Sociologue : un métier, pas une vague sensibilité

Lorsque j'ai appris par le twitter de @PierreLouisR que Jamel Debbouze avait été adoubé sociologue par cette institution incontestable qu'est Télérama, je me suis dit "il faudra que je fasse un billet là dessus". Mais c'est un petit jeune du monde des blogs - qui a quand même écrit le deuxième bouquin de sociologie que j'ai lu dans ma vie - qui m'a devancé : Pierre Mercklé dit, sur son blog, à peu près tout ce que j'avais envie de dire là-dessus. Sans doute mieux que moi en plus, puisqu'il a le bon goût de se payer Maffesoli dans la foulée. Donc j'en profite pour lui faire de la pub : qu'il rejoigne vos flux RSS !

Une petite citation quand même pour vous donner envie et pour souligner mon accord :

C’est donc d’abord un « coup » de Télérama, une accroche en couverture destinée à brosser le noyau dur de leur lectorat dans le sens du poil. C’est ensuite, peut-être, qu’il y a un autre usage possible du terme, que ce genre de manœuvres journalistiques ne peut qu’encourager : être « sociologue », ce n’est pas exercer un métier (faire des enquêtes, publier des ouvrages et des articles, enseigner…), c’est être doté de certaines qualités, d’une sensibilité… De la même façon qu’être « philosophe », c’est aussi être capable de relativiser, de faire la part des choses, ou bien être « psychologue » c’est comprendre les façons de penser des autres, alors être « sociologue » ce serait être sensible aux difficultés des autres, et être disposé à s’en indigner, pour reprendre un verbe en vogue…

Il faut bien souligner que c'est là le problème : être sociologue, c'est un métier, mais, trop souvent, c'est vu comme une vague sensibilité, un penchant ou quelque chose qui n'est pas vraiment rationalisable. Le problème est ancien : dans son Invitation à la sociologie, adressée en 1963 rien que ça, Peter Berger consacre les premières pages à dire ce que n'est pas le sociologue. Et il précise en premier lieu que ce n'est pas un "ami du genre humain" sensible à la douleur des autres et désireux de les aider, ni même un réformateur prompt à améliorer la société et le sort des plus faibles. Les sociologues peuvent être cela par ailleurs, mais ils ne le sont pas tous - certains ont été ou sont d'ardents conservateurs - et ce n'est pas cela qui fait d'eux des sociologues.

Pour autant, il faut être clair : cela ne veut pas dire que ce que fait et ce que dit Jamel Debbouze, qui n'a sans doute pas demandé qu'on lui colle cette étiquette, est dénuée de valeur. Ce qu'il peut dire de la banlieue n'est pas nécessairement faux - j'avoue que, peu sensible à l'humour des "humoristes", je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'il peut bien raconter sur ce thème là ou sur d'autres. sa parole ou son expérience n'est pas "fausse" en soi. Simplement, être sociologue, c'est faire un peu plus que de dire des choses pertinentes : c'est tenter de prouver qu'elles le sont. La sociologie que j'aime lire - j'espère pouvoir dire un jour "que je fait" - ne se contente pas de dire des choses qui semblent pertinentes mais essaye aussi de prouver qu'elles le sont.

Le discours d'un humoriste ou de tout autre artiste a une valeur en soi : il interpelle, il mobilise, il met les individus face à leur contradiction. Pensons au premier sketch de Coluche : en disant "c'est l'histoire d'un mec... un mec normal... blanc, quoi", que faisait-il sinon nous mettre face à notre racisme ordinaire qui nous fait penser qu'un homme "normal" est forcément blanc et que les noirs présentent suffisamment de particularités pour changer le sens d'une blague ? Surtout en rajoutant par la suite "y'a des histoires, c'est plus rigolo si c'est un juif... et y'en a d'autres c'est plus rigolo sir c'est un belge"...



Il ne faisait pas œuvre de sociologie. Mais son propos avait une valeur propre dans la façon dont il pouvait et peut toujours dénoncer une situation ou une attitude, sans doute d'une façon plus efficace et plus étendue que ne pourrait le faire un travail de sociologie. Il en va peut-être pour Jamel Debbouze : on peut se demander quel intérêt il y a à rabattre un type de discours tout à fait honorable sur un autre. Et pourquoi nous avons autant de mal à reconnaître la valeur en soi de l'humour.
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L'entretien d'embauche, bientôt une institution totale ?

Via le site actuchomage.org, on apprend que Pôle Emploi propose, en partenariat avec Ereel, un "fond de dotation au service de l'innovation en Europe" (c'est beau, j'en pleurerais), des formations pour les chômeuses afin de les aider à retrouver un emploi. Au programme : un rappel que l'entretien d'embauche est l'un des nombreux mécanismes de mise en conformité des corps et, peut-être, des âmes...

L'article d'actuchomage.org se concentre sur la question de l'origine de cette fondation et sur la question de la contribution supposée de telles formations à la lutte contre le chômage et pour le retour à l'emploi. Je vous laisse lire et vous faire une idée par vous même sur ces points. C'est plutôt les images proposées qui ont retenues mon attention. Voyez plutôt :



Ce sont les images tirés de l'article d'actuchômage.org. Elles sont visiblement tirées du site de Bureau d'Image, la principale entreprise participant à cette action (attention, le site lance automatiquement une très désagréable musique : quand on se prétend spécialiste de la communication, une telle faute de goût ne devrait pas être pardonnable). Elles donnent une bonne idée de ce en quoi consiste ces relooking pour trouver un emploi.

En effet, qu'arrive-t-il aux femmes qui se prêtent à ce jeu ? Et bien, visiblement, pour retrouver un emploi, on les pousse à se féminiser. Non pas qu'elles soient particulièrement masculines au premier abord, c'est-à-dire dans les photos "avant", mais il est clair que l'action que mène l'entreprise de relooking consiste à accentuer encore cette féminité. Que ce soit dans les vêtements, les coiffures, le maquillage (pas moins de deux entreprises de maquillage dans le programme proposée par Pôle Emploi)... et attitude. On le voit clairement dans les poses adoptées, sans doute à la demande du photographe et sous les conseils avisés des relookers, par les femmes en question : ce n'est pas seulement qu'elles sont plus souriantes ou plus "ouvertes", quoi que ce mot puisse bien vouloir dire, mais des yeux de biches en contre-plongée au dévoilement de l'épaule en passant par le buste en biais mains sur les hanches, on est bien dans un jeu plus proche de la séduction amoureuse, où la féminité se donne à voir souvent dans toute son ampleur. Le bandeau proposé par le site de Ereel sur la page présentant son "action" pour le relooking des chômeuses ne laisse d'ailleurs aucun doute là-dessus : on y voit la photo d'une jeune femme blonde sur-maquillé, les lèvres très rouges et les pieds nus posés sur la table. Une attitude qui n'a donc rien de "professionnel" mais tout de "féminin" dans ce que ce terme peut avoir de plus méprisant : frivolité et sexualisation. La photo ne déparaillerait pas dans un catalogue La Redoute ou sur la pochette d'un DVD porno.

Ce que l'on demande aux chômeuses va donc beaucoup plus loin que le simple souci d'une présentation de soi sans accroc : on les encourage à adopter toute une attitude et tout un rôle bien particulier, que l'on suppose être celui attendu par les recruteurs et les entreprises. Et ce rôle est sans ambages : c'est celui de femme. Non pas celui de professionnel.le, non pas celui de travailleur.se, non pas celui de futur.e employé.e, mais bien celui de femme. Et ce changement ne saurait visiblement être simplement plastique, se limiter au seul vêtement : la présence d'un psychologue dans l'action et les changements de gestuelles qui se laissent à voir au travers des photographies suggèrent clairement qu'il s'agit de prendre en charge l'ensemble de la personnalité de l'individu.

On comprend bien l'idée qu'il y a derrière : prendre soin de soi pour retrouver confiance en soi et devenir "entrepreneur de soi", capable, enfin, d'accéder à l'emploi tant désiré. Mais cette confiance à soi ne se fait visiblement qu'au travers d'une adhésion aux normes de genre : prendre soin de vous, mesdames, c'est vous maquiller pour être jolie pour l'homme qui vous embauchera... Et être "entrepreneur de soi" n'est jamais qu'une façon de reporter le poids du chômage sur un travers individuel - "vous ne faites pas assez d'efforts !" - plutôt que sur un enjeu collectif - "il n'y a pas assez d'emploi !". Revoilà le marteau de la responsabilité individuelle...

La procédure de l'entretien d'embauche, à laquelle prépare ce genre d'actions, sans doute plus nombreuses que cette simple actualité pourrait le laisser penser, joue donc ici un rôle particulièrement important. Elle ne se contente pas de sélectionner certains candidats, mais sert de prétexte à contrôler et à transformer ceux-ci dans des dimensions de leur personne qui dépasse le strict champ du travail. Pour retrouver du travail, dit-on à ces femmes, vous devez changer de personnalité : pas seulement avoir plus de compétences, pas seulement être plus professionnelle, pas seulement avoir plus de qualification ou une formation mieux adaptée, mais être plus féminine, plus jolie, plus femme... En période de chômage, l'entretien d'embauche et tout ce qui l'entoure semblent adopter certains traits de ce qu'Erving Goffman appelait les "institutions totales", celles qui se chargent de prendre en charge l'ensemble de la vie des individus au point de redéfinir toutes leurs personnalités.

Il n'est ici question que des femmes. Qu'en est-il des hommes ? Cette injonction au conformisme de genre ne concerne-t-elle que ces dames ou est-elle partagée au point que l'on demande aux hommes d'effacer ou d'abandonner les traits les plus "féminins" de leur apparence et de leur personnalité ? Je suis prêt à parier que oui. Même si la chose se fait sans doute avec moins de heurt, dans la mesure où l'adhésion au rôle viril est sans doute plus spontanée tant celui-ci peut sembler "naturel". Il n'est pas dit pour autant que le genre de transformation de soi qu'exigent les injonctions à être "entrepreneur de soi" soient moins lourdes à porter, quelque soit son genre.
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Faut-il affamer les fonctionnaires ? Polanyi et les incitations "économiques"

Après que Christian Jacob, président du groupe UMP à l'Assemblée Nationale, ait invité à "réfléchir à l'embauche à vie des fonctionnaires", ce vieux serpent de mer a produit quelques remous. L'émission Du grain à moudre n'a pu par exemple s'empêcher d'évoquer cette question lors d'un numéro consacré à la précarité dans la fonction publique. Pourquoi cette remise en cause ? Toujours parce que ce serait là un gain d'efficacité pour les administrations. Un signe de plus, en fait, de l'emprise de ce que Karl Polanyi appelait le "sophisme économique".

Bien que Christian Jacob ait pu mettre en avant les possibilités de mobilité qu'offrirait une remise en cause du statut des fonctionnaires, l'écoute de l'émission de France Culture ne laisse aucun doute sur le fait que ce statut est avant tout critiqué parce qu'il met les fonctionnaires à l'abri de la perte de leur emploi, donc de la concurrence, donc des incitations à travailler, et les encourage donc sinon à la paresse au moins à une moindre efficacité que celle qu'un statut moins protecteur les obligerait à poursuivre. Ce point est on ne peut plus clair dans la remarque de Nicolas Lecaussin, le "libéral" de la confrontation médiatique, selon laquelle en France, 75% des jeunes veulent devenir fonctionnaires "plutôt qu'entrepreneurs".

Il y aurait long à dire sur l'interprétation générale de ce chiffre, si souvent avancé et si rarement sourcé. Pris comme un indicateur de la pussilanimité des Français à l'égard du capitalisme ou du marché (le fameux "mal français"), on pourrait tout aussi bien y lire la méconnaissance générale de la fonction publique : il faudrait quand même savoir quel poste veulent occuper ces "75%", car il n'est pas assuré que tous veuillent être, par exemple, enseignants en collège. Cela permettrait aussi de savoir si ce qui séduit n'est pas, peut-être, plus le sens prêté à certains emplois plutôt que leur sécurité. Bref, il faudrait en savoir un peu plus, à commencer par d'où vient ce chiffre... Autrement, il rejoint les nombreux faux arguments qui polluent longuement le débat public.

Toujours est-il qu'il ressort bien de son utilisation récurrente que, dans une certaine tradition de pensée, la sécurité de l'emploi que fournit le statut des fonctionnaires fait bien problème parce qu'elle conduirait à un fonctionnement inefficace des services publics. En l'absence du risque de perdre son emploi, l'organisation ne pourrait tout simplement pas être économiquement efficace. La dénonciation d'une inégalité "inacceptable" entre ceux qui sont soumis à ce risque et ceux qui y échappent va, d'une façon ou d'une autre, dans le même sens.

C'est donc que, dans cette perspective, il n'existe qu'une incitation économique : la faim. En effet, dans nos sociétés, ne pas avoir d'emploi signifie ne pas pouvoir se nourrir, ni d'ailleurs avoir accès à l'ensemble des biens que l'on juge socialement nécessaire à chacun, que ce soit le logement, les vêtements, les loisirs, etc. C'est par l'occupation d'un emploi que l'on gagne le droit de se procurer toutes ces choses. Même s'il existe des "filets de sécurité sociale", ceux-ci sont suffisamment ténus pour que la faim ne puisse être complètement satisfaite sans passer par la vente de son travail. La pauvreté, la peur de la faim et du dénuement : voilà quelle est la motivation essentielle qui guide nos comportements économiques.

En a-t-il toujours été ainsi ? A cette question, Karl Polanyi a répondu dans ses différents écrits (particulièrement ceux rassemblés dans ses Essais) de façon on ne peut plus claire : "non". La faim n'a pas toujours été la motivation économique essentielle. C'est l'une des caractéristiques de nos sociétés d'en avoir la seule incitation économique possible, à l'exclusion de toutes les autres. C'est cela qui en fait des "sociétés de marché", sociétés dont Polanyi espérait que la seconde Guerre Mondiale avait marqué l'effondrement. S'il avait vécu, pour paraphraser Brassens, la suite lui aurait montré que non.

Ce que soutient Polanyi sur la base d'une exploration historique et anthropologique des systèmes économiques primitifs - comprenons ici : "qui précèdent l'avènement du marché auto-régulateur dans l'Occident du XIXème siècle" - c'est que la faim n'a pas toujours été une incitation ou une motivation économique. Au contraire, dit-il, dans de nombreuses sociétés, la faim n'a pas existé. Du moins comme expérience individuelle : un individu ne pouvait avoir faim que si son groupe était lui-même dans la famine. Autrement, toutes sortes d'obligations obligeaient à s'occuper de ceux qui ne peuvent ou ne veulent travailler, de ceux qui ont faim, de ceux qui ne peuvent se procurer par eux-mêmes leur pitance. Cela a pu être, en Europe, l'obligation morale de laisser les pauvres prélever une partie des récoltes, obligation qui a finit par s'institutionnaliser dans les "lois sur les pauvres" dont Polanyi analyse la disparition dans l'Angleterre de la fin du XVIIIème siècle comme le début de la "société de marché". Cela ne veut pas dire que les bénéficiaires d'un tel système vivaient dans le luxe, mais tout au moins n'étaient-ils pas menacés par la faim et la mort. C'est donc le droit concret, pour ceux qui le souhaitent, de mener un mode de vie de leur choix - une idée centrale chez Polanyi et qui serait de nature, peut-être, à plaire à ceux qui se réclament du "libéralisme".

Mais alors pourquoi les gens travaillaient-ils ? Et bien pour d'autres motivations que la peur de la faim et son pendant la recherche du gain.

Mais qu'en est-il d'organisations sociales autres que l'économie de marché ? La faim et le gain sont-ils aussi liés aux activités productives qui conditionnent l'existence de la société en question ? La réponse à cette question est clairement négative. En général, on constate que l'organisation sociale de la production est telle que les motivations relevant de la faim et du gain ne sont pas sollicitées ; en effet, dans le cas où la peur de la faim est liée aux activités productives, cette motivation est mêoée à d'autres motivations importantes. Un tel mélange de motvations correspond à ce que nous désignons par le terme de motivations sociales : il s'agit du type d'incitation qui nous fait nous conformer à un comportement approuvée par la société. Un bref aperçu de l'histoire de la civilisation ne nous montre pas l'homme agissant au service de son intérêt individuel pour acquérir des biens matériels, mais plutôt pour assurer sa position, ses droits et ses avantages sociaux ("Faut-il croire au déterminisme économiques ?", Essais, p. 524).

Les motivations à travailler ne manquent pas de fait : acquérir ou garantir un certain statut social, se conformer à des normes et des valeurs, etc. De fait, ces motivations existent dans nos sociétés, et, à l'exclusion de certains cas bien particuliers, comme celui de certains traders effectivement motivé seulement par le gain et le gain toujours plus grand, la plupart des personnes ont des motivations relativement complexes de travailler. A la peur de la faim et à la recherche du gain s'ajoutent, souvent de façon dominante, d'autres motifs qui vont du simple plaisir pris à l'activité à laquelle on se livre aux considérations morales les plus diverses. Dans l'histoire, la reconnaissance que l'on peut obtenir n'est pas la moindre des incitations. Et les cas de fonctionnaires choisissant la désobéissance comme mode de lutte soulignent l'attachement de ceux-ci au contenu de leur emploi et non aux seuls gains qu'ils peuvent en tirer. Cela est également vrai dans le privé.

Cette dernière remarque nous conduit au sophisme économique que Karl Polanyi n'a cessé de dénoncer. Car pourquoi dans le privé les cas de désobéissance sont-ils sinon impossibles tout au moins rares ? Tout simplement parce que la faim est pour eux l'incitation dominante. Pas parce qu'elle est naturellement plus forte que les autres, mais parce que l'organisation sociale conduit à la rendre si forte. Le sophisme économique, c'est cette croyance selon laquelle l'organisation économique qui est la nôtre est l'organisation "naturelle", valable en tout temps et en tout lieu - un travers que les économistes ne sont jamais totalement parvenus à abandonner soit dit en passant. Nous avons eu tendance à penser que seule la faim et le gain sont les "vraies" incitations et les "vraies" motivations "économiques" et que toutes les autres ne sont, au mieux, qu'une vague idéologie posée sur des intérêts matériels (où l'on voit tout ce qui sépare Polanyi du marxisme). Et notre organisation économique est construite précisément sur cette croyance, de telle sorte qu'elle dévient "vraie" pour nous. C'est l'organisation de la faim, par la levée maximale des solidarités qui sauvegardaient chacun de cette menace, qui a fait des individus des travailleurs se portant sur un marché pour vendre leur travail. Et c'est ce marché qui a exclut les autres motivations du champ des possibles, qui leur a ôté une partie de leur force dans l'esprit des gens.

Revenons à la question de départ : celle du statut des fonctionnaires. On comprend rapidement qu'il peut exister d'autres motivations pour eux et que, plutôt que de vouloir substituer à celles-ci le motif de la faim, il serait tout aussi envisageable de les développer, par exemple en se posant la question de la reconnaissance du travail de chacun.

Mais on peut aller plus loin. La constitution de la faim comme seule "vraie" motivation économique s'est traduite pas la dévalorisation de fait des autres motifs d'action, des autres incitations. C'est à cette aune que les individus jugent de l'intérêt de travailler, prioritairement si ce n'est à l'exclusion de tout autre. Et cela est également vrai pour les fonctionnaires : eux aussi sont travaillé par le sophisme économique et peuvent se laisser aller à penser que leurs motivations en termes de gains, telles que celles-ci apparaissent sur le bas de leur feuille de paye, ne justifient pas tout leurs efforts. Dès lors, on peut conclure que c'est la transformation de nos sociétés en sociétés de marché qui provoque les problèmes que l'on propose de régler en l'étendant un peu plus...

Sans doute pourrait-on alors proposer de reprendre le problème à nouveau frais, et, plutôt que de discuter sur le maintien ou la suppression du statut des fonctionnaires, s'interroger sur la place du travail et sur ses motivations dans l'ensemble de la société. La précarisation des travailleurs, réelle dans la fonction publique par le biais des très nombreux substituts au fameux "statut", ne fait qu'étendre les motifs de la faim et du gains. Elle pousse les individus à ne rechercher rien d'autres dans leur travail qu'un échappatoire à la famine ou un bénéfice dont ils pourront jouir lors de leur loisir. En un mot, elle dévalorise avec assurance la "valeur travail" dont certains se gargarisent. Les entreprises qui savent combien l'implication des travailleurs est importantes feraient bien de réfléchir à ceci. Peut-être qu'elles parviendraient mieux à leurs objectifs s'ils usaient auprès de leurs travailleurs d'autres incitations de celles que nous nous obstinons à penser être les seules "économiques".
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Aux sources de la culture geek

J'en parlais il y a quelques jours : le geek est devenu, depuis quelques années, une figure d'une force et d'une légitimité peu commune. A tel point qu'un film comme Kick-Ass a pu s'appuyer sur un renversement étonnant : remplacer le super-héros par le geek. D'autres exemples pourraient être cités, toujours est-il que la culture geek s'est largement diffusée. C'est en relisant Becker que j'ai trouvé un indice pour comprendre d'où elle vient.

Qui ne se dit pas geek aujourd'hui ? Le moindre possesseur d'un Iphone se revendique comme tel. Pour peu qu'il joue à World of Warcraft, il pourra tout aussi bien se présenter comme "ultra-geek". Et même les filles, longtemps exclues plus ou moins volontairement de cet univers (elles le sont toujours apparemment, comme en témoigne l'image ci-dessous, trouvée ici), s'y sont mises, soutenues par des magazines féminins trop heureux de pouvoir remplir des pages et des pages autour du néologisme "geekette" et des articles sur le thème "comment draguer avec un Iphone". Moi même, à cet aune-là, je peux me dire geek. Après tout, je lisais Pratchett à l'époque où certains néo-geeks kiffaient les Mini-Keums.


Les vrais geeks, ceux qui ont fait de l'informatique un mode de vie et qui lisaient The Lord of the Ring en VO avant que Peter Jackson ne rende ça trendy, s'énervent. Ne serait-ce que parce que les subtiles différences entre geeks, nerds et dorks (moi-même, je n'y ai jamais rien compris) sont systématiquement oubliées. C'est qu'ils formaient une véritable culture déviante, et se trouvent aujourd'hui en train d'être absorbés par ceux auxquels ils se sont toujours opposés. Voir des noobs reprendre - mal - leurs signes distinctifs, on peut comprendre que ça ait quelque chose d'irritant. Surtout lorsque Apple essaye de s'imposer comme le top de la geekitude, alors que les vrais pros ne jurent que par le PC que l'on peut bidouiller soi-même.

Mais d'où vient cette culture geek ? Où prend-t-elle ses racines ? Je voudrais avancer ici une hypothèse à partir de ce classique de la sociologie qu'est Outsiders. Dans le chapitre 5, Howard Becker étudie "la culture d'un groupe déviant", à savoir les "musiciens de danse" des années 50-60 aux Etats-Unis. En s'appuyant sur son expérience de terrain - il a lui même été musicien de jazz -, il identifie clairement une culture particulière, finalement pas si différente, dans son fonctionnement, de notre culture geek à nous. En particulier, ces musiciens font une différence claire entre eux et les "squares" (terme traduit dans l'édition française par "les caves"), à savoir ceux qui ne sont pas musiciens. Comment ne pas y voir un parallèle avec la façon dont les geeks surveillent avec attention les frontières de leur groupe ?

Mais qu'est-ce qui fait qu'il y a une unité de cette culture ? Pourquoi s'est-elle développée ? Parce que les musiciens de danse sont tous confrontés à des problèmes communs, et, en rentrant en interaction entre eux, développent donc des significations communes. Ces problèmes ont à voir avec la nature même de leur métier :

Les musiciens de danse [...] peuvent être définis simplement comme des personnes qui jouent de la musique populaire pour gagner de l'argent. Ils exercent un métier de service et les caractéristiques de la culture à laquelle ils participent découlent des problèmes communs à ces métiers. Ceux-ci se distinguent dans leur ensemble par le fait que leurs membres entretiennent un contact plus ou moins direct et personnel avec le consommateur final du produit de leur travail, le client auquel ils fournissent un service. En conséquence le client est à même de diriger le travailleur dans l'exécution de sa tâche, et de lui appliquer une gamme de sanctions diverses, qui va de la pression informelle à l'abandon de ses services.

Les métiers de service mettent en relation d'une part une personne dont l'activité à plein temps est centrée sur ce métier et dont la personnalité est plus ou moins profondément impliquée dans celui-ci, d'autre part, des personnes dont la relation à ce métier est beaucoup plus occasionnelle. Il est parfois inévitable que chaque partie se représente très différemment la manière dont le service doit être accompli. Les membres des métiers de service considèrent généralement que le client est incapable d'évaluer authentiquement le service qu'ils produisent et ils sont extrêmement irrités par les tentatives des clients pour contrôler leur travail. Il en résulte une hostilité latente et des conflits ; les méthodes de défense contre les ingérences extérieures deviennent une préoccupation des membres du métier, et une sous-culture se développe de cet ensemble de problème. (pp. 105-106)

Ces problèmes ne sont-ils pas aussi auxquels se confrontent ceux qui ont choisit de faire de l'informatique et du bidouillage quotidien de machines compliquées leur boulot ? Ce passage m'a immédiatement rappelé ce post sur le site The Oatmeal : intitulé "Comment un webdesigner va tout droit en affaire", il raconte de façon très précise un conflit du même type que celui des musiciens de danse, entre un webdesigner qui a une idée précise de ce qu'est un boulot bien fait, et un client qui a en visiblement une toute autre idée parce que, bien sûr, le rustre ne connaît rien à l'informatique. On pourrait presque ré-écrire le dialogue suivant entre deux musiciens en remplaçant "orchestre" par "logiciel" et "cave" par "noobs" (ou tout autre terme équivalent), et le mettre dans la bouche d'un geek, tout le monde y croirait :

Dick : "C'était la même chose quand je travaillais au club M. Tous les gars avec lesquels j'étais au collège venaient et adoraient l'orchestre... C'était un des pires orchestres avec lesquels j'ai travaillé et ils croyaient tous qu'il était excellent."
Joe : "Oh, bien sûr ! c'est qu'une bande de caves." (p. 114)

On peut aussi se reporter à ce post d'un autre spécialiste de l'informatique, le blogueur Kek qui réalise des sites web au travers de son entreprise Zanorg : il y raconte ses difficultés lorsqu'on lui demande de travailler en agence, alors qu'il préfère travailler de chez lui. Là encore, on retrouve l'indépendance du professionnel de l'informatique contre la bêtise et la lourdeur des clients, incapables de se servir convenablement d'un simple copié-collé ou, pire encore, tellement handicapés qu'ils en sont réduit à utiliser Apple plutôt que des vrais PC pour les vrais geeks qui veulent bidouiller plein de choses dans tous les sens.

Mon hypothèse est que la culture geek trouve là ses racines. A l'origine, l'informatique était une activité de mordus, souvent rassemblés sur des campus américains, qui ont donc pu définir leurs propres critères d'évaluations de ce qu'est un bon programme parce qu'ils étaient en interaction entre eux. Avec la diffusion de l'informatique, ils se sont trouvés confrontés, dans les entreprises et ailleurs, à des gens qui avaient des demandes toutes autres à adresser aux ordinateurs, et des critères d'évaluation différents. Ceux-ci rentrent en conflit avec ceux des informaticiens qui définissent une part importante de leur identité autour des réalisations informatiques. Il faut donc que ces derniers gèrent ce conflit, et la culture geek leur assure cette possibilité en dessinant un espace d'indépendance pour eux. Les connaissances pointues dans des domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des façons précises de travailler. De la même façon que les musiciens de jazz racontaient, admiratifs, à Becker comment l'un des leurs avaient mis feu à une voiture juste pour s'amuser...

La comparaison entre un groupe d'artistes, les musiciens de danse, et les travailleurs de l'informatique ne devraient pas étonner. L'indépendance de l'artiste, ses capacités créatives, sa forte personnalité, son talent à s'insérer dans des projets où il apporte quelque chose de nouveaux, bref toute la représentation classique et un brin exagérée de son activité sont au coeur des principes de fonctionnement du capitalisme contemporain : on le sait depuis Boltanski et Chiapello, et j'en ai longuement parlé il y a déjà un petit moment. Dès lors, il n'est pas étonnant que la culture geek se diffuse : elle est profondément en accord avec le "nouvel esprit du capitalisme". Les hackers de tout poil ne se rendent peut-être pas toujours compte combien ils sont, au final, conformistes.

Le parallèle avec les musiciens de jazz peut être poussé un peu plus loin. Leur salut, "see you later, alligator", a fini par se diffuser largement au-delà de leurs frontières, tout comme l'expression "square", qui en est venue à désigner toute personne ennuyeuse ou "ringarde" (bien que le terme "ringard" soit lui-même devenu ringard). C'est ce qui arrive également aux geeks. De sous-culture déviante, regardée avec suspicion par les membres plus conformistes de la société mais aux excentricités tolérées à cause des services qu'ils rendent (jouer de la musique, faire des programmes informatiques), ils rejoignent peu à peu les rangs de la culture dominante. Ce fut ce qu'acheva de faire le rock dans le domaine de la musique. C'est peut-être ce qui attends les geeks. Pas sûr que ça leur plaise.
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Résolutions sociologiques

Voici venu le temps des résolutions. La plupart du temps, celles-ci sont oubliées assez rapidement : c'est normal, en l'absence de soutien, la volonté individuelle est faible. Donc autant prendre des résolutions collectives. Tiens, pourquoi les sociologues ne prendraient-ils pas collectivement quelques bonnes résolutions ?

Résolution n°1 : ne pas faire de citations sans guillemets. Parce que ça amène pas mal de problèmes quand même. Hein, Ali ? Quoique, apparemment, pas tant que ça, et il faudrait peut-être prendre comme résolution de ne pas trop dénoncer ceux qui le font, parce que ça entraîne aussi des problèmes. Hein, Pierre ?

Pierre Dubois a raison de s'en prendre à ceux qui enfreignent les règles les plus élémentaires de l'honnêteté intellectuelle et réclament, en plus, un blanc-seing pour le faire. Je me permet de rappeler ici cette citation d'un économiste, un certain Jevons : "Un calme despotique est le triomphe de l'erreur. Dans la république des sciences, la sédition et même l'anarchie sont dans le long terme favorables au plus grand bonheur du plus grand nombre".

Résolution n°2 : Découlant directement de la résolution n°1 : les sociologues devraient profiter de 2011 pour régler une bonne fois pour toute le problème avec un certain courant. Car c'est ce qui ressort le plus nettement de la discussion Dubar - Cibois. "C'est évident que nous n'avons pas d'accord sur ce point avec le courant maffesolien et ses alliés mais je n'ai pas remarqué qu'il y ait divergence entre les autres courants" écrit ce dernier. Il y a des désaccords et des luttes au sein de différents courants et de différentes approches - il est assuré par exemple que bourdieusiens et latouriens ne peuvent pas se sentir - mais tous peuvent au moins se mettre autour d'une table pour s'accorder sur un minimum : la sociologie comme science empirique, comme science d'enquête. Cet accord ne peut se faire avec les post-modernistes. Alors il serait peut-être bon de consommer cela.

Résolution n°3 : Bien réfléchir avant de sortir une thèse provocatrice dans les médias. C'est ce que devrait nous enseigner la publication du livre de Hugues Lagrange, Le déni des cultures. Il n'y pas pu avoir de discussion saine de ce bouquin, même entre sociologues, parce que la question de sa médiatisation est venue se superposer à toutes autres. Lagrange pouvait repousser les critiques en les accusant de refuser par principe ses résultats, et ses critiques étaient obligé de composer entre le bouquin lui-même et la réception médiatique de celui-ci. Résultat : un débat inextricable. Cela ne veut pas dire qu'il faut s'interdire toute intervention dans les médias, mais qu'il est sans doute nécessaire de réfléchir à la façon dont on le fait.

Résolution n°4 : Achever de rejoindre le rang des geeks en encourageant le recours à des logiciels en ligne de commande qui vous donne l'impression d'être Alan Turing réincarné, la persécution en moins. Du genre R ou LaTeX ou d'autres qui existent sans doute et que je ne connais pas. Pourquoi ? Parce que le geek est devenue l'une des figures les plus populaires et les plus positives qui soit. Alors autant en profiter.

Résolution n°5 : S'intéresser plus à ce qui se passe au lycée. Parce que la réforme n'est pas finie, parce que le programme de SES de Terminale sera publié en février, parce qu'il va falloir faire attention à ce qu'on y trouve - on nous a par exemple promis que les classes sociales retirées en première y réapparaitraient. Et parce que se demander "est-ce que ce que je fais aurait du sens pour un lycéen ?" est une bonne question à se poser pour savoir si l'on fait de la sociologie intéressante. Certainement pas la seule : d'une façon générale, se demander si ce que l'on fait aurait du sens pour quelqu'un qui n'est pas sociologue est sans doute une bonne chose.

Je livre toutes ces résolutions au débat et à la discussion de qui voudra. Et bonne année à tous.
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