Critique de la culture troll (2) : autopsie du politiquement incorrect

Dans mon précédent billet, j'ai essayé de montrer qu'il existait une "culture troll", c'est-à-dire une façon relativement routinisée de réagir au problème du troll. Le point clef me semble être une certaine tolérance au troll, dans le sens où ceux-ci sont assez systématiquement minimisés au point que la faute devient moins le trollage proprement dit que l'indignation face à ceux-ci, voire le simple fait de se sentir blessé.e. Le problème réside surtout dans le fait que cela vient valider la représentation du monde qui est celle des trolls. Dans le présent billet, je vais essayer de me plonger dans certaines productions de la culture troll, pour essayer de montrer ce qu'elle en vient à produire.

Je voudrais ici essayer de moins m'intéresser à la forme que prend le troll - celle d'une culture troll - qu'au contenu de celle-ci. Et pour cela, il faut se tourner vers le vaisseau mère, "the mother of all trolls", la matrice originelle : 4chan.

Ce site, pour ceux qui ne le connaissent pas, est sans doute celui qui a poussé l'art du troll le plus loin. Ce forum où l'anonymat est plus ou moins la norme a non seulement été le lieu de création d'un grand nombre des memes qui font les beaux jours d'Internet, des lolcats au pedobear en passant par le Rickrolling et bien d'autres, mais aussi le lieu d'incubation des Anonymous.

4chan a une caractéristique particulière pour le sujet qui m'intéresse : le troll n'y est pas un évènement ponctuel, c'est la norme. Tout s'y passe dans un esprit de provocation volontaire et surtout dans l'objectif d'être "politiquement incorrects". Comme l'indique la page Wikipédia consacrée au site :

L’orientation générale visée par les utilisateurs est la comédie et l'humour, et ce par tous les moyens possibles et imaginables. Les messages et les images postés y sont des plus divers. Il peut avoir un contenu choquant ou violent. Le langage des utilisateurs (qui se désignent entre eux par le nom de /b/tards) est toutefois peu accessible aux néophytes : un nouveau venu ne pourrait donc pas tout comprendre lors de ses premières visites. Ils sont donc invités à lurker pendant un bon moment avant de prendre part à l'activité du board15, le temps d'assimiler la culture du site, de comprendre son humour particulier, de saisir ses références implicites, de pouvoir choisir les bonnes images à poster, de comprendre à quel degré on doit prendre une remarque...

On retrouve cette utilisation du "second degré" (qui n'en est pas un) comme justification, telle que j'ai déjà essayé de l'analyser dans le billet précédent. Celle-ci a même était formalisé dans le concept du "LULZ". La page anglaise de Wikipédia consacré au site l'indique assez clairement :

Users often refer to each other, and much of the outside world, as fags.[22] They are often referred to by outsiders as trolls, who regularly act with the intention of "doing it for the lulz": a corruption of "LOL" used to denote amusement at another's expense

Qu'est-ce que le "LULZ" ? En un mot, il s'agit de la raison ultime pour faire n'importe quoi. Quoique vous fassiez, vous pouvez le justifier par le fait de l'avoir fait pour le LULZ, et vous excusez ainsi de tout débordement. L'Urban Dictionnary indique :

Lulz is the one good reason to do anything, from trolling to rape. After every action taken, you must make the epilogic dubious disclaimer: "I did it for the lulz".

4chan fonctionne véritablement comme une sous-culture - la culture troll est quelque chose de plus large, on a ici affaire à une culture 4chan, caractéristique d'un petit groupe spécifique. Elle trace une limite assez claire entre ceux qui en sont et les autres, demandant au premier de l'accepter telle quelle. Ainsi, les reproches qui sont adressés aux propos tenus sur le site sont généralement balayés par l'accusation de "ne pas connaître" et donc de ne pas comprendre l'esprit du site. C'est une stratégie rhétorique aussi courante que pratique. En effet, cela implique que si on connaît, on est forcément d'accord : il n'est pas possible de connaître et de critiquer... Du coup, on ne peut pas remettre en cause les pratiques du groupe, qui s'évite ainsi d'avoir à réfléchir dessus. Il y a d'ailleurs une probabilité non nulle pour que l'on me fasse ce reproche...

Ce qui est intéressant dans 4chan et dans l'idée du LULZ, c'est la valorisation qu'il y a derrière du "politiquement incorrect", laquelle n'est pas franchement absente de nos vertes contrées. Les channers tirent une partie de leur gloire et de leur autosatisfaction justement de leur capacité à rire de tout, à aller contre les règles, à se présenter comme des rebelles.

Quelqu'un m'a ainsi envoyé trois images tirés de 4chan qui concernent le féminisme. Il a ajouté que, selon lui, ces images étaient féministes, et même féminists plus que les féministes elles-mêmes, puisqu'elles "tapent où ça fait mal". Ce sont ces images que je vais commenter. La lecture qu'en fait mon correspondant est en effet significative : elle illustre la façon dont parviennent à se présenter les channers et, finalement, tout ceux qui capitalisent sur le "politiquement incorrect". Ces trois images ne représentent pas l'entièreté des productions de 4chan, mais se pencher sur elles permet de comprendre ce que le constat éloge du "politiquement incorrect" finit par produire.

Commençons par la première : elle est extrèmement classique, et pourrait se retrouver sans mal sur d'autres sites qui s'appuient sur ce genre d'humour comme 9gag. Et, d'une façon ou d'une autre, je pense qu'il ne serait pas impossible d'en retrouver l'équivalent chez des amuseurs aussi populaire que Cauet ou Bigard :


L'idée qu'il y a derrière est simple : les femmes ont des avantages que les hommes n'ont pas, les femmes n'ont pas d'efforts à faire pour séduire, et les pauvres hommes souffrent beaucoup parce que tout repose sur eux et qu'on leur exige des choses impossibles, comme par exemple ne pas être ennuyeux.

Réglons tout de suite un problème : non, ce n'est pas du "second degré". Le gag ne repose pas sur l'idée que ce qui est dit est faux, ou que celui qui le dit ne le pense pas. L'humour ne provient pas d'un sens différent de celui qui est exposé. Il repose tout entier sur un effet de réel : "c'est drôle parce que c'est vrai !" est la réaction attendue. Et le fait que l'on puisse l'interpréter comme "tapant où ça fait mal" en est la preuve.

Mais qu'en est-il du contenu plus précisément ? Tout repose sur l'idée que "c'est si dur d'être un homme". L'humour repose sur le fait que l'on est amené à plaindre ces pauvres hommes qui se font avoir par les femmes. On retrouve en fait un bon gros couplet masculiniste : les hommes doivent payer au restaurant, pas les femmes, c'est injuste. On peut déjà répondre simplement à cela en demandant aux hommes : accepteriez-vous de voir vos revenus réduits de 10 à 30% sur toutes votre vie en échange du fait de ne pas avoir à payer le restaurant lors d'un premier rendez-vous ? Ce serait, en outre, beaucoup plus drôle.

Mais il ne s'agit pas de justifier que les hommes payent le restaurant. Simplement de constater que, non, cela n'est pas à l'avantage des femmes. Les exemples qui sont donnés signifient que les femmes ne sont définis que par leur sexualité, que c'est tout ce que l'on attends d'eux, et que c'est en fait leur seule valeur sociale. En faire un privilège et une source de domination sur l'homme est idiot : tout cela est d'abord au désavantage des femmes. Et cela est très clair dans cette image puisque le fait que le jeu de la séduction impose aux femmes d'être uniquement passive est précisément ce qui permet à l'auteur de l'image de les déconsidérer, en les présentant comme des profiteuses... le "toutes des salopes" n'est pas loin, et il fait partie des réactions possibles sinon attendues.

Bref, sous ces dehors de "on va dénoncer les inégalités dans le jeu de la séduction", le "politiquement incorrect" de l'image en revient en fait simplement à rappeler quelques bonnes vieilles idées patriarcales. Merveilleux, non ? Restez assis, c'est pas fini.


Pour cette deuxième image, on voit que le "politiquement incorrect" consiste à attaquer les féministes. Là encore, nul second degré : l'humour ne repose pas sur le fait que l'on serait amené à comprendre quelque chose de différent de ce qui est dit, mais bien de ce qui est dit au premier degré. Et le gag réside ici dans le fait que l'on doit être amené à se dire "qu'est-ce qu'elles sont connes ces féministes...".

On me dira alors peut-être "oui, mais c'est vrai que vouloir l'égalité et considérer tous les hommes comme des violeurs, c'est pas bien". Oui, mais on nous amène surtout à croire que les femmes qui réclament l'égalité disent ou pensent aussi que tous les hommes sont des violeurs. Or, c'est simplement faux. L'humour repose ici sur un préjugé que l'on vient valider : celui qui veut que les féministes détestent les hommes. La réponse est connue depuis longtemps et les féministes passent en fait beaucoup de temps à le rappeler à des idiots qui ne se sont jamais intéressés à ce dont ils parlent :


C'est d'ailleurs ce qu'illustre la première image que j'ai constaté, puisque celle-ci repose sur l'idée que les hommes ne sont intéressés par les femmes que pour le sexe et pas parce qu'elles sont intéressantes ou parce qu'elles ont des centres d'intérêt qui leur conviennent...

Du coup, le gag vient dévaloriser la revendication de l'égalité, en reprenant également cette vieille antienne que les féministes veulent juste instaurer la domination des femmes sur les hommes. C'est un mécanisme de silenciation très puissants : toute revendication féministe étant transformée en "haine des hommes", soit on passe plus de temps à repousser ce stigmate qu'à effectivement avancer, soit on a simplement peur de s'exprimer. Là encore, loin d'une dénonciation du sexisme, on s'appuie sur des préjugés sans, je le répète, mettre une quelconque distance ou un iota de "second degré" dans l'histoire.

La troisième et dernière image ayant un fort contenu sexuel, je ne peux pas me permettre de la faire figurer ici : je vous invite donc à cliquer ici en vous mettant toutefois en garde si vous n'êtes pas dans un environnement sûr.

Celle-ci a tout pour se penser politiquement incorrecte, provocante, pour croire que l'on a fait quelque chose de profondément audacieux au nom du LULZ : elle présente le visage d'une femme après une éjaculation faciale. On le voit, c'est aussi cutting edge qu'un porno. La légende, une fois traduite, indique : "Le post-féminisme : être une femme au foyer était trop dégradant".

Je ne suis pas fan du post-féminisme, mais visiblement l'auteur de l'image n'a de toutes façons à peu près aucune idée de ce dont il s'agit. Il se contente de recycler un bon vieux principe : le "slut-shaming". Car l'idée qu'il y a derrière, et qui est au cœur du gag, c'est que le sexe est dégradant pour les femmes, surtout s'il est non-conventionnel. L'humour est censé provenir du fait qu'une pratique sexuelle consentie est par essence plus dégradante pour celle qui la pratique qu'une situation d'exploitation économique. Une fois de plus, nul second degré là-derrière : l'humour repose sur le décalage supposé entre les activités promues par le post-féminisme - le sexe - et celles que celui-ci critique - être femme au foyer - et sur la substitution d'une échelle de valeur pour les juger à celle promue par le-dit mouvement.

On est là en plein dans la société bien pensante du XIXème siècle, pour laquelle le sexe, c'est mal. En faisant honte aux femmes qui ont l'audace de s'engager dans des relations sexuelles, surtout si celles-ci ne correspondent pas au modèle de la "femme bien", on assure un puissant contrôle sur toutes les femmes : faites attention à ce que vous faites ou vous serez des putes ! C'est cela le slut-shaming. Autrement dit, on se trouve une fois de plus devant une image qui, tout en se présentant et en se croyant incroyablement audacieuse, ne fait que s'appuyer sur l'une des formes les plus anciennes de domination, et contribue au passage à la renforcer en délégitimant un mouvement qui se propose de réfléchir sur celle-ci. Le problème, soyons clair, n'est pas la critique du post-féminisme, vis-à-vis duquel j'aurais aussi des critiques, mais le décalage entre la certitude de "pointer un vrai problème" de façon "politiquement incorrecte" et le contenu réel de la chose, finalement conservateur.

Mais il y encore quelque chose à dire sur cette image : son côté "provocateur" provient de ce qu'elle met en scène une pratique sexuelle. "L'audace", si on peut parler ainsi, c'est de pouvoir montrer une éjaculation faciale. Mais qu'est-ce qui a permis cette audace ? Rien de moins que la révolution sexuelle qui a été menée il y a quelques décennies par... les féministes. Et dans l'ensemble, les autres images et toute la pratique du troll repose sur ce même paradoxe : il s'agit de capitaliser sur les avancées obtenues par des mouvements progressistes, de la liberté d'expression à celles des mœurs, pour s'autoriser la défense de positions finalement conservatrices. Ce n'est pas que sur 4chan que l'on trouve cette attitude : se servir de quelques éléments de la modernité pour défendre l'ordre le plus traditionnel, c'est ce que font, par exemple, les créationnistes en essayant de s'approprier les principes de la science pour propager les principes bibliques. C'est ce que font, finalement, tous les néoconservateurs. C'est précisément pour cela qu'ils sont des néoconservateurs...

Soyons clair : je ne suis pas en train de dire que tous les channers sont des néoconservateurs, ni même qu'ils le sont majoritairement, pas plus que je ne prétends que les auteurs des images que je critique ici sont nécessairement néoconservateurs. Les positions intimes des personnes n'ont ici qu'une piètre importance, car ce dont il s'agit, c'est ce qu'elles expriment. Il me faut d'ailleurs rappeler qu'en la matière des gens tout à fait progressistes dans un domaine s'avèrent très conservateurs quand il s'agit des femmes : c'est ainsi que les athées américains ont eu droit à leur débauche de sexisme, à laquelle a pris part Richard Dawkins. Le grand adversaire des créationnistes n'a pas hésité à adopter une position très néoconservatrices vis-à-vis des femmes. C'est ce genre de situation qui me posent question.

Ce qui m'intéresse, c'est ce paradoxe entre des personnes qui se pensent provocatrices et à contre-courant, qui se présentent comme originales et observatrices, qui se drapent dans le politiquement incorrect comme position héroïque de refus des tabous et des interdits, et leurs propos qui sont d'une banalité confondante, ne faisant que reprendre les antiennes milles fois entendues du patriarcat - que des humoristes ressassent les mêmes blagues en se pensant sans cesse novateur est extrêmement courant... En un mot, par un coup de force soi-disant humoristique, on en vient à faire passer la défense du plus vieux des systèmes de domination, la domination des hommes sur les femmes, pour un acte de rébellion et de courage.

Mon hypothèse, que je livre ici à la réflexion, est que cette situation est un produit de la norme du "LULZ" et du "politiquement incorrect". Autrement, qu'il ne s'agit pas de la déviance de quelques individus qui abuseraient de la liberté d'expression offerte par un site comme 4Chan pour diffuser des idées conservatrices (car on trouvera des idées plus variées sur ce site, même si le féminisme y est simplement absent), mais la conséquence d'une incitation à vouloir s'affranchir des normes et à "briser les tabous".

D'abord, cela fournit une justification puissante à ceux qui ont envie d'exprimer sincèrement ce genre d'idée : ce n'est pas seulement qu'ils en ont le droit, comme le leur garantit quoiqu'il arrive la liberté d'expression, c'est qu'ils peuvent s'héroïser de le faire. Une fois de plus, il faut bien se poser la question de savoir avec qui on rigole, et ce que cela dit de nous. Comme je l'ai défendu dans le dernier billet, ceux qui "vont trop loin" ne font finalement que respecter la norme au plus près. Et de vraies formes de harcèlement peuvent avoir lieu pour le LULZ. Comme il faut montrer que l'on est plus politiquement incorrect que les autres, plus audacieux, plus fort, il ne faut pas s'étonner de cela. Il y a une dynamique de compétition là-derrière qui fait le lien entre les différentes pratiques, excessives ou non. Mais cela n'explique pas encore pourquoi certains thèmes, comme le féminisme, sont plus particulièrement visés.



Le LULZ comme le politiquement incorrect consiste à se croire neutre, affranchis de toutes les règles - c'est ce que qu'illustre l'image ci-dessus. Les gens qui le pratiquent se croient et se présentent comme des purs esprits, débarrassés de toutes les pesanteurs de la société. L'anonymat sur Internet renforce cela : contrairement à ce qui s'écrit le plus souvent, le problème n'est pas tant qu'il déresponsabilise les individus qu'il leur laisse le loisir de croire qu'ils ne sont déterminés par rien. Cela va parfois jusqu'au "conseil" adressé aux femmes de ne pas signaler leur genre, et donc de se présenter sous une identité "neutre". Sauf qu'ici comme souvent "neutre" veut dire "masculin". En l'absence de toute autre indication, on supposera généralement qu'un anonyme est un homme. Et un homme blanc pourrait-on rajouter. Cela signifie concrètement que celle qui voudra rester "neutre" devra s'abstenir de tout signe qui pourrait la trahir. Pas question de parler de shopping, de son petit copain, ou, bien sûr, de son féminisme... Pour rester "neutre", il faudra adopter des thèmes de conversations et finalement une identité masculine.

Dès lors, on comprends que cet état de fait ait du mal à s’accommoder d'un mouvement dont l'un des enjeux principaux et de dénoncer cette fausse "neutralité". C'est que la croyance en sa propre neutralité qui est au cœur du LULZ comme du politiquement incorrect suppose l’inexistence ou l'absence de pertinence des rapports de domination. D'où d'ailleurs l'excuse si souvent entendues du "on tape aussi sur les mecs" ou "on s'attaque à tout le monde". Sauf que cela demande à ce que l'on appartienne déjà aux dominants ou que l'on se plie à leurs règles, en évitant par exemple de manifester que l'on est une femme ou que l'on a une autre caractéristique spécifique. C'est qu'Internet voudrait bien souvent fonctionner comme ce que Bourdieu et Boltanski aurait appelé un "lieu neutre", où l'on fait "comme si" les rapports de force et de pouvoirs n'existaient pas : il s'agit en fait de faire se rencontrer les dominants entre eux, pour élaborer un sens commun de classe. Du coup, le fameux "there are no girls on the Internet" prend un tour beaucoup plus sombre qu'un simple bon mot un peu potache...

Il existe bien d'autres de ces lieux et bien d'autres personnes qui usent du politiquement incorrect parce qu'ils se croient neutres : les cercles et cénacles médiatiques en sont pleins, et Eric Zemmour serait ici leur prophète. Pas le seul d'ailleurs : on ne compte plus tous ces hérauts briseurs de tabous qui défendent les positions les plus conservatrices tout en affirmant, contre la plus élémentaire évidence, qu'ils sont réduits au silence. Et on en trouvera aussi un bon nombre de l'autre côté de la manche. Il est possible, probable peut-être, que les channers soient moins conscients qu'eux des positions qu'ils en viennent à défendre, qu'ils soient plus sincères dans leur démarche. Le résultat est finalement le même. Car cette neutralité affichée cache en fait la possibilité de constituer un sens commun au-delà des divergences d'opinion : les commentateurs médiatiques et les hommes politiques qui se rencontrent dans des lieux neutres en viennent à produire une idéologie dominante qui surplombe leurs préférences partisanes - et le traitement de certaines questions liées à l'immigration avant et après une alternance politique nous l'a récemment rappelé ; et un sens commun masculin se met en place lorsque l'on se prétend parfaitement neutre et anonyme... La réaction de Dawkins en témoigne, tout comme la multiplication du splaining et des concern troll.

Résumons un peu : j'ai essayé de montrer ici comment l'incitation au politiquement incorrect, qui est au cœur de la culture des trolleurs, conduisait à adopter des positions conservatrices. C'est la prétention à la neutralité et au dégagement des relations sociales qui est en cause. Ce phénomène est évidemment très loin de se limiter aux seules communautés Internet, même si les conditions de la communication au sein de celles-ci - l'anonymat possible qui donne à la fois la prétention et l'imposition de la neutralité - y sont sans doute favorables. La domination du "second degré" et du "politiquement incorrect" comme échelles de valeurs pour juger de l'humour va également dans ce sens. Reste que mon propos est toujours le même : oui, messieurs, vous avez le droit d'être politiquement incorrects... et j'ai le droit de vous rappeler ce que cela implique.
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Critique de la culture troll (1)

Si vous n'avez pas suivi mes aventures estivales, sachez que j'ai péché : oui, j'ai blasphémé contre le dieu Humour, celui qui pardonne tout, qui permet tout. Mon âme étant perdue, autant continuer : il est un autre dieu païen, produit de l'Internet, qui mérite que l'on s'attarde sur son cas. Et ce dieu, c'est le troll. Car on ne trouve nulle part ailleurs que dans le troll l'usage le plus systématique et le plus appuyé de l'humour comme excuse et comme justification. La "culture troll", loin de se limiter aux seuls trolleurs, inspire en fait une grande partie des relations en ligne. Et il est peut-être temps de la mettre en question.

Image empruntée ici

Le troll, on le sait, est cette pratique très particulière qui consiste à poursuivre une discussion dans le seul but d'énerver les gens. Comme le dit Wikipédia :

En argot Internet, un « troll » est une personne qui participe à une discussion ou un débat (par exemple sur un forum) dans le but de susciter ou nourrir artificiellement une polémique, et plus généralement de perturber l'équilibre de la communauté concernée.

Vous en avez sans doute déjà croisé. On peut diviser, basiquement, les trolls en deux catégories : d'un côté, les trolls "à leur corps défendant", qui s'engagent sincèrement dans un débat et sont étiquetés comme trolls par les autres soit du fait de leur comportement, soit comme moyen de les faire taire ; les trolls "professionnels", individus ou communautés qui prennent cela comme un jeu. Le but est alors d'énerver l'adversaire, de le faire sortir de ses gonds, si possibles en le choquant au maximum. C'est à cette deuxième catégorie que je vais m'intéresser ici, laissant la première de côté.

Les Inrocks ont récemment publié un article retraçant le parcours d'un de ces trolls. On y découvre le parcours d'un jeune homme, Nicolas, que la justice poursuit pour "provocation à la commission d’atteintes volontaires à la vie, d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et d’agression sexuelles". Avec des amis, il s'était ainsi livré à la saine pratique de troller la page facebook où un père parlait de son fils autiste. Ce que souligne cet article, finalement, c'est que l'on a à faire à une "culture troll".

“La première fois, j’avais 16 ans. J’avais adhéré à un groupe Facebook qui s’appelait “Il n’y a pas de pédophile, il n’y a que des enfants faciles”. A l’époque, mon profil Facebook était encore à mon vrai nom et correspondait à de ‘vraies’ connaissances : 99% d’entre elles ont pris la blague pédophile au sérieux. J’ai trouvé ça drôle, c’est devenu un jeu avec quelques potes.” [...]
Avec sa bande, il se met à créer des groupes Facebook aux titres provocants. Sur MSN, les potes se refilent les liens des pages Facebook “les plus foireuses“, et s’attaquent à leurs auteurs. Les soirs où il boit, Nicolas est “plus virulent“. “Nos comptes Facebook ont vite été bloqués“. Pas grave, Nicolas est déjà loin. Il s’est créé des dizaines de nouveaux profils plus fake les uns que les autres.

Non seulement l'activité est collective, et non individuelle, non seulement elle s'appuie sur des interactions et des échanges entre les membres d'un groupe - échanges électroniques mais aussi rencontres irl (in real life) -, mais en plus, et surtout, elle repose sur un ensemble de représentations, significations et normes partagées. Se livrant à une activité qui, par certains aspects, peut être vue comme déviante, le troll doit pouvoir fournir et se fournir une grille de lecture du monde qui lui permet de "retourner le stigmate" comme le disait Goffman. De la même façon que le fumeur de cannabis pourra donner des dizaines de bonnes raisons à sa consommation, le troll pourra justifier de toutes sortes de façons son activité : il s'agira d'expliquer que le troll sert à châtier des gens qui le mérite, les "kikoos" ou "kévin", ceux qui n'ont pas d'humour... ou dans le cas de Nicolas, un homme qui, selon lui, "exhibe" son fils. Ainsi, dans la représentation du monde partagée par ceux qui se rallient à la culture troll, on a à faire à de courageux justiciers luttant contre la bêtise du web.

“Les blagues ne sont pas spécialement drôles en soi ; elles cherchent surtout à faire réagir ceux qui nous prennent au sérieux, ceux qui ne comprennent pas l’humour noir.” Bref, Nicolas jure qu’il ne “pense pas un mot de ce qu’il dit” – c’est ça, le “goût de l’absurde“.

Dans cette construction collective, la référence à l'humour, bien évidemment "noir" et "second degré", tient une place centrale. Elle permet en effet une double qualification : qualification des victimes du troll en responsable de leur malheur - si elles comprenaient l'humour, elles ne s'énerveraient pas, et donc ne seraient pas trollées -, qualification de soi. Cette dernière est très importante : elle permet de se convaincre que l'on ne pense pas vraiment ce que l'on dit, et que donc on est innocent, que ce n'est pas bien grave, et que l'on reste, malgré tout, un type bien. Autrement dit, elle permet de "sauver la face", comme l'aurait dit, une fois de plus, Goffman.

C'est d'ailleurs pour cela que l'une des stratégies préférées des trolls est d'accuser leur adversaire de ne "rien y connaître" (on trouvera de nombreux exemples dès qu'il s'agit de parler des jeux vidéo...) : en faisant de celui-ci un ignorant, on s'autorise plus facilement à le punir.

Mais ce qui est notable, c'est que cette culture troll n'est pas limitée aux seuls trolls professionnels. En fait, elle est assez largement répandue dans les différents acteurs qui participent à Internet : elle intervient pour minimiser l'importance des attaques de troll parce que, finalement, "c'est de l'humour". Le fameux principe "don't feed the troll" est ainsi régulièrement rappelé. Elle sert en fait à demander à ceux qui se sentent choqués par une déclaration à "laisser faire", et partant fait reposer sur leurs épaules, et non sur celles des trolls eux-mêmes, la responsabilité de la dérive d'une conversation, voire des insultes qu'ils reçoivent. Le "don't feed the troll" est l'une des meilleures armes des trolls : elle leur rappelle que la faute n'est pas de leur côté. Elle peut même se manifester dans la façon dont Facebook gère officiellement certaines affaires.

Image empruntée ici : où l'on voit bien comment on peut blâmer les victimes...

Pourtant, il arrive qu'un troll "abuse", qu'il dépasse les bornes du point de vue même des autres trolls, et cela intervient justement quand il abandonne cette légèreté qu'est censé donné l'humour et le second degré. Un bel exemple est donné dans ce récit de DC Women Kicking Ass : l'auteur y explique comment un troll l'a pourchassé et harcelé, créant des comptes différents, et faisant preuve d'une grande violence. Celui-ci, qui a poursuivi de ses insultes d'autres personnes, a été condamné assez largement.

Mais pourquoi en fait ? Il n'a finalement fait que suivre les prescriptions de la culture troll. Simplement, il les a poussé peut-être "un peu trop loin". C'est un point important lorsque l'on s'intéresse à l'application des normes que de noter qu'il est possible d'être déviant en respectant trop les normes. La femme qui joue "un peu trop" le jeu de la féminité sera ainsi considérée comme stupide - pensez aux pompoms girls dans les films/séries américaines - tout comme l'homme qui joue un peu trop le jeu de la virilité - le culturiste boeuf. Il en ira de même de l'enseignant qui pontifie "un peu trop", du trader qui flambe "un peu trop", de l'homme politique qui croit "un peu trop" à son combat... D'une façon générale, l'humour et le "second degré" occupent une place si importante dans notre culture que celui qui ne joue pas son rôle avec un minimum de distance, celui "qui s'y croit", est presque toujours considéré comme un déviant. Le cynisme est peut-être l'une de nos valeurs les plus puissantes.

Il est très important de comprendre que cette culture troll est très précisément ce qui rend possible de tels débordements : elle fournit un ensemble de justifications et de bonnes raisons d'agir à ceux qui dépassent les bornes. Le stalker, c'est-à-dire celui qui se rend coupable de harcèlement, ne fait jamais que de suivre au pied de la lettre les indications de cette culture. De la même façon que le violeur ne fait souvent que suivre au pied de la lettre les prescriptions de la patriarchie - pour ceux qui n'auraient pas vu le parallèle avec la rape culture qu'il y a derrière ce billet. Dans le témoignage recueilli par les inrocks, on peut ainsi lire :

Désormais troll à part entière, le garçon découvre les croisades de ses nouveaux camarades. Certains sont de vrais méchants, qui “pensent ce qu’ils disent“. “Des tarés“. Nicolas ne se met pas dans le même sac. “Moi, j’aime le décalage: dire des choses tellement grosses qu’elles ne peuvent pas être crédibles. Parce qu’en vrai, je suis plutôt un bien-pensant“.

"Bien-pensants" et "vrais méchants" ne partagent pas seulement un même modus operandi - ce qui est déjà assez grave - mais aussi une même culture, de mêmes façons de justifier leurs débordements, ne serait-ce que par le "mais les autres le font aussi". On se souviendra, bien sûr, des risques qu'il y a à rire avec n'importe qui...

La tolérance dominante aux trolls n'est pas pour rien dans la fabrique des débordements. Celle-ci se manifeste généralement par le biais de trois types d'arguments : minimisation : "ce n'est pas grave, c'est que du troll" ; normalisation : "les trolls, c'est comme les cafards, on peut pas s'en débarasser" ; retournement de la faute : "tu n'avais qu'à pas leur répondre, c'est de ta faute". La culture troll, c'est ça. Et cela vaut le coup que chacun y réfléchisse.

PS : pour ceux qui se demandent ce que fait le (1) à côté du titre, sachez que dans un prochain épisode, nous explorerons les liens entre la culture troll et le conservatisme.
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