Misères de l'évolutionnisme

Après que j'ai twitté, récemment, un article s'en prenant sans ménagement à l'usage effréné de la psychologie évolutionniste et des neurosciences pour justifier tous les préjugés sexistes des années 50 - article que vous devriez aller lire immédaitement d'ailleurs - une petite discussion s'est engagée avec Alexandre Delaigue (que l'on ne présente plus). Il faut dire que j'avais utilisé les 140 signes pour dire le fond de ma pensée : "Amis psychologues évolutionnaires, faites-nous plaisir : reconvertissez-vous". Sans rediscuter ce jugement (qui est quand même plus profond que 90% de la production en psychologie), Alexandre a posé une autre question : pourquoi sommes-nous aussi friands d'une sorte d'essentialisme primaire ? Tentative de réponse.

Si vous ne connaissez xkcd, votre vie est triste

Posons le décor : la psychologie évolutionniste est une branche de la psychologie qui consiste à chercher à expliquer les comportements humains par le biais de la théorie de l'évolution. En un mot, l'hypothèse de départ est la suivante : puisque l'évolution est un phénomène très lent, certaines caractéristiques de la psychologie humaine ont fait l'objet d'une sélection à l'époque de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs et se sont transmis jusqu'à nous. A partir de là, la recherche consiste à repérer des comportements qui soient suffisamment généraux et répandus chez un très grand nombre d'humains (si possible universels) et à montrer que ceux-ci constituaient un avantage du temps où les mammouths courraient encore joyeusement dans la nature en fête.

Un domaine essentiel de cette branche de la psychologie est bien évidemment celui des différences hommes-femmes. Cela donne des choses du genre : mais pourquoi les femmes sont-elles aussi douées pour faire du shopping ? Mais parce que leur ancêtres devaient choisir les bons fruits à manger voyons ! D'où cette capacité à chercher et à trouver qui les poussent à s'empoigner avec une violence au moins égale à celle d'un match PSG-OM dans les tribunes dès que Sonia Rykiel vend des trucs et des machins chez H&M (parole de vétéran). Vous croyez que je caricature ? Même pas. On trouve effectivement ce genre de chose mis à toutes les sauces aujourd'hui. L'article dont tout est parti donne des exemples bien gratinés.

Rajoutez à cela une bonne dose de "neuro"-quelque chose (mettez "neuro" quelque part et vous êtes sûr que vous aurez un chroniqueur de yahoo qui viendra vous poser des questions pour la une de son site) là-dedans, histoire d'expliquer qu'en fait hommes et femmes ont des capacités mentales différentes - c'est normal, c'est l'évolution, on vous dit - et vous avez une belle légitimation des toutes les inégalités entre hommes et femmes. Enfin, surtout celles en cours dans les années 50 aux Etats-Unis : il semble en effet que la femme à la maison à torcher les gosses et l'homme qui se la joue "sugar daddy", ce soit le top du top de l'évolution, le plus haut point que l'on pouvait atteindre et vers lequel tendait toute l'histoire de l'humanité.

On me dira peut-être que c'est la lecture qu'en fait la presse et que les études ne sont pas aussi caricaturales. Pourtant, l'article en question soulève de gros problèmes de méthodologie. On peut aussi se reporter à ce post sur Sociological Images où l'on apprend qu'une recherche censée avoir démontré que le cerveau des bébés garçons étaient différents de celui des bébés filles a complètement sur-interprété les résultats : d'une petite différence statistique, sur laquelle il faudrait s'interroger en terme de significativité, on construit une opposition totale et binaire.

Bref. Le fait est que ce type de recherche jouit d'une audience médiatique qui ferait rêver la plupart des chercheurs dans les sciences humaines et sociales. En fait, il y a relativement peu de façons d'attirer plus l'œil médiatique : je pense que ça se classe quelque part entre les études sur les bienfaits du chocolat et les robots. Comment expliquer la séduction exercé par cette évolutionnisme un brin simpliste - d'autant plus qu'il est incontestable que le traitement médiatique ajoute à la simplification originelle une couche supplémentaire d'essentialisme basique ?

Une première façon de répondre est de noter la cohérence de ces "conclusions" avec la perception la plus courante des hommes et des femmes malgré des décennies de féminisme plus ou moins affirmé, ainsi que les intérêts qu'elles protègent du point de vue des hommes : ce n'est pas pour rien que les sociologues américains utilisent si souvent le terme "patriarchie". Je ne vais pas re-documenter la façon dont toute la société ne cesse de nous répéter que garçons et filles sont non seulement différents mais en plus radicalement opposés. Reportez-vous à vos boîtes de céréales si vous avez des doutes. Ou regardez cette vidéo pour un nouveau soda light vendu aux Etats-Unis (qui devrait nous être épargné, contrairement à ce summun du bon goût que sont les publicités pour Coca Zéro) :



Mais il y a peut-être autre chose. Car la question est de savoir pourquoi ces explications naturalisantes, c'est-à-dire qui rapportent les différences de genre à des différences de nature, ont plus de succès que les explications qui se rapportent à la culture et aux institutions sociales. Pour essayer de le comprendre, reportons-nous à un article de Gérald Bronner consacré, justement, aux résistances au darwinisme. Cela peut sembler étonnant dans la mesure où il s'agit justement ici d'expliquer un tropisme pour celui-ci, mais ce sont dans les difficultés à bien saisir le sens même du darwinisme qui sont à l'origine des deux problèmes.

Bronner n'a pas voulut étudier les résistances les plus frontales au darwinisme, celles des religieux et des créationnismes (comme on dit de par chez moi : kif-kif bourricot), souvent prêtés avec un certain mépris aux Américains. Il s'est plutôt tourné vers l'Europe et vers des personnes qui, a priori, avaient plutôt tendance à adhérer aux thèses darwiniennes et à la science. Il a mené avec celles-ci des entretiens tournant autour de la résolution d'une petite énigme qu'il leur donnait à lire et pour laquelle les enquêtés devaient proposer des solutions. Voici l'énigme ainsi que sa solution :

« À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de ce gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Comment expliquez cette situation ? »
En fait, ce mystère a été révélé et résolu par le professeur Zhang Li, zoologue à l’université de Pékin, qui a mené ses recherches depuis 1999 dans une réserve naturelle dans la région du sud-ouest de Xishuangbanna, où vivent les deux tiers des éléphants d’Asie chinois (la Chine est l’une de 160 nations qui ont signé un traité en 1989 interdisant le commerce de l’ivoire et des produits d’autres animaux en voie d’extinction ou menacés de l’être).
Les braconniers ne tuant pas les éléphants sans défenses (ceux-ci n’ont aucune valeur marchande pour eux), explique-t-il, ces mutants sont plus nombreux dans la population et le gène qui prévient la formation des défenses se propage parmi les éléphants. Alors que ce gène se trouve habituellement chez 2 à 5 % des éléphants d’Asie, on le trouve, à présent, chez 5 à 10 % de la population des éléphants Chinois. Cette « énigme », comme on le voit, peut être facilement résolue si l’on mobilise le programme darwinien.

Que ressort-il de cette enquête ? Peu de réponses vont dans le sens proposé par le darwinisme. Beaucoup d'enquêtés avancent, par exemple, que les défenses sont devenus inutiles aux éléphants et donc qu'ils s'en débarrassent. D'autres que, se sentant menacé par les chasseurs, les éléphants ont réagi en mutant et en faisant disparaître leurs défenses. Bien que tout cela ne correspondent pas au darwinisme, les enquêtes sont souvent persuadé qu'ils mobilisent un argumentaire tout à fait scientifique :

Le plus fascinant est que les interviewés, en évoquant ces scénarios, soulignaient parfois qu’ils ne faisaient qu’exprimer « une théorie darwinienne », ce fut le cas pour près de 30 % d’entre eux. Un résultat qui serait plus important encore si l’on y intégrait les entretiens où la théorie darwinienne n’est pas explicitement convoquée, mais où le vocabulaire utilisé (sélection naturelle, évolution, etc.) y fait référence.

Bronner relève une nette attraction pour ce qu'il appelle le finalisme, c'est-à-dire les deux explications présentées ci-dessus. Elles ont pour point commun de prêter les transformations à une volonté ou à un objectif à réaliser, et non au hasard, aux conditions historiques particulières (l'activité des chasseurs), qui va conduire, sans que personne ne l'ait voulu, sans que rien n'ait décidé quoi que ce soit, vers la transformation de l'espèce. Une mutation intervient par hasard, et parce qu'elles se trouvent fonctionnelle, elle donne un avantage aux individus et donc se répand dans la population.

C'est qu'en fait le hasard n'est pas le bienvenue dans nos modes de raisonnement, du fait d'une mauvaise compréhension des statistiques et, ici, du rôle joué par la taille des échantillons. Nous avons tendance à rechercher une raison aux choses, une explication basé sur une volonté ou une finalité, comme si quelqu'un ou quelque chose savait vers où va le monde. Cette difficulté est à l'origine de la tendance au finalisme ici en Europe, et, de l'autre côté de l'Atlantique, elle sous-tend le néo-créationnisme/intelligent design/autre :

C'est bien le croisement de la fonctionnalité et du hasard qui paraît inadmissible au néo-créationniste (et au crypto-finaliste) : la nature est si bien faite, cela ne peut pas être le fait du hasard. À cette différence que ce n’est plus une mystérieuse cause finale qui est invoquée, mais une cause initiale. Lorsque les choses sont si bien adaptées les unes aux autres, ce ne peut être que la conséquence d’un plan, d’un dessein intelligent.

Revenons maintenant au succès de la psychologie évolutionniste. La préférence pour les explications qui se rapportent à une pré-programmation ancienne des individus s'appuie sur cette même tendance au finalisme : finalement, cela revient toujours à dire que, d'une façon ou d'une autre, la nature est toute de même bien faite, et que tout était prévu depuis le début. Des causes qui se rapporterait à des "accidents historiques", à la construction d'institutions, à l'action des hommes ici et maintenant, souvent sans coordination, la lente construction des inégalités au travers de quelques milliers de petits actes de socialisation, exercent une séduction moins importantes précisément parce qu'il est plus difficile d'y rattacher une volonté ou une finalité. Le succès médiatique de la psychologie évolutionniste s'explique sans doute par le fait que la compréhension commune de l'évolutionnisme et du darwinisme est elle-même déficiente. Misère de l'évolutionnisme dont le succès auprès du grand public repose sur un malentendu...

Comme Gérald Bronner le conclut, "le marché cognitif ne favorise pas toujours le vrai". Bien au contraire. Malgré l'élévation général du niveau de diplôme, malgré la diffusion de la connaissance, malgré les efforts quotidiens des enseignants, des erreurs de raisonnement persistent même auprès des personnes qui se pensent ou se disent attachés aux sciences - et je ne sais honnêtement pas ce que j'aurais répondu à l'entretien de Bronner si j'avais dû le passer avant d'avoir lu l'article... Et concernant la diffusion de la pensée et des explications sociologiques, qui est ici le vrai enjeu en matière de différences entre les genres, il faut bien dire que l'on ne fait peut-être pas tous les efforts nécessaires. Et si on commençait par donner plus de cours de sciences économiques et sociales au lycée ? Je dis ça, je dis rien...
Bookmark and Share

Read More...

Le retour des contradictions du capitalisme

Le Global Sociology Blog l'annonce : la guerre des classes est là et elle est globale. Les révoltes dans le monde arabe ont été déclenchées par les difficultés économiques présentes, à savoir le retour de la spéculation sur les denrées alimentaires et l'augmentation des prix qui en découle. Cette pression économique sur les individus se retrouve ailleurs, y compris dans la grogne anglaise contre l'austérité prônée par le gouvernement conservateur - et je ne parle même pas de la Grèce. Une révolution globale, ou même simplement dans les pays occidentaux, n'est sans doute pas à l'ordre du jour. Mais on peut au moins saisir l'occasion de repenser un peu aux contradictions du capitalisme.

Qu'est-ce que le capitalisme ? Comme j'ai déjà eu l'occasion de le discuter (les plus vigilants lecteurs auront noté que cette question fait partie de mes préoccupations récurrentes), le capitalisme est avant tout un monde de comportement. Plus qu'un ensemble d'institution, plus qu'une organisation économique, plus encore qu'une organisation sociale, il s'agit d'une façon de penser et de voir l'homme et le monde qui s'inscrit très profondément en nous. Voir les choses comme des marchandises, penser l'action humaine comme motivé avant tout par le profit, rechercher rationnellement la plus grande satisfaction possible : c'est tout cela qui est au cœur du capitalisme. Et si nous ne correspondant pas tous à cet homo oeconomicus que l'on voudrait nous faire croire universel et naturel, tout au moins avons-nous quelques difficultés à nous défaire totalement de ce mode de pensée.

Approcher le capitalisme de cette façon peut avoir quelque chose d'a priori étonnant : où sont les marchés, les entreprises et le capital lui-même que l'on attribue généralement à ce système économique ? En fait, tous ces éléments sont à la fois des émanations de cette mentalité de marché - l'entreprise capitaliste n'est que la mise en œuvre de la recherche rationnelle du profit maximum par exemple - et des institutions qui forment cette même mentalité - à force d'être pris dans des marchés, nous finissons par penser marché...

C'est donc que le contenu de cette mentalité et de ces évolutions est essentielle pour comprendre les évolutions du capitalisme. Les conceptions que l'on se donne à un moment donné des bons comportements amène à des comportements qui eux-mêmes modèlent le monde. Ainsi le sociologue américain Neil Fligstein a longuement soutenu que l'approche de la "shareholder value", c'est-à-dire les principes qui dictent aux entreprises de chercher à maximiser la valeur boursière que peuvent retirer leurs actionnaires, a été la principale force de transformation du capitalisme. Dans un article de 2007 écrit en collaboration avec Taekjin Shin, il tente de montrer comment cette théorie manageriale a transformé l'économie américaine entre 1984 et 2000. Sans entrer dans les détails de la démonstration, les auteurs parviennent à montrer que la mise en oeuvre des stratégies attachées à la shareholder value - fusions-acquisitions, plans sociaux, etc. - n'étaient pas tant des réponses cohérentes aux problèmes rencontrer par les entreprises et n'ont pas donné les résultats attendus. Pourquoi les poursuivre alors ?

Cela suggère que les fusions et les licenciements sont plutôt de nature rituelle et mimétique et ne produisent pas de résultats efficients. (Ma traduction)

Il s'agit donc avant tout d'une croyance : la mentalité de marché n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est un produit historique dont le contenu évolue avec le temps. Dans les années 80 et 90, la shareholder valuer allait de soi... Et il semble bien qu'il en soit toujours ainsi aujourd'hui.

Elle ne fut pas sans conséquence pour autant. Fligstein et Shilt montre aussi que ces politiques ont conduit à l'introduction et au développement de l'informatique comme outils de travail dans les entreprises, en vue de réduire les coûts de main-d'œuvre. C'est là sans doute l'un des résultats les plus frappants : l'informatisation de l'économie n'était ni une continuation naturelle, ni la mise en œuvre efficace d'une innovation, mais est également lié aux incitations propres du business américain de l'époque. Elle n'est pas arrivée de l'extérieur pour s'imposer naturellement : l'informatique a profité d'un état d'esprit favorable à l'intérieur même des entreprises.

Mais une conclusion particulièrement intéressante de l'article réside dans la façon dont cette shareholder value a affecté la façon dont les travailleurs ont été considéré :

Nos résultats montrent que les efforts pour faire plus de profits se sont concentrés sur l'utilisation des fusions, des licenciements et de l'informatisation pour réorganiser et exclure la main-d'œuvre syndiquée. Les données suggèrent que les travailleurs ont très certainement été traité moins comme des parties prenantes (stakeholders) et plus comme des facteurs de production. (Ma traduction toujours)

La marchandisation du travail : vieux thème qui se retrouve aussi bien chez Marx que chez Polanyi. Les deux auteurs d'ailleurs concluent en précisant deux interprétations possibles - et non contradictoires - de leurs résultats : une inspirée de la théorie de l'agence plutôt optimiste, l'autre...

Une approche plus critique (peut-être plus marxiste) verrait cela et dirait que la théorie de la "shareholder value" est une forme de renouveau de la lutte des classes. Les propriétaires et les managers du capital ont décidé de briser systématiquement les syndicats et d'investir dans les ordinateurs en vue de faire des profits.

Comment ne pas penser dès lors aux contradictions du capitalisme que décrivait Marx ? Selon lui, l'accumulation du capital allait se heurter à un mur : en réduisant la part du travail dans la combinaison productive, elle ne pouvait conduire qu'à une "baisse tendancielle du taux de profit" qui emporterait le système. Sans reprendre cette idée qui s'appuie sur la théorie de la valeur travail, on peut noter que le capitalisme contemporain a effectivement eu pour conséquence de dé-qualifier et de désorganiser une partie importante du travail, la ravalant au rang de simple facteur de production.

Dans le même temps, le capitalisme a promis à tous un accomplissement dans le travail. C'est que pour répondre à la critique du travail déshumanisant des années 70, il a fallut que l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire les justifications qui poussent les individus à adopter les comportements adéquats, se modifie : c'est ce qu'ont soutenu Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ils soulignaient par là la plasticité du capitalisme, sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites pour continuer à se développer. Je me suis longtemps moi-même reposé sur une telle analyse. Il m'apparaît aujourd'hui plus clairement que, pour juste qu'elle soit, elle doit être compléter en soulignant les contradictions qui existent entre ces promesses qui ont permis de rendre le capitalisme légitime et la réalité de son extension. La distance entre les deux - promesses de démocratie, de liberté et d'accomplissement d'une part, réalité du creusement des inégalités, de l'accommodation avec les dictatures et de certaines formes d'aliénation d'autre part - est sans doute pour beaucoup dans le retour de cette lutte classe, à un niveau global qui plus est, que signale le Global Sociology Blog. Voilà les contradictions auxquelles le capitalisme doit aujourd'hui faire face.

Reste que l'avenir n'est pas forcément celui du grand soir. Car comme on l'aura compris, le capitalisme, parce qu'il est inscrit profondément dans les hommes eux-mêmes, ne souffre peut-être pas tant que ça de ses propres contradictions. Les protestataires ne souhaitent après tout pas forcément autre chose que la réalisation des promesses qui leur sont faites. Simmel l'avait bien compris : un conflit lie entre eux les belligérants, car ceux-ci doivent au moins être d'accord sur les enjeux de la lutte. La lutte des classes se fait donc entre des individus et des groupes qui, d'une façon ou d'une autre, sont profondément travaillés par le capitalisme. Si le capitalisme engendre des conflits, il n'est pas dit que ceux-ci soient forcément tournés contre sa propre logique. C'est peut-être cela qui fait sa force.
Bookmark and Share

Read More...

Politique des espaces publics : changer le monde par ses murs

La politique, dit-on, se donne pour objectif de transformer la société. Une expression bien générale, mais qui peut trouver une réalisation lorsqu'il s'agit de changer, tout au moins, un peu de la façon dont nous percevons les choses. C'est du moins ce que peut rendre visible quelques photos prises au Louvre.

Si le travail politique est essentiellement un travail sur les mots, c'est que les mots contribuent à faire le monde social. En politique, rien n'est plus réaliste que les querelles de mots. Mettre un mot pour un autre c'est changer la vision du monde social, et par là, contribuer à le transformer.

Voilà ce que disais Pierre Bourdieu dans une interview donnée à Libération en 1982. Difficile de ne pas lui donner raison : l'essentiel de l'activité politique consiste à s'affronter sur les mots, à tenter ou à parvenir à imposer un jeu de langage qui, en devenant la réalité politique du moment, entraînera les activités, les transformations, les réformes et les politiques publiques idoines. Parler d'émeutes ou de révolution, d'évènements ou de guerre, d'exclusion ou d'assistanat, de coût du travail, de pouvoir d'achat ou de salaire : rien de tout cela n'est neutre, bien au contraire.

On aurait tort cependant de faire résider l'essentiel de cette activité dans les prises de paroles publiques des hommes politiques. Les affiches politiques et leur slogan s'inscrivent totalement dans cette logique. Le "je lutte des classes" qui a connu un succès certain dans les dernières manifestations et qui pourrait bien se maintenir encore quelques temps en témoigne : c'est que les classes sociales, au-delà de leur réalité sociologique indéniable, sont aussi des constructions langagières qui ont besoin d'être construites et défendues par les acteurs qui veulent s'appuyer sur elles, contre les tentatives de ceux qui veulent les effacer au profit de l'individu en majesté. Mais il y a plus que les affiches : de simples informations peuvent prendre un tour bien politique. Lors d'une visite au Louvre, j'ai pu prendre cette photo (toujours de piètre qualité, je ne suis pas un grand photographe - cliquez pour la voir en plus grand) :


De simples travaux dans un musée - l'installation d'une arcade - deviennent, par la magie de l'affichage un morceau de la relance économique et d'une stratégie économique globale, courageusement menée par le gouvernement. Il s'agit, comme souvent, de "définir la situation" : par le biais de l'écrit, on transforme la signification des choses et on impose au passant une autre façon de voir les choses. Des travaux qui pourraient être ignorés, voire perçu comme une nuisance pour le visiteur du musée qui se voit privé d'une partie de la visite, sont ici parée d'une vertu économique incontestable. On ne s'excuse pas "de la gêne occasionnée", mais on affirme fièrement sa contribution au bien-être de tous. "L"Etat restaure votre patrimoine ! Projet soutenu par le plan de relance" dit le bas de l'affiche.


Cette pratique est courante, et n'est pas exclusive ou caractéristique de la politique gouvernementale actuelle : un peu plus tôt dans la journée, rue de Rivoli, j'ai pu voir que les murs de ce qui était la Samaritaine clamaient avec une égale fierté qu'avaient été créés pas moins de 2000 emplois... Mais le bus allait trop vite pour que je puisse comprendre qui il fallait remercier pour cela. Il me semble cependant que la municipalité de la capitale avait quelque chose à voir avec ce miracle.

C'est dire que la politique peut s'inscrire assez profondément dans l'espace public, ou, comme le dernier espace le suggère, dans l'espace urbain. Celui-ci peut contribuer à former notre perception du monde, des choses et des gens. Mais cette action de conformation des perceptions du monde n'est pas mécanique : parce qu'elle est politique, elle fait également l'objet d'une lutte. C'est ce que le street art a, finalement, très bien compris :

The people who run our cities don’t understand graffiti because they think nothing has the right to exist unless it makes a profit. The people who truly deface our neighborhoods are the companies that scrawl giant slogans across buildings and buses trying to make us feel inadequate unless we buy their stuff. Any advertisement in public space that gives you no choice whether you see it or not is yours, it belongs to you, it’s yours to take, rearrange and re-use. Asking for permission is like asking to keep a rock someone just threw at your head (Banksy dans Wall and Piece)




Reste qu'il ne faut pas exagérer la puissance de ce mode d'expression politique. Si les oeuvres de quelqu'un comme Banksy peuvent avoir un tant soit peu d'audience et, peut-être, d'influence, c'est en grande partie du fait de la qualité de sa performance : performance artistique, basée sur la rupture avec ce qui est attendu - ce dont témoigne la photo ci-dessus. Au contraire, l'affichage de la réforme apparaît de façon beaucoup plus normalisé. Alors que l'artiste s'appuie sur ce que Max Weber aurait considéré comme une attitude prophétique, dont le charisme vient briser les rets de la tradition et du monde allant de soi, l'expression politique normale vient d'une attitude plus proche de celle du prêtre, qui prêche une parole validé par l'institution qui le surplombe. Elle n'est pas forcément moins puissante, mais s'exprime de façon sans doute plus douce. Il faudrait enquêter plus avant pour savoir quels effets produisent effectivement ce genre d'affiche sur le public et les passants.

Une dernière question peut être soulevé : pourquoi afficher de cette façon la politique de relance économique ? On pourrait répondre que c'est pour garantir la réélection des dirigeants. Mais le jeu demeure dangereux : après tout, si la relance marche, cela se verra de façon concrète dans l'amélioration de l'économie, le retour de la croissance et la réduction du chômage, ce qui devrait suffire pour une réélection triomphante. Il se pourrait que cette affichage participe également de la légitimation des politiques économiques, qui serait en fait une condition de leur efficacité. Une politique de relance ne doit-elle pas commencer par changer le "climat des affaires" et pour cela changer la perception que l'on a de l'état du monde ? Dès lors, c'est peut-être là aussi, dans la rue et sur les murs, que se joue la réussite de la politique... Finalement pas si éloignée de la performance artistique : changer le monde par ses murs.
Bookmark and Share

Read More...

L'insoutenable légèreté des sentiments en politique

Depuis que la révolte a commencé à gronder en Tunisie puis en Egypte et bientôt ailleurs, il s'est trouvé un nombre grandissant de personne pour manifester leur solidarité avec les peuples en colère. En plus, ça tombe bien, l'indignation est à la mode, et chacun y va d'un drapeau tunisien comme avatar facebook ou de son petit commentaire plein d'espoir pour une libération prochaine des peuples opprimés. Une telle solidarité internationale pour tous ceux qui subissent le joug de dictatures ferait chaud au coeur... si seulement son caractère essentiellement émotionnel et, par là, obligatoire ne lui promettait pas une bien brève existence. Obligatoire l'émotion et l'indignation ? Malheureusement, oui.

Ce grand élan d'émotions et de sentiments de sympathie avec les peuples en lutte pourrait témoigner, au choix, de l'enracinement toujours profond de la démocratie et de la liberté dans le cœur des peuples occidentaux, de la perpétuelle "naissance" d'une société civile internationale et d'une solidarité mondiale entre les peuples, ou encore d'une solidarité internationale qui trouve son expression dans l'invitation à "marcher comme un égyptien"... Il y a pourtant de bonnes raisons de penser qu'il ne repose pas vraiment sur tout cela.

En effet, pouvons-nous ne pas ressentir cette émotion ? Pouvons-nous ne pas nous sentir solidaire de ceux qui souffrent ? La réponse est non. Nos émotions, quelles qu'elles soient, sont bien souvent obligatoires. C'est ce que disait Marcel Mauss en substance dans un texte de 1921 logiquement intitulé "l'expression obligatoire des sentiments" :

Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d'expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l'obligation la plus parfaite.

Si vous participez à un enterrement, même sans être intimement lié au défunt, peut-être même sans le connaître, vous serez sans doute saisi également de tristesse. Pourquoi cela ? Tout d'abord, parce que ne pas manifester ce sentiment, ce serait enfreindre les règles implicites de la situations. Essayez de vous mêler à un cortège funéraire et de sourire tout le long, vous comprendrez rapidement de quoi je veux parler. Une simple indifférence n'est pas non plus envisageable, du moins sans le risque de quelques sanctions de la part de vos voisins.

Mais il y autre chose : il ne s'agit pas seulement de manifester de façon ostensible sa tristesse. Bien souvent, le sentiment n'est pas seulement feint, et il est également très sincèrement ressenti. C'est qu'il repose non pas sur une disposition individuelle, une sensibilité particulière à la situation, mais bien à tout un dispositif extérieur à l'individu et qui s'impose à lui. L'organisation du cortège, la signification culturelle des vêtements noirs, l'attitude des différents acteurs en présence : c'est tout cela qui nous conduit à ressentir, y compris de façon très profonde, le sentiment adéquat à la situation. Il en va de même dans d'autres situations : même le snob le plus réfractaire aux hordes de supporters aura quelques difficultés à ne pas ressentir un petit frissonnement au beau milieu d'un stade, et, si j'en crois cette excellente bd qu'est Logicomix, même un pacifiste comme Russel n'a pu réfréner quelques sentiments guerriers lorsque, en 1914, son pays rentra dans la première Guerre Mondiale.

Il en va de même pour les sentiments qui nous saisissent face à la souffrance et à la révolte dans d'autres pays. Aussi sincère soit-elle, et je ne doute pas que ceux qui ont changé leur avatar facebook avait alors la larme à l'œil, elle repose fondamentalement sur certains dispositifs qui nous amènent à ressentir l'émotion attendue. Le recours à des représentations collectives et puissantes, comme celle de la marianne révolutionnaire, font partie de ceux-ci - voir cette brillante analyse, à laquelle j'emprunte l'image ci-dessous. C'est très largement la façon dont on définit la situation qui nous conduit à ressentir enthousiasme, inquiétude, solidarité, etc.

(1) Couverture de l'Express, 19/01/2011: "La Révolution arabe" (photo: Joël saget/AFP). (2) Couverture du Nouvel Observateur, 20/01/2011: "Tunisie, l'espoir" (photo: Zoubeir Souissi/Reuters).

Mais ces sentiments obligatoires n'ont dès lors qu'une permanence toute relative : si le dispositifs qui les fait naître disparaît, ils sont promis au même sort. Réservés à des temps et des espaces sociaux particuliers, ils n'affectent pas l'ensemble de la vie des individus et, partant de là, n'entraîne pas forcément une mobilisation qui dépasse certains cadres bien définis et, surtout, certaines actions particulières. A savoir celles qui ont une visibilité suffisante pour que chacun voit combien on ressent l'émotion exigée. C'est bien ce que Marcel Mauss décrit dans son texte sur les rites funéraires australiens :

Et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

Il n'est pas étonnant que l'émotion et la solidarité prennent d'abord, dans le cas qui nous intéresse, des formes de manifestation publiques : le rassemblement, l'affichage envers les "amis" électroniques... Il faut montrer que l'on participe au mouvement. Une fois de plus, il ne s'agit pas de dire que ce sont là des pratiques purement ostentatoire, dénuées de toute sincérité et de toute authenticité. Au contraire, ceux et celles qui vont dans la rue sont sans doute on ne peut plus convaincu de ce qu'ils font - après tout, la pression sociale n'est pas si forte... Mais ce sentiment, enfermé dans une temporalité particulière, a peu de chances de déboucher sur des formes d'engagement plus marqué. Une fois les autres dispositifs générateurs de sentiments disparus ou remplacé par d'autres inquiétudes, il n'en restera probablement pas grand chose.

En soi, ce n'est pas forcément dramatique. Les peuples tunisiens et égyptiens peuvent très bien s'en sortir sans cela. Les révolutions, si elles ont toujours provoquées des réactions dans les autres pays - en un sens, elles étaient globales bien avant que le mot ne soit à la mode -, se sont parfois passés du soutien extérieur, et plus encore d'un simple sentiment de bienveillance de la part des autres peuples. Mais le risque existe que, passé le moment où les dispositifs d'émotions sont les plus forts, c'est-à-dire la phase la plus "chaude" de l'activité révolutionnaire et protestataire, le détournement des sentiments étrangers privent ces pays de l'attention qu'ils méritent...

On peut aussi en tirer une leçon plus générale au moment où, suite au succès de l'opuscule de Stéphane Hessel, l'incitation à "s'indigner" fait florès. Non pas que l'indignation soit mauvaise, mais comme toute émotion, elle risque bien de reposer avant tout sur certains dispositifs, dont Stéphane Hessel lui-même et ses écrits font partie. Aussi sincère puisse-t-elle être, elles peut être d'une insoutenable légèreté, du moins si l'on veut qu'elle débouche sur quelques changements d'importances. Passé le moment le plus fort - par exemple si la colère parvient à emporter la tête d'une ministre - le "business as usual" risque fort de reprendre le dessus. "Ne mettez pas tout vos espoirs dans les révolutions : elles finissent toujours par recommencer. C'est pour cela qu'on les appelle révolutions" dit Sam Vimes dans ce brillant roman qu'est Nigthwatch (ma traduction) : il est possible que personne n'ait mieux exprimé que cela que Terry Pratchett. On pourrait en dire autant de l'indignation, de l'émotion et des sentiments : ce ne sont là des armes politiques bien limitées tant dans leur durée que dans leur portée. Engagement et convictions... Il faudrait peut-être appelé à cela aussi.
Bookmark and Share

Read More...