Les blogs "girly" et le long combat des femmes

Hier s'est déroulé un évènement que vous avez peut-être manqué : le pink'n shoes day. Lancé par la blogueuse Thorn, il s'agissait pour les différent-e-s dessinateurs/trices blogueurs/gueuses de faire une note "girly" (on trouve une liste des participants avec lien à la fin de la note de Thorn). Mais c'est quoi une note "girly" ? Regardons ça sociologiquement.

Le terme "girly" en est venu à désigner, dans le petit monde des blogs BD, une catégorie bien particulière : il s'agit de blogs identifiés comme "féminins" et qui se centrent autour de certaines caractéristiques elles-mêmes désignées comme "féminines". Il y sera nécessairement question de chaussures, de fringues, de soldes, de mecs, de chats, etc. Le tout avec frivolité et un peu de bêtise. C'est en tout cas ce qui ressort on ne peut plus clairement des différents dessins réalisés à l'occasion de cette "journée spéciale".

Du coup, "girly", ce n'est pas franchement un compliment. Ca peut même être plutôt lourd à porter. Le blogueur Kek peut ainsi évoquer le fait qu'il lit ce genre de blog pour rigoler. De même, le dessinateur Boulet peut se moquer sans trop d'hésitations de type de blog. Dans les posts du jour, JiBé exprime très clairement les sentiments de haine que peut faire surgir ce style. Bref, le "girly", c'est un stigmate au sens de Goffman : une caractéristique qui permet de marquer le discrédit et dont on cherche à tout prix à se démarquer. Après les skyblogs, c'est sans doute le "genre" qui provoque le plus certainement ce genre de rejet par la moquerie critique.

Mais d'où viennent les blogs girlies ? La question est intéressante. Le terme s'est imposé lorsque le site blogbd.fr a en fait une de ses catégories de classement, depuis disparue : c'est sans doute à ce moment que le "style" fut formalisé et a pris, dans les esprits si ce n'est dans la pratique, sa forme définitive. Généralement, on peut y voir deux grandes "ancêtres" (même si elles ne sont pas si vieilles que ça) : Pénélope Bagieu et son blog "Ma vie est tout à fait fascinante" (signé d'abord Pénélope Jolicoeur) et Margaux Motin, illustratrice qui a publié depuis deux recueils de ses notes. Elles sont évoquées ici comme les "deux reines du genre" par un dessinateur qui voulait justement jouer sur les codes de celui-ci. De même, dans ce post de Boulet, elles sont évoquées comme des "starlettes" de la blogosphère. On retrouve là un stigmate typiquement féminin, attaché très tôt à la pratique du blog : la frivolité et le désir de "se montrer" que l'on prête généralement aux starlettes.

Pourtant, ces deux blogs répondent-ils à l'aspect hyper-féminisé auquel renvoie désormais l'expression "girly" - telle que celle-ci se donne à voir dans les parodies proposées lors de ce pink'n shoes day ? Pas vraiment. Certes, on y trouvera des histoires de fringues et de mecs, certes Pénélope Bagieu a pu parler de son chat, certes, elles peuvent évoquer des questions tout à fait féminines... Mais pas seulement. Au contraire, l'une comme l'autre peuvent également souligner à certains moment la distance qu'elles entretiennent avec le rôle féminin qui est le leur : Margaux Motin utilise un vocabulaire pas toujours très délicat ("alors, on est pas bien décontracté du gland là ?" ou encore "t'as vu ? j'ai réussi à placer 17 fois le mot bite"). Pénélope Bagieu a aussi souligné son côté grossier, et peut mettre en scène la façon dont elle passe d'un rôle à l'autre. Bref, le blog "girly" historique s'est construit sur une distance au rôle féminin traditionnel.

Plus précisément, ces deux blogs s'avèrent très modernes à leur façon. Certes, les deux jeunes femmes se mettent à certains moments en scène en tant que "femmes", à la recherche de la chaussure idéale ou attaché à la musique larmoyante de quand on souffre... Mais elles refusent également de n'être que cela. Elles veulent bien être des femmes, et traitées comme telles, mais pas tout le temps, pas par tout le monde, et pas n'importe comment. C'est ce que revendique très clairement Margaux Motin dans son dernier ouvrage La théorie de la contorsion. Celui-ci s'ouvre sur une mise en scène où elle explique qu'elle refuse d'être enfermé dans une case - et contredit par un dessin chacun des rôles qu'on veut lui coller, de "fiiiiiiiiille" à "fashinista acco aux godasses", en passant par "mère", "soldat" ou "parisienne branchée". La page suivante la représente sortant de la boîte dans laquelle on veut l'enfermer sous la forme d'une multitude d'elles-même avec des vêtements et des attitudes correspondants à tout ce qu'elle veut pouvoir être quand elle en a envie (ce dessin sert maintenant de bandeau à son site).

Bref ces blogs mettaient - et mettent toujours - en scène des femmes qui ne jouent leur rôle de femme que "tongue in cheek" comme disent les anglo-saxons : avec distance et humour, en sachant que c'est un rôle, sans trop s'y attacher et même en montrant ostensiblement que l'on n'est pas dupe. Avec une revendication en filigrane : être traitée comme une femme, d'accord, mais dans les relations intimes, ailleurs, dans les relations professionnelles, on ne veut pas forcément être considérée comme telle. Une belle et forte consciente de la nature du genre en d'autres termes, même si cela n'exclut pas la possibilité de continuer à critiquer les stéréotypes ainsi utilisés.

Au contraire, l'adjectif girly en est venu à désigner de façon péjorative des blogs qui mettent en scène des femmes qui n'ont aucune distance à leur rôle, qui y croient "à mort". Que s'est-il passé ? Comment le terme, déjà peu respectueux dans la mesure où infantilise les femmes ("girls" plutôt que "women"...), a-t-il pu connaître une telle évolution ? Il est en fait sans doute entré en résonance avec la forte dévalorisation de tout ce qui est labellisé comme féminin dans nos sociétés... Comme tout stigmate, celui-ci a eu tendance à venir définir l'ensemble de la personnalité de celui ou celle qui le porte : on a retenu de ces blogs que les aspects que l'on pouvait dévalorisé, à savoir principalement la frivolité. Et on a fait disparaître, dans les représentations, tout ce qu'ils pouvaient avoir de moderne et de revendicatif. Un blog "girly" est "girly"/féminin avant d'être autre chose et tout ce qui pourra y être dit ou fait sera interprété en fonction de ce label.

De quoi témoigne au final cette catégorie des blogs "girly" ? Essentiellement que le combat des femmes est loin d'être terminé. Qu'un homme fasse un blog où il parle de choses "masculines", et personne ne lui reprochera : Monsieur le Chien, en reprenant jusqu'à l'extrême (et c'est pour ça qu'on l'aime) tous les stéréotypes masculins (obsédés sexuels, passionné de foot, de jeux de rôle et de comics, un peu loser, etc.) fait un simple blog, pas un blog "boyish" ou "manly". Au contraire, son humour et sa façon de jouer avec le rôle est très bien compris. Qu'une femme fasse un blog, et elle aura à lutter contre le stigmate qu'on essaira de lui apposer, comme la blogueuse Laurel qui fut obligé de protester auprès de blogbd.fr parce qu'elle trouvait que son travail ne pouvait être labellisé "girly" du seul fait qu'elle soit une femme (elle aussi joue avec ses rôles, celui de mère par exemple)... Lorsqu'elle tentera de jouer avec son rôle de femme, on verra plus difficilement cela comme un jeu, et le risque sera plus fort qu'elle soit prise au premier degré. Bref, il va encore falloir du temps pour qu'être une femme cesse d'être un stigmate.
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La mentalité de marché est obsolète. Ou pas.

Au cœur des manifestations lycéennes et estudiantines dont je parlais il y a peu un slogan qui a tôt fait de hérisser le poil des gars de la paroisse à côté : "retarder l'âge de départ à la retraite, c'est mettre les jeunes au chômage". Les économistes s'irritent, arguant qu'il y a là une erreur classique : croire que le stock d'emploi est défini une bonne fois pour toute... On peut aussi prendre les choses différemment, et essayer de voir ce que révèle le succès de cet idée de l'économie telle qu'elle est vécue. Ce qui conduira à parler également de l'économie numérique...

Il revient à Karl Polanyi d'avoir souligné ce point fondamental : l'emprise du marché, avant d'être une emprise sur les choses, est une emprise sur les esprits. Une bonne partie de son travail consistera à défendre que "la mentalité de marché est obsolète" (titre d'un article de 1947, repris dans les Essais). Il soutient qu'est né au XIXème siècle une "société de marché", c'est-à-dire un système où le marché auto-régulateur a été placé au centre de la société au point de la déterminer tout entière plutôt que d'être déterminé par elle. C'est le fameux "désencastrement de l'économie hors du social" : dans un tel contexte, les hommes se pensent guidés par des motivations économiques et sont convaincus que les institutions qui sont les leurs découlent directement des l'économie. Ce "déterminisme économique" se retrouve d'ailleurs aussi bien dans la pensée libérale que dans la pensée marxiste.

Ce système a rencontré son destin au moment de la seconde Guerre Mondiale et, lorsque Polanyi écrit ses textes majeurs (dont La grande transformation, son chef-d'oeuvre de 1944), il pense assister à l'écroulement de ce système. Mais il reste inquiet : il est bien difficile de sortir de la "mentalité de marché", et les hommes continuent à penser comme dans la société du XIXème siècle. D'où son appel à nous débarrasser de ces oripeaux philosophiques qui nous font penser que le marché est naturel, que seules les motivations "économiques" sont réelles, ou que c'est l'économie qui mène le monde.

Revenons maintenant à nos lycéens et étudiants qui défilent le poing levé parce qu'ils pensent que le recul de l'âge de la retraite les condamne au chômage. Evidemment, les économistes peuvent rappeler que le stock d'emploi n'est pas donné par avance, de telle sorte qu'il suffirait de réduire le nombre de participants au marché du trvail pour voir baisser le chômage... Mais c'est bien ainsi que la plupart des gens voient le marché : comme une institution lointaine et mystérieuse qui fixe les conditions vie et l'ensemble société sans que l'on sache trop comment. Il semble bien que, dans les esprits tout au moins, le ré-encastrement du marché dans le social n'ait pas eu lieu. Nous continuons à prêter au marché une place extérieure à nous et à la volonté des hommes et à lui laisser déterminer très largement le monde dans lequel nous vivons. La crise économique n'a sans doute pas fait autre chose que de renforcer ce sentiment.

Tout cela ne serait peut-être pas si grave si le marché n'en étaient ainsi pris pour une institution allant de soi, naturelle. Car il n'est pas tant pris pour un Moloch extérieur contre lequel on pourrait éventuellement lutter, que comme une donnée objective que l'on ne peut même pas remettre en question tant elle va de soi. Un autre débat en témoigne : celui qui porte sur les droits de propriété à l'ère du numérique. Pour beaucoup, l'idée que le téléchargement soit assimilable à un vol ne pose pas de question : il s'agit bien de prendre quelque chose que l'on a pas payé. L'économiste qui avance qu'il y a une différence fondamentale dans le sens où si je vole un pain au chocolat, je prive son propriétaire de sa capacité à le manger tandis que si je télécharge une musique, je ne prive personne de l'écouter également, se fait régulièrement rabrouer. Il est difficile de penser qu'un autre système soit possible, qui se réfère à une des autres formes de coordination identifiées par Polanyi, comme la réciprocité ou la redistribution.

Ce point nous amène à souligner que le marché est beaucoup plus qu'un simple mécanisme d'échange : il est avant tout un principe de justice. C'est avec le marché que nous avons dans la tête que nous évaluons les choses, les biens et les personnes. Le débat sur les retraites, une fois de plus, en témoigne. Il nous est difficile de pouvoir penser le travail comme autre chose qu'une marchandise qu'il faudrait répartir et utiliser au mieux. Obsolète, la mentalité de marché ? Il semble bien que non. Et ce n'est pas forcément une bonne nouvelle.
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Les jeunes sont dans la rue parce qu'ils sont à l'école

Les jeunes - comprenez les lycéens et les étudiants - rejoignent peu à peu le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, et cela inquiète apparemment tant les différents médias que le gouvernement. Peut-être ces derniers ont-ils lu cet ancien billet précisant que, plus que le nombre de protestataires, c'est la variété de ceux-ci qui fait leur force ? Toujours est-il que les accusations de "manipulation" de la jeunesse refont florès. Il faudrait pourtant se pencher plus sérieusement sur les causes de la récurrence des humeurs protestataires chez les lycéens et les étudiants.

Les manifestations de lycéens et d'étudiants sont, en France, un phénomène plus que récurrent : j'ai moi-même battu le pavé dans mon jeune temps (ah, you have to be there comme disent les Français qui se la jouent anglophones), et c'était déjà une longue tradition. Les différentes réformes de l'éducation nationale, que ce soit Haby, Allègre, Darcos, Châtel ou autre, les dispositions relatives à l'entrée dans la vie active comme le CPE, ou des questions politiques plus générales, du 21 avril 2002 à l'actuelle réforme des retraites : la jeunesse ne manque pas de raison de descendre dans la rue. Comme on peut le voir, celles-ci sont loin de se limiter aux questions qui "touchent" directement les jeunes citoyens, et ces manifestations rythment la vie politique française presque aussi sûrement que les élections présidentielles.

La récurrence du phénomène implique la récurrence des explications, lesquelles jouent généralement le rôle d'armes de légitimation ou de délégitimation des mouvements en question. Classiquement, le gouvernement accuse ses adversaires de "manipuler" la fraîche jeunesse. Argument qui ne cesse de me fasciner puisque, généralement, il est professé par ceux qui déplorent que les enseignants n'aient plus aucune autorité sur les gamins : apparemment, ils ne nous écoutent plus, sauf quand il s'agit de manifester. De l'autre côté, ces manifestations ne sont pas seulement accueillies avec bienveillance parce qu'elles soutiennent des idées populaires, mais aussi parce que l'on a l'impression qu'il "faut bien que jeunesse se passe". L'explication par les "hormones" n'est jamais loin, et la condescendance envers les jeunes est toujours au coin de la rue : "ah, folle jeunesse...".

Une explication beaucoup plus puissante consiste à regarder ce que les conditions de vie et d'existence des jeunes peut nous apprendre sur les origines de ces mouvements. Pour cela, il n'est pas inintéressant de regarder comment les choses se passent ailleurs, y compris dans un pays qui ne connaît pas des épisodes protestataires à un rythme aussi régulier.

Dans son ouvrage Freaks, Geeks and Cool Kids (2004), Murray Milner Jr. cherche à comprendre les origines de ce qu'il appelle le "système de caste" des high schools américaines. Ceux-ci sont en effet structurés par des groupes de statut bien marqués et hiérarchisés : on est "cool" ou on est un "geek" ou un "freak", d'autres statuts s'intercalant entre ces différents extrêmes. En un mot, comme en témoigne de nombreux films et séries qui euphémisent plus ou moins la violence symbolique inhérente à ce système (cette vidéo est assez intéressante de ce point de vue), les jeunes américains forment une société particulière avec ses dominants et ses dominés.

Pourquoi ce système existe-t-il ? Milner présente sa thèse dans les premières pages du livre. Elle est assez simple mais très intéressante : ce serait une conséquence logique de la façon dont la société, i.e. les adultes, gèrent les jeunes. Ces derniers disposent en effet d'un pouvoir extrèmement limité : ils ne décident pas de leur emploi du temps puisqu'on leur impose de participer à une activité - l'école - sans leur demander leur avis (même si "c'est pour leur bien") ; dans ce cadre, ils suivent des cours dont ils ne voient pas l'intérêt immédiat et dont ils ne perçoivent pas forcément la raison d'être ; ils sont soumis à toutes sortes d'épreuves, des examens jusqu'aux conditions d'entrée sur le marché du travail, sur lesquelles ils n'ont pratiquement aucune capacité d'action. Que leur reste-t-il comme marge de manœuvre ? Pas grand chose : les pratiques culturelles, le look, la musique, etc. Le développement d'une "culture jeune" qui rompt avec les attentes "normales" vis-à-vis des élèves et des étudiants, phénomène que Dominique Pasquier a brillamment étudié en France, serait donc le résultat de l'emprise scolaire qui pèsent sur eux : c'est là un moyen pour ces derniers de manifester de leur liberté et de leur autonomie, de se construire une identité propre et non imposée de l'extérieur. En témoigne, de l'autre côté de l'Atlantique, la délégitimation progressive des figures les plus "scolaires" comme le capitaine de l'équipe de foot et la chef des cheerleaders, et de ce côté, l'extension de la culture populaire dans toutes les strates de la société.

Mais ne pourrait-on pas penser qu'en France, ce même phénomène - l'emprise de la forme scolaire sur la jeunesse - a des conséquences sensiblement différentes ? Il est possible que la récurrence des manifestations lycéennes et étudiantes trouve là une partie de son explication. Aller battre le pavé, c'est un moyen pour les jeunes de "reprendre la main" sur leur propre vie, de s'extraire, quelques heures durant, d'une institution où leur pouvoir est extrêmement limité pour faire preuve de leur indépendance, de leur liberté et de leur autonomie. On me dira sans doute que certains en profitent pour aller traîner dans les cafés... Justement : ils ne restent pas chez eux, ils vont occuper des espaces publics où ils peuvent se sentir "grands", "adultes", où ils peuvent, autrement dit, avoir un certain pouvoir. Autrement dit, si les jeunes sont (régulièrement) dans la rue, c'est parce qu'ils sont (la plupart du temps) à l'école.

Mais pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets que ceux étudiés par Milner ? Si un système de caste est également présent dans les lycéens français, et peut se manifester avec une violence comparable (j'en suis, malheureusement, régulièrement témoin), il semble a priori moins profondément structurant que ce qu'il peut en être aux Etats-Unis. La tentation est grande, dès lors, de pencher vers une explication plus ou moins culturaliste (surtout que c'est à la mode en ce moment) : la "culture française" serait plus disposée à l'expression protestataire et les jeunes ne feraient que s'y conformer.

Si cela n'est pas à exclure - et il faudrait notamment s'intéresser à la transmission d'un "savoir manifester" dans les familles - il semble cependant que l'on puisse approfondir un peu la réflexion sur la position sociale des jeunes. Céline Van de Velde soutient, à la suite d'une solide enquête, que la position des jeunes Français est caractérisée par le fait que ceux-ci se trouvent dans une société "à statut", où les études et les premiers pas dans la vie active détermine très fortement l'ensemble de la vie à venir des individus (Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe 2008). Dès lors, les jeunes sont sommés de "se placer", c'est-à-dire de trouver le plus vite possible une place à tenir dans la société : la pression sur les études est particulièrement forte, les choix effectués et les réussites obtenus ou les échecs subis étant ressentis comme définitifs et irréversibles. Pour les élèves issus des classes moyennes, plus ou moins déstabilisées par les évolutions économiques des dernières décennies, une subversion complète de l'ordre scolaire est donc difficile à assumer. Mais parallèlement, Van de Velde souligne que les mêmes jeunes sont incités à rechercher "l'épanouissement personnel", ce, je pense, tant par les médias que par leurs enseignants (on leur sérine ce refrain assez régulièrement). Les voilà donc pris dans une tension assez forte entre la nécessité de se placer et le désir de se réaliser, entre les contraintes d'une structure et la sommation à s'en extraire. Les manifestations régulières peuvent être considérés, au-delà des causes "accidentelles" qui les motivent - comme le produit de cette position structurelle.

Voilà donc une explication de la tendance "conflictuelle" d'une partie de la jeunesse française. Le même cadre n'est pas forcément inutile pour essayer de comprendre d'autres manifestations juveniles, comme les non moins récurrentes "émeutes de banlieue". Même si celles-ci présentent des spécificités remarquables, elles partagent avec les autres formes de protestations juvéniles le fait qu'elles expriment une volonté de prise de contrôle de la part d'un groupe privé de pouvoir, même si cette prise de contrôle n'emprunte ni les mêmes voies (la manifestation "en ordre" vs. la violence sauvage), ni les mêmes objectifs (l'agenda politique vs. le territoire). Il n'est donc pas à exclure qu'il y ait du conflit de générations dans ce à quoi l'on assiste aussi régulièrement...
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L'art contemporain et le kilt écossais : à propos de Murakami à Versailles

Visite au musée d'Orsay : j'y croise une jeune fille portant un de ces T-shirt à l'effigie de Kurt Cobain qui sont tellement mal faits que Kundera en couvrirait des pages et des pages sur le kitsch. La rencontre des débuts de l'abstraction et de cette horreur figurative est presque une œuvre d'art en soi. Évidemment, je pense immédiatement à la polémique autour de Murakami et Versailles. Et au fait qu'un bout de tissu pourrait également nous permettre d'y voir plus clair : un kilt écossais plus précisément. Autrement dit, "l'invention de la tradition".

L'art contemporain a de grandes vertus sociologiques. Tout d'abord, parce qu'en rompant radicalement avec les conceptions les plus courantes de ce qu'est l'Art, en jouant perpétuellement avec ces définitions et en les mettant de toutes les façons possibles à l'épreuve, il nous rappelle tout ce qu'elles ont d'arbitraires, de fragiles, et d'historiques. Il nous montre, en fait, combien le sens esthétique, le jugement, n'est en rien une qualité personnelle, mais demeure une compétence sociale, apprise et intériorisée. Après tout, si nous trouvons un tableau classique plus "beau" qu'une pissotière, est-ce vraiment lié à une qualité de l'objet ou à la façon dont nous y réagissons ? L'art se trouve plus dans le regard que dans la chose, voilà la façon dont la sociologie peut prendre la chose.

C'est d'ailleurs pour cela que l'art contemporain a tendance à énerver. Alors qu'il y consacrait une semaine de son émission Les nouveaux chemins de la connaissance il y quelques temps, Raphael Enthöven ne pouvait cacher son irritation par rapport à un art qui, selon lui, avait besoin d'être compris et expliqué plus qu'il ne permettait de ressentir "spontanément" une émotion esthétique. Là est justement la vertu sociologique de l'art contemporain : pour se sentir ému devant une oeuvre d'art, il faut, comme le dirait Howard Becker, participer au "monde de l'art" correspondant. Chaque monde de l'art est caractérisé par certaines conventions qui permettent aux différents acteurs de coordonner leurs activités : pour qu'une symphonie soit possible, il faut que les compositeurs et interprètes partagent les mêmes codes en matière de notation musicale et de pratique instrumentale, il faut aussi qu'il y ait un public disposé à rester assis calmement tout le temps de la représentation - si ce dernier veut tenter un pogo, les choses ne seront simplement plus possibles. De même, pour se sentir touché par un objet, encore faut-il posséder les codes pour la saisir. Pour ce qui est de l'art contemporain, ces conventions doivent apprises la plupart du temps à l'âge adulte. Pour les arts plus classiques, il existe également tout un apprentissage, mais celui-ci est plus discret : il commence, par exemple, par toutes les reproductions de tableau dans nos manuels d'histoire qui nous font comprendre, dès le plus jeune âge, que cela est de l'art et que cela est beau...

Dès lors, on peut mieux éclairer la bataille qui se joue autour de Murakami (et avant lui Koons ou Veilhan) à Versailles. Comme toujours, il s'agit d'une bataille de papier, où les différents opposants s'affrontent à coups de textes de justifications et de critiques (voir par exemple les différentes tribunes dans le Monde). Ce n'est ni la première ni la dernière des batailles de l'art contemporain, et encore moins de l'art en général. Toujours dans une perspective beckerienne, on peut voir au travers de ces affrontements transparaître un aspect fondamental de l'activité artistique, prise comme celle de l'ensemble des acteurs d'un monde de l'art et non celle des seuls artistes. L'art est avant tout une affaire de discours, des discours par lesquels on justifie les œuvres. A certaines périodes, ces justifications allaient de soi, uniquement parce qu'elles étaient inscrites dans les principes de fonctionnement même de l'Académie. L'art contemporain joue ici une fois de plus son rôle de dévoilement sociologique en mettant cette activité de justification au premier plan.

Troisième dévoilement de l'art contemporain, et plus spécifiquement des expositions à Versailles : mettre au jour la construction des traditions. Aujourd'hui, il semble évident que porter un kilt est une très ancienne et très respectable tradition écossaise, et nombre d'écossais sont eux-mêmes convaincus que cette pièce de tissu a été porté par leurs ancêtres depuis des temps immémoriaux. Il est pourtant connu de toute personne qui s'est un peu frotté aux sciences sociales contemporaines qu'il s'agit là d'une invention assez récente, lorsqu'un marchand écossais voulut écouler un stock important de tissu. La représentation classique de l'origine des traditions doit donc être révisé : il ne s'agit pas forcément de pratiques anciennes que l'on perpétue dans le présent, mais plus souvent de pratiques récentes que l'on invente comme ancienne.

Aujourd'hui, face à Murakami et Jean-Jacques Aillagon, on invoque l'ancienneté de Versailles et la tradition. L'art contemporain doit ici nous permettre de voir qu'il y a là non pas une référence à une tradition pré-existante, mais invention de celle-ci comme moyen de défense d'un monde de l'art contre un autre. On pourrait tout aussi bien rappeler que le château de Versailles a eu longtemps vocation à accueillir ce qui était l'art contemporain de l'époque et en être la vitrine pour les élites européennes qui s'y pressaient. Dans cette perspective, en exposant la fine fleur de l'art contemporain, il ne ferait que poursuivre cette "tradition". Comme l'analysait Weber, la tradition est avant tout, ici, une forme de légitimité que mobilisent les acteurs, dont Murakami dans le texte que publie le Monde. Opposée à la légitimité charismatique de l'exceptionnalité des œuvres et des artistes, elle constitue l'une des deux positions qui s'affrontent dans toute l'activité artistique. Si l'art contemporain parvient, par ces expositions, à gagner la force de la tradition, il aura sans doute définitivement gagné la bataille.

Eclairé sous ce jour sociologique, la "polémique" en cours autour de Versailles et des artistes contemporains prend donc un jour bien particulier : celle de la dernière bataille avant une victoire de l'art contemporain. Il est en effet parvenu tout au moins par là à faire rentrer un nombre beaucoup plus importants d'acteurs dans son propre monde : acteurs institutionnels comme l'administration du fameux château, mais aussi publics qui verra les oeuvres soit sur place soit à la télévision dans les nombreux reportages consacrés à "l'affaire", et surtout adversaires qui, en rentrant dans le jeu, lui donnent une publicité importante. Ces derniers courent finalement derrière un agenda fixé par ceux contre qui ils luttent. Un art qui s'appuie sur la transgression continuelle des règles a besoin de tels gardiens du temple pour vivre. Les protestations en cours sont donc partie intégrante du monde de l'art contemporain, puisqu'elles contribuent à conférer aux œuvres et aux gestes leurs qualités subversives et novatrices. On le sait depuis Simmel : le conflit est une relation sociale positive dans la mesure où elle crée des liens. C'est bien de cela dont se nourrit le monde de l'art contemporain.
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