversale à tous les problèmes scientifiques et vient déterminer l'ensemble de la société... Or aucun des points avancés n'est clairement établi, d'autant plus qu'on ne sait pas à quoi les auteurs font référence (à l'utérus ou à la testostérone ?). D'une façon générale, le lien entre les différences biologiques entre les sexes et les comportements et institutions sociales est loin d'être établi.

Mais faut-il en comprendre que Huston et Raymond suggèrent que c'est la même chose pour les "races" ? Que les différences biologiques entre des sous-groupes qu'ils se gardent bien de désigner expliquent les différences de positions sociales ? C'est finalement peut-être cela qui est en jeu. C'est peut-être ce qui se cache derrière leurs formules creuses comme "Il est temps de passer outre ces réponses simplistes à des questions infiniment difficiles, car si nous continuons à ignorer et à maltraiter le monde, nous risquons de compromettre nos chances de survie"... C'est peut-être ce qui se cache derrière des imbécilités comme l'assimilation des travaux sur le genre (idéologiquement renommés "théorie du genre") à la formule "on décide de notre propre sort", remarque aberrante pour des travaux qui s'intéressent à la question de la domination... C'est peut-être ce qui se cache derrière cette volonté de parler à tout prix de "race".

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"Expatriés" is the new "classes moyennes"

Encore un. Encore un article qui nous parle des expatriés, ces exilés qui ont fui toutes les difficultés de la France pour découvrir une herbe évidemment plus verte à l'étranger, tout cela à cause de l'indigence de nos politiques qui, décidément, ne font pas les réformes qu'il faut... Cette fois, on nous met en scène une certaine Clara G., étudiante en 2ème année d'histoire à la Sorbonne, qui menace François Hollande d'aller voir ailleurs si elle y est. Métaphore parfaite du traitement de la question des Français de l'étranger par les médias et le champ politique : on ne s'intéresse pas à eux, on se contente de les faire parler.

L'article en question est signé par un éditorialiste du Point, Pierre-Antoine Delhommais, et il est donc douteux qu'il existe véritablement une Clara G. derrière. Peu importe diront certains : c'est un procédé littéraire comme un autre, c'est le fond qui compte. Sauf que voilà : la figure de l'expatrié ou du candidat à l'expatriation est ici, une fois de plus, instrumentalisée.

Que nous dit l'article finalement ? Qu'une jeune étudiante voudrait partir à l'étranger parce que 1) les impôts, y'a en trop ; 2) c'est la faute aux méchantes politiques sociales qui ont été trop protectrices ; 3) y'a du chômage et de la précarité ; 4) en plus, en France, on aime pas les riches ; 5) c'est un petit peu la faute des socialistes tout ça, parce qu'ils ne répondent pas aux aspirations de la jeunesse. Bref, la candidate à l'expatriation est mise au service d'un discours politique sur lequel il n'est pas la peine que je m'étende - le discuter n'est pas ici le sujet.

L'idée qui est présentée ici est simple : les expatriés français sont des exilés, ils ont choisi de fuir, et il faut les faire revenir coûte que coûte. La fin de l'article est d'ailleurs de ce point de vue fascinante : "Clara. G." déclare fièrement être une "mauvaise citoyenne". Ergo les expatriés sont de mauvais citoyens. Evidemment, la figure de Gérard Depardieu et des quelques autres exilés fiscaux planent lourdement sur tout ça. Mais c'est en fait tout le traitement de la question des expatriés qui a ce goût-là : le journaliste spécialiste en la matière, Christian Roudaut, sous-titre ainsi son livre (subtilement intitulé France Je t'aime Je te quitte) "ce que les Français de l'étranger nous disent". Ici comme ailleurs, il s'agit de faire parler cette population pour mener à bien une critique de la France et de sa politique. Le bouquin penche ainsi, sans surprise, vers l'apologie du "modèle anglo-saxon".

Plus fort encore, Frédéric Taddei n'hésite pas à mener la comparaison avec les nobles fuyant la Révolution Française... Et de s'étonner qu'ils soient plus nombreux aujourd'hui qu'à l'époque : 140 000 entre 1789 et 1800 contre 500 000 sur les dix dernières années. Je me demande comment quelqu'un qui n'est pas capable de se dire que la population française est peut-être un peu plus importante aujourd'hui peut passer pour un journaliste ou même simplement pour quelqu'un de sérieux. Son édito ouvre une série de contribution dont le consensus semble être que quand même, tous ces gens-là fuient...

Un autre exemple encore : les Pigeons, ces entrepreneurs français menaçant de partir à l'étranger si jamais la politique ne se transformaient pas selon leurs désirs. Eux-aussi entretiennent la figure de l'expatrié ayant fui la France et ses difficultés.

Il se trouve qu'interviewer des Français établis à l'étranger a été l'une de mes grandes activités de ces dernières années. L'une d'entre elle, établie à Londres, m'a dit récemment, alors que l'entretien se finissait, qu'elle voudrait que l'on arrête de parler des expatriés comme des gens ayant fui la France parce que pour sa part, elle n'avait rien fui du tout. Je pense à elle à chaque fois que je tombe sur un article comme ceux-là. Car tous font la même chose : ils ne s'intéressent pas aux Français partis à l'étranger, mais seulement à les faire témoigner, sans avoir forcément à leur donner la parole, sur le "malaise français".

Depuis près de 30 ans, les écoles de commerce et d'ingénieur française se sont internationalisées : cela signifie concrètement qu'elles ont multiplié les incitations à accumuler une expérience internationale, soit académique, soit par le biais de stage ou d'un premier emploi. Dans le même temps, les entreprises françaises se sont elles-aussi considérablement internationalisées : demander à l'embauche une bonne maîtrise de l'anglais ou d'autres langues étrangers, ou des signes de ses capacités d'adaptation, de sa débrouillardise, de sa capacité à prendre des risques, de sa mobilité... Autant de choses qui justifient que l'on cherche à obtenir une expérience professionnelle à l'étranger, sans que cela signifie que l'on fuit quoique ce soit. Au contraire, certaines personnes partent pour une durée qu'ils savent limitée, avec la ferme intention de revenir.

Il faut aussi compter avec tous les expatriés dans un sens un peu plus strict : ceux qui sont envoyés pour quelques années par leur entreprise dans un autre pays. Ces mobilités répondent alors basiquement à trois logiques : une logique "industrielle", c'est-à-dire dicté par les contraintes de la production (Total compte 4 222 expatriés en 2011, dont 2 815 français : ce n'est pas très étonnant vu que l'extraction de pétrole se fait surtout hors de France...) ; une logique de compétence (apporter une compétence que l'on n'a pas sur place) ; une logique de développement des salariés, visant à leur faire découvrir toutes les activités du groupe a des fins de formation. Quelques autres éléments peuvent intervenir, je ne détaille pas ici. Ceux-là témoignent ainsi du développement international des entreprises françaises. En outre, ils peuvent être motivé à se demander de telles mobilités professionnelles parce qu'ils y voient une belle expérience ou un moyen de faire profiter leurs enfants d'une éducation "internationale" - une motivation loin d'être anecdotique.

Evidemment, on trouve également des gens qui ont un discours extrêmement critique vis-à-vis de la France dans la veine de "Clara G.". Mais ramener tous les Français de l'étranger à celui-ci est pour le moins problématique. D'autant que se pose un autre problème : pour un certain nombre de ceux que j'ai interviewé, ce discours se construit après leur départ, souvent d'abord motivé par d'autres éléments, notamment les exigences professionnelles françaises. C'est alors une comparaison qui ne se fait qu'après coup. Ici comme ailleurs, il faut se garder de ce que Bourdieu appelait "l'illusion biographique".

Tout cela pour dire que relever un pourcentage fut-il important de personnes qui se disent prêtes à aller à l'étranger - 38% nous dit un sondage dont l'objectif explicite est de faire la promotion d'une "marque France"... - ne veut en aucun cas dire que c'est par dégoût de la France. Et c'est d'autant plus ridicule si l'on s'en tient à de telles pratiques : pour partir à l'étranger, encore faut-il savoir dans quelles conditions, encore faut-il avoir quelque chose à y faire, certaines ressources qui permettent de s'en sortir... Comme le fait remarquer Saskia Sassen, l'écrasante majorité de la population mondiale aurait intérêt à migrer, mais très peu le font : l'immobilité est une question aussi cruciale que la mobilité.

Tout cela est totalement ignoré par les "journalistes" qui mobilisent la figure des expatriés à des fins finalement très politique. Le plus étonnant que Frédéric Taddei ait le culot de présenter cela comme un "tabou français" : depuis des années, la question des expatriés a été au coeur de bien des stratégies médiatiques. En 2007 déjà, les principaux candidats à la présidentielle s'étaient déplacé pour essayer de récupérer des voies hors de France. Les récentes modifications législatives ont donné une meilleure représentation à ces populations. Un tabou ? Le vrai tabou, c'est finalement l'incapacité à s'intéresser réellement à ces situations.

Finalement, les utilisations médiatiques et politiques du thème des expatriés sont comparables à celles des "classes moyennes" depuis des années : on en parle, on s'en réclame, on les fait parler, on les utilise pour justifier toutes sortes de choses, mais on ne s'intéresse pas à eux. Ils n'existent que comme un épouvantail mis au service d'autres fins. Sans doute est-ce moins grave car il s'agit de populations qui ont finalement moins besoins de protections et d'attention politique que les classes moyennes. Il n'en reste pas moins que voir des gens dénoncer la "morosité française" en transformant une population diverse en monolithe d'exilé soulève bien des questions.

Note : je remercie Baptiste Coulmont pour m'avoir inspiré le titre de ce billet :

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