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Le capitalisme aliéné

La campagne électorale tire sur sa fin - il était temps, cela faisait cinq ans qu'elle durait. Les arguments échangés n'y ont jamais été très intéressants, mais les derniers lancés dans la bataille semblent réaliser l'exploit d'être pire encore. "Chaos", "été meurtrier", "scénario à la grecque" ou "à l'espagnole" (avec ou sans tapas ?), fuite des cerveaux ou de ce qui en tient lieu... : voilà ce que l'on nous promet si François Hollande parvient à la présidence. Loin de moi l'idée de soutenir le candidat socialiste : ce blog demeurera neutre jusqu'au bout, un travail facile dans une campagne qui n'a jamais été intéressante. Ces promesses catastrophiques en rappellent cependant d'autres, et la comparaison entre les deux nous dit peut être quelque chose...



En 1981, on nous promettait les chars soviétiques à Paris si, par malheur, François Mitterand était élu. Aujourd'hui, c'est la tornade financière qui menace de nous emporter si jamais le candidat socialiste parvient au pouvoir. Le problème n'est pas tellement l'usage permanent de la peur dans les procédés rhétoriques de la politique. Après tout, identifier l'élection d'un candidat de droite avec le retour du nazisme est un argument qui a pu être usé par l'autre camp. Quand les positions se radicalisent, il faut s'attendre à ce genre de jeu, même s'il faut regretter que cela se fasse au détriment d'un débat un peu plus intéressant - on peut se demander s'il est nécessaire d'en venir à de telles extrémités pour galvaniser les foules, surtout lorsque la répétition des annonces apocalyptiques finissent par les vider de leur sens, ou faire oublier des critiques plus profondes.

Le problème réside bien ailleurs : le dilemme qui était posé en 1981 présentait le capitalisme comme paré de toutes les vertus contre la menace du communisme ; celui que l'on nous sert aujourd'hui est de nature toute différente. Il place l'incarnation même du capitalisme - les "marchés financiers", les agences de notations, etc. - comme nouvel avatar de la menace venue de l'extérieur. C'est eux, et c'est donc lui, le capitalisme, qui menace le pays qui ne ferait pas le bon choix. L'enjeu n'est pas de rester dans le système qui proposerait le plus de libertés et le plus de richesses, mais de s'assurer que l'on ne chutera pas plus bas. Nous ne sommes plus cernés par le communisme, mais par le capitalisme lui-même.

Une telle argumentation, venue de ceux qui pourtant défendent, pour le dire vite, le système, est finalement étrange. Elle se comprend mieux lorsque l'on note que l'usage même du terme "capitalisme" provient toujours du même camp - la gauche. Autrement dit, le capitalisme trouve des critiques pour en pointer les faiblesses et les limites, mais pas de défenseurs pour en dire les vertus et les avantages. Ce champ-là a été déserté, balayé par l'évidence de la crise et l'absence de solutions. Les promesses de "moralisation du capitalisme" sont finalement assez vite tombée dans l'oubli.

De cela, on peut dire au moins deux choses. Premièrement, le système économique dans lequel nous vivons semble nous être devenu à ce point étranger que nous le voyons comme une menace extérieure, semblable à celle qu'incarner hier le système dans lequel nous ne vivions pas. Les termes même de l'aliénation semblent s'être inversés. Difficile de se souvenir que ce système repose d'abord sur nous-mêmes, que c'est nous qui le faisons. C'est cette étrangeté qui permet aussi bien à ses critiques de le désigner comme un adversaire qu'à ses défenseurs de le décrire comme un juge de nos choix. Dans les deux cas, pour que l'opération soit possible, le capitalisme, même lorsqu'il ne porte pas ce nom mais s'appelle "marchés" ou "agences de notation", se doit d'être une force extérieure.

Deuxièmement, les sociologues spécialistes des conflits et des mouvements sociaux ont depuis un certain temps soulignés l'émergence de mouvements "défensifs" : des mobilisations qui visent moins à obtenir une transformation de la société, à proposer un nouveau modèle ou une nouvelle orientation, qu'à défendre l'existant, et notamment les statuts sociaux menacés par la mondialisation et les transformations économiques. On peut se reporter au chapitre consacré à cette question par Lapeyronnie et Hénaux dans cet ouvrage. Alain Touraine va même plus loin puisqu'il parle carrément "d'anti-mouvements sociaux" pour désigner certaines mobilisations qui visent moins à transformer la société qu'en la maintenir en l'état : c'est ainsi qu'il désigne, en tout cas, les grèves de 1995 - on lui laissera la responsabilité de la portée normative de l'expression. De tels mouvements ont souvent pu faire l'objet de dénonciations véhémentes de certains, et particulièrement de ceux qui, traditionnellement, défendent le capitalisme et ses transformations - que l'on se souvienne du débat sur les retraites...

Or qu'en est-il aujourd'hui de cette prophétie d'un feu divin des marchés sur le pays qui ferait le mauvais choix politique ? Il s'agit là aussi de trouver un moyen de défendre des statuts contre une menace extérieure. Certes la stratégie est différente, mais on ne promet pas plus une transformation de la société, une évolution positive qui promettrait quelque chose de "plus", sous quelques formes que ce soit. Les mouvements qui portent le capitalisme seraient-ils devenus des "anti-mouvements sociaux", finalement aussi "conservateurs" que les adversaires qu'ils se plaisent à désigner sous ce terme ? La critique, souvent ironique et pleine de sarcasmes, d'une gauche sans projet, orpheline d'un communisme posé en alternative, incapable d'en trouver une autre, peine finalement à cacher que la droite ne va pas beaucoup mieux : elle non plus, finalement, ne promet rien de bien positif, si ce n'est que l'on ne perde pas trop - les sacrifices pour éviter la peste. C'est finalement peut être pour cela que la campagne est si peu excitante.
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A poil camarade, le vieux monde est derrière toi

Et pour faire face au capitalisme tout puissant et à la finance devenue folle, ils se déshabillèrent dans la rue... Et ils ne furent pas les premiers à le faire, et ils ne furent pas non plus les derniers. Se foutre à poil : voilà une méthode de protestation qui fait florès dans les différents mouvements sociaux, des enseignants en colère aux manifestants altermondialistes, des féministes aux amis des animaux. Une méthode de plus versée au répertoire des actions possibles ? "Répertoire" ? "Action collective" ? Hum, my sociological sense is tingling...

Se dénuder pour protester contre quelque chose n'est en soi pas complètement nouveau. On en trouve déjà une trace dans la fameuse campagne "Plutôt à poil qu'à fourrure" de l'association de défense des animaux PETA : mettre des tops-models ou des actrices célèbres et jolies nues face au photographe pour protester contre l'utilisation de la fourrure animale.


Mais bien d'autres mouvements ont repris cette topique. Ce qui est intéressant, c'est que si l'on pouvait trouver une justification directe dans la campagne de la PETA - puisque celle-ci portait sur la question des vêtements finalement - l'utilisation de la nudité est souvent plus métaphorique. Dans le cas du strip-tease organisé par l'association Oxfam dans le cadre des manifestations autour du G20 de Nice, il est même nécessaire de bien lire les explications pour comprendre de quoi il s'agit (et encore, ce n'est pas d'une clarté cristalline je trouve) :

« L’idée de ce strip-tease est de montrer que la mise en place d’une taxe de 0,05 % sur les transactions financières que nous revendiquons, c’est un petit chiffre qui changerait beaucoup de choses », explique Magali Rubino, d’Oxfam France, jointe hier par « Le Progrès ».

Photo empruntée ici.

On peut aussi penser au calendrier des "profs dépouillés" qui a fait, il y a quelques temps, le tour du petit monde de l'éducation. Là encore, l'usage de la nudité, d'ailleurs assez bien contrôlée - n'espérez pas vous rincer l’œil, bande de pervers - est tout métaphorique : il s'agit de dénoncer les manques de moyens dont souffre notre belle Education Nationale.


Enfin, toujours dans l'actualité brûlante du moment, on peut noter ces féministes ukrainiennes qui, grimées en femmes de chambre tendance "hentaï", s'en sont pris au domicile de DSK pour protester contre le sexisme et les violences faites aux femmes. Là encore, le happening s'est terminée sur le dévoilement de la poitrine de ces dames, ce qui semble être une habitude du mouvement auxquelles elles appartiennent.


Sur ce dernier exemple, on pourrait discuter longuement de la pertinence de ce genre d'opération par rapport à ce que défendent ces femmes, en particulier quand un journaliste peut finir un article par "Mais avec de tels arguments, il est certain que les féministes se sont bien fait entendre" (ben oui, on va quand même pas se mettre à écouter les moches non plus...).

Il y aurait d'autres exemples à donner : en 2009, Baptiste Coulmont évoquait les opérations "seins nus" dans les piscines orchestrées par certains groupes de femmes, et à peu près à la même époque, des Mexicains se deshabillaient pour protester contre la privatisation de l'entreprise pétrolière nationale...

On peut voir apparaître des points communs et des différences entre ceux relevés ci-dessus. Premier point commun : la nudité protestataire semble toujours collective. On ne se met pas à poil seul : cela se fait en groupe, soit de façon directe lorsqu'il s'agit d'un strip-tease collective, soit de façon indirecte en reproduisant un geste déjà fait par d'autres et en s'inscrivant, donc, dans le même mouvement. Deuxième point commun : la nudité protestataire fait l'objet d'une certaine retenue. On ne montre pas tout, quitte à se contorsionner un peu ou à trouver quelques accessoires pour cela. Même nos féministes ukrainiennes, si elles en montrent plus que les autres, ne vont finalement pas beaucoup plus loin que ceux que font quelques milliers de femmes chaque année sur les plages : dévoiler leurs poitrines. Dévoilement qui, de toutes façons, se heurte au floutage journalistique, ouf, la morale est sauve...

Cette première retenue se recoupe sans doute d'une seconde. Jean-Claude Kaufmann avait analysé les enjeux autour des seins nus sur les plages : il y montrait notamment que, derrière l'apparente liberté et hédonisme affichée par la pratique, se jouait en fait un fort contrôle social. Pour qu'une femme ôte le haut de son maillot, encore fallait-il qu'elle se "sente à l'aise", ce qui voulait dire avoir le sentiment que son corps était acceptable pour les autres et surtout pour les hommes. Ces derniers, regardant sans regarder, ne se privaient pas de jugement sur ce que devait être le sein méritant publicité. Il y a fort à parier que le même genre de mécanisme est à l’œuvre lorsqu'il s'agit de montrer son corps à des fins politiques : l'engagement pour la cause peut être minoré par l'engagement dans le regard des autres, particulièrement ceux dont on se soucie le plus du regard... D'ailleurs, sur les photos des Robins des Bois d'Oxfam, si les corps ne sont pas tous identiques, tout au moins peuvent-ils se targuer d'une certaine jeunesse. Et je suis prêt à parier que si les retraités avaient recourus à un tel happening au moment où ils défilaient l'accueil n'aurait pas été le même dans le public... Et rien ne dit que ces enjeux soient les mêmes pour les hommes et pour les femmes.

Pour autant, les différences sont nombreuses, et elles portent principalement sur la logique qu'il y a derrière ces différentes opérations. Analyse classique et intuitive : présenter son corps nu est un moyen d'attirer une attention médiatique rare, un moyen de "faire parler", d'attirer l'attention, etc. Il est vrai que, pris dans une économie médiatique resserrée, les mouvements protestataires sont en concurrence pour l'accès aux grands moyens de communication. Mais cette analyse n'éclaire pas complètement tous les cas cités. Elle vaut surtout pour ceux - et surtout celles - qui ont un capital particulier à investir dans l'action : capital de popularité pour les actrices de la Peta ou capital "érotique" - faute de meilleur mot - pour les féministes ukrainiennes... Pour les enseignants, si l'objectif est bien d'attirer l'attention, c'est moins la nudité en elle-même qui est utilisée, d'autant plus qu'elle est bien dissimulé, que le geste de "dépouillement" lui-même. Et pour les Robins des Bois d'Oxfam, il est difficile de penser que l'excitation sexuelle soit un ressort bien utile.

Les limites d'une telle explication se renforcent si l'on prend en compte le fait que la nudité est une arme à double tranchant. Elle peut tout autant permettre qu'interdire l'accès à une arène médiatique qui reste, quoi qu'on en dise, soumise à des normes de décence minimale. La nudité attire donc d'autant plus l'attention que l'on a quelque chose d'autre pour motiver le spectateur à aller au-delà de ce qu'il peut trouver dans les grands médias : on est sans doute prêt à rechercher une photo dénudée d'une célébrité (même si je n'ai pas d'explication rationnelle concernant Eve Angeli), pas forcément lorsqu'il s'agit d'une bande d'anonyme dans la rue... En outre, si on veut aller par là, il existe bien d'autres moyens d'attirer l'attention médiatique : les happenings sont multiples et peuvent être plus marquant que la nudité, Act'Up l'a bien montré. Le strip-tease est peut-être un happening du "pauvre" : il n'a finalement un coût de préparation et d'organisation tout minimal... Mais il ne semble pas non plus pouvoir engranger des gains bien importants : lorsque j'ai voulu trouver une photo du strip-tease d'Oxfam, je n'ai rien trouvé dans les médias classiques, si ce n'est quelques lignes évoquant la chose, et c'est vers uns site de l'association elle-même que j'ai dû me tourner.

L'usage de la nudité ne résulte donc pas d'un calcul rationnel visant à maximiser l'efficacité de la protestation. C'est déjà toujours bon de le rappeler. Il semble plutôt que cette pratique ait rejoint ce que Charles Tilly appelle le "répertoire d'action collective" : lorsqu'ils veulent se lancer dans une entreprise protestataire, les acteurs puisent dans un ensemble de pratiques disponibles de la même façon que les acteurs de la commerdia dell'arte puisaient dans un répertoire de rôles et de situations prédéfinies. La notion est importante : elle établit notamment que les formes que prend les protestations a une histoire propre, que l'on ne peut rabattre sur d'autres dimensions. La façon dont s'organisent les mouvements protestataires n'est pas un pur décalque des opportunités qui leur sont offertes. Ces formes évoluent dans le temps, soit par une modification des conditions de la protestation - l'introduction du suffrage universel a contribué à massifier les formes de la protestation, incitant à faire de la manifestation un pseudo-suffrage - soit par la dynamique interne des formes de protestation - ce qui semble plus être le cas de figure qui nous intéresse ici. Le fait que la nudité et le déshabillage rejoignent les formes auxquels les protestataires estiment pouvoir avoir recours - même s'ils ne le font ni tous ni systématiquement - nous dit quelque chose de l'état des conflits et des mouvements sociaux dans nos sociétés.

Ce que relève Charles Tilly, c'est une évolution du XIXème au XXème siècle d'un répertoire "localisé et patronné" vers un répertoire "national et autonome". En simplifiant un peu, les protestations du XIXème, héritées en fait du XVIIIème, s'adressaient à des "patrons", notables et autres puissants dont on cherchait le soutien contre d'autres dans un cadre local, en particulier lors de fêtes et d'assemblées publiques, et centré sur les lieux et demeures de ceux que l'on estimait fautif. Le charivari, l'exercice direct de la violence, l'invasion étaient les formes préférées. Au contraire, le répertoire du XXème, hérité, donc, d'évolutions qui ont cours dès le XIXème (oui, c'est de l'histoire, les évolutions ne sont pas simples, il faut vous y faire), privilégie les grèves et les manifestation : on ne recherche plus le soutien d'un puissant contre une autre mais on s'organise soi-même, et on intervient sur les institutions publiques du pouvoir plutôt que par la subversion d'autres espaces. Autrement dit, apparaît un véritable mouvement social autonome, qui prend place dans le cadre privilégié de l'Etat nation.

Sans doute introduite par l'importance croissante des médias dans les opérations protestataires, la pratique du dénudément public se range de ce point de vue dans une première évolution du répertoire d'action collective qui privilégie les happenings de toutes sortes. On peut l'interpréter comme un approfondissement de l'autonomisation du mouvement social, qui tend vers une spécialisation de certains acteurs non seulement dans son animation, mais aussi dans sa pratique : de petits groupes actifs ne se contentent plus de planifier la mobilisation d'un grand nombre de personnes mais sont directement la mobilisation. Se déshabiller pour la cause, c'est aussi montrer son engagement personnel dans celle-ci, pas seulement en vue d'un public, mais aussi vis-à-vis de ses compagnons de lutte. L'exercice pourrait bien signifier un certain refermement des mouvements protestataires sur eux-mêmes. Il tend peut-être moins à convaincre les autres qu'à rassembler le groupe.

Une deuxième chose apparaît : luttant contre des "logiques" (néolibérales essentiellement) à qui il n'est pas toujours facile de donner un visage précis, on est bien à peine de savoir quoi faire et plus encore de le dire. Si ce n'est, la plupart du temps, se mobiliser, lutter, manifester. Soit l'on n'a pas de solutions précises à proposer, soit l'on ne sait pas à qui se vouer pour l'obtenir - quelles personnes soutenir pour obtenir les changements désirés au G20 ? - soit il faut avant tout que la "masse" prenne conscience du problème et agisse - en arrêtant d'acheter de la fourrure, en cessant d'être sexiste, en rejoignant les "indignés", etc. L'action protestataire ne propose en fait pas grand chose de plus que sa propre poursuite. Donc pourquoi ne pas se déshabiller ? La protestation se nourrit elle-même de sa propre action, le déshabillage est une fuite en avant pour "faire quelque chose".

C'est peut-être de cela dont témoigne le plus le recours courant à la nudité protestataire : d'une autonomisation finalement radicale des mouvements sociaux, reposant sur leurs propres forces et se prenant comme propres fins. Derrière le côté bon enfant de la pratique, il y a quelque chose qui est beaucoup moins rigolo. Peut-être bien une crise la protestation...
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Le retour des contradictions du capitalisme

Le Global Sociology Blog l'annonce : la guerre des classes est là et elle est globale. Les révoltes dans le monde arabe ont été déclenchées par les difficultés économiques présentes, à savoir le retour de la spéculation sur les denrées alimentaires et l'augmentation des prix qui en découle. Cette pression économique sur les individus se retrouve ailleurs, y compris dans la grogne anglaise contre l'austérité prônée par le gouvernement conservateur - et je ne parle même pas de la Grèce. Une révolution globale, ou même simplement dans les pays occidentaux, n'est sans doute pas à l'ordre du jour. Mais on peut au moins saisir l'occasion de repenser un peu aux contradictions du capitalisme.

Qu'est-ce que le capitalisme ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de le discuter (les plus vigilants lecteurs auront noté que cette question fait partie de mes préoccupations récurrentes), le capitalisme est avant tout un monde de comportement. Plus qu'un ensemble d'institution, plus qu'une organisation économique, plus encore qu'une organisation sociale, il s'agit d'une façon de penser et de voir l'homme et le monde qui s'inscrit très profondément en nous. Voir les choses comme des marchandises, penser l'action humaine comme motivé avant tout par le profit, rechercher rationnellement la plus grande satisfaction possible : c'est tout cela qui est au cœur du capitalisme. Et si nous ne correspondant pas tous à cet homo oeconomicus que l'on voudrait nous faire croire universel et naturel, tout au moins avons-nous quelques difficultés à nous défaire totalement de ce mode de pensée.

Approcher le capitalisme de cette façon peut avoir quelque chose d'a priori étonnant : où sont les marchés, les entreprises et le capital lui-même que l'on attribue généralement à ce système économique ? En fait, tous ces éléments sont à la fois des émanations de cette mentalité de marché - l'entreprise capitaliste n'est que la mise en œuvre de la recherche rationnelle du profit maximum par exemple - et des institutions qui forment cette même mentalité - à force d'être pris dans des marchés, nous finissons par penser marché...

C'est donc que le contenu de cette mentalité et de ces évolutions est essentielle pour comprendre les évolutions du capitalisme. Les conceptions que l'on se donne à un moment donné des bons comportements amène à des comportements qui eux-mêmes modèlent le monde. Ainsi le sociologue américain Neil Fligstein a longuement soutenu que l'approche de la "shareholder value", c'est-à-dire les principes qui dictent aux entreprises de chercher à maximiser la valeur boursière que peuvent retirer leurs actionnaires, a été la principale force de transformation du capitalisme. Dans un article de 2007 écrit en collaboration avec Taekjin Shin, il tente de montrer comment cette théorie manageriale a transformé l'économie américaine entre 1984 et 2000. Sans entrer dans les détails de la démonstration, les auteurs parviennent à montrer que la mise en oeuvre des stratégies attachées à la shareholder value - fusions-acquisitions, plans sociaux, etc. - n'étaient pas tant des réponses cohérentes aux problèmes rencontrer par les entreprises et n'ont pas donné les résultats attendus. Pourquoi les poursuivre alors ?

Cela suggère que les fusions et les licenciements sont plutôt de nature rituelle et mimétique et ne produisent pas de résultats efficients. (Ma traduction)

Il s'agit donc avant tout d'une croyance : la mentalité de marché n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est un produit historique dont le contenu évolue avec le temps. Dans les années 80 et 90, la shareholder valuer allait de soi... Et il semble bien qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui.

Elle ne fut pas sans conséquence pour autant. Fligstein et Shilt montre aussi que ces politiques ont conduit à l'introduction et au développement de l'informatique comme outils de travail dans les entreprises, en vue de réduire les coûts de main-d'œuvre. C'est là sans doute l'un des résultats les plus frappants : l'informatisation de l'économie n'était ni une continuation naturelle, ni la mise en œuvre efficace d'une innovation, mais est également lié aux incitations propres du business américain de l'époque. Elle n'est pas arrivée de l'extérieur pour s'imposer naturellement : l'informatique a profité d'un état d'esprit favorable à l'intérieur même des entreprises.

Mais une conclusion particulièrement intéressante de l'article réside dans la façon dont cette shareholder value a affecté la façon dont les travailleurs ont été considéré :

Nos résultats montrent que les efforts pour faire plus de profits se sont concentrés sur l'utilisation des fusions, des licenciements et de l'informatisation pour réorganiser et exclure la main-d'œuvre syndiquée. Les données suggèrent que les travailleurs ont très certainement été traité moins comme des parties prenantes (stakeholders) et plus comme des facteurs de production. (Ma traduction toujours)

La marchandisation du travail : vieux thème qui se retrouve aussi bien chez Marx que chez Polanyi. Les deux auteurs d'ailleurs concluent en précisant deux interprétations possibles - et non contradictoires - de leurs résultats : une inspirée de la théorie de l'agence plutôt optimiste, l'autre...

Une approche plus critique (peut-être plus marxiste) verrait cela et dirait que la théorie de la "shareholder value" est une forme de renouveau de la lutte des classes. Les propriétaires et les managers du capital ont décidé de briser systématiquement les syndicats et d'investir dans les ordinateurs en vue de faire des profits.

Comment ne pas penser dès lors aux contradictions du capitalisme que décrivait Marx ? Selon lui, l'accumulation du capital allait se heurter à un mur : en réduisant la part du travail dans la combinaison productive, elle ne pouvait conduire qu'à une "baisse tendancielle du taux de profit" qui emporterait le système. Sans reprendre cette idée qui s'appuie sur la théorie de la valeur travail, on peut noter que le capitalisme contemporain a effectivement eu pour conséquence de dé-qualifier et de désorganiser une partie importante du travail, la ravalant au rang de simple facteur de production.

Dans le même temps, le capitalisme a promis à tous un accomplissement dans le travail. C'est que pour répondre à la critique du travail déshumanisant des années 70, il a fallut que l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire les justifications qui poussent les individus à adopter les comportements adéquats, se modifie : c'est ce qu'ont soutenu Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ils soulignaient par là la plasticité du capitalisme, sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites pour continuer à se développer. Je me suis longtemps moi-même reposé sur une telle analyse. Il m'apparaît aujourd'hui plus clairement que, pour juste qu'elle soit, elle doit être compléter en soulignant les contradictions qui existent entre ces promesses qui ont permis de rendre le capitalisme légitime et la réalité de son extension. La distance entre les deux - promesses de démocratie, de liberté et d'accomplissement d'une part, réalité du creusement des inégalités, de l'accommodation avec les dictatures et de certaines formes d'aliénation d'autre part - est sans doute pour beaucoup dans le retour de cette lutte classe, à un niveau global qui plus est, que signale le Global Sociology Blog. Voilà les contradictions auxquelles le capitalisme doit aujourd'hui faire face.

Reste que l'avenir n'est pas forcément celui du grand soir. Car comme on l'aura compris, le capitalisme, parce qu'il est inscrit profondément dans les hommes eux-mêmes, ne souffre peut-être pas tant que ça de ses propres contradictions. Les protestataires ne souhaitent après tout pas forcément autre chose que la réalisation des promesses qui leur sont faites. Simmel l'avait bien compris : un conflit lie entre eux les belligérants, car ceux-ci doivent au moins être d'accord sur les enjeux de la lutte. La lutte des classes se fait donc entre des individus et des groupes qui, d'une façon ou d'une autre, sont profondément travaillés par le capitalisme. Si le capitalisme engendre des conflits, il n'est pas dit que ceux-ci soient forcément tournés contre sa propre logique. C'est peut-être cela qui fait sa force.
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Les jeunes sont dans la rue parce qu'ils sont à l'école

Les jeunes - comprenez les lycéens et les étudiants - rejoignent peu à peu le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, et cela inquiète apparemment tant les différents médias que le gouvernement. Peut-être ces derniers ont-ils lu cet ancien billet précisant que, plus que le nombre de protestataires, c'est la variété de ceux-ci qui fait leur force ? Toujours est-il que les accusations de "manipulation" de la jeunesse refont florès. Il faudrait pourtant se pencher plus sérieusement sur les causes de la récurrence des humeurs protestataires chez les lycéens et les étudiants.

Les manifestations de lycéens et d'étudiants sont, en France, un phénomène plus que récurrent : j'ai moi-même battu le pavé dans mon jeune temps (ah, you have to be there comme disent les Français qui se la jouent anglophones), et c'était déjà une longue tradition. Les différentes réformes de l'éducation nationale, que ce soit Haby, Allègre, Darcos, Châtel ou autre, les dispositions relatives à l'entrée dans la vie active comme le CPE, ou des questions politiques plus générales, du 21 avril 2002 à l'actuelle réforme des retraites : la jeunesse ne manque pas de raison de descendre dans la rue. Comme on peut le voir, celles-ci sont loin de se limiter aux questions qui "touchent" directement les jeunes citoyens, et ces manifestations rythment la vie politique française presque aussi sûrement que les élections présidentielles.

La récurrence du phénomène implique la récurrence des explications, lesquelles jouent généralement le rôle d'armes de légitimation ou de délégitimation des mouvements en question. Classiquement, le gouvernement accuse ses adversaires de "manipuler" la fraîche jeunesse. Argument qui ne cesse de me fasciner puisque, généralement, il est professé par ceux qui déplorent que les enseignants n'aient plus aucune autorité sur les gamins : apparemment, ils ne nous écoutent plus, sauf quand il s'agit de manifester. De l'autre côté, ces manifestations ne sont pas seulement accueillies avec bienveillance parce qu'elles soutiennent des idées populaires, mais aussi parce que l'on a l'impression qu'il "faut bien que jeunesse se passe". L'explication par les "hormones" n'est jamais loin, et la condescendance envers les jeunes est toujours au coin de la rue : "ah, folle jeunesse...".

Une explication beaucoup plus puissante consiste à regarder ce que les conditions de vie et d'existence des jeunes peut nous apprendre sur les origines de ces mouvements. Pour cela, il n'est pas inintéressant de regarder comment les choses se passent ailleurs, y compris dans un pays qui ne connaît pas des épisodes protestataires à un rythme aussi régulier.

Dans son ouvrage Freaks, Geeks and Cool Kids (2004), Murray Milner Jr. cherche à comprendre les origines de ce qu'il appelle le "système de caste" des high schools américaines. Ceux-ci sont en effet structurés par des groupes de statut bien marqués et hiérarchisés : on est "cool" ou on est un "geek" ou un "freak", d'autres statuts s'intercalant entre ces différents extrêmes. En un mot, comme en témoigne de nombreux films et séries qui euphémisent plus ou moins la violence symbolique inhérente à ce système (cette vidéo est assez intéressante de ce point de vue), les jeunes américains forment une société particulière avec ses dominants et ses dominés.

Pourquoi ce système existe-t-il ? Milner présente sa thèse dans les premières pages du livre. Elle est assez simple mais très intéressante : ce serait une conséquence logique de la façon dont la société, i.e. les adultes, gèrent les jeunes. Ces derniers disposent en effet d'un pouvoir extrèmement limité : ils ne décident pas de leur emploi du temps puisqu'on leur impose de participer à une activité - l'école - sans leur demander leur avis (même si "c'est pour leur bien") ; dans ce cadre, ils suivent des cours dont ils ne voient pas l'intérêt immédiat et dont ils ne perçoivent pas forcément la raison d'être ; ils sont soumis à toutes sortes d'épreuves, des examens jusqu'aux conditions d'entrée sur le marché du travail, sur lesquelles ils n'ont pratiquement aucune capacité d'action. Que leur reste-t-il comme marge de manœuvre ? Pas grand chose : les pratiques culturelles, le look, la musique, etc. Le développement d'une "culture jeune" qui rompt avec les attentes "normales" vis-à-vis des élèves et des étudiants, phénomène que Dominique Pasquier a brillamment étudié en France, serait donc le résultat de l'emprise scolaire qui pèsent sur eux : c'est là un moyen pour ces derniers de manifester de leur liberté et de leur autonomie, de se construire une identité propre et non imposée de l'extérieur. En témoigne, de l'autre côté de l'Atlantique, la délégitimation progressive des figures les plus "scolaires" comme le capitaine de l'équipe de foot et la chef des cheerleaders, et de ce côté, l'extension de la culture populaire dans toutes les strates de la société.

Mais ne pourrait-on pas penser qu'en France, ce même phénomène - l'emprise de la forme scolaire sur la jeunesse - a des conséquences sensiblement différentes ? Il est possible que la récurrence des manifestations lycéennes et étudiantes trouve là une partie de son explication. Aller battre le pavé, c'est un moyen pour les jeunes de "reprendre la main" sur leur propre vie, de s'extraire, quelques heures durant, d'une institution où leur pouvoir est extrêmement limité pour faire preuve de leur indépendance, de leur liberté et de leur autonomie. On me dira sans doute que certains en profitent pour aller traîner dans les cafés... Justement : ils ne restent pas chez eux, ils vont occuper des espaces publics où ils peuvent se sentir "grands", "adultes", où ils peuvent, autrement dit, avoir un certain pouvoir. Autrement dit, si les jeunes sont (régulièrement) dans la rue, c'est parce qu'ils sont (la plupart du temps) à l'école.

Mais pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets que ceux étudiés par Milner ? Si un système de caste est également présent dans les lycéens français, et peut se manifester avec une violence comparable (j'en suis, malheureusement, régulièrement témoin), il semble a priori moins profondément structurant que ce qu'il peut en être aux Etats-Unis. La tentation est grande, dès lors, de pencher vers une explication plus ou moins culturaliste (surtout que c'est à la mode en ce moment) : la "culture française" serait plus disposée à l'expression protestataire et les jeunes ne feraient que s'y conformer.

Si cela n'est pas à exclure - et il faudrait notamment s'intéresser à la transmission d'un "savoir manifester" dans les familles - il semble cependant que l'on puisse approfondir un peu la réflexion sur la position sociale des jeunes. Céline Van de Velde soutient, à la suite d'une solide enquête, que la position des jeunes Français est caractérisée par le fait que ceux-ci se trouvent dans une société "à statut", où les études et les premiers pas dans la vie active détermine très fortement l'ensemble de la vie à venir des individus (Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe 2008). Dès lors, les jeunes sont sommés de "se placer", c'est-à-dire de trouver le plus vite possible une place à tenir dans la société : la pression sur les études est particulièrement forte, les choix effectués et les réussites obtenus ou les échecs subis étant ressentis comme définitifs et irréversibles. Pour les élèves issus des classes moyennes, plus ou moins déstabilisées par les évolutions économiques des dernières décennies, une subversion complète de l'ordre scolaire est donc difficile à assumer. Mais parallèlement, Van de Velde souligne que les mêmes jeunes sont incités à rechercher "l'épanouissement personnel", ce, je pense, tant par les médias que par leurs enseignants (on leur sérine ce refrain assez régulièrement). Les voilà donc pris dans une tension assez forte entre la nécessité de se placer et le désir de se réaliser, entre les contraintes d'une structure et la sommation à s'en extraire. Les manifestations régulières peuvent être considérés, au-delà des causes "accidentelles" qui les motivent - comme le produit de cette position structurelle.

Voilà donc une explication de la tendance "conflictuelle" d'une partie de la jeunesse française. Le même cadre n'est pas forcément inutile pour essayer de comprendre d'autres manifestations juveniles, comme les non moins récurrentes "émeutes de banlieue". Même si celles-ci présentent des spécificités remarquables, elles partagent avec les autres formes de protestations juvéniles le fait qu'elles expriment une volonté de prise de contrôle de la part d'un groupe privé de pouvoir, même si cette prise de contrôle n'emprunte ni les mêmes voies (la manifestation "en ordre" vs. la violence sauvage), ni les mêmes objectifs (l'agenda politique vs. le territoire). Il n'est donc pas à exclure qu'il y ait du conflit de générations dans ce à quoi l'on assiste aussi régulièrement...
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You say you want a revolution, Well you know...

Par le biais du blog Naked Capitalism, j'apprends que l'historien Simon Schama prédit la révolution en Europe et aux Etats-Unis si les coûts de la crise ne sont pas justement répartis entre les différents groupes sociaux. Yves Smith lui emboîte le pas, soulignant que les fortes inégalités et le "délitement du lien social" aux Etats-Unis promettent aussi leur lot de révoltes. Dans le cas de la France, il y a de bonnes raisons de penser que ce n'est pas une révolution qu'il faut attendre, mais quelque chose d'encore moins réjouissant, et qui rend encore plus pressant d'écouter Schama.

Pour ce que l'on peut en lire sur blog sus-nommé - l'article original est payant, Schama fait plus ou moins référence à la théorie de la frustration relative, développée par Ted Gurr (Why Men Rebel, 1970). En un mot, les individus ont d'autant plus de chances de se lancer dans une entreprise révolutionnaire, ont d'autant plus de chances de se rebeller sous diverses de formes, lorsqu'ils se trouvent dans une situation de frustration relative, c'est-à-dire qu'ils se trouvent dans une position inférieure à celle à laquelle ils estiment avoir droit.

Le terme de frustration relative est très important : il signifie l'importance des perceptions, comme le souligne Schama. Ce n'est pas tant la position objective des individus qui compte que la comparaison entre ce à quoi ils estiment avoir droit et ce qu'ils ont. Ainsi, si, dans une période d'amélioration générale de la situation d'un groupe, un petit événement vient ralentir cette amélioration sans opérer un total retour en arrière, alors la frustration relative sera plus forte et le passage à l'action d'autant plus probable. C'est plus ou moins ce qui s'est passé lors de la Révolution Française : la situation de la bourgeoisie s'améliorait tendanciellement, et il a suffit d'une petite crise économique pour mettre le feu aux poudres.

Qu'en est-il pour la France ? Depuis maintenant une longue période, les Français font face à des difficultés économiques importantes, que seule une petite embellie entre 1997 et 2001 est venue nuancer. A chaque fois d'une enquête vient s'intéresser à la perception de l'avenir, il apparaît que les Français sont parmi les plus pessimistes. On pourrait penser à priori que cette situation est propice à la mobilisation et à l'entrée en lutte. C'est en fait plus probablement l'inverse. La récurrence de cette situation amène plus à l'indolence politique qu'à l'effervescence révolutionnaire. De ce fait, la crise ne vient pas briser une tendance à l'amélioration de la situation, et les chances qu'elle débouche sur une mobilisation large sont d'autant plus faibles.

Pourtant, pourrait-on penser, son taux de chômage structurellement élevé devrait faire de la France une bonne candidate au changement radical, tant le nombre de "déçus du système" est important. Ce n'est en rien évident. On peut se souvenir ici de l'impressionnante analyse du chômage menée par Paul Lazarsfeld et son équipe, dans Les chômeurs de Marienthal (1932). Par une enquête d'une rare minutie menée dans un village autrichien frappé de plein fouet par une autre grande crise économique, les auteurs montraient que la première conséquence du chômage résidait dans la façon dont celui déstructure toutes les activités et, partant, toute la communauté. Les activités collectives - l'école, les associations, les fêtes jadis organisées par l'école - se réduisent, les chômeurs s'avèrent même incapable de donner un compte-rendu de leurs activités alors qu'elles étaient précédemment nombreuses et bien rythmées. Les activités militantes, en particulier, sont abandonnées. Les chômeurs semblent plus frappés d'apathie que de fièvre révolutionnaire.

A la fin de son ouvrage, Lazarsfeld s'avour cependant incapable de prédire ce que deviendra Marienthal : si la situation perdure, l'activité militante pourra-t-elle revenir ? Il n'en reste pas moins qu'il est difficile de dire que la révolte est la conséquence logique du chômage et de la pauvreté.

La désorganisation qu'entraîne de telles situations, et qui peut être une conséquence très marquées des crises économiques contemporaines sur les groupes les plus fragiles - ceux qui vivent déjà dans des situations précaires - peut cependant avoir d'autres effets. Deux analyses peuvent être ici utiles. Premièrement, celle d'Oberschall : celui-ci met l'accent sur les liens qui existent entre les groupes et les centres de pouvoir. On déplace ainsi l'analyse vers la forme que peuvent prendre les mobilisations. Moins un groupe a accès aux centres du pouvoir pour faire entendre ses revendications, plus il a des chances de recourir à des formes violentes de mobilisation.

Deuxième analyse d'importance : celle de Charles Tilly. Celui-ci distingue deux caractéristiques des groupes : la netness et la catness. La netness correspond au "réseau" (net) des relations entre individus, c'est-à-dire aux liens d'interconnaissance et à la sociabilité. La catness correspond aux identités objectives où sont placées les individus (category). Un groupe est d'autant plus apte à se mobiliser que sa catnet est forte, c'est-à-dire qu'il y a correspondance entre catness et netness.

Qu'est-ce que la crise vient faire là dedans ? Il y a de fortes chances qu'elle vienne réduire cette catnet : les individus au chômage ou en difficulté ne se conçoivent pas forcément comme une seule catégorie, et sont retirés à leurs anciennes identités ; leurs réseaux relationnels ne recouvrent certainement pas cette dite catégorie, surtout s'ils gardent espoir d'en sortir. Il devient difficile pour tous les acteurs désireux de construire une mobilisation organisée et dirigée vers un but précis de guider quelque chose qui ressemble à un mouvement social. Si la catness est forte, c'est-à-dire si les individus peuvent se trouver durablement assignés à certaines identités - par exemple par une ségrégation urbaine forte - alors la mobilisation a plus de chances de prendre des formes violentes. C'est ce qui s'est passé pour les "banlieues" : les réseaux d'interconnaissances (netnet), limité au quartier, ne correspondent pas à la catégorie globale, ce qui rend difficile une mobilisation globale et organisée de la jeunesse populaire.

Au final, une révolution est-elle à attendre ? Non, il ne semble pas. Des explosions ponctuelles de colère et de violence, éventuellement un rejet politique assez fort - l'ombre du 21 avril est toujours dans le coin - seraient des symptômes beaucoup plus probables. Cela ne rend l'avertissement de Schama que plus inquiétant : la répartition du "poids" de la crise est une question qui devra être traité avec le plus de justice possible...

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Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés plus tôt ?

Lors d'une précédente vague de suicide frappant à l'époque l'entreprise Renault et son Technocentre, j'avais mobilisé l'analyse durkheimienne pour expliquer ce qui se passait : les suicides témoignaient d'une difficulté à transformer les problèmes du travail en enjeux collectifs, les difficultés individuelles en conflits sociaux. Le problème résidait donc dans une conflictualisation insuffisante que les vagues de suicides et leurs traitements médiatiques pouvaient, peut-être, contribuer à faire émerger. Face aux derniers évenements documentés désormais au jour le jour, je n'ai rien à ajouter sur le fond de cette analyse. Mais le rappel des chiffres initié par Eco89, et qui tend à souligner que l'on ne se suicide pas tant que ça en ce moment à France Telecom, invite à reprendre la question sous un angle un peu différent. On semble en effet se poser désormais la question suivante : si les suicides témoignent vraiment d'un malaise au travail, pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de suicides, plus tôt, ou pourquoi n'ont-ils pas eu lieu ailleurs ? Cette question est très mal posée - et une bonne petite analyse sociologique va nous permettre de savoir pourquoi.



Eléments de sociologie des épidémies de suicides


On peut reprendre un cadre d'analyse que j'ai déjà utilisé sur un problème tout à fait différent : celui de Mark Granovetter à propos des effets de seuil. Petit rappel : dans les modèles de seuil que propose le sociologue américain, on considère que chaque individu n'adopte un comportement donnée qu'à la condition qu'un certain pourcentage des personnes situées proches de lui l'adopte préalablement. L'exemple de l'article original est celui des émeutes : si un individu a un seuil de 50%, il ne prendra part à une protestation collective violente qu'à partir du moment où  au moins 50% de ses proches seront rentrés dans la bataille. Comme le signale Granovetter, ce cadre théorique peut s'étendre à bien d'autres problèmes : la diffusion des innovations, les grèves, le vote, la réussite scolaire, la décision de quitter une réunion publique, l'immigration, les rumeurs et les maladies.

Ce dernier point suggère bien qu'il peut convenir à une pathologie comme le suicide. Il y a de bonnes raisons de penser qu'un individu donné à d'autant plus de chances de se suicider qu'un certain nombre de personnes autour de lui l'ont déjà fait. Empiriquement, on constate souvent qu'un suicide dans une organisation ou un lieu de vie collective est souvent suivi par d'autres actes similaires. Gabriel Tarde avait proposé d'expliquer cela par l'imitation, hypothèse qu'Emile Durkheim avait rejeté avec la toute première force, la trouvant inacceptable. La solution ici proposée ne consiste pas à un retour à Tarde : les individus ne se contentent pas d'imiter, ils trouvent simplement leurs actes facilités par le fait que d'autres les ont précédés.Le fait que les seuils soient différents d'une personne à l'autre permet de prendre en compte, justement, que l'imitation n'est pas mécanique. On peut envisager des cas où le seuil est égal à 0% ou même négatif : l'individu se suicide alors quoi qu'il arrive. Symétriquement, le seuil peut être supérieur à 100% : dans ces cas-là, l'individu ne se suicide jamais, même si tous ses proches le font.

On peut dès lors mieux comprendre la dynamique des vagues de suicides : chaque nouvel acte peut en entraîner un nouveau, puisqu'il peut atteindre le seuil d'un individu proche. L'intérêt d'un tel raisonnement est de souligner la fragilité d'une situation apparemment stable : il suffit qu'il arrive dans une organisation donnée un individu un peu plus sensible pour que se déclenche une vague importante de suicide. Imaginons qu'à France Telecom/Orange, à un moment T, on ait la répartition suivante en terme de seuil : aucun individu dont le seuil est de 0%, un quart de l'effectif réparti de façon régulière entre 0% (exclu) et 20%, puis tous les autres individus avec des seuils supérieurs à 30%. Cette situation est stable : personne n'a de raison de se suicider. Il suffit d'introduire un individu dont le seuil est de 0% - ou qu'un évenement exogène vienne abaisser le seuil du plus fragile - et alors immédiatement on a une vague de suicide qui couvre le quart de l'effectif total. Voilà notre vague de suicide.

Le lien entre suicide et conditions de travail

Que nous apprend ce raisonnement ? Que la question dont nous sommes parti, pour légitime qu'elle puisse sembler être, est plutôt mal posée. En effet, se demander pourquoi il n'y a pas eu de suicides plus tôt ou de suicides ailleurs ne permet pas de dire qu'il n'y a pas de liens entre les conditions de travail actuelles et les suicides, comme le suggèrent désormais beaucoup de commentateurs qui n'ont pas la prudence des journalistes d'Eco89. Cela revient en effet à supposer qu'il ne peut exister qu'un lien mécanique entre conditions de travail et suicides : s'il n'y a pas correspondance entre les deux, alors c'est qu'il n'y a pas de lien. La conclusion - les suicides sont sans rapports avec les conditions de travail - découle d'une hypothèse de base non explicitées et complément érronée : soit le rapport est total, soit il n'existe pas.

Ce que le raisonnement de Mark Granovetter nous permet de comprendre, c'est que entre une situation X et une réaction collective Y, les choses ne peuvent justement être mécaniques. Elles dépendent de la composition du groupe : il suffit d'une petite variation dans la distribution des seuils pour que le résultat soit totalement différent. Considérez un groupe de 100 personnes dont le seuil le plus bas est 0% et dont les autres se répartissent de façon linéaire jusqu'à 99%. Ce groupe est promis à une mort certaine par suicide collectif : le premier se suicide de toute façon, puis celui dont le seuil est de 1%, puis celui dont le seuil est de 2%, etc. Retirez maintenant l'individu dont le seuil est de 2% et remplacez-le par quelqu'un dont le seuil est de 3% : il n'y a plus que 2 suicides (celui dont le seuil est de 0%, celui dont le seuil est de 1%).

Ainsi, tout dépend de la distribution des différents seuils à un moment T : si les seuils sont mieux distribués pour la réaction "faire grève" que pour la réaction "se suicider", alors c'est une grève qui aura lieu et non une épidémie de suicide. La baisse des suicides chez France Telecom ne témoigne donc pas d'une amélioration de la situation de l'entreprise en termes de conditions de travail : elle peut très bien dépendre d'une simple variation dans la répartition du seuil du fait de l'épuisement des individus les plus sensibles ! De même, considérer que parce que l'on se suicide moins qu'ailleurs, c'est que les choses vont mieux, est également une erreur : tout dépend de la répartition des seuils ici et là.

Le normal et le pathologique

Reste donc un problème : l'analyse précédente, si elle permet de comprendre qu'une baisse ou une absence de suicide ne peut être imputé simplement à de meilleures conditions de travail, nous oblige également à dire qu'il n'est dès lors pas nécessaire qu'une augmentation des suicides signalent des conditions de travail plus mauvaises. Peut-on alors conserver l'idée que les suicides au travail, qu'une vague de suicide dans une entreprise, signale bel et bien un malaise ? En se reportant une fois de plus à Emile Durkheim, il y a de bonnes raisons de le penser. Cette fois, il est nécessaire de reprendre quelques cours de méthode en relisant le chapitre 3 des Règles de la méthode sociologique, deuxième grand ouvrage de Durkheim, paru en 1895. Ce chapitre s'intitule "Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique".

Voilà qui tombe à point nommé puisque c'est précisement ce que l'on essaye de savoir depuis un certain temps : la vague de suicide que la presse nous rapporte traduit-elle bel et bien un malaise, une maladie, une situation pathologique dans l'entreprise France Telecom, voire dans l'ensemble des entreprises ? C'est sur ce point d'analyse que s'affrontent désormais les acteurs : il s'agit de donner sens à ce qui se passe. Reposons donc la question de Durkheim en ouverture de son chapitre 3 : "La science dispose-t-elle de moyens qui permettent de faire cette distinction ?". Son objectif est de dépasser le simple affrontement idéologique pour poser une méthode scientifique permettant de repérer les états pathologiques de la société, comme le médecin distingue la maladie du fonctionnement sain du corps humain.

Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres de phénomène sociaux, la science sera en état d'éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode.

Quel critère retenir pour distinguer ainsi le normal et le pathologique ? Durkheim, après en avoir repoussé plusieurs, en propose un relativement simple qui s'applique aussi bien à l'individu qu'à la société : l'écart à la moyenne statistique.

Tout phénomène sociologique, comme, du reste, tout phénomène biologique, est susceptible, tout en restant essentiellement lui-même, de revêtir des formes différentes suivant les cas. Or, parmi ces formes, il en est de deux sortes. les uns sont générales dans toute l'étendue de l'espèce ; elles se retrouvent, sinon chez tous les individus, du moins chez la plupart d'entre eux, et si elles ne se répètent pas identiquement dans tous les cas où elles s'observent, mais varient d'un sujet à l'autre, ces variations sont comprises entre des limites très rapprochées. Il en est d'autres, au contraire, qui sont exceptionnelles ; non seulement elles ne se rencontret que chez la minorité, mais, là même où elles se produisent, il arrive le plus souvent qu'elles ne durent pas toute la vie de l'individu. Elles sont une exception dans le temps comme dans l'espace. [...] Nous appelerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques.

C'est donc l'écart à une norme propre à une espèce donnée qui va permettre de réperer une situation pathologique. Cette distinction a des conséquences fondamentales. Ainsi, Durkheim va considérer le crime comme un phénomène normal : celui-ci présente en effet une certaine régularité dans la plupart des sociétés. Il y occupe de plus deux fonctions importantes, ce qui permet de passer de la "normalité de fait" à la "normalité de droit" : il permet aux normes et aux règles d'être réaffirmées, et il peut introduire des innovations (c'est le cas du "crime" de Socrate). Pour autant, s'il venait à ce que les crimes deviennent trop nombreux par rapport à la normalité statitistique, ou s'il advenait que les crimes ne soient plus reprimés, on tomberait alors dans une situation pathologique, car s'écartant du type normal, du fonctionnement normal et courant de la société.

Quelles conséquences cela peut bien avoir sur la question des suicides à France Telecom ? Pour établir si la situation est ou non pathologique, il convient donc de la rapporter au "type normal", selon l'expression durkheimienne, à la moyenne statistique. Une épidemie, même brêve, de suicide témoigne bien d'un écart à la norme : elle est le symptôme d'un mal plus profond, anomie ou autre. L'analyse de Mark Granovetter vient utilement compléter cette définition en nous permettant de comprendre que ce symptôme ne sera pas forcément durable, du moins sous une forme donnée : les suicides peuvent se transformer par la suite en d'autres manifestations du malaise, dépressions, consultations auprès du médecin du travail, protestations et manifestations... Du coup, la baisse des suicides chez France Telecom témoigne peut-être plus d'une transformation des modes d'expression du malaise que d'une amélioration. Après tout, l'attention médiatique qui se porte sur cette entreprise peut venir modifier les seuils : certains individus se trouvent d'un seul coup un intérêt pour d'autres formes de mobilisation entraînant dans leur sillage d'autres personnes... Comme souvent, l'observation modifie l'objet observé.

Au final, il convient de prendre ces affaires de suicides avec la plus grande prudence : il ne faut pas nier les problèmes, ni les surestimer. Le rappel des chiffres est toujours utile, mais il ne doit pas contribuer à invisibiliser certains phénomènes. Les suicides sont un indicateur assez imparfait des conditions de vie d'un groupe : les épidémies ne peuvent être saisies seules, elles doivent être mises en rapport avec d'autres formes de symptômes. Et ce d'autant plus que la centration sur cette forme n'est pas dénuée d'ambiguité. Des études plus complètes doivent être menées, et c'est pour cela que l'on a besoin de sociologues. A bon entendeur.

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L'Europe a besoin de divisions

Les résultats des élections européennes sont sans ambage : c'est le parti de l'abstention qui arrive largement en tête. A tel point que les spéculations sur la place de tel ou tel parti me semble de faible portée. Par contre, les explications de cette abstention sont généralement peu satisfaisantes. En s'appuyant sur Georg Simmel, on peut avancer que ce dont manque l'Europe, c'est d'être suffisamment divisée.


Les explications généralement avancées dans les médias de l'abstention sont relativement simple : les électeurs ne perçoivent pas bien l'effet de leur vote, faute de visibilité et de puissance du Parlement européen dans la structure institutionnelle européenne, toujours aussi éloignée de ses citoyens. Derrière cette explication, il y a une hypothèse sous-jacente particulièrement forte : celle d'un électeur rationnel, dont la décision de vote répond avant tout sur l'utilité qu'il peut espérer retirer de son acte. Une telle hypothèse explique sans doute une part du problème, mais elle ne peut être exclusive. Ne serait-ce que parce que le Parlement européen a pu gagner des pouvoirs sans que cela n'affecte véritablement le mobilisation, bien au contraire.

Le problème en effet est également un problème de mobilisation : les individus s'inscrivent dans des groupes, des collectifs, dont certains sont politiques et qui doivent donc pouvoir mobiliser leurs électeurs. Force est de reconnaître que cela semble particulièrement difficile pour les élections européennes. Il n'est pas possible de mettre cela sur le compte d'un simple désintérêt des Français pour la politique : la dernière élection présidentielle a montré que ceux-ci étaient disposés à se mobiliser fortement. De même que le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel, vote portant alors également sur l'Europe.

Qu'est-ce qui différencie ces différentes élections ? L'élection présidentielle de 2007 s'est centré autour des personnalités de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal, l'un comme l'autre amenant tant des mobilisations enthousiastes que des rejets marqués. Le référendum de 2005 s'est construit progressivement autour d'une opposition d'une "société civile" à une "classe politique" consensuelle. Dans les deux cas, c'est la symbolique du conflit qui a rendu possible de haut niveau de mobilisation. Qu'importe que les oppositions soient réelles ou marquées : il a existé des narrations au cours de ces évenements construites autour d'oppositions et de désaccords importants.

Or, c'est le conflit qui manque à l'Europe. On pourra me répondre que ce n'est pas le cas : il existe bien un conflit central dans la narration de l'Europe, celle qui met en face à face les "pro" et les "anti". Mais justement ce conflit n'est pas au coeur de l'Europe, mais dans ses marges. Les "pro" européens ont toujours pris garde de le garder à cette place, posant les choses souvent de façon radicale ("critiquer une orientation de l'Europe, c'est refuser l'Europe..."). Dans le même temps, ils ont abandonner l'Europe à un narratif particulièrement amorphe, où les désaccords sont exclus par crainte que ceux-ci affaiblissent l'Europe. Rajoutons à cela que l'habitude du consensus s'est enracinée dans les pratiques des institutions européennes pendant la longue période où l'unamité a été une procédure suffisante de régulation.

Mais cette peur du conflit découle d'une mauvaise compréhension de la nature de celui-ci. On doit à Georg Simmel d'aoir souligné combien celui-ci est une "forme de socialisation", dans le sens où il est créateur de liens entre les individus et les groupes. Pour qu'il y ait conflit, il faut qu'il y ait un accord autour d'un enjeu commun, ce qui fait du conflit une forme de lien entre les belligérants. Ce point a d'ailleurs amené les sociologues tourainiens, comme Michel Wieviorka, a opposé le conflit à la violence, celle-ci découlant d'une insuffisante conflictualisation des désaccords. En refusant l'affrontement, c'est-à-dire le conflit, avec les anti, les pro-européens ont sans doute plus affaibli celle-ci qu'ils ne l'ont renforcé, car ils ont poussé les premiers à des formes d'argumentation plus radicales.

Le conflit est également producteur de liens au sein des groupes qui s'affrontent. Rappelons-nous que les périodes de fortes mobilisation politique ont également été les plus conflictuelles : à l'époque ou le Pari Communiste était encore en forme, celui-ci arrivait à mobiliser de façon importante parce qu'il proposait une narration particulièrement conflictuelle. En cas de conflits, les groupes se mobilisent sous la forme "d'unions sacrées", parce qu'il devient plus difficile pour un individu donné de refuser de prendre part à l'affrontement sans s'exposer au jugement de ses pairs. C'est sans doute ce qui manque le plus à l'Europe : de véritables conflits européens. Dans la campagne qui s'est menée en France, les conflits agitées ont essentiellement été des conflits nationaux : les enjeux européens ne sont jamais apparus clairement, et bien peu de partis y ont véritablement fait référence. Dès lors, difficile pour eux de mobiliser sur ce thème. C'est qu'ils n'ont su proposer de véritables narrations à un niveau supérieur, se contentant d'une mise en scène assez plate de l'Europe comme quelque chose d'important, sans que l'on sache trop pourquoi.

Au final, il ne suffira sans doute pas, pour mobiliser les électeurs, de promettre une Europe plus démocratique, plus proches des citoyens, plus ouverte - quoique cela soit sans doute nécessaire. Tocqueville défendait certes l'esprit de consensus comme l'une des dimensions importantes de la démocratie. Mais ce consensus signifie surtout l'acceptation des règles du jeu qui encadrent la prise de décisions, il ne dicte pas le contenu de ces décisions. Le conflit est donc une autre dimension indispensable de la démocratie. Il faudra donc accepter, un jour ou l'autre, de (re)mettre véritablement de la politique dans cette Europe, c'est-à-dire des désaccords, des affrontements, des conflits. Pour cela, il faudrait que l'Europe accepte de se mettre en danger, qu'elle n'hésite pas à se diviser et à montrer ses divisions, inévitable dans un projet aussi large et concernant autant de gens. L'entrée de la Turqui ne sera certainement pas un conflit suffisant pour faire vivre l'Europe dans l'avenir...

A lire aussi : l'analyse de Pierre Maura sur AgoraVox : "En France, l'Europe a perdu".

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L'ambiguité du lien marchand : Bd & licenciements

Quels rapports peut-il y avoir entre la pratique des dédicaces dans les bandes-dessinées et les déclarations des grévistes et des licenciés ? A priori aucun. Sauf une illustration de l"ambiguité du lien marchand, qui nous permet de mieux comprendre la violence des conflits sociaux qui se jouent en ce moment.



Y a-t-il pratique plus étrange que celle de la dédicace telle qu'elle s'est peu à peu institutionnalisée dans le monde de la bande-dessinée ? Elle consiste, lors de certains événements (sorties d'album, festivals, invitations de librairies...), à donner - le terme est important - un dessin réalisé sur le moment aux lecteurs ou à toute personne qui se présente.(c'est-à-dire y compris à des personnes qui ne connaissent pas la Bd, mais, le plus souvent, l'achète à cette occasion). A priori, ce don est gratuit : il dépend seulement de la bonne volonté du dessinateur, comme le rappelle le site de l'Association des Auteurs de Bandes-Dessinées :

Les auteurs sont là à titre gracieux, bénévolement, et ont beaucoup de plaisir à vous rencontrer. La dédicace n’est pas une obligation ni l’unique finalité de la rencontre. Les plus élémentaires règles de courtoisie sont de rigueur, même après une attente longue et peut-être pénible.


Pourtant, ce don revêt souvent un caractère obligatoire à partir du moment où le dessinateur est présent. Quiconque s'est déjà promené, même de façon occasionnelle, dans les allées d'un festival de BD a pu entrapercevoir les stratégies argumentatives que mobilisent les lecteurs pour obtenir leurs dédicaces - Obion nous en offre un petit résumé sur ces planches, en menant une comparaison avec un boucher. L'argument, souvent dénoncé par les auteurs, est toujours plus ou moins le même : "vous nous devez bien ça".

(Merci à Obion pour l'autorisation d'utiliser ce dessin)

Le choix d'Obion est intéressant : pourquoi la situation est-elle absurde avec un boucher ? Parce que le prix payé pour la saucisse, ou toute autre pièce de boucherie, dégage les deux parties de l'échange de toute autre obligation l'une envers l'autre. C'est le cas de tout échange marchand qui, dans l'idéal, peut même être parfaitement anonyme - ce qui devient le cas, par exemple, dans les achats alimentaires et ménagers sur Internet. Même lorsque l'on peut connaître l'identité de la personne avec qui on échange (par exemple, le patron de l'épicerie du quartier), même lorsque on est en interaction directe avec elle (par exemple, le caissier du supermarché), on ne s'entend pas à ce que l'achat d'un bien crée des droits ou des obligations au-delà de celles fixés par le contrat (explicite ou implicite) de cet échange.

Force est de reconnaître que cela ne s'applique pas à la bande-dessinée. Du point de vue de nombreux lecteurs, le fait qu'ils aient reçu, en échange de leur argent, un album de Bd ne suffit pas à éponger la dette qu'entretienne à leur égard les auteurs. Ceux-ci leur doivent encore quelque chose de plus, et même leur doivent quelque chose parce que ce sont eux "qui les font vivre" - un phénomène qui se retrouve chez d'autres artistes, notamment dans le monde de la musique. Pourquoi cette spécificité ? Elle n'a rien de propre à la Bd, mais s'applique à toutes les oeuvres de l'esprit, qu'il est toujours difficile pour nous, même à l'heure où la reproductibilité technique de l'oeuvre d'art n'a jamais été aussi grande, de penser comme des marchandises comme les autres. Les oeuvres de l'esprit, parce qu'elles sont l'émanation d'un individu particulier et non d'une organisation anonyme, sont toujours perçues, dans nos sociétés individualistes (c'est-à-dire qui valorise l'individu et son originalité) comme différente de tout autre produit du travail.

Ceci est d'autant plus vrai que les artistes eux-mêmes entretiennent cette spécificité de leurs productions, et refusent souvent de la voir ramener au rang de simple marchandise. Les auteurs de Bd peuvent bien se plaindre des réactions de leurs lecteurs : ils ne devraient pas oublier qu'ils entretiennent ce mythe de la spécificité des oeuvres artistiques. Ainsi, le très talentueux dessinateur Boulet stigmatise les "chasseurs de dédicaces" qui ne s'intéressent pas à l'oeuvre en ce qu'elle a de spécifique et, pire, s'attache avant tout à la valeur marchande du dessin obtenu (il est vrai qu'en la matière, certaines pratiques contestables se développent, comme en témoigne ce post de James). Le même se moque ailleurs, dans une note sur le festival d'Angoulême, des auteurs qui gèrent leurs séries comme une marque ou une entreprise.

Tout l'ambiguité du lien marchand est là : en théorie, et souvent d'un point de vue légal, il ne crée pas d'autres obligations que l'échange entre les partenaires ; dans les faits, c'est rarement le cas. S'y greffe le plus souvent une dimension "non-marchande". Le lien marchand crée des liens qui ne sont pas strictement marchands. Ainsi, chaque lecteur de Bd considère qu'il entretient un lien particulier avec l'auteur - on peut penser à Terry Pratchett expliquant que la plupart de ses lecteurs lui expliquent qu'ils sont les seuls à avoir vraiment compris ses romans... Parallèlement, les auteurs réclament aussi un lien particulier avec leur public, et c'est bien pour cela qu'ils acceptent de les rencontrer lors des dédicaces.

Il serait faux, cependant, de limiter cette analyse à celles des oeuvres d'art ou des productions de l'esprit. Rare sont les liens "purement" marchand. L'actualité nous en donne, en ce moment, des illustrations frappantes, au travers des manifestations et protestations des salariés licenciés. Il n'a pas été dur de relever, ces derniers temps, une nette radicalisation des conflits, essentiellement par le "retour" et la diffusion de la séquestration des managers ou des chefs d'entreprise comme mode d'expression du conflit. Pourtant, là aussi, nous avons affaire, en théorie, à un lien marchand : les travailleurs ont reçu, en échange de la mise à disposition de l'entreprise de leur force de travail, un salaire. La rupture du contrat, d'un point de vue juridique, n'a rien d'anormal. Evidemment, on peut penser que la violence découle de la menace de paupérisation qui pèse sur les salariés, et qu'elle est avant tout un moyen pour eux d'obtenir quelques avantages pous s'en protéger. Mais si on prête attention aux propos, guère nouveaux en la matière, des victimes de licenciement, on se rend compte qu'une autre dimension s'ajoute à celle-ci. Beaucoup de salariés se plaignent d'être licenciés après avoir tant "donné" à l'entreprise. Là encore, les mots sont importants. Dans le cadre d'un emploi, il semble que la rémunération offerte ne couvre pas l'ensemble de ce qui est échangé. Une part correspond à une autre forme d'échange, sans doute plus proche du don maussien. C'est-à-dire que les travailleurs donnent plus que ce que ne prévoit le contrat de travail (par exemple par une implication plus forte que nécessaire) et s'attendent en retour à recevoir de la reconnaissance, du respect, etc. : toutes choses qui ne passent pas par la monnaie.

La violence des salariés, la radicalité de leurs actions, ne s'expliquent dès lors pas seulement par un comportement de recherche de rentes, mais aussi par la violence que leur fait subir une rupture du cycle de don - le don maussien s'appuie sur une triple obligation de donner, recevoir et rendre - qui brise, en fait, un lien social important. On peut faire l'hypothèse que la radicalité sera proportionnelle à la fois à l'implication des salariés dans l'entreprise "hors contrat de travail" et au mépris ressenti lors de cette rupture de dons.

Que le marché crée des liens au-delà de l'échange, faut-il s'en réjouir ? Oui et non. D'un côté, ceux qui se désespèrent du "rouleau compresseur" du marché, qui y voient la mort prochaine des sociétés, devraient trouver quelques réconforts dans cette idée : la marchandisation totale est simplement impossible. Il est cependant possible que les plus militants de ceux-là aient quelques difficultés à accepter cette idée... D'un autre côté, il ne faudrait pas oublier que Marx lui-même voyait dans le marché quelque chose de libérateur : l'échange marchand a cette qualité qu'il nous libère, en théorie donc, d'autres obligations, familiales, communautaires ou autres, qui même "sociales" n'en sont pas moins contraignantes. On oublie trop souvent comment la solidarité villageoise, largement idéalisée, était aussi un puissant moyen de contrôle social, d'enfermement des individus, et qu'elle pouvait revêtir des formes très totalisantes, laissant peu de libertés. C'est ce qui se retrouve aujourd'hui dans certaines banlieues difficiles, où , contrairement à certaines caricatures, la solidarité est très forte mais où le contrôle par les pairs, et notamment celui des jeunes filles, est souvent tout à fait étouffant (on se reportera pour plus de précisions sur deux excellentes enquêtes ethnographiques : Coeur de Banlieue de David Lepoutre et 80% au bac... et après ? de Stéphane Beaud).

Au final, si le marché apparaît bien souvent au coeur de la critique, et la période de crise y est plutôt proprice, il serait bon d'adopter à son égard une position plus réfléchie, c'est-à-dire, justement, plus critique. Sur le plan scientifique d'une part, afin d'en faire apparaître toutes les ambiguités et de ne pas en proposer une version trop simpliste : ces analyses existent déjà, mais méritent une plus grande diffusion. Sur le plan politique d'autre part, où il serait dommageable de s'en tenir à une condamnation sans réflexion.

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Sur l'efficacité de la grève : liens faibles, information, traduction

Au cas où vous ne le sauriez pas, les sciences économiques et sociales ne sont pas les seules à s'inquiéter des réformes qui viennent. Et la période est selon l'expression journalistiquement consacrée « chaude sur le plan social ». J'avais déjà parlé de la place des grèves en France, et de la façon dont la centration médiatique sur ce problème contribue à l'invisibilisation des autres problèmes du travail, aux premiers temps de mon blog. Mes réflexions me semblent toujours valables. Une autre question me préoccupe maintenant : les grévistes parviendront-ils à obtenir gain de cause ? La sociologie peut nous donner quelques indications sur les conditions nécessaires à remplir pour cela.




Commençons par fixer les choses de façon claire : qu'est-ce une grève réussie ? La réponse dépend du point de vue d'où on se place. Si on estime que la grève se fait pour de mauvaises raisons, ou plus encore que la grève c'est toujours mal, on estimera qu'une grève peu suivie ou sans effets est préférable à tout autre. Du point de vue des grévistes, par contre, la réussite du mouvement sera sanctionné par la satisfaction de leurs revendications : l'arrêt des suppressions de postes, le retard de la réforme du lycée pour concertation préalable, l'intégration des sciences économiques et sociales dans le tronc commun dès la seconde, le retrait pur et simple de la réforme, etc. C'est dans ce deuxième point de vue que l'on va se placer. Il s'agit en effet de comprendre les conditions qui font d'une grève modifie effectivement les relations de pouvoir et l'offre politique à un moment donné. Si l'on souhaite éviter ou limiter les grèves, la compréhension de ces conditions est tout aussi importante que si l'on souhaite au contraire les encourager et les rendre efficaces.


Ceci étant posé, la sociologie économique de Mark Granovetter, et plus largement celle des réseaux sociaux, va nous fournir quelques indications. Pourquoi de la sociologie économique ? me direz-vous. Ne serait-il pas plus logique de recourir à de la sociologie des conflits ou des mouvements sociaux ? Si vous pensez cela, c'est que vous n'avez pas lu ma note de lecture sur l'ouvrage Sociologie économique de Granovetter, publié sur le site non-fiction et sur ce blog. C'est très mal. Vous auriez intérêt à aller mettre à jour vos connaissances le plus vite possible. La « new economic sociology » fournit en effet un cadre théorique qui dépasse celui de l'étude des seuls phénomènes marchands – surtout lorsque les économistes eux-mêmes peuvent être convoqués, comme on le verra dans la suite de la note. C'est en effet aux différents liens existant entre grévistes et entre les grévistes et les autres acteurs que nous allons nous intéresser. On soulignera ainsi l'importance de l'information, de sa diffusion et de sa manipulation dans la lutte politique.


1. Comment obtenir un nombre important de gréviste ?


Le nombre est la première condition de réussite d'une grève. Il faut donc se demander dans quelles circonstances une part importante d'un groupe peut rejoindre un mouvement protestataire. Les réponses qui viennent immédiatement à l'esprit sont les plus simples : plus le message et les revendications de la grève sont soutenues, plus celui fait sens pour un grand nombre de personne, plus il y aura de gréviste. Sans être toute à fait fausse – une grève sans objet a peu de chance de recruter -, cet argument est insuffisant. Il peut en effet y avoir des individus qui bien que d'accord avec les principes exposés par la grève ne la rejoignent pas. La part de ces individus a même d'autant plus de chance d'être importante que le groupe est grand.


Cet point mérite d'être expliqué. Ce sont les travaux de l'économiste Mancur Olson qui permettent d'avancer cette idée [1]. S'intéressant à l'action collective en général – toute poursuite d'un objectif qui exige la mobilisation de plusieurs individus – et non seulement aux grèves et autres manifestations, Olson, en bon économiste, y applique les principes de sa discipline : les individus sont rationnels et poursuivent leurs intérêts. Il fait alors valoir que chaque individu a intérêt à ce que l'action réussisse, mais il n'a pas intérêt à y participer. Sa participation constitue en effet pour lui un coût : en temps, en salaire, en énergie, etc. Si le gain de l'action collective est non individualisable, c'est-à-dire qu'il ne peut être réservé à ceux qui ont effectivement participé (ou approprié à la hauteur de l'effort de chacun), alors l'attitude rationnelle est celle du passager clandestin : attendre que les autres se mobilisent, supportent l'ensemble des coûts, et bénéficier des gains sans avoir soi-même fourni le moindre effort. Autrement dit, au sens économique, l'action collective est un bien public (ou bien collectif), avec tous les problèmes que cela implique.


Problème : si cette logique est dominante, pourquoi y a-t-il des actions collectives ? En effet, si tous les individus sont rationnels, dans le sens que la science économique donne ici à ce mot, il ne devrait y avoir que des passagers clandestins. C'est le paradoxe d'Olson : il peut y avoir accord sur les objectifs et les moyens dans un groupe donné, et pourtant il n'y aura pas mobilisation. Les intérêts communs ne suffisent pas à expliquer la mobilisation. Tous les enseignants de France peuvent être contre la réforme qui s'annonce, cela ne signifie pas pour autant qu'ils vont automatiquement passer à l'action et protester contre. Individuellement, il n'y ont pas intérêt.


Ce point est très important pour la réussite d'une grève : en effet, le mot d'ordre ne peut suffire à obtenir mobilisation et donc à garantir le succès de la grève. Il est cependant évident que ce modèle théorique est loin de suffire : des grèves, des mobilisations, et des manifestations, il y en a régulièrement. Qu'est-ce qui peut les expliquer ? Olson s'intéresse alors aux différentes incitations, qui peuvent rendre rationnel la mobilisation pour chaque individu. Plusieurs schémas sont envisageables : l'existence d'un « mécène » qui se mobilisera de toute façon pour tous les autres (s'il perd plus que les autres à la non mobilisation), des sanctions frappant les non-participants (l'isolation des « jaunes » dans les ateliers en fournit un bon exemple), la sélectivité des gains, réservés alors à ceux qui se mobilisent (par exemple des augmentations de salaire ne concernant que les syndiqués).


Reste le problème de la taille du groupe. Plus le groupe est grand, plus l'efficacité marginale d'un participant est faible. Les premiers participants sont les plus importants : au-delà d'un certain nombre, l'action collective a lieu de toute façon. La participation d'un individu est moins importante. Une fois de plus, si chacun fait ce calcul, l'action n'a pas lieu. D'où les difficultés à obtenir de hauts pourcentages de participation dans des groupes de grandes tailles. Et ce d'autant plus qu'un petit groupe est en situation de surveillance commune plus proche : celui qui manque à la norme du groupe a d'autant plus de chances d'être repéré et sanctionné. Le capital social d'un groupe, c'est-à-dire son degré d'intégration, la densité des liens qui existent entre ses membres [2], est également une condition à sa mobilisation. James Coleman a ainsi montré que la fermeture des réseaux de relation était une condition du bon fonctionnement interne du groupe : un groupe où l'interconnaissance est forte implique un rôle important de la réputation et, partant, est facteur de confiance. Les relations opportunistes dans ce groupe – trahison, manquement à sa parole, etc. - seront immédiatement repérés et sanctionnés [3].


Ces premières réflexions nous permettent de comprendre que la réussite d'une grève dépend en partie de l'organisation interne des groupes qui se mobilisent : leur taille, leur capital social, l'existence d'entrepreneurs en protestation qui peuvent imposer certaines formes d'incitations. Qu'en est-il des enseignants dernièrement en grève ? Si le groupe est d'une taille importante, il est réparti en unité de petite taille, au niveau des établissements, où le capital social est fort, puisque la surveillance mutuelle entre collègue est en général efficace (même si des stratégies de passagers clandestins demeurent possibles). Les syndicats jouent le rôle d'entrepreneurs en protestation, en partie en capitalisant sur les difficultés de l'administration centrale – il est souvent difficile d'obtenir des informations claires si on ne passe par les syndicats.


2. Le rôle des liens faibles : information de masse et influence personnelle


Tout cela ne suffit pas encore pour obtenir une manifestation importante. Imaginons un groupe constitué de petits clans fermés sur eux-mêmes, chacun ayant un haut niveau de capital social, mais n'ayant pas de liens entre eux. Il est alors douteux qu'un mouvement collectif d'ampleur apparaisse dans une telle situation. Pourquoi ? Parce ce que pour que chaque groupe se mobilise, il faudrait que celui-ci reçoivent l'information déclenchant la mobilisation et s'organise par lui-même. Coupé des autres, il y aurait plus de chance d'avoir des protestations ponctuelles et locales qu'une construction collective large. Cette situation caractérise très largement les émeutes de novembre 2005 [4], et explique à la fois la brutalité du mouvement – du fait d'un contrôle très fort entre les pairs – et sa faible durée – du fait d'une structuration insuffisante entre les différents groupes.


Pour qu'une action collective large se mette en place, il est nécessaire qu'il existe entre des groupes divers des liens faibles. Mark Granovetter [5] présente la force d'un lien comme le produit de la proximité affective, de la fréquence des interactions et de l'investissement des personnes dans ces liens. Il fait valoir que les liens faibles ont un avantage sur les liens forts : ceux-ci peuvent servir de ponts. Qu'est-ce qu'un pont ? Il s'agit d'un lien reliant deux réseaux de relations relativement denses. Ce lien a peu de chances d'être un lien fort : en effet, si A a des liens forts avec B et avec C, alors il y a de fortes chances pour qu'il y ait au moins un lien faible entre B et C (c'est ce que l'on appelle la triade interdite : faites un schéma si vous avez du mal à comprendre). Au contraire, les liens faibles vont donner accès à l'individu à des ressources nouvelles que ses liens forts ne peuvent lui fournir. Ainsi, à la fin de son article, Granovetter précise que la distinction la plus pertinente serait sans doute entre « liens qui sont des ponts » (qui sont toujours des liens faibles) et « liens qui ne sont pas des ponts » (qui peuvent être forts ou faibles).


Quelle aide cela peut-il être pour comprendre la mobilisation dans une situation de grève ? Si une catégorie sociale donnée – par exemple, les enseignants – a un intérêt commun à se mobiliser, l'existence de liens faibles entre les différentes cliques va être primordial. Une catégorie sociale, en effet, correspond à une collection d'individu partageant une condition commune mais non nécessairement liés entre eux. Si cet ensemble est structuré autour de petits groupes fermés sur eux-mêmes, alors, on l'a vu, une mobilisation est difficile. Si au contraire, ces groupes sont reliés entre eux par des liens faibles, l'information se diffusera plus vite et plus efficacement. Différentes études ont montré que les mass medias avaient une influence limitée sur le comportement des individus [6], l'information ayant peu de chances d'être prise au sérieux si elle n'est pas relayé par des contacts proches. L'existence de liens faibles est donc déterminante pour la circulation de l'information, aussi bien concernant les causes de la grève que son suivit : faiblesses de l'adversaire, importance de la mobilisation, surveillance commune des comportements, sont plus aisés.


Les enseignants se caractérisent justement par une importance notable des liens faibles. Pour certains, ceux-ci s'expliquent à des raisons historiques : implantation des syndicats, qui, comme toute association, sont un puissant pourvoyeur de liens faibles, trajectoire particulière de telle ou telle discipline, etc. Mais il ne faut pas négliger les facteurs liés à la structure sociale, en partie aux choix de l'administration centrale. Le recrutement sur concours pousse les aspirants enseignants à multiplier les contacts lors de leur formation – le capital social d'un étudiant étant l'une des conditions de sa réussite (parce qu'il permet l'échange d'informations, de fiches, etc.). Une fois, le concours réussi, les stagiaires puis les titulaires sont dispersés dans divers établissements où ils ne restent en général pas très longtemps : il est rare d'avoir son premier voeux du premier coup, et on cherche souvent à s'en rapprocher plus ou moins progressivement à grand coup de demandes de mutations. Une bonne part des nouveaux venus dans la profession passe par le statut de TZR – titulaire sur zone de remplacement (et pas que les nouveaux d'ailleurs...), qui les fait se balader d'un établissement à l'autre. Sans compter la formation continue, les stages et les listes de diffusion : autant d'occasion de multiplier les liens faibles !


Dans cette perspective, d'ailleurs, la réforme des concours de l'enseignement et les menaces possibles de recrutement par les chefs d'établissement soit d'un nombre croissant de contractuel, soit carrément de l'ensemble du personnel enseignant, peut se lire comme une tentative de réduire les capacités mobilisatrices des membres de l'éducation nationale. En effet, ces différents projets entraîneraient un plus grand isolement des individus, limiteraient leurs capacités à tisser des liens faibles, etc.


3. La « culture de la grève » en question


De ce fait, comme l'indique Mark Granovetter, il faut se défier des explications simplistes qui relie trop vite les capacités de mobilisation d'un groupe donné à sa culture supposée. Souvent, le recours à la grève par les enseignants est vue comme le signe de l'existence d'une « culture de la grève » ou d'une « culture protestataire ». Ce concept pose bien des problèmes. Tout d'abord, il est étrangement circulaire : pourquoi les enseignants font-ils grèves ? Parce que c'est dans leur culture pardi ! Et comment sait-on que c'est dans leur culture ? Parce qu'ils font grèves pardi ! On n'est pas beaucoup avancé... Voilà d'ailleurs pourquoi j'ai une méfiance naturelle envers toutes les explications en termes de « cultures » : trop souvent, ceux qui la mobilisent utilisent des raisonnements de l'anthropologie culturaliste américaine des années 30, selon laquelle l'individu est tout entier expliqué par sa culture. Tout les autres facteurs sont facilement oubliés – et c'est d'autant plus dommage que ce genre de raisonnement a été très vite abandonné par les culturalistes eux-mêmes [7, p.29-48]. Les émeutes de novembre 2005, évoquées précédemment, doivent sans doute moins à la culture « immigrée », dont l'unité est plus que douteuse [7, p. 103-111], qu'à la structure et à la position particulière du groupe considérée.


Concernant la « culture protestataire » qui, au-delà des enseignants, caractériserait, au choix, toute la fonction publique ou toute la France, on peut également avoir de sérieux doutes quant à son existence. Que certains traits culturels participent aux comportements des français est une hypothèse acceptable, mais elle reste de faible portée si on n'explique pas pourquoi ces traits se maintiennent. On ne peut considérer la culture comme un élément extérieur qui tiendrait debout par lui-même. Elle doit nécessairement s'incarner dans des institutions et des individus qui la font vivre en la rendant opératoire. Une norme culturelle a peu de chances de se maintenir s'il n'y a personne pour sanctionner son non-respect ni personne pour la transmettre, et donc si personne ne tire quelque avantage de son existence.


Surtout, l'invocation d'une telle culture est un moyen pratique pour renvoyer les comportements ainsi désignés dans le domaine de l'irrationnel, voire du réflexe animal, tombant ainsi dans un cas particulier de rhétorique un brin creuse. En adoptant une telle position, il n'est d'un seul coup plus utile de chercher à comprendre les causes réelles de la mobilisation, et les motivations de ceux qui y prennent part. Ces dernières ne sont pas forcément toutes les mêmes, mais elles ne peuvent être mises hors du cadre de l'analyse. Surtout, on ne peut aussi facilement oublier que l'on s'adresse à des individus rationnels, qui réagissent à l'information que l'on veut bien leur donner en fonction des moyens dont ils disposent. Évoquer une « culture de la grève » est trop souvent une façon de refuser de rentrer en dialogue avec les grévistes, de saisir leurs arguments et leurs aspirations et d'essayer d'y répondre – ce qui n'est finalement que l'exigence démocratique minimale en la matière.


4. Les liens faibles entre les groupes : trous structuraux et traduction


On a jusqu'à présent évoqué l'efficacité d'une grève sur une base essentiellement quantitative : la part d'un groupe qui rejoint le mouvement. Les choses sont cependant un peu plus compliquées dans le cas qui nous préoccupe. En effet, les grèves peuvent s'adresser à différents acteurs : les façons d'obtenir satisfaction ne peuvent être les mêmes selon que l'on s'adresse simplement au dirigeant d'une usine ou à un acteur politique. La position particulière du ministre de l'éducation nationale dans la structure sociale du conflits doit également être prise en compte.


Pour parvenir à gouverner, un personnage comme un ministre ne peut se contenter de s'adresser à un seul groupe : il gouverne pour l'ensemble des français, ou, plus précisément, pour l'ensemble des membres de la « communauté éducative ». Autrement dit, il se trouve non seulement face aux enseignants, mais aussi face aux élèves, aux parents d'élèves, à différents lobbies, etc. Afin de se maintenir en place et de parvenir à faire avancer ses idées – autrement dit ses réformes, quelque soit leur motivation – il doit arriver à un certain niveau de collusion : il doit être capable de faire rentrer en contact ces différents acteurs qui ne dialoguent pas toujours entre eux ou le font de façon conflictuelle. On peut alors imaginer le ministre comme un membre d'un réseau en contact avec différents groupes.


La sociologie des réseaux nous fournit alors un modèle assez intéressant pour comprendre le pouvoir d'un individu dans une telle situation : la théorie des trous structuraux structural holes ») de Ronald Burt [8]. Celui-ci montre que le pouvoir d'un individu est lié à l'existence de trous dans le réseau où il s'insère. Qu'est-ce qu'un trou structurel ? C'est une situation où un individu constitue le seul pont, le seul lien possible, entre deux groupes, deux cliques dans le réseau. Imaginons ainsi que A soit en contact avec B et C, mais que B et C ne soit pas en contact : on considère alors que A bénéficie d'un trou structural, puisqu'il peut manipuler les informations qui peuvent circuler entre B et C. Autrement dit, Burt argumente que la triade interdite de Granovetter est possible – à condition, bien sûr, que les liens entre les individus soient constitués de façon instrumentale. Travaillant sur des cadres haut placés dans des grandes entreprises, Burt montre que non seulement ceux-ci constituent très consciemment des réseaux remplis de trous, conscients que la manipulation de l'information participe pleinement à leur pouvoir sur l'organisation, mais en outre que les rémunérations et résultats de ces cadres sont directement liés aux nombres de trous de ce type.


Quelles conséquences pour notre discussion ? On peut considérer que le ministre a d'autant plus de chances de tenir le coup face à une grève qu'il dispose de trous structuraux à manipuler entre les différents sous-groupes de la communauté éducative. En effet, il peut alors essayer de limiter la protestation à un seul groupe, les enseignants par exemple, protégeant ainsi son rôle de collusion auprès des autres. Parallèlement, la capacité des protestataires à obtenir satisfaction va être liée à leur capacité à maintenir le ministre dans une dépendance relationnelle, c'est-à-dire à s'imposer à lui comme les ponts incontournables vers l'ensemble des acteurs impliqués dans l'action.


Qu'en est-il de la situation actuelle ? La première chose à étudier renvoie aux liens qu'entretient le ministre avec les différents membres de la communauté éducative. Il faut alors reconnaître que Xavier Darcos entretient des liens privilégiés avec certains groupes particulier intéressés dans les évolutions du système éducatif. Sa décision de supprimer les Iufm en témoigne : il donne ainsi satisfaction à un certain nombre de groupes de pression, critiques de la pédagogie et des sciences de l'éducation, qui voyaient en ces derniers des bastions d'un modernisme de mauvais aloi. La réforme des programmes de l'école primaire va dans le même sens. Ce lien, relativement fort, est malheureusement assez mal venu pour le ministre, car il ne lui permet pas de jouer la collusion avec d'autres groupes, pourtant tout autant impliqués dans les réformes à venir et qui voient cette préférence d'un mauvais oeil. Il ne semble pas que le ministre disposent de suffisamment de trous structuraux pour parvenir à ses fins sans essuyer un mouvement dur. Sa technique de communication en témoigne : distillant les informations par petits bouts, il ne dispose pas de relais capables de les diffuser et de les manipuler de façon claire, laissant ainsi chacun dans le flou le plus total. Au final, cela entraîne une reconstitution des réseaux, les syndicats disposés à négocier entretenant des liens faibles avec ceux plus radicaux susceptibles d'être réactivés en situation d'incertitude.


Au contraire, l'ensemble de la communauté éducative entretient de nombreux liens faibles, empêchant ainsi le ministre de disposer d'un pouvoir suffisant. La persistance de ces liens dans le temps explique sans doute que le poste de ministre de l'éducation soit à ce point difficile à tenir. Les liens entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d'élèves, entre enseignants et universitaires, sont au contraire bien présent, même s'ils ne sont pas toujours « forts ». Ce sont eux qui font la force des mouvements d'enseignants.


Plus encore, la sociologie de l'action collective développée par Bruno Latour et Michel Callon [9] s'adapte particulièrement bien au cas qui nous occupe. Ils mettent en effet l'accent sur l'idée de « traduction ». Pour obtenir la mobilisation de différents groupes, les membres centraux d'une organisation donnée doivent pouvoir traduire dans les langages propres à chaque acteur impliqué les tenants et aboutissants de l'action collective. Ils deviennent ainsi, pour chacun des acteurs, un point de passage obligé ce qui leur permet d'organiser l'action collective. C'est de cette capacité à former un « acteur-réseau » que dépend, au final, la réussite d'un mouvement [10]. On peut alors faire l'hypothèse suivante : la protestation actuellement à l'oeuvre parviendra à s'imposer lorsque des groupes autres que ceux originellement impliqués – pour le dire simplement, les enseignants – rejoindront le mouvement, c'est-à-dire lorsque ces derniers groupes seront parvenus à donner de leurs positions différentes versions suscitant l'adhésion de tous. On comprend, dans cette perspective, que les grèves soient avant tout des guerres de l'information, le ministre essayant de noyer la mobilisation sous un flot d'annonces parcellaires nuisant à la lisibilité de la réforme, tandis que les syndicats cherchent à mettre en avant les points les plus problématiques et à recadrer sans cesse les médias. Il vaudrait mieux, d'ailleurs, parler de guerre de la traduction. On comprend également que le récent chahut des lycéens du CVL face au ministre augure pour ce dernier une période difficile : si ceux-ci rejoignent pleinement la mobilisation qui se construit, les capacités de collusion du ministre seront trop faibles pour qu'il puisse faire face à la fronde.


5. En guise de conclusion : peut-on réformer la France ?


Nul doute que si la réforme est retirée ou simplement dénaturée, il se trouvera un ou plusieurs déclinologues pour nous expliquer une énième fois que la France est inréformable, que les syndicats sont des vestiges d'un passé plus ou moins staliniste qui ne font rien d'autres que retarder les « nécessaires » réformes, et que tout va à vaux de l'eau ma bonne dame... Je ne suis jamais très à l'aise avec les prévisions, mais je suis raisonnablement convaincu de la vraisemblance de celle-ci.


Dès lors, on peut se poser la question sérieusement : la France est-elle réformable ? A la lecture de mes précédentes réflexions, on pourrait en douter. Un changement « culturel » ne pouvant suffire, les structures sociales étant finalement moins malléables, certains ministères sembleraient être en position de faiblesse de façon structurelle. Ce serait pourtant avoir une vue bien courte. Car ces différents éléments nous donnent également quelques indications quant à la méthode qui pourrait aider à faire accepter une réforme, si on accepte d'en tirer quelques principes normatifs. Il faudrait pour commencer que les membres du gouvernements prennent un peu plus à coeur leur rôle de collusion, trop souvent oublié, alors qu'il est pleinement constitutif de l'activité politique. Il faudrait aussi qu'ils fassent l'effort de traduire leurs réformes afin d'obtenir l'assentiment des différents groupes concernés par les réformes qui lui semblent souhaitables. Ils pourraient alors retrouver une position centrale leur permettant de bénéficier de quelques trous structuraux.


Évidemment, tout cela demande du temps, et s'adapte peu avec la volonté d'aller vite, de bouger, de faire du mouvement, qui est souvent privilégiée en la matière. Celle-ci compte malheureusement trop sur les capacités de manipulation de l'information des membres du gouvernements, supposant que les informations données par les grands médias sont suffisantes. C'est oublier, de façon assez dramatique, le rôle que jouent les liens et les réseaux dans lesquels s'inscrivent les individus et la façon dont ceux-ci diffusent ou non, mais aussi transforment les informations reçues, leur conférant ou non un sens, une portée, une signification. C'est oublier aussi que toute action politique est avant tout une action collective, consistant à mettre en mouvement un grand nombre d'individu, à obtenir leur adhésion et leur soutien, ce qui implique un travail particulier en leur direction. L'extrême personnalisation des réformes, chaque ministre souhaitant laisser une réforme à son nom, est une erreur politique grave, qui a sans doute coûte plus de réformes et de ministres que l'on ne le pense. Revenir à une activité politique moins prométhéenne et plus soucieuse de chacun ne serait sans doute pas une mauvaise chose.


Bibliographie :

[1] Mancur Olson, Logique de l'action collective, 1978

[2] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2007

[3] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990

[4] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation. Une exception française, 2006

[5] Mark Granovetter, « La force des liens faibles », Sociologie économique, 2008

[6] Elihu Jatz, Paul Lazarsfeld, Influence personnelle, 2008 (1955)

[7] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales,

[8] Ronald Burt, Structural holes, 1992

[9] Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L'année sociologique, 1986

[10] Claudette Lafaye, Sociologie des organisations, 2007, p. 108-111


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