Où va l'argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques.

Ce blog en est à sa douzième saison. Certes, le rythme est devenu un peu... mou, va-t-on dire, depuis quelques temps. Mais il y avait une bonne raison à cela : je travaillais à ce qui, pour un blog de sciences sociales, est l'équivalent d'un film pour une série. Un livre donc. Et puisque mes deux billets sur la façon dont les pauvres utilisent leur argent font partie de ceux qui ont le plus retenus votre attention à vous, chers lecteurs et lectrices, c'est précisément ce dont il sera question dans ces quelques 352 pages de sociologie qui seront disponible le 15 janvier dans toutes les bonnes crèmeries par la grâce des éditions Payot. Couverture, détails et autres éléments divers et variés ci-dessous.


Le quatrième de couverture :

Même s’ils en ont peu, les pauvres ont de l’argent. Cet argent est source de fantasmes : on l’imagine mal dépensé, mal utilisé, mal alloué. Pourtant, on s’interroge peu sur la manière dont ils le gèrent, ce qu’il devient et qui il enrichit. Des émeutes du Nutella à la baisse des APL, en passant par le steak doré de Franck Ribéry, cet essai déconstruit notre perception de la pauvreté et interroge notre rapport à la consommation : la place du luxe ou du superflu dans nos vies, les dépenses contraintes, la nécessité – ou non – des « petits plaisirs » que l’on s’octroie, ou encore l’influence du regard de l’autre sur nos achats.

Je suis évidemment incroyablement content que ce bouquin existe et qu'il y ait mon nom sur la couverture. Quand j'étais petit, je voulais écrire des livres. Bon, à l'époque, je pensais que je deviendrais un jour le nouveau Terry Pratchett, mais hé, close enough comme disent les Français qui se mettent à parler anglais sans raison au milieu d'une phrase. En plus, l'ouvrage contient des citations inattendues des Simpsons et de Pratchett. Je ne suis pas arrivé à placer Batman, mais bon, on verra ça pour le prochain.

C'est un livre écrit dans l'esprit du blog - je précise à toutes fins utiles qu'il ne s'agit pas de la publication de ma thèse, laquelle portait sur un sujet sensiblement différent (si ça vous intéresse, c'est par là). Pas d'enquête originale ici, mais une tentative de synthèse des travaux récents de la sociologie de la pauvreté et plus particulièrement de la sociologie économique, avec aussi des références à des textes classiques, une mise en avant des enjeux pratiques des discussions théoriques et des données empiriques, des illustrations de concepts sociologiques, des analyses sur le vif de l'actualité plus ou moins récentes, des renvois bibliographiques pour ceux qui veulent aller plus loin, et une dose non précisée de ratons laveurs. Bref, tout ce que j'ai essayé de faire depuis douze ans (punaise, douze ans) ici, mais avec des pages que l'on peut corner pour retrouver un passage intéressant. Il était temps.



Comme le titre le laisse entendre, il s'agit de répondre à la question "où va l'argent des pauvres". Une question sur laquelle on nourrit de nombreux fantasmes politiques : il suffit d'un reportage sur une jeune femme pauvre pour que les réseaux sociaux s'écharpent autour de la présence d'une bouteille de parfum sur son bureau... quitte à en oublier tous les autres signes de la misère. A ces fantasmes, je veux opposer la réalité des enquêtes de terrain : les sociologues, aujourd'hui, font partie des rares personnes qui prennent le temps d'aller enquêter avant de s'exprimer sur un sujet, et prendre connaissance de ce qu'ils découvrent dans leurs recherches est plus que jamais nécessaire pour rétablir un peu de raison dans les débats publics. Comme mon blog donc, ce livre se veut aussi une défense par l'exemple de la sociologie et de ce qu'elle peut faire et changer à notre perception et à notre intelligence du monde.

Quoi qu'il en soit, je remercie vivement mon éditeur de m'avoir proposé d'écrire ce bouquin et d'avoir rendu cette aventure possible.

Rendez-vous donc le quinze janvier en libraire (si vous voyez un gars à tête de Simpsons qui fait des selfies devant le rayon Sciences Sociales, il y a de fortes chances pour que ce soit moi).

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Emmanuel Macron a-t-il vaincu le déterminisme social ?

Non1, 2, 3, 4, 5, 6.

Notes :

1 La question et sa réponse font référence à cette récente interview de la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations Marlène Schiappa :



Elle y dit notamment : "Il [Emmanuel Macron] a voulu changer le déterminisme, et le sens de la nomination de gens comme moi, de gens comme Sibeth Ndiaye, comme Mounir Mahjoubi dans le gouvernement précédent, ça a un sens important, ça veut dire aussi qu'on peut ne pas être passé par ces beaux quartiers, ces grandes écoles et qu'on peut pourtant s'engager pour son pays".

Avant cela, elle y évoque ses "arrières grand-mères", "toutes lingères, femmes de ménages" pour justifier qu'elle est d'origine modeste et qu'elle a conscience de la classe à laquelle elle appartient (elle ne précise pas, dans l'extrait, quelle est cette classe). Elle évoque aussi sa mère "institutrice puis proviseure" et son père "syndicaliste", "employé de bureau à la CAF", puis "professeur" et "historien".

2 Le déterminisme social peut s'entendre de plusieurs façons. La première et la plus simple renvoie au fait que l'inscription de l'individu dans un contexte social exerce un effet sur ces actions, possibilités et trajectoires. C'est le sens d'une causalité sociologique propre, comme il y a un causalité et un déterminisme physique. Le monde social, la société, est expérimentée par les individus comme une réalité extérieure, objective et contraignante - c'est d'ailleurs ces traits qui sont retenus par Emile Durkheim comme caractéristique du "fait social" ou de ce que ses successeurs appelleront "institutions". De ce point de vue, le déterminisme social ne peut pas être plus vaincu ou "changé" que le déterminisme physique : tout individu est, par nature, le produit de son environnement, celui-ci s'imposant à lui comme les lois physiques.

Le fait que les avions volent n'est pas la preuve que la loi de la gravitation universelle est fausse. Le fait que des individus changent de classes sociales n'est pas plus la preuve qu'il n'y a de déterminisme social. Ces "trajectoires improbables" sont aujourd'hui bien étudiées par la sociologie, au point d'avoir été intégrées récemment de façon explicite aux programmes du secondaire. La conclusion des travaux qui portent sur eux est que ces parcours statistiquement rares - d'où le terme "improbable" - sont également déterminées mais par des variations fines au niveau notamment des formes de socialisations intra-familiales ou scolaires. De petites variations de contextes peuvent expliquer de grands écarts de trajectoires : Bernard Lahire, notamment, met l'accent sur la question de la maîtrise de l'écrit. Dans Tableaux de famille, il mettait par exemple en avant la réussite scolaire de la jeune Imane M., fille d'une mère sans emplois parlant fort mal le français et d'un père ouvrier spécialisé... mais qui avait acquis, en tant que militant communiste en Tunisie, une maîtrise de l'écrit et de l'oralité qu'il transmettait à sa fille - un capital culturel donc. Loin de remettre en cause l'existence du déterminisme social, l'étude des cas particuliers permet de mieux le comprendre... et renforce ainsi l'argument.

Dans ce sens-là, il est clair qu'aucun des efforts d'Emmanuel Macron ne pourra vaincre, diminuer ou changer le déterminisme social, pas plus que sa volonté ne suffirait à lui permettre de voler en battant des bras (qu'il met soit permis de déconseiller à quiconque de tenter l'expérience).


3 Une autre façon de comprendre le déterminisme social, plus courante dans l'espace public, consiste à se servir de l'expression pour désigner l'existence d'une certaine reproduction sociale ou, plutôt, une certaine fermeture des élites. Vaincre le déterminisme social, le changer, ce serait alors au choix soit s'extraire de son milieu d'origine soit augmenter la mobilité sociale.

Cependant, la façon dont Marlène Schiappa, fille d'un historien et d'une proviseur devenue femme politique, constitue un exemple de mobilité sociale ascendante est pour le moins discutable. D'un point de vue statistique, ses parents appartenaient aux "cadres et professions intellectuelles supérieures", et c'est également son cas : dans une table de mobilité, elle apparaîtrait donc sur la diagonale qui représente l'immobilité (ou reproduction) sociale. Il n'y a, en outre, dans son cas guère plus qu'un parcours très classique d'entrée en politique, surtout si l'on tient compte des capitaux culturels et politiques de sa famille. Le capital culturel, rappelons-le, ne se limite pas aux seuls titres scolaires mais existe aussi de façon "incorporée", c'est-à-dire inscrite dans les corps, les façons de parler, de se tenir, de penser, de se projeter dans l'avenir. A n'en pas douter, il faut chercher dans son origine sociale son sentiment de légitimité à s'exprimer publiquement, à prendre position et à occuper les positions qu'elle occupe.

Il en va de même pour Sibeth Ndiaye, fille d'un homme politique sénégalais qui a été également président de Canal+ Afrique. Le fait qu'elle soit citée comme un exemple de changement du déterminisme sociale par M. Schiappa semble plus tenir à sa couleur de peau qu'à ses origines économiques. Il est évidemment souhaitable que le racisme ne bloque pas les carrières politiques, et celui dont fait l'objet la secrétaire d'Etat et porte-parole du gouvernement, notamment sur les réseaux sociaux, est de nature à soulever bien des questions quant au fonctionnement du monde politique. Il en va de même pour le sexisme que subit la secrétaire d'Etat à l'égalité entre les hommes et les femmes, et ce d'autant qu'elles ne sont ni les premières - dans les années récentes, on se souviendra de Christiane Taubira et de Najat Valaud-Belkacem - ni probablement, et malheureusement, les dernières. De ce fait, il est douteux qu'il y ait là un véritablement rupture dans le "déterminisme social" : le changement est là et la volonté du seul président n'y suffira pas.

4 Le déterminisme social, dans la bouche de M. Schiappa, semble renvoyer à l'homogénéité des élites politiques, qui seraient toutes sorties des mêmes quartiers et des écoles. C'est là sans doute une survalorisation du titre scolaire : pour le dire à la façon de Bourdieu, un habitus commun - c'est-à-dire des façons de faire, de penser, de sentir, etc. communes - est sans doute plus important que la possession d'un diplôme per se. La diversification des élites devrait se lire au-delà des seules catégories statistiques : si des parcours divers amène à une homogénéisation par la dynamique propre du monde politique, peut-on dire qu'il y a un changement du déterminisme social ? De ce point de vue là, il est difficile de voir en quoi les trois personnes citées dérogent aux normes du milieu politique.

Mounir Mahjoubi, par exemple, est bien passé par l'une des écoles de l'élite politique - Sciences Po - et semble y avoir acquis l'habitus nécessaire pour s'engager dans une carrière politique somme toute classique. Si son parcours n'est pas celui de la reproduction sociale - comme c'est le cas des deux autres personnes prises en exemple, ne leur en déplaise - cela ne semble pas avoir tellement de lien avec l'action d'Emmanuel Macron.

5 Pour montrer son appartenance aux classes populaires, Marlène Schiappa va chercher l'exemple de ses arrières grand-mères. On notera que connaître la profession de ses arrières grand-parents n'est généralement pas considéré comme un signe distinctif de l'appartenance au prolétariat. Mais en outre, sur une si longue période, on peut légitimement se demander quel sens cela peut bien avoir : l'appartenance aux classes populaires ne se transmet pas, aux dernières nouvelles, par la génétique. Le déterminisme social, quelque soit le sens qu'on lui prête, doit toujours se rapporter à un contexte historique précis et à des mécanismes concrets : quelles transmissions des arrières grand-mères jusqu'à Marlène Schiappa ? Sans nier qu'il y ait des liens, on peut légitiment douter que ceux-ci soient plus fort - ou ait même une force significative - par rapport aux effets plus directs des socialisations primaires et secondaires.

6 La mobilisation et l'exhibition de "quartiers de plèbes" - comme on parlait de "quartiers noblesses" - n'est pas si rare dans les classes supérieures, comme le note le sociologue Jules Naudet. C'est que ceux-ci ont une véritable efficacité pratique qu'illustre bien, finalement, l'histoire que raconte à l'envie Marlène Schiappa selon laquelle elle-même, sa famille et/ou Emmanuel Macron ont vaincu l'infâme "déterminisme social". En permettant de se réclamer d'une plus grande authenticité, d'un lien plus ou moins mystique avec le peuple, l'origine populaire mise en avant procède d'une forme de légitimation de soi et participe au charisme de celui qui s'exprime ou de celui qui lui permet d'exister - Emmanuel Macron donc.

Cette légitimation est à ce point forte qu'elle incite même à quelques remaniements biographiques - ici à aller chercher ses arrières grand-mères comme point de référence - comme à une autre époque on s'inventait une ascendance noble...

Loin de remettre en cause l'ordre social, ce récit en fait plutôt l'éloge : l'appartenance à un milieu défavorisé ne devient valorisée qu'à partir du moment où l'on a su s'en sortir, ceux qui y restent étant au final renvoyés à leurs incapacités et tares individuelles... La lutte contre le "déterminisme social" touche ici ses limites : comme le disait Jean-Claude Passeron, le fait que le fils de balayeur ait autant de chances de devenir ministre que le fils de ministre et vice-versa ne change pas grand chose en soi aux relations entre le balayeur et le ministre... Les changements annoncés ne paraissent guère évidents.

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Le mythe des inégalités face à la mort

Vous le savez sûrement, on vous l'a déjà dit et répété à n'en plus finir : les hommes vivent moins longtemps que les femmes. A 35 ans, ils peuvent espérer vivre six ans - six années complètes ! - moins que ces dames. Ce chiffre est sans cesse martelé, sans cesse rappelé, pris comme une évidence... Et si c'était faux ? Je vous invite à prendre avec moi la pilule, à passer de l'autre côté du miroir. Non, il n'y a pas d'inégalités de genre face à la mort. Il est temps d'oser le dire.


Les statistiques peuvent sembler incontestables, je le sais, mais il est important que vous soyez prêt à remettre en cause ce que vous pensez savoir. C'est le B.A.-BA. du raisonnement rationnel que nous avons hérité des Lumières. A 35 ans, l'Insee nous dit "les femmes de 35 ans vivraient encore 50,5 ans en moyenne, dans les conditions de mortalité de 2009-2013 en France métropolitaine, contre 44,5 ans pour les hommes du même âge, soit 6 ans de plus". Partant de là, on veut nous faire croire que c'est la société qui serait trop dure avec les hommes, qui les discrimineraient...

Mais regarder simplement les moyennes n'est pas très honnête. C'est même un bon exemple de mauvaise utilisation des statistiques ! En effet, hommes et femmes n'occupent manifestement pas les mêmes professions. Or, il existe des inégalités entre celles-ci : les ouvriers sont ceux dont l'espérance est la plus courte. Or les hommes y sont sur-représentés ! Dès lors, on ne compare pas ce qui est comparable... Si les hommes font le choix d'être ouvriers et donc d'avoir une espérance de vie plus courte, il n'y a pas lieu de blâmer la société ou je ne sais quoi. D'autant qu'il y a sans doute plein d'autres choses qui ne sont pas prises en compte, telle que le temps de travail, la taille des entreprises, les contraintes spécifiques de chaque poste, etc. Le fait d'être un homme n'a, on le comprend bien, rien à voir là-dedans ! Si les hommes préfèrent travailler plus longtemps, sur des postes physiquement plus exigeant, c'est leur choix et non une histoire d'"inégalités". Toutes choses égales par ailleurs, il y a tout lieu de penser qu'une femme travaillant dans les mêmes conditions que les hommes aurait la même espérance de vie.

Et ce n'est pas tout. Les différences d'espérance de vie dépendant aussi aux modes de vie. Les hommes, on le sait bien, ont plus de pratiques à risques : ils consomment plus d'alcool, plus de tabac, ont souvent une alimentation moins équilibrée. De plus, ils se rendent moins souvent chez le médecin et sont moins soucieux de leur santé. Une fois de plus, ce n'est là qu'une pure affaire de choix. Après tout, n'importe qui est bien au courant aujourd'hui que la consommation de tabac et d'alcool est dangereuse pour la santé. Si les hommes se comportaient comme les femmes et faisaient un peu plus attention à eux, leur espérance de vie serait tout à fait la même que celle des femmes. Aucune inégalité là encore : toute cette soi-disante "inégalité" entre hommes et femmes n'est que le produit des choix individuels et volontaires des hommes. Un mythe pur et simple. Il faut le dire : il n'y a pas d'inégalité entre hommes et femmes en termes d'espérances de vie.

Le raisonnement ci-dessus vous semble complètement idiot ? Je vous rassure : il l'est. Totalement. Il est évidemment parfaitement justifié de parler d'inégalités de genre face à la mort. La sur-représentation des hommes dans certaines professions où, effectivement, les conditions de travail sont attachés à une mortalité plus élevé est le produit de processus de sélections sociales - y compris d'orientations scolaires différenciés pour les garçons et les filles - et de stéréotypes genrés. Les modes de vie différents, notamment les différences en matière de consommation de tabac et d'alcool ou la fréquence des consultations chez le médecin, dépendent aussi de définitions genrées de ce qu'est la masculinité : il faut prouver que l'on est un homme par ce que l'on mange et ce que l'on boit, les incitations au souci de soi et de sa santé sont moins fortes, etc. Ces comportements ne sont pas, comme le dirait Charles Wright Mills, de simples "problèmes individuels" mais des "enjeux collectifs". Et on se rend bien compte que si l'on veut voir l'espérance de vie des hommes augmenter, il faut s'adresser à ces enjeux-là et non simplement souhaiter des choix différents de la part des hommes... Même dire "c'est leur choix" semble étrange, non ?

Et pourtant, ce raisonnement est exactement celui que tiennent les dénonciations tonitruants du "gender pay gap myth", ceux qui affirment que les inégalités de rémunérations entre les hommes et les femmes n'existent pas. Très virulents aux Etats-Unis, où ils participent de l'Alt-right (l'extrême-droite, comme on dit en France) et des mouvements conservateurs et libertariens, ils s'appuient généralement sur trois arguments (voir ici pour un exemple):

1) L'écart de rémunération entre les hommes et les femmes est somme toute réduit : aux Etats-Unis, le chiffre de 7% de moins pour les femmes est généralement avancé. En France, les chiffres du Ministère du Travail donne 10,5% de "discrimination pure", une fois contrôlé l'ensemble des autres facteurs. Selon les tenants du mythe, ce serait toujours trop peu pour être vraiment important. Je peux pourtant vous garantir que si vous réduisez mon salaire de 7% ou de 10,5%, je risque de ne pas être super-content. Et je ne pense pas être le seul.

2) Même si ces chiffres sont calculés "toutes choses égales par ailleurs", il y aurait toujours d'autres choses qui ne sont pas prises en compte et qui seraient, selon les dénonciateurs du "mythe" très très importantes. Par exemple, le fait que les femmes demanderaient moins souvent des promotions. Il est vrai que les "choses égales par ailleurs" ne peuvent être que les variables prises en compte dans le modèle, et que l'on ne peut pas tout mesurer. Et du coup, leur argument consiste à dire que si on mesurait vraiment tout, alors il n'y aurait plus de différences. Comme il restera toujours quelque chose qui n'aura pas été mesuré, cela permet de repousser indéfiniment n'importe quel argument. Pratique.

3) Enfin, l'argument massue est que la différence enregistré proviendraient purement de choix de la part des femmes : elles préféreraient aller vers des secteurs moins rémunérateurs, s'investir moins dans le travail, être plus souvent à temps partiel, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Puisque la différence ne serait que le produit de choix, il n'y aurait pas vraiment d'inégalités et encore moins rapportable au "genre" ou à un enjeu collectif : ce ne serait que des purs problèmes individuels.

Cet argument mérite que l'on s'y arrête un peu plus longuement. Il est en effet courant, y compris en France. Récemment, c'est une formidable tribune publiée par le FigaroVox qui en fait étalage. Le chercheur Marcel Kuntz y affirme qu'il n'y a pas de discriminations ni de sexisme dans le monde académique. Pour le prouver, il convoque des arguments aussi puissamment empiriques et rationnels que son expérience personnelle et le fait qu'il n'ait jamais vu de discrimination :

A titre personnel et après trente années de carrière, je n'ai pas pu identifier d'exemple de discrimination à l'embauche contre une femme qui voudrait s'engager dans une carrière scientifique. Ni pour une promotion. La raison est que ce milieu est culturellement tourné vers la prise en compte de la «production scientifique», et non pas vers d'autres critères (sexuels, ethniques, etc.).

Donc finalement, si les femmes sont moins représentées dans le monde scientifique, c'est parce que ça ne les intéresse pas ou qu'elles ne le souhaitent pas. Ben voyons. En plus, la France connait moins de discrimination que les autres pays, hein, et il n'y a pas besoin de donner de chiffres ou de sources pour l'affirmer parce qu'un biotechnologiste végétal ne pourrait avoir tort.

Mais faisons l'hypothèse qu'il n'y a pas de discriminations, aussi irréaliste que soit cette hypothèse au vue des données (cf. l'article de l'Observatoire des inégalités donné précédemment). Est-ce qu'on peut dire pour autant qu'il n'y a pas d'enjeux collectifs liées au genre ? Bien sûr que non. L'exemple des inégalités face à la mort le montre : il n'y a pas de discriminations comparables aux discriminations à l'embauche à la matière, personne ne décide que les femmes vivront plus longtemps en moyenne que les hommes. Mais les choix, que ce soit d'activités professionnelles ou de modes de vie, sont bien évidemment tributaire du genre : ils sont la conséquence de socialisations et de pratiques différenciées en fonction du genre. L'initiation précoce au tabac et à l'alcool est différente pour les filles et les garçons. Les orientations scolaires sont également tributaire de stéréotypes, et ceux qui dénoncent les inégalités salariales comme un simple mythe ne sont pas les derniers pour blâmer le système scolaire d'être moins favorable à la réussite des garçons...

Il n'en va pas autrement pour les "choix" des femmes en matière professionnelle. Même si - une fois de plus, ce n'est qu'une hypothèse - il n'y avait pas de discriminations par les employeurs, le fait que les femmes prennent, au sein du couple, plus souvent en charge le soin aux enfants est bien en grande partie le résultat de négociations et de processus au sein des couples hétérosexuels... où interviennent les stéréotypes, les socialisations, les représentations et les relations de pouvoir. De la même façon que le "choix" de consommer de l'alcool ou de se rendre moins souvent chez le médecin ne peut être décorrélé des représentations de la masculinité. Même en l'absence de discriminations au sein des entreprises, les inégalités de rémunération entre hommes et femmes demeurent un enjeu de genre, un problème collectif.

Au final, il n'y a pas de plus de "mythe" des inégalités salariales qu'il y en a pour les inégalités face à la mort. Le fait que les premières soient plus souvent dénoncées comme "fictives" ou comme un simple artefact statistique que les autres nous en dit beaucoup, par contre, sur la position des dénonciateurs... Si ces inégalités existent, c'est bien qu'il existe un enjeu collectif lié au genre, des mécanismes sociaux qui expliquent la forme très particulière des données, et que l'on ne peut résumer à des choix qui, par on ne sait quel hasard, suivraient les lignes du genre. Dans une société où il n'y aurait pas d'enjeux de genre, il n'y aurait pas de raison pour que les hommes et les femmes fassent en moyenne des choix différents en matière de carrière ou de soin des enfants, en matière de régime alimentaire ou de soins médicaux. Il y aurait bien sûr des différences entre individus, parce qu'il y aurait alors effectivement des choix qui seraient indépendants du genre des personnes. Mais au niveau global, agrégé, il n'y aurait aucune raison pour que les moyennes soient différentes entre les groupes. Si l'égalité statistique demeure une référence, c'est précisément parce qu'elle est statistique, parce qu'elle se place à un autre niveau de celui des choix individuels.

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