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Cachez ces inégalités que je ne saurais voir

L'année dernière, les économistes s'étaient écharpés autour d'un livre polémique, Le négationnisme économique de Pierre Cahuc et André Zylberberg. Cette année, c'est au tour des sociologues, avec un titre étrangement parallèle : Le danger sociologique de Gérald Bronner et Etienne Gehin (B&G dans la suite de ce billet). Avec la publication d'un livre qui ne se cache pas de vouloir provoquer la polémique, on ne sait jamais trop comment réagir : faut-il en parler ou l'ignorer en attendant que ça passe ? Faut-il réagir aux articles de presse, y compris ceux signés des auteurs, aux interviews, aux compte-rendus ou faut-il lire le livre lui-même, même quand on sait que ce sera rarement lui qui sera au cœur des échanges ? Y a-t-il d'ailleurs quelque chose à faire, quand on est en désaccord ? Quelque chose qui ne donne pas l'impression d'offrir une victoire facile et imméritée à ses adversaires ? Je n'ai évidemment aucune réponse définitive à ces différentes questions. Mais, étant ce que je suis, je ne pouvais pas ne pas lire la bête. Et je ne pouvais certainement pas ne pas y réagir d'une façon ou d'une autre. Je ne vais pas proposer, ici, un compte-rendu en bonne et due forme du bouquin. Je voudrais plutôt revenir sur un argument particulier des auteurs, peut-être celui où ils font le mieux apparaître ce qu'ils appellent le "danger sociologique" - une expression qui reste dans le flou pendant plus des trois quarts de l'ouvrage. Cet argument, c'est celui selon lequel enseigner ou diffuser la sociologie risquerait de déresponsabiliser ceux et celles qui la reçoivent, voire carrément de les empêcher de se réaliser ou de réussir. Un argument que les professeurs de sciences économiques et sociales ont bien trop souvent entendu, et qui produit chez moi toujours la même réaction :


Si l'argument est classique, B&G entendent lui donner une confirmation empirique : c'est d'ailleurs en partie pour connaître ces preuves à l'idée selon laquelle l'exposition au "déterminisme sociologique" conduirait à enfermer encore plus les acteurs dans celui-ci que j'ai lu l'ouvrage. Ce point n'est abordé qu'à la toute fin de l'ouvrage, entre les pages 211 et 220. C'est littéralement le dernier argument avant la conclusion. Le titre de cette section est limpide : "les risques des récits déterministes". Après avoir discuté de la portée scientifique du déterminisme - bien pauvrement : l'ouvrage se contente de dire que les causalités en sociologie ne sont pas de la même nature que les causalités en mécanique, sans jamais dire qui, précisément, conteste cela - les auteurs prétendent s'intéresser à la façon dont ces théories déterministes seraient "devenues si populaires et si présentes sur le marché cognitif, que certains des publics dont elles prétendent expliquer les conduites peuvent subir leur influence" (p. 211), et vont donc être conduits à ne plus croire au mérite, à la responsabilité, à la moralité...

Notons d'emblée que le livre ne donne aucune mesure permettant d'objectiver un peu sérieusement cette idée selon laquelle les récits déterministes seraient à ce point populaires. Pas de recension des interventions dans la presse des sociologues, ou même un renvoi vers un travail de ce type (l'INA l'a fait, et les résultats ne vont pas trop dans le sens des auteurs...). Pas d'étude non plus des programmes de sciences économiques et sociales au lycée, de leurs manuels et des pratiques des enseignants, ce qui aurait pu donner un point d'entrée de la confrontation de certains publics à la sociologie. Rien en fait sur ce "marché cognitif" qui ne semble avoir d'existence que métaphorique et rhétorique - un comble pour deux auteurs qui attaquent leurs collègues sur le statut ontologique de leurs outils... Le mieux que l'on ait est un Google Fight (!) qui montre que "Pierre Bourdieu" et "Michel Foucault" sont des expressions plus souvent recherchées que Raymond Boudon ou James Coleman (p. 216), et une mention que La Misère du monde de Bourdieu fut un best-seller - ce qui en soi ne nous apprend pas grand chose...

On pourrait se dire que le reste de l'ouvrage indique de quels "récits déterministes" il est question, ce qui permettrait d'en mesurer la prégnance, mais las, B&G utilisent surtout des expressions comme "certains sociologues déterministes" ou "une certaine sociologie" - j'ai d'ailleurs annoté mon exemplaire d'innombrables "qui ?" ou "de qui parle-t-on ?". Quelques noms apparaissent de façon éparse, et particulièrement celui de Durkheim, dont je ne suis pas sûr que l'on puisse dire qu'il soit un habitué des plateaux télévisés - son décès en 1917 n'y étant peut-être pas pour rien. Viennent ensuite, en termes de nombre de citation de sociologues vivants, les noms de Bernard Lahire, de Geoffroy de Lagasnerie et de Christine Delphy. Sans nier leurs interventions médiatiques, il me semble difficile de dire qu'ils dominent "le marché cognitif" : à tout le moins, ils parlent à certains publics et pas à d'autres, sans même évoquer leurs orientations différentes...

Mais laissons ce manque d'objectivation de côté pour l'instant. L'argument essentiel des auteurs est que cet effet "performatif" de la sociologie déterministe est confirmé expérimentalement. Ils citent donc une étude de psychologie à l'appui de leur proposition. Dans celle-ci, on a lu à des sujets un passage d'un livre du prix Nobel de médecine Francis Crick défendant "une vision très déterministe de la pensée humaine, en allant jusqu'à conclure que les individus ne sont qu'un paquet de neurone" (p. 213). A un autre groupe, on lisait un passage du même ouvrage, mais plus neutre. Les deux groupes étaient ensuite invité à jouer à un jeu au cours duquel il était possible de tricher. Résultat : le premier groupe s'est montré moins vertueux que le second. Les auteurs indiquent que l'expérience a fait l'objet de réplications. De là, ils suggèrent que de présenter à des jeunes l'idée qu'il existe des mécanismes de reproduction sociale serait un facteur de renforcement de celle-ci, et vont même jusqu'à entendre qu'enseigner la sociologie est même dangereux - le comble pour des auteurs qui écrivent qu'ils aiment leur discipline et veulent la défendre :

Apprendre la sociologie dès le plus jeune âge, donc. Dès l'école primaire, renchérit Bernard Lahire ! Il s'agirait de proposer aux enfants des récits déterministes dont on a vu qu'ils sont susceptibles d'affaiblir le sens des responsabilités des individus. On imagine sans peine que leur influence serait plus forte encore sur de jeunes esprits en formation. (p. 217).

Il y a beaucoup de problèmes avec cette démonstration. Le premier, et non des moindres, est qu'elle repose au final sur une expérience de laboratoire, ce qui a toujours de quoi laisser sceptique. En effet, elle permet de montrer un effet à court terme dans un contexte particulier. Elle ne nous dit pas grand chose de ce que pourrait provoquer la lecture du même passage à long terme, après réflexion et après l'avoir éprouvé et appris différemment, après un cours où il aurait été replacé dans l'ensemble de l'ouvrage, après une émission de télévision où il aurait été discuté, approfondi, contesté, nuancé, etc. Hors des murs du laboratoire, les acteurs ne reçoivent pas passivement les savoirs de cette façon-là : ils sont souvent acteurs de l'apprentissage, posent des questions, réagissent, contestent, etc. Les expériences de laboratoire, dans les sciences sociales, posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Après tout, en laboratoire, la tortue est plus rapide que le lièvre :



A cela, il faut ajouter un deuxième problème : l'expérience porte sur... les sciences de la nature, et donc un déterminisme bien différent de celui que peut avancer la sociologie. Pas tellement différent dans son mode de fonctionnement (quoi que l'analogie mériterait quelques développements) mais dans sa légitimité : entendre parler un prix Nobel de médecine, ou simplement entendre que l'on est déterminé en tant qu'être biologique, ce n'est pas la même chose que d'entendre dire que l'on est déterminé par sa classe sociale, son origine, son genre, etc. La première forme de déterminisme est généralement mieux acceptée que la seconde : que "les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus" parce que, biologiquement, les uns seraient complètement différentes des secondes est généralement mieux accepté que l'idée que des formes de socialisations différentielles construisent des inégalités sur le long terme. Les parents, d'ailleurs, ont spontanément tendance à expliquer les différences de comportements entre leurs filles et leurs garçons par la biologie que par la socialisation. Passer d'un ensemble d'expérimentations portant sur l'effet des sciences de la nature à des conclusions sur les sciences sociales est pour le moins hasardeux, et manque singulièrement de prudence.

Lorsque, comme moi, on enseigne la sociologie auprès de lycéens, on connait les réactions de ceux-ci face à une simple distribution statistique : qu'il existe, par exemple, des inégalités en matière de travail domestique ou de parcours scolaire rencontre du scepticisme chez bien des élèves - "mais chez moi c'est pas comme ça !", "mais c'est pas vrai, on a tous les mêmes chances !", etc. - avant même que l'on ne tente d'en donner une explication, "déterministe" ou non. Impossible de ne pas repenser à l'ouverture de 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud où Nassim, un élève de première B (aujourd'hui ES) peste contre son sujet de dissertation qui l'invitait à montrer la persistance de la reproduction sociale : "Franchement, il m'a écœuré ce sujet, il m'a pas inspiré du tout... Ça m'a pas intéressé... Chacun fait ce qu'il veut franchement. Si l'autre veut pas faire comme son père, il a le droit. [...] J'ai dit non, grâce à l'école en particulier. J'étais carrément en désaccord avec ce sujet-là". Les réflexions de Fabien Truong sur l'enseignement de Bourdieu "dans le 93" sont sans doute plus intéressanteq à lire sur ce thème là qu'une expérience en laboratoire. De même, la naturalisation du genre dans la classe et à l'école, analysé par Zoé Rollin, permet de comprendre que les savoirs sociologiques, même "déterministes", rencontrent des résistances, dont il faut tenir compte. On ne comprendra pas ce qui se joue dans l'enseignement juste en regardant les résultats d'une expérimentation... surtout si elle ne porte même pas sur la même discipline !

B&G sont, je crois, conscients de ces limites, et c'est pour cela qu'ils donnent immédiatement après un autre argument, ou plutôt une sorte d'illustration. Pour montrer que les récits déterministes peuvent jouer le rôle d'une "prophétie auto-réalisatrice", et ce particulièrement pour ceux qui "ont objectivement moins de chances de réussite, scolaire par exemple, que les autres" (p. 214), les auteurs arguent de l'avantage dont disposent les enfants originaires de l'Asie du Sud-Est en termes de réussite scolaire : alors que, écrivent-ils, l'ensemble des enfants issus de l'immigration ont des chances de réussite plus faibles que les autres, ceux-là ont au contraire des chances plus fortes. Pourquoi cela ? "Dans leur milieu social, on professe plus qu'ailleurs que l'excellence scolaire est possible mais qu'il faut faire des efforts pour l'atteindre. En raison de cette croyance, leurs parents sont plus attentifs que les autres au parcours scolaire de leur progéniture, et contribuent ainsi à la réalisation d'une prophétie auto-réalisatrice. La réussite de ces enfants ne doit rien à des capacités cognitives supérieures, mais beaucoup, semblent-il, aux convictions méritocratiques de leurs éducateurs" (p. 215).

La mobilisation de cet exemple est pour le moins étrange. On peut en effet comprendre que si les enfants issus de l'immigration autre que asiatique réussissent moins bien (quoi que les choses ne soient statistiquement pas si simples), c'est finalement parce qu'ils ne croient pas à la méritocratie. Ce qui efface bien vite les autres facteurs, pourtant évoqués dans les deux références citées par les auteurs : cet article fait valoir, pour les Etats-Unis, que le statut de migrant joue également, et même un peu plus, que les "croyances culturelles" ; le second souligne que les familles immigrées ont, d'une façon générale, des aspirations scolaires plus hautes que les familles natives et que la différence se fait dans "les attitudes concrètes à l'école", notamment la connaissance et la mise en œuvre des stratégies scolaires les plus efficaces. L'article ajoute d'ailleurs que, pour les familles asiatiques, l'implication dans l'établissement et le suivi scolaire des enfants est finalement moindre (!) que pour les autres familles. Ce ne sont pas juste des détails qui viendraient nuancer les propositions de B&G : cela interdit de conclure de façon aussi directe que la croyance dans le déterminisme est la cause des moindres résultats scolaires des familles issues de l'immigration. D'une part, les différences en termes de capital culturel semblent tout de même les plus importantes, et le fonctionnement même de l'école ne devrait pas être balayé d'un revers de la main (voir ma synthèse sur cette question). D'autre part, ce sont moins des convictions envers la méritocratie qui sont en jeux que des pratiques concrètes et quotidiennes : le point clef est l'héritage des convictions scolaires des parents aux enfants, lequel se fait par des gestes, des moments, des espaces particuliers, etc. Il est d'ailleurs étonnant de voir deux auteurs qui dénoncent avec force un "hyperculturalisme" de la sociologie française contemporaine tomber dans les travers d'une explication culturaliste aussi simpliste...

Mais le plus étrange est que, même si l'on prend cet exemple dans le sens que lui prête B&G, on se demande bien où est la sociologie dans cette histoire. Faut-il croire que les enfants de l'immigration non-asiatique sont abreuvés de Bourdieu à la maison ? Les parents lisent-ils Bernard Lahire à leurs enfants pour les endormir le soir ? Font-il un pèlerinage annuel sur la tombe de Durkheim ? Ecrivent-ils "l'ennemi principal" sur le dos de leurs blousons ? Ce que l'exemple permettrait éventuellement de montrer, c'est qu'il n'y a guère besoin des explications sociologiques pour croire au "déterminisme" : en faire l'expérience quotidienne, par les interactions avec l'école, par la "matérialité du monde" comme disent les sociologues pragmatiques (étonnamment absents de l'ouvrage, alors qu'ils constituent l'un des courants les plus importants de la sociologie française...), par l'expérience pratique que l'on acquiert semble bien suffisant. Si les acteurs perçoivent le monde où ils vivent comme plus ou moins fermé, plus ou moins déterminé, c'est sans doute moins à cause de la sociologie que du fait de la vie qu'ils mènent, de l'expérience qu'ils ont du monde qui les entoure. Qu'ils ne soient pas des "idiots culturels", la sociologie s'en est précisément rendue compte depuis un certain temps...

Mais surtout la mobilisation de cet exemple pose une question grave quant aux conséquences que l'on pourrait tirer du bouquin de B&G, et révèle peut-être un enjeu plus profond et non explicité. En effet, en disant que présenter un "récit déterministe" risque d'avoir un effet performatif (risque qui, comme je viens de le montrer, n'est guère convaincant), B&G amènent naturellement à penser qu'il vaudrait mieux taire l'existence de ces déterministes, fussent-ils simplement probabilistes. Que la mobilité sociale soit faible est sans doute plus marquant que de savoir si cela s'explique par les différences de capital culturel - à la Bourdieu - ou par les stratégies rationnelles des acteurs - à la Boudon (Boudon qui, d'ailleurs, est à mon sens encore plus "fataliste" que Bourdieu puisqu'il ne laisse littéralement aucun échappatoire, toute tentative pour favoriser l'égalité des chances étant destinée à échouer du fait des calculs rationnels des acteurs...). De fait, ce qui est, si l'on suit le raisonnement de B&G, gênant, c'est que la sociologie mette à jour l'existence de ces inégalités, beaucoup plus que comment elle les explique. Et on en vient à avoir deux auteurs, sociologues de profession, déclarant aimer et vouloir défendre leur discipline, défendant la science et la neutralité axiologique, qui viennent suggérer qu'il ne faudrait pas parler d'un résultat scientifique comme le niveau de mobilité ou de reproduction sociale au nom de... au nom de quoi finalement ? D'un "politiquement correct", d'une "bien pensance", d'une croyance aveugle dans l'égalité des chances qui, bien que statistiquement fausse, scientifiquement irrationnelle, serait préférable pour les acteurs à la connaissance.

"Cachez ces inégalités que je ne saurais voir" : pris au sérieux, c'est à cela que mène le raisonnement de B&G. Parler des inégalités, dire leur existence, dire que les chances ne sont pas égales, serait au pire une mauvaise chose, au mieux un savoir qu'il faudrait réserver à une petite élite, celle qui un jour se lancera dans des études de sociologie ou de sciences sociales et qui, alors, sera peut-être prête à recevoir ce secret qui brûlerait les yeux et les oreilles des profanes. Il m'est difficile de savoir si c'est là une intention des auteurs ou un simple "effet émergent" ou "pervers" (je suis taquin) de leur positionnement. Mais il y a là un problème à soulever.

La question est, ici, en partie politique. Pense-t-on que les résultats scientifiques méritent d'être présentés et diffusés à tous ? Pense-t-on qu'il vaille mieux présenter aux élèves qu'il existe des inégalités, en parler sérieusement avec eux, explorer les différentes explications que l'on peut en donner ? Ou faut-il garder cela secret, parce que l'on pense que ce savoir pourrait leur nuire ? La proximité avec les débats autour des "statistiques ethniques" est flagrante. On peut sans doute entendre qu'il existe un risque à diffuser certains savoirs, mais on ne devrait pas en la matière appeler à un principe de précaution trop fort (je suis vraiment taquin). Pour ma part, je pense qu'il vaut toujours le coup de faire les efforts d'expliquer, de diffuser, de vulgariser et d'enseigner. Et que ce qui importe vraiment, c'est la façon dont on explique, diffuse, vulgarise ou enseigne ces savoirs. Il est sans doute là, le vrai débat.

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La sociologie est politique mais pas normative

Il y a des livres que l'on est content de voir éditer, des livres qui arrivent au bon moment : c'est le cas du dernier opus de Bernard Lahire, Pour la sociologie. Il faut dire qu'il a bénéficié d'un plan comm' exceptionnel : écrit essentiellement en réaction aux imbécilités, malheureusement trop répandues, d'un Philippe Val, il est devenu, ces dernière semaines, une réponse aux propos du Premier ministre himself. Celui-ci a en effet entrepris de s'attaquer à la sociologie, aux fameuses "excuses sociologiques", et à l'idée que l'on pourrait expliquer et comprendre parce que, voyez-vous, chercher une explication, c'est déjà vouloir excuser. C'est précisément à ce genre de raisonnements spécieux et mal informés que s'en prend très justement Lahire, à cette idée que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, fourniraient des "excuses" aux délinquants et aux terroristes. Une défense de la sociologie comme science donc. Mais aussi, et cela mérite d'être souligné, une défense qui ne dépolitise en rien les sciences sociales. C'est même tout le contraire. C'est peut-être là que ça devient difficile à suivre pour le profane : comment peut-on prétendre être à la fois scientifique et politique ? Voici donc quelques explications (ou excuses ? je m'y perds un peu, tout cela commence à devenir confus).

Bernard Lahire, après intervention de @sociosauvage sur une photo de Radio France. Je dois dire que je ne sais pas exactement ce qui s'est passé.

Je ne vais pas me livrer ici à un compte-rendu proprement dit de l'ouvrage de Bernard Lahire : d'autres l'ont fait bien mieux que tout ce que je pourrais faire. Et lire le bouquin, court et efficace, destiné à un public de non-spécialistes désireux de voir se dérouler une argumentation solide en faveur des sciences sociales, est sans doute l'une des meilleures choses que vous puissiez faire en ce début d'année. Ce peut être aussi un excellent moyen de convaincre votre oncle pénible qui vous demande à chaque dîner de famille "mais à quoi ça sert ta thèse ?" de la fermer pendant au moins quelques temps. Je ne sais pas si Lahire avait cet usage en tête au moment de l'écriture. Mais ça ne m'étonnerait pas tant que ça en fait.

Ce que je voudrais faire, c'est revenir sur un point qui me semble essentiel concernant la conception de la sociologie de Bernard Lahire, et qui pour le coup se trouve aussi être la mienne, un point qui pourrait facilement faire l'objet de contresens de la part d'un lecteur pressé ou peu attentif.

Bernard Lahire démonte les discours sur les "excuses sociologiques" - dont il offre un affligeant florilège dans le premier chapitre - en rappelant que comprendre/expliquer et juger sont deux activités différentes :


Penser que chercher les "causes" ou, plus modestement, les "probabilités d'apparition", les "contextes" ou les "conditions de possibilité" d'un phénomène revient à "excuser", au sens de "disculper" ou d'"absoudre" les individus relève de la confusion des perspectives. Comprendre est de l'ordre de la connaissance (laboratoire). Juger et sanctionner sont de l'ordre de l'action normative (tribunal). Affirmer que comprendre "déresponsabilise" les individus impliqués, c'est rabattre indûment la science sur le droit (p. 36, italiques dans le texte original).

De là, Lahire construit une défense de la sociologie en tant que science : ce que fait le sociologue, et en fait tout praticien des sciences sociales, anthropologues, historiens, etc., c'est chercher à construire des chaînes causales, dans un sens très large, qui permettent de dire "ce phénomène-là est produit (partiellement) par tel(s) autre(s) phénomène(s)". Les comparaisons avec les sciences de la nature - qui ne sont pas plus "dures" que les sciences sociales sont "molles" - abondent :

Les défenseurs du libre arbitre disent que les sciences sociales nient qu'il puisse y avoir de "vrais choix", de "vraies décisions" ou de "vrais actes de liberté" et dénoncent le fatalisme et le pessimisme des chercheurs. En réagissant ainsi, ils sont un peu comme ceux qui, apprenant l'existence de la gravitation, feraient reproche aux savants de leur ôter tout espoir de voler en se jetant du sommer d'une montage... (p. 55 ; Note : j'ai ici une liste de personnes qui devraient essayer de voler de cette façon, ils pourraient même être chefs d'escadrille).

Alors que l'attitude scientifique à l'égard de la vie et de la matière est assez largement admise, les attitudes magiques, émotionnelles vis-à-vis du monde social prolifèrent. L'attitude scientifique est même parfois condamnée quand elle porte sur la vie sociale (p.46-47).

Si l'on se réclame du registre de la science, c'est que l'on se réclame aussi de celui de l'expertise, de la distance, de l'objectivité, d'une certaine neutralité. Que l'on abandonne l'idée de prendre partie pour les uns ou pour les autres. C'est d'ailleurs bien pour cela que le sociologue n'excuse pas, pas plus qu'il ne condamne : il se place dans un autre registre de discours où ces termes n'ont simplement pas de sens. Le biologiste n'excuse ni ne condamne le puma qui se jette sur sa proie, et le physicien n'a pas à exprimer de jugement sur la course des protons ou sur la moralité du boson de Higgs.

Cela pourrait faire craindre un risque qui, dans certains milieux, vaut toutes les condamnations : celui de la dépolitisation. Ce ne sont en effet pas seulement les réactionnaires qui s'emploient à tomber sur le pauvre sociologue en l'accusant d'excuser les criminels, ce sont aussi les révolutionnaires qui l'attendent au tournant s'il ne condamne pas, ou trop mollement, ou pas comme il faut, les dominants, adversaires de classes, ennemis politiques et assimilés. Comme le disait Passeron, la sociologie énervera toujours quelqu'un : conservateurs un jour, rebelles le lendemain.

Penser qu'il y a là quelque dépolitisation serait pourtant une erreur grave, et c'est la force de Lahire de le montrer de façon extrêmement claire. Il met en effet l'accent sur les conséquences politiques de la sociologie : les résultats de celle-ci nous interrogent au plan politique, ils ont des conséquences importantes qui nous posent problème. Mais ils ne sont pas pour autant normatifs : ils ne nous disent jamais précisément quoi faire, ils ne donnent pas les solutions, si tant est qu'elles existent. Autrement dit, si la sociologie n'excuse pas, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas le faire : peut-être la lecture de telle enquête, de telles conclusions, de telle démonstration nous poussera à plus d'indulgence ou à chercher d'autres solutions que la sanction judiciaire ou la condamnation morale... Peut-être nous poussera-t-elle au contraire à une condamnation plus forte et plus ferme d'autres coupables que ceux auxquels on avait d'abord pensé. Mais c'est là une activité tout à fait différente que celle qui préside à la recherche, une attitude qui met en jeu non pas les résultats de la sociologie mais la façon dont nous y réagissons, les cadres philosophiques qui sont les nôtres. Et dont on peut, et doit, discuter.

Ce n'est jamais plus clair que dans les pages que Lahire consacre à la question de la prostitution (p. 75-82). Contre ceux qui, comme Philippe Val, affirment que les prostituées sont "libres", il rappelle que l'idée que les prostituées "choisissent" librement de se prostituer ne peut que butter sur les données et les enquêtés sociologiques : même si certaines donnent formellement leur consentement, on peut s'interroger sur les parcours et les conditions qui les amènent à consentir... Notamment, la simple étude de la prostitution comme travail amène à montrer comment les personnes prostituées mettent en place toutes sortes de stratégies pour ne pas s'impliquer dans les rapports sexuels, pour tenir le client à distance (émotionnelle, symbolique et même physique), pour éviter, ou parfois simplement contrôler, certaines pratiques. Autant de signes qui rappellent qu'il y a bien du pouvoir, celui de l'argent, celui d'accéder au corps de l'autre en l'effaçant et en le niant en tant qu'égal. Qu'il y a bien de la domination pour utiliser le mot qui fait frémir certain.e.s. Résultats implacables qui devraient poser quelques problèmes à ceux qui réclament surtout de pouvoir acheter des services sexuels sans mauvaise conscience - où l'on voit que les contempteurs des "excuses sociologiques" ont surtout tendance à s'en chercher, des excuses.

Tout cela est bien politique dans le sens où nous nous trouvons condamner à interroger et à réviser nos opinions en la matière : difficile, face à cela, de prétendre que la prostitution n'est qu'une affaire privée entre des individus libres de contracter et plus si affinités comme bon leur semblent. Cela signifie-t-il pour autant que la sociologie nous commande d'être "abolitionnistes" ? De défendre et de mettre en place certaines solutions promues par ce courant politique, comme la pénalisation des clients ? Pas forcément. Lahire écrit très justement :

Il faut d'ailleurs distinguer ici la question scientifique de savoir si oui ou non les prostitué[e]s sont dominé[e]s, ce que l'examen des situations réelles me paraît très largement établir, et la question de la politique consistant à opter ou non pour une politique abolitionniste. Les "antiabolitions" ont cependant tellement pris l'habitude de nier toute domination qu'il est bien difficile de ne pas assimiler le constat de la domination à une volonté abolitionniste. Ce sont pourtant deux choses différentes et qui ne se déduisent pas automatiquement l'une de l'autre (p. 78-79).

En effet, on peut accepter que les prostituées sont dominées comme un résultat scientifique et pour autant penser que les solutions proposées par l'abolitionnisme ne sont pas les bonnes. Par exemple, si l'on pense que la pénalisation des clients feraient courir plus de risques aux prostituées - d'autres arguments scientifiques pourraient alors être mobilisé en la matière. On peut aussi penser que la pénalisation ferait courir un risque en matière de renforcement des moyens de contrôle de police qui, au final, pourrait nuire à certaines libertés ou à certaines populations. Bref, le résultat "les prostituées sont dominées" est bien politique puisqu'il ferme sans aucun doute la porte à certains discours idéologiques, mais il nous laisse avec cette question : que faire maintenant ? A celle-ci, la sociologie n'a pas de réponses. C'est au politique de prendre le relais et d'imaginer ce qu'il faudrait faire, ou ne pas faire.

Soyons clair : du fait même de ce que je défends, je ne dis pas ici que les solutions abolitionnistes sont mauvaises et que les solutions "réglementaristes" sont meilleures. Ce que je dis, c'est que la sociologie, ni aucune autre science, ne peut trancher entre les deux. Ce que je dis, c'est que le fait que les prostituées soient dominées doit être pris en compte dans toute réflexion politique sur cette question, mais ne commande pas a priori et de façon définitive le choix d'une politique. La sociologie met à jour, ici comme ailleurs, des chaînes de relations entre les phénomènes, chaînes longues et complexes : elles ont à voir avec "la misère économique, les faibles capitaux scolaires, les déclassements sociaux issus de l'immigration, les contraintes ou la réduction du champ des possibles et es perspectives, et parfois aussi les abus sexuels ou la toxicomanie" (p. 76), auxquels il faut encore ajouter le rôle des réseaux criminels et des dynamiques capitalistes particulières... C'est ensuite à nous de choisir qui l'on décide de rendre responsable - judiciairement, pénalement, politiquement - dans cette histoire, et où et comment on choisit d'agir. Et ce choix fait intervenir des options qui ne sont plus strictement scientifiques. La sociologie ouvre notre champ des possibles en matière politique, elle nous arme en nous donnant d'autres grilles de lecture que celle, toujours limitée, de la "responsabilité individuelle", qui n'appelle d'autre solution que la sanction tout aussi individuelle. Elle nous pose un défi - "vous ne pouvez pas ignorer cela" - mais c'est en dehors d'elle que nous devrons y trouver une réponse. Comme le disait Max Weber :

Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire, mais seulement ce qu'il peut et - le cas échéant - ce qu'il veut faire (cité par Lahire, p. 36).

Les discours de dénonciation des "excuses sociologiques" apparaissent ainsi pour ce qu'ils sont : des discours d'aveuglement plus ou moins volontaires, portées par ceux et celles qui trouvent leur compte dans le statu quo, qui ne veulent ni savoir ce qu'ils peuvent faire, ni surtout ce qu'ils veulent faire. Car cela les dérangerait un peu trop...

C'est ainsi qu'il faut comprendre la critique que fait Lahire de cette conférence récente d'Andrew Abbott - un adversaire bien plus intéressant, il faut bien le dire, que l'inculte Philippe Val. Le grand sociologue américain y défend l'idée que la sociologie est forcément normative. Il évoque notamment le fait qu'un dessin sur un mur peut être vu comme un acte de vandalisme ou comme une oeuvre d'art, et que le sociologue serait forcément obligé de prendre parti. Lahire répond que, au contraire, le sociologue doit éviter de trancher et se contenter d'analyser les luttes autour de cette définition. Mais cette analyse des luttes, aussi froide et dépassionnée puisse-t-elle être, a quelque chose de politiquement dévastateur car elle oblige ceux qui tiennent à l'une ou à l'autre des positions à reconnaître l'existence et même la logique de la concurrente. Les voilà alors dérangés dans leur confort, surtout pour ceux qui ont les moyens d'ignorer leur adversaire. C'est ce que défendait aussi Howard Becker dans un texte que j'ai commenté ici.

Voilà ce qui permet de dire que la sociologie est politique mais pas normative. Elle nous interroge, mais ne nous donne pas les solutions. C'est à nous de les inventer. Cette idée implique notamment que la sociologie est d'autant plus pertinente politiquement qu'elle assure correctement son rôle scientifique, qu'elle s'obstine, très précisément, à rechercher le savoir pour lui-même. Si Durkheim disait de la sociologie qu'elle ne vaudrait pas une heure de peine s'il ne devait avoir qu'un intérêt spéculatif, il ajoutait aussitôt "Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre". On voit que c'est la poursuite de la science qui fait la valeur politique de la sociologie. Bourdieu ne disait d'ailleurs pas autre chose et je lui laisserais d'ailleurs le dernier mot en la matière :

Aujourd'hui, parmi les gens dont dépend l'existence de la sociologie, il y en a de plus en plus pour demander à quoi sert la sociologie. En fait, la sociologie a d'autant plus de chances de décevoir ou de contrarier les pouvoirs qu'elle remplit mieux sa fonction proprement scientifique. Cette fonction n'est pas de servir à quelque chose, c'est-à-dire à quelqu'un.
Demander à la sociologie de servir à quelque chose, c'est toujours une manière de lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par les pouvoirs. Opération qui n'est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu'il n'est pas de pouvoir qui ne doive une part — et non la moindre — de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui le fondent (Questions de sociologie, 1980, p.26-27).
La dédicace de Pour la sociologie. 

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Sociologue : un métier, pas une vague sensibilité

Lorsque j'ai appris par le twitter de @PierreLouisR que Jamel Debbouze avait été adoubé sociologue par cette institution incontestable qu'est Télérama, je me suis dit "il faudra que je fasse un billet là dessus". Mais c'est un petit jeune du monde des blogs - qui a quand même écrit le deuxième bouquin de sociologie que j'ai lu dans ma vie - qui m'a devancé : Pierre Mercklé dit, sur son blog, à peu près tout ce que j'avais envie de dire là-dessus. Sans doute mieux que moi en plus, puisqu'il a le bon goût de se payer Maffesoli dans la foulée. Donc j'en profite pour lui faire de la pub : qu'il rejoigne vos flux RSS !

Une petite citation quand même pour vous donner envie et pour souligner mon accord :

C’est donc d’abord un « coup » de Télérama, une accroche en couverture destinée à brosser le noyau dur de leur lectorat dans le sens du poil. C’est ensuite, peut-être, qu’il y a un autre usage possible du terme, que ce genre de manœuvres journalistiques ne peut qu’encourager : être « sociologue », ce n’est pas exercer un métier (faire des enquêtes, publier des ouvrages et des articles, enseigner…), c’est être doté de certaines qualités, d’une sensibilité… De la même façon qu’être « philosophe », c’est aussi être capable de relativiser, de faire la part des choses, ou bien être « psychologue » c’est comprendre les façons de penser des autres, alors être « sociologue » ce serait être sensible aux difficultés des autres, et être disposé à s’en indigner, pour reprendre un verbe en vogue…

Il faut bien souligner que c'est là le problème : être sociologue, c'est un métier, mais, trop souvent, c'est vu comme une vague sensibilité, un penchant ou quelque chose qui n'est pas vraiment rationalisable. Le problème est ancien : dans son Invitation à la sociologie, adressée en 1963 rien que ça, Peter Berger consacre les premières pages à dire ce que n'est pas le sociologue. Et il précise en premier lieu que ce n'est pas un "ami du genre humain" sensible à la douleur des autres et désireux de les aider, ni même un réformateur prompt à améliorer la société et le sort des plus faibles. Les sociologues peuvent être cela par ailleurs, mais ils ne le sont pas tous - certains ont été ou sont d'ardents conservateurs - et ce n'est pas cela qui fait d'eux des sociologues.

Pour autant, il faut être clair : cela ne veut pas dire que ce que fait et ce que dit Jamel Debbouze, qui n'a sans doute pas demandé qu'on lui colle cette étiquette, est dénuée de valeur. Ce qu'il peut dire de la banlieue n'est pas nécessairement faux - j'avoue que, peu sensible à l'humour des "humoristes", je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'il peut bien raconter sur ce thème là ou sur d'autres. sa parole ou son expérience n'est pas "fausse" en soi. Simplement, être sociologue, c'est faire un peu plus que de dire des choses pertinentes : c'est tenter de prouver qu'elles le sont. La sociologie que j'aime lire - j'espère pouvoir dire un jour "que je fait" - ne se contente pas de dire des choses qui semblent pertinentes mais essaye aussi de prouver qu'elles le sont.

Le discours d'un humoriste ou de tout autre artiste a une valeur en soi : il interpelle, il mobilise, il met les individus face à leur contradiction. Pensons au premier sketch de Coluche : en disant "c'est l'histoire d'un mec... un mec normal... blanc, quoi", que faisait-il sinon nous mettre face à notre racisme ordinaire qui nous fait penser qu'un homme "normal" est forcément blanc et que les noirs présentent suffisamment de particularités pour changer le sens d'une blague ? Surtout en rajoutant par la suite "y'a des histoires, c'est plus rigolo si c'est un juif... et y'en a d'autres c'est plus rigolo sir c'est un belge"...



Il ne faisait pas œuvre de sociologie. Mais son propos avait une valeur propre dans la façon dont il pouvait et peut toujours dénoncer une situation ou une attitude, sans doute d'une façon plus efficace et plus étendue que ne pourrait le faire un travail de sociologie. Il en va peut-être pour Jamel Debbouze : on peut se demander quel intérêt il y a à rabattre un type de discours tout à fait honorable sur un autre. Et pourquoi nous avons autant de mal à reconnaître la valeur en soi de l'humour.
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Résolutions sociologiques

Voici venu le temps des résolutions. La plupart du temps, celles-ci sont oubliées assez rapidement : c'est normal, en l'absence de soutien, la volonté individuelle est faible. Donc autant prendre des résolutions collectives. Tiens, pourquoi les sociologues ne prendraient-ils pas collectivement quelques bonnes résolutions ?

Résolution n°1 : ne pas faire de citations sans guillemets. Parce que ça amène pas mal de problèmes quand même. Hein, Ali ? Quoique, apparemment, pas tant que ça, et il faudrait peut-être prendre comme résolution de ne pas trop dénoncer ceux qui le font, parce que ça entraîne aussi des problèmes. Hein, Pierre ?

Pierre Dubois a raison de s'en prendre à ceux qui enfreignent les règles les plus élémentaires de l'honnêteté intellectuelle et réclament, en plus, un blanc-seing pour le faire. Je me permet de rappeler ici cette citation d'un économiste, un certain Jevons : "Un calme despotique est le triomphe de l'erreur. Dans la république des sciences, la sédition et même l'anarchie sont dans le long terme favorables au plus grand bonheur du plus grand nombre".

Résolution n°2 : Découlant directement de la résolution n°1 : les sociologues devraient profiter de 2011 pour régler une bonne fois pour toute le problème avec un certain courant. Car c'est ce qui ressort le plus nettement de la discussion Dubar - Cibois. "C'est évident que nous n'avons pas d'accord sur ce point avec le courant maffesolien et ses alliés mais je n'ai pas remarqué qu'il y ait divergence entre les autres courants" écrit ce dernier. Il y a des désaccords et des luttes au sein de différents courants et de différentes approches - il est assuré par exemple que bourdieusiens et latouriens ne peuvent pas se sentir - mais tous peuvent au moins se mettre autour d'une table pour s'accorder sur un minimum : la sociologie comme science empirique, comme science d'enquête. Cet accord ne peut se faire avec les post-modernistes. Alors il serait peut-être bon de consommer cela.

Résolution n°3 : Bien réfléchir avant de sortir une thèse provocatrice dans les médias. C'est ce que devrait nous enseigner la publication du livre de Hugues Lagrange, Le déni des cultures. Il n'y pas pu avoir de discussion saine de ce bouquin, même entre sociologues, parce que la question de sa médiatisation est venue se superposer à toutes autres. Lagrange pouvait repousser les critiques en les accusant de refuser par principe ses résultats, et ses critiques étaient obligé de composer entre le bouquin lui-même et la réception médiatique de celui-ci. Résultat : un débat inextricable. Cela ne veut pas dire qu'il faut s'interdire toute intervention dans les médias, mais qu'il est sans doute nécessaire de réfléchir à la façon dont on le fait.

Résolution n°4 : Achever de rejoindre le rang des geeks en encourageant le recours à des logiciels en ligne de commande qui vous donne l'impression d'être Alan Turing réincarné, la persécution en moins. Du genre R ou LaTeX ou d'autres qui existent sans doute et que je ne connais pas. Pourquoi ? Parce que le geek est devenue l'une des figures les plus populaires et les plus positives qui soit. Alors autant en profiter.

Résolution n°5 : S'intéresser plus à ce qui se passe au lycée. Parce que la réforme n'est pas finie, parce que le programme de SES de Terminale sera publié en février, parce qu'il va falloir faire attention à ce qu'on y trouve - on nous a par exemple promis que les classes sociales retirées en première y réapparaitraient. Et parce que se demander "est-ce que ce que je fais aurait du sens pour un lycéen ?" est une bonne question à se poser pour savoir si l'on fait de la sociologie intéressante. Certainement pas la seule : d'une façon générale, se demander si ce que l'on fait aurait du sens pour quelqu'un qui n'est pas sociologue est sans doute une bonne chose.

Je livre toutes ces résolutions au débat et à la discussion de qui voudra. Et bonne année à tous.
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Pourquoi je hais la Fnac

Je suis désolé, mais il y a des choses comme ça qui méritent la mort. Au bas mot. Disons au moins l'enfer.



Non, mais sérieux, quoi, Jean-Pierre Foucault en sociologie... Et pourquoi pas Maffesoli aussi tant qu'on y est ?

PS : Cher Christophe Cuvillier, je retire ce billet en échange d'une intégrale de Futurama envoyée sous pli discret.
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François Dubet, pour la sociologie dans le secondaire

François Dubet, seul sociologue du groupe d'expert qui a rédigé les programmes de SES de seconde dont j'ai déjà parlé ici, vient de donner sa démission du dit groupe. Sa lettre de démission est publiée ici. Il évoque notamment l'activité du cabinet du ministère et la place insuffisante de la sociologie. Cette démission traduit un malaise profond quant au déséquilibre entre sociologie et économie, à la faveur de la seconde, que la réforme du lycée semble annoncer.

François Dubet évoque d'abord les conditions dans lesquelles a travaillé le groupe d'expert :

Sans doute, les réactions de certaines associations professionnelles d'enseignants de SES sont-elles très excessives. Mais il est vrai que si nous avons travaillé sérieusement et dans un climat apaisé, nous avons travaillé très vite, nous n'avons eu le temps de consulter personne et le Cabinet du ministère a sensiblement transformé notre projet.

Ce dernier point est particulièrement important : l'Apses, représenté dans le groupe par son président Sylvain David, avait déjà évoqué l'intervention du ministère dans le travail de ce groupe. François Dubet semble la confirmer, même s'il reste à connaître la nature exacte - mais le sociologue précisera peut-être plus tard. Dans tous les cas, cette entorse à l'indépendance qui devrait être celle des rédacteurs des programmes est très préoccupante, et mérite des éclaircissements urgents.

François Dubet évoque ensuite la place de la sociologie :

J'ai le sentiment que la perspective sociologique en ressort très appauvrie. Je ne peux évidemment pas cautionner ce rétrécissement, non par corporatisme disciplinaire, mais parce que je suis convaincu de ce que les sciences sociales participent à la formation d'un citoyen éclairé tout en préparant à des études supérieures et à des activités professionnelles.Je regrette que le projet de mêler les approches économiques et sociologiques sur les mêmes objets ait été très affaibli. Par exemple, l'entreprise apparait moins comme un monde du travail, comme un monde social, que sous la forme d'une unité de production plus ou moins adaptée à des environnement mouvants.

Espérons que cette démission servira à faire comprendre qu'il est essentiel que la sociologie retrouve sa place dans les SES, non pas comme un simple "supplément d'âme" à l'économie, mais bien comme une discipline centrale qui aident les élèves à devenir de meilleurs citoyens et de futurs étudiants. Parce qu'elle leur permet, par exemple sur l'entreprise, de percevoir des choses que l'économie ne saisit pas - et vice-versa. Je l'ai déjà dit, enseigner l'économie et la sociologie ensemble est la chose la plus pertinente que l'on peut faire dans une perspective de formation générale - et enseigner l'économie et la gestion est la chose la plus pertinente que l'on peut dans une perspective de formation technologique. Pour l'intérêt des élèves, il est essentiel que ces spécificités soient maintenus.

Je ne sais pas s'il me lira, mais j'aimerais quand même remercié François Dubet d'avoir eu le courage de dire cela, de démissionner pour donner un signe fort quant à la place que la sociologie doit occuper dans le secondaire. Si d'autres économistes sont satisfait par les programmes de seconde, ce n'est pas une raison pour en oublier les autres sciences.

Edit : A lire aussi, le point de vue de Pierre Maura.

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Quand les sciences sociales changent le monde...

Sur l'excellent blog Quanti - un blog qui est parvenu à me faire installer R sur mon ordinateur mérite quand même d'être salué - Pierre Mercklé reprend quelques propos de François Dubet dans la non moins excellente émission de France Culture La suite dans les idées. Il y est question de la façon dont les progrès de la statistique ont changé notre façon de percevoir la société. En élargissant un peu le propos, on peut dire que ce sont les sciences sociales en général qui ont changé notre regard et, partant, la société dans laquelle nous vivons. Pas mal pour des disciplines que l'on taxe souvent d'inutiles....


Je suis très frappé par le fait que la sophistication des outils statistiques a fortement contribué à détruire cette représentation de la société. Je veux dire que quand vous avez une statistique relativement grossière - il y a des classes sociales, il y a des urbains, il y a des paysans -, le monde est à peu près clair comme dans un manuel de sociologie. Quand vous faites entrer des statistiques de plus en plus sophistiquées, que vous remplacez - c’est un peu technique - la simple corrélation par l’analyse de régression, etc., tout ce monde-là vous explose à la figure, et d’une certaine façon, la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître.


Un point très intéressant dans le propos de François Dubet est contenue dans cette dernière remarque, qui traverse d'une façon générale toute l'émission de radio, et que j'espère retrouvé dans son livre (qui est sur ma liste de lecture, comme beaucoup d'autres) : "la sociologie fabrique le miroir dans lequel on va se reconnaître". Afin de rendre intelligible le monde, la sociologie va construire une représentation de celui-ci, de la même façon que toute science construit son objet. Elle contribue ainsi à la façon dont une société se perçoit elle-même, la façon dont elle prend conscience de son fonctionnement et, éventuellement, de ses problèmes.

Ce phénomène a déjà été mis en avant par Anthony Giddens, qui souligne que l'influence des sciences sociales, contraitement aux autres sciences, se fait essentiellement de façon diffuse. Les sciences sociales produisent des analyses et des outils théoriques (notions, idées, enquêtes...) qui sont reprises par des acteurs sociaux extrèmement divers qui vont modifier en conséquence leurs actions. Que l'on pense, par exemple, à la façon dont le terme "lien social" a été repris un peu partout, avec des usages plus ou moins heureux. De ce point de vue, on peut dire que la sociologie en général, que certains considèrent comme des passe-temps inutiles ou pénibles, ont déjà changé le monde : que l'on le veuille ou non, nous pensons tous, aujourd'hui, avec des concepts et des idées venus des sciences sociales. Lorsque journalistes et hommes politiques discutent "classes moyennes", on trouve en arrière plan toute une longue tradition sociologique.

Pour autant, il ne s'agit pas de dire que la sociologie invente ou construit de toute pièce la société : si on lui en donne les moyens - c'est-à-dire si on donne aux scientifiques les ressources et les contraintes nécessaires pour être des scientifiques - elle le fait suivant une certaine rigueur, une certaine méthode, de telle sorte qu'en sociologie on ne peut pas, normalement, dire n'importe quoi. Mais les analyses qu'elle va donner sont les outils avec lesquels les individus, tant les décideurs que les autres notons-le bien, vont pouvoir appréhender le monde. Plus significativement peut-être que les transformations des outils statistiques, les thèmes que la sociologie ne traitent pas apparaissent comme "invisibles" dans le débat public. C'est le thème d'un excellent article de Stéphane Beaud dans l'ouvrage collectif La France invisible : "Les angles morts de la sociologie française".

En attendant une enquête exhaustive sur ce thème, on peut dire que les travaux en sociologie couvrent très bien - on serait tenté de dire "trop bien" - les domaines qui correspondent aux "problèmes sociaux" du moment, c'est-à-dire construit comme tel par l'agenda politique et médiatique. Parmi les plus saillants : l'exclusion, l'immigration, les quartiers défavorisés, la délinquance juvénile, la déscolarisation, les familles monoparentales, la prise en charge des personnes dépendants, les formes du renouveau religieux, etc.


Si certains thèmes sont sur-investis, d'autres sont négligés. C'est parfois sur un seul et même objet que les manques se font sentir :

Or ce qui nous semble disparaître, c'est l'analyse attentive des conditions sociales d'existence des individus et des groupes sociaux. On prendra ici comme exemple la sociologie du logement et de l'habitat. D'un côté, les cités sont aujourd'hui "surenquêtées" mais elles le sont trop souvent sous l'angle de la sociologie de leurs habitants, du mode de cohabitation, de la sociabilité des jeunes, etc. Ainsi se trouve négligée toute la dimension institutionnelle, pourtant décisive, de ce que Jean-Claude Chamboredon appelle la "construction des populations", c'est-à-dire les différents mécanismes, complexes et subtils, d'attribution des logements sociaux, étape qui préconditionne l'étude du mode de sociabilité dans les quartiers d'habitat social.


D'autres thèmes, bien que centraux dans la société française, ne sont pas abordés par la sociologie. Stéphane Beaud cite notamment les banlieues pavillionaires et la consommation. Heureusement, depuis, ces manques ont été partiellement réparés : on pourra lire ainsi La France des "petits moyens" ou la synthèse de Nicolas Herpin et Daniel Verger sur la consommation.

Toujours est-il que l'orientation des recherches en sociologie, qui répond à une alchimie complexe entre les intérêts des jeunes chercheurs en fonction de leurs trajectoires sociales particulières, les demandes institutionnelles (et plus précisement les offres de financement) et la "demande sociale" professionnelle, médiatique et politique, contribue à construire une image de ce qu'est la société française. Il ne s'agit pas de dire que les recherches qui se portent, par exemple, sur les "problèmes sociaux" définis ainsi de façon extérieure à la sociologie sont illégitimes et devraient être abandonnées. Mais il faut se souvenir que la sociologie poursuit un double objectif : elle est à la fois informative et heuristique, visant à la fois à augmenter la quantité d'informations dont nous disposons sur notre monde et à donner une meilleure compréhension de ces informations. Le deuxième objectif peut être réaliser quelque soit l'objet, "petit" ou "grand", visible ou invisible, etc. Mais il ne faut pas laisser la sociologie s'enfermer dans une certaine forme de "demande sociale" : justement parce que l'on peut améliorer notre compréhension du monde quelque soit l'objet, elle doit pouvoir se tourner vers n'importe quel thème, n'importe quel objet, y compris ceux que les mondes politiques et médiatiques n'ont pas validé par avance.

Cependant, l'influence des sciences sociales ne peut pas se formuler de façon si générale : il est nécessaire d'en reconstituer les canaux qui lui permettent de devenir effective. Autrement dit, il faut savoir quels travaux sociologiques sont lus, par qui et avec quelles conséquences. Ce champ de recherche mériterait sans doute une attention plus forte, et une médiatisation plus large auprès des chercheurs, que ce qu'il en est actuellement.

Un autre article de La France Invisible, "La grande chasse aux idées" écrit par la journaliste Jade Lindgaard, donne quelques indications à ce propos. Elle s'intéresse en effet à la façon dont quatre candidats potentiels à la présidentielle de 2007 - Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Ségolène Royal, Laurent Fabius - se situent par rapport aux sciences sociales et les utilisent. Outre une surreprésentation des intellectuels médiatiques, particulièrement auprès du candidat Sarkozy, il est notable que les lectures des hommes politiques s'orientent de façon assez homogène vers un petit nombre de titre : les quatre candidats citent la revue Le débat et la collection de la République des idées dans leurs idées. Plus précisement encore, tous disent avoir lu et apprécier Le Ghetto français. Les "canaux de transmission" entre les sciences sociales et la classe politique sont donc assez précis, et ne laissent pas forcément la place à l'expression de la richesse des premières. L'ouvrage d'Eric Maurin est un travail de qualité, mais qui est loin de rendre justice à la variété des approches en sociologie urbaine. On se souviendra aussi de l'influence du livre de Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, qui montre assez clairement comment les sciences sociales, au travers des think tanks qu'elles alimentent, peuvent orienter le regard des politiques vers un thème particulier.

L'influence n'est cependant pas mécanique : elle doit traverser certains filtres idéologiques préexistant. Par exemple, l'ouvrage de Maurin décrit un phénomène de ségrégation sociale généralisée relativement stable sur vingt ans. Mais entre son titre et les attentes du milieu politiques, c'est une lecture "catastrophiste", sur le thème du "tout fout le camp" qui a le plus souvent était privilégié. De même, ce passage concernant Ségolène Royal est assez révélateur des contraintes qui pèsent sur le monde politique :

Bernard Lahire, sociologue, se souvient encore ébahi d'avoir vu un jour, en 1998, la conseillère [de Ségolène Royal] débarquer dans son laboratoire de Bron, dans la région lyonnaise : "J'étais scotché qu'elle soit venue jusqu'au campus. J'ai parlé avec elle pendant trois heures et j'ai accepté son invitation à déjeuner avec Ségolène Royal. Le jour du repas venu, j'ai expliqué le problème que posait pour moi la notion d'illétrisme, formulation que je conteste, car je crois qu'elle ne correspond pas à un réel problème social mais qu'elle procède d'une interprétation mal construite qui nourrit une rhétorique érronée. Ségolène Royal m'a répondu : "j'ai très bien compris votre position. Mais je fais le constat qu'on ne peut plus laisser tomber ce terme". C'était à la fois subtil et désespérant politiquement. Elle rentrait complètement dans la logique que je dénonçais, celle qui consiste à utiliser un argument même s'il est faux, s'il peut emporter l'émotion des gens.


Sur un autre thème, le rôle des journalistes et des médias doit aussi être pris en compte, dans la mesure où ils sont médiateurs des sciences sociales, tant entre les scientiques et le "grand public" qu'avec le monde politique. Toujours dans le même ouvrage, Xavier de la Porte signe un article sur les destins médiatiques de deux catégories de la population : les "travailleurs pauvres" et les "bobos". Si les premiers n'ont été "découverts" que tardivement dans le monde médiatique, les seconds, malgré leur absence totale de pertinence sociologique (revendiquée par le créateur du terme qui plus est !) ont très vite adopté et mis à toutes les sauces. Il faut dire qu'ils correspondaient assez bien à l'expérience quotidienne des journalistes, particulièrement ceux de Libération, qui ont donc repris le terme avec d'autant plus d'empressement. Inutile de dire qu'à partir de ce moment-là, il est d'autant plus facile pour les thèmes et problématiques qui se rattachent à cette catégotie - par exemple, le souci écologiste pris dans ses petits gestes quotidiens - de "passer en politique". Au contraire, les analyses socioligiques les plus sérieuses sont mises de côté parce qu'elles ne cadrent pas avec la perception immédiate des journalistes, peu enclins, dans ses cas-là, à prendre en compte les idées qui leur déplaisent :

"J'aime beaucoup le travail du sociologue Bernard Lahire, explique Annick Rivoire [journaliste à Libération] qui a bien montré que les anciennes catégories ne fonctionnaient plus [où l'on voit qu'elle n'a strictement rien compris au travail de Bernard Lahire...]" Elle ajoute : "En France on est encore dans les anciennes catégories. Pour faire mon papier, j'ai appelé Monique et Michel Pinçon-Charlot : ils n'étaient pas très convaincants, car, eux, travaillaient sur une catégorie ancienne, la très grande bourgeoisie" [où l'on voit qu'elle n'a soit pas lu soit pas compris le travail de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot]


Que nous apprennent au final ces différents exemples ? Essentiellement que toute société existe à deux niveaux : comme un ensemble de relations concrêtes d'une part, comme une représentation d'autre part. Plusieurs sociologues doutent aujourd'hui de l'existence d'une société comme correspondance relative entre les deux. C'est-à-dire une situation où la représentation d'une société comme totalité organisée est relativement partagée et est en mesure d'influencer les relations concrêtes. Bruno Latour a été le premier à aller dans cette voie, concluant, sans doute de façon rapide, que la notion même de "société" ne devrait pas être utilisée. D'autres, comme Luc Boltanski dans son dernier ouvrage, Rendre la réalité incacceptable, opère un certain retour à l'idée de société, considérant, par exemple, que l'existence de classes sociales est toujours une "cause à défendre", rejoignant ainsi la tradition de la sociologie critique, qui lie objectif de connaissance et souci politique. François Dubet propose lui de s'intéresser à la façon dont produit ses propres représentations. C'est sans doute la voie qui promet les plus grandes avancées sociologiques, et la meilleure façon d'éclairer notre connaissance du monde et de la modernité.

Mais plus profondément, cela nous oblige à réfléchir à l'utilité des sciences sociales : celle-ci ne peut se faire que de façon médiée, c'est-à-dire que les sciences sociales sont capables de véritablement "changer le monde" - ou, au moins, la société - à partir du moment où elles sont rappropriées par d'autres acteurs que les scientifiques. Et cela plaide, de façon peut-être contre-intuitive, pour leur indépendance. Lorsqu'elles sont guidées par des considérations trop politiques, orientées vers les "problèmes sociaux" que les agendas politiques et médiatiques définissent, elles contribuent à "invisibiliser" certains phénomènes ou à en survaloriser d'autres. C'est en laissant les chercheurs labourer le plus grand champ possible, sans exclusive a priori, que l'on a le plus de chances de les voir découvrir quelque chose de véritablement utile. Cela implique également que l'on ne limite pas non plus par avance les réponses possibles. Comme le disait Weber, la science doit d'abord nous apprendre à accepter des réponses qui nous déplaisent.

Premier point à signaler : la tâche primordiale d'un professeur capable est d'apprendre à ses élèves à reconnaître qu'il y a des faits inconfortables, j'entends par là des faits qui sont désagréables à l'opinion personnelle d'un individu; en effet il existe des faits extrêmement désagréables pour chaque opinion, y compris la mienne. je crois qu'un professeur qui oblige ses élèves à s’habituer à ce genre de choses accomplit plus qu'une oeuvre purement intellectuelle, je n'hésite pas à prononcer le mot d'« oeuvre morale », bien que cette expression puisse peut-être paraître trop pathétique pour, désigner une évidence aussi banale.

Au final, je ne peux m'empêcher de conclure en paraphrasant Gaston Bachelard lorsque celui-ci disait que la science était utile parce que juste et non juste parce qu'utile. Il en va de même pour les sciences sociales : si elles nous font parfois "exploser le monde à la figure", comme le dit François Dubet, il ne faut surêment pas le prendre mal. C'est dans ce genre de situation, lorsque les certitudes vacillent ou s'écroulent, que l'on a le plus de chances d'apprendre quelque chose.

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Sauvons Obstinément la Sociologie !

Peu de temps pour bloguer ces derniers temps, mais je reviens progressivement sur le terrain, maintenant qu'une partie des copies est passée.... Il me faut donc commencer par signaler, pour ceux qui ne l'auraient pas encore vu, le communiqué de l'Association Française de Sociologie, intitulé "Sauvons Obstinément la Sociologie".


Un point qui me semble particulièrement important :

la garantie d’indépendance des enseignements et des recherches vis-à-vis des pouvoirs politiques et économiques. Une telle garantie est cruciale pour la survie d’une discipline davantage sollicitée comme gestionnaire du social à l’usage des décideurs que comme pratique de dévoilement à destination de tous les publics.


En deux phrases, les enjeux les plus importants aujourd'hui de la science en général et de la sociologie en particulier. On ne dira jamais à quel point la science, la bonne s'entend, est avant tout une possibilité sociale, le résultat d'une organisation particulière qu'il est important de défendre. Et, de même, on n'insistera jamais assez sur le fait que la sociologie ne peut définir son utilité seulement en terme d'aide à la décision, mais qu'elle s'adresse à tous, et ne parvient jamais tant à changer les choses que lorsqu'elle ne s'adresse pas qu'aux gouvernants, mais à tous.

Au passage, si le blog Agora/Sciences Sociales n'est pas encore dans vos flux RSS, c'est le moment de réparer cette (grave) erreur.

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