Le marteau de la responsabilité individuelle

Et voilà donc que Philippe Val s'en prend à la "vulgate sociologique" comme un "totalitarisme mou" dont les "déterminismes sociaux" opposés à la "responsabilité individuelle" aurait conduit à rien de moins que les assassinats des membres de Charlie Hedbo. Ben voyons. C'est manifestement complètement absurde, mais du genre d'absurdité qui s'installe tranquillement dans les médias. Le coup des "excuses sociologiques", ce n'est malheureusement pas nouveau, un grand classique même d'une certaine droite - suivez mon regard, oui, là, vers cette extrémité.

Selon Philippe Val, “cette pensée totalitaire molle”, cette "idée que l'individu n'est pas responsable mais que c'est la société qui l'est”, majoritaire depuis Rousseau, est “un mécanisme intellectuel qui aboutit toujours à un bouc-émissaire”, bien souvent les juifs.

Voici donc la "pensée" de Val - je met des guillemets à "pensée" parce que, les médias français devraient le savoir depuis le temps, on a les intellectuels qu'on mérite. Un autre résumé peut être trouvé dans la lettre ouverte de l'historien Gabriel Galvez-Behar à l'animateur de l'émission de radio que je vous encourage vivement de lire dans son entièreté, une argumentation simple, claire et efficace :

Nous commençons donc par écouter Philippe Val nous dire que la "vulgate sociologique", toujours prompte à mettre en avant les déterminismes sociaux au détriment de la responsabilité individuelle, est responsable de l’aveuglement qui a conduit aux atrocités de janvier, à la montée de l’antisémitisme et à celle de la barbarie. Philippe Val concède certes que Rousseau, d’où tout est parti, n’est pas responsable de Pol Pot mais on se demande bien ce qu’il pense des autres quand il parle de "totalitarisme mou".

Faisons un effort, un sacrifice intellectuel même : essayons de prendre un instant les propos de Val au sérieux. Je sais, c'est difficile, ça fait mal, mais soyez courageux avec moi. Pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait liberté : on me l'accordera sans peine, c'est l'une des bases de la pensée libérale moderne (libérale n'étant pas, ici, pris dans son sens économique - souvent péjoratif - courant). C'est d'ailleurs compris dans ce discours très banal sur les "excuses sociologiques" : les "déterminismes sociaux" seraient la négation de la liberté des individus et donc les déresponsabiliseraient.

Un problème se pose alors : qu'est-ce que la liberté ? Ou plutôt comment peut-on en rendre compte scientifiquement ? Une réponse peut se trouver dans l'ouvrage classique de Peter Berger Invitation à la sociologie (1963). Elle tient en quelques mots : "on ne peut pas". Scientifiquement, la liberté n'existe pas. C'est-à-dire que si l'on se donne pour objectif d'expliquer les comportements des individus, la liberté ne peut jamais constituer une explication satisfaisante. La démonstration de Berger étant aussi implacable que magnifiquement écrite, je ne la gâcherais pas plus avec mes maladresses et je vous laisse lire un extrait de son chapitre 6 :

On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. Pour le dire comme Kant, la liberté n'est pas accessible rationnellement, c'est-à-dire qu'on ne peut la démontrer par des méthodes philosophiques reposant sur l'exercice de la raison pure. Du point de vue du constat empirique, le fait que la liberté échappe à la compréhension scientifique ne repose pas tant sur la nature indiciblement mystérieuse du phénomène (après tout, si la liberté est mystérieuse, le mystère se rencontre quotidiennement) que sur la stricte limitation de la portée des méthodes scientifiques. Une science empirique doit opérer à l'intérieur de certains présupposés, dont celui de la causalité universelle. Tout objet soumis à examen scientifique est présumé avoir une cause antérieure. Un objet ou un évènement qui st sa propre cause se tient en dehors de l'univers du discours scientifique. Or la liberté a précisément ce caractère. C'est pourquoi la recherche scientifique la plus poussée ne découvrira jamais un phénomène qu'on puisse caractériser comme libre. Tout ce qui peut apparaître comme libre dans une conscience individuelle trouvera sa place, dans le schéma de la science, comme un lien dans une chaîne de cause.

Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents. Il est donc oiseux d'attendre que des méthodes scientifiques puissent découvrir la liberté par quelque méthode d'élimination, accumulant cause sur cause jusqu'à aboutir à un phénomène résiduel semblant ne pas avoir de cause et pouvoir être proclamé comme libre. La liberté n'est pas ce qui n'est pas causé. De même, on ne peut déduire la liberté des cas où la prédiction scientifique échoue. La liberté n'est pas ce qui est imprédictible. Comme l'a montré Weber, si tel était le cas, le fou serait l'être le plus libre. L'individu conscient de sa propre liberté ne se tient pas en dehors du monde de la causalité, mais perçoit plutôt sa propre volition comme une catégorie très particulière de cause, différente des causes dont il doit tenir compte. Mais cette différence n'est pas sujette à démonstration scientifique. [...]

Avec la méthode des sciences sociales, on a affaire à une manière de penser qui pose a priori le monde humain comme un système causalement clos. La méthode ne serait pas scientifique autrement. La liberté comme cause de nature particulière est exclue a priori de ce système. Dans le domaine des phénomènes sociaux, le sociologue doit poser une régression indéfinie de causes, sans qu'aucune ne bénéficie d'un statut ontologique privilégié. S'il échoue à expliquer causalement un phénomène par un ensemble de catégorie sociologique, il en essaiera un autre. Si des causes politiques ne semblent pas satisfaisante, il testera des causes économiques. Et si tout l'appareil conceptuel de la sociologie semble inadapté à fournir une explication, il peut passer à un autre appareil, comme celui de la psychologie ou de la biologie. Ce faisant, il se déplace encore dans l'univers scientifique, c'est-à-dire qu'il découvrira de nouveaux ordres de causes, mais ne rencontrera pas la liberté. Il n'y a pas d'autres manières de percevoir la liberté, en soi-même ou dans un autre être humain, que de passer par une certitude intérieure qui se dissout dès qu'on l'attaque avec les outils de l'analyse scientifique.

On le voit : la liberté, et donc son corollaire, la responsabilité, est étrangère au discours scientifique, et par conséquent étrangère au discours sociologique. Dire que A est la cause de B ne signifie pas que A est responsable de la mort de B : la balle qui rentre dans votre cœur est la cause de votre mort, en est-elle responsable ? Le soldat qui a appuyé sur la gâchette est incontestablement une autre cause, mais l'ordre qu'il a reçu n'a-t-il rien à voir dans cette histoire ? Et cette ordre aurait-il été donné s'il n'y avait la guerre ? Et cette guerre n'a-t-elle pas elle aussi des causes ? On peut ainsi remonter la chaîne très loin. Attribuer une responsabilité, c'est faire un choix dans les causes, en élire une ou plusieurs à un statut particulier qui ne repose sur aucune base scientifique mais sur des questions éthiques, philosophiques et politiques. Fondamentalement, attribuer une responsabilité est une activité sociale : c'est à celle-ci que sont dédiées des institutions comme les tribunaux et la Justice.

La science a évidemment quelques conséquences sur l'attribution des responsabilités, il serait idiot le nier. Si nous pouvons aujourd'hui attribuer la responsabilité d'un ouragan aux activités polluantes des humains, c'est parce que notre connaissance des causalités à l’œuvre dans les phénomènes climatiques s'est considérablement améliorée - et que nous ne sommes plus obligés d'invoquer l'intervention divine, même si cela n'empêche pas certains d'essayer... Il en va de même pour la sociologie : en reconstituant les causes, nécessairement nombreuses, des phénomènes sociaux, y compris la délinquance et le terrorisme, elle ouvre notre réflexion et nous oblige à mieux penser aux réponses que nous apportons à ces phénomènes.

C'est que lorsque Val rejette les déterminismes sociaux au non de la responsabilité individuelle, il ne fait pas que rejeter la possibilité d'une démarche scientifique qui cherche des explications : il impose aussi certaines explications. Faisons pour le comprendre un petit raisonnement par l'absurde. Supposons, comme nous le suggère Philippe Val, que l'on ne considère que la responsabilité individuelle et que l'on exclut du champ des explications les "déterminismes sociaux". Posons-nous alors la question : qu'est-ce qui peut expliquer, par exemple, les meurtres à Charlie Hebdo ? La réponse que le pseudo-intellectuel voudrait attendre est "l'Islam radical". Mais ce serait là pécher par déterminisme social : après tout, les terroristes n'avaient qu'à résister à la radicalisation ! La seule réponse possible dans ce cadre de réflexion absurde, c'est qu'ils sont devenus terroristes par leur propre faute, parce qu'ils étaient fondamentalement mauvais... Le refus de l'explication sociologique conduit à embrasser d'autres explications qui placent le mal dans le cœur des individus. Par exemple, dans la biologie ou dans leur culture... on pourrait penser, alors, qu'ils font partie d'un groupe d'individus qui sont tous mauvais... et voilà comment en suivant le raisonnement de Val on retombe sur le racisme et l'antisémitisme qu'il pensait dénoncer...

"Si vous n'avez qu'un marteau, tous les problèmes ont la forme d'un clou" disait (approximativement) Abraham Maslow. Quand on n'a que la "responsabilité individuelle" comme explication, quand c'est le seul outil dont on dispose, il est difficile d'imaginer une autre réaction, une autre solution, que la sanction individuelle. Il est difficile de ne pas penser que certains individus sont simplement mauvais et que l'on ne peut rien faire d'autres que les punir... et s'il s'agit d'un groupe d'individus, on peut facilement imaginer où cela mène. Cela est difficile parce qu'on ne peut pas voir d'autres causes sur lesquelles agir, et faute de les voir, on se prive simplement de la possibilité d'agir sur elle.

La sociologie a vocation, au contraire, à enrichir notre boîte à outils de nombreux autres instruments. Elle rend visible des chaînes causales plus longues et plus complexes, et multiplie donc nos moyens d'agir. Suivant les mots fameux de Charles W. Mills, on peut, grâce à elle, à cesser de voir seulement des "problèmes individuels" pour penser les "enjeux collectifs". En étendant les chaînes de causalité au-delà du seul individu, la sociologie nous permet de nous interroger sur d'autres façons d'agir et de réagir, d'autres façons de faire face aux problèmes, et le plus souvent d'y faire face collectivement, en considérant, par exemple, que le chômage n'est pas juste le problème des chômeurs mais l'affaire de tous ou encore que le racisme ne se limite pas aux néonazis mais peut être le fait inconscient de tous. Elle a donc bel et bien des conséquences importantes sur la façon dont nous pensons la responsabilité. Mais, contrairement à ce que "pense" Val, elle nous permet d'être plus responsables, de nous-même et des autres. Elle nous responsabilise, littéralement, en nous obligeant à nous poser sérieusement certaines questions : "quelles sont les causes de ce phénomène ? comment pouvons-nous agir dessus ? que devons-nous faire de la responsabilité ?". Au contraire, l'affirmation qu'il n'y a que la responsabilité individuelle qui compte est, elle, deresponsabilisante : rien à faire, pas de question à se poser, c'est la faute des autres, du mal ou de "pas de chance".

C'est sans doute pour cela, et surtout pour faire face aux néo-réactionnaires comme Val, que nous avons besoin plus que jamais de "l'imagination sociologique". Si les chaînes causales peuvent parfois paraître impossibles à contrer, il arrive toujours un moment où l'on prend conscience que connaître leur existence est la condition nécessaire, même si pas suffisante, d'agir sur elles. Peter Berger n'écrivait pas autre chose, je vais donc lui laisser le dernier mot :

Revenons alors une dernière fois à notre image du théâtre de marionnettes. Les marionnettes se trémoussent sur leur scène minuscule, selon les mouvements des ficelles qui les tirent, suivant le cours prescrit de leurs différents petits rôles. On apprend à comprendre la logique de ce ce théâtre et l'on se retrouve soi-même dans ces mouvements. On se situe dans la société, on reconnaît sa propre position, qui nous tient par des liens subtils. L'espace d'un instant, on se voit vraiment comme une marionnette. Puis l'on saisit une différence capitale entre le théâtre de marionnettes et notre propre dramaturgie : à la différence des marionnettes, nous avons le pouvoir de nous arrêter dans notre mouvement, de regarder en haut et de voir la machinerie qui nous fait bouger. Ce geste est le premier pas vers la liberté et du même coup, il nous confirme que la sociologie a vraiment toute sa place comme discipline des humanités.

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Le "salaire parental" : mauvaise question, mauvaise réponse

Il est rare que les médias prennent vraiment la peine de regarder le programme du Front National - qui sait ? cela pourrait les conduire à donner une information plus intéressante que la répétition en boucle des "succès" de ce parti. Il faut donc qu'un eurodéputé oublie de prendre des pincettes au moment de proposer le renvoi des femmes aux fourneaux pour qu'un grand quotidien finisse, non sans ronds de jambes, d'y jeter un oeil. Et chacun de (re)découvrir une proposition pourtant ancienne : la création d'un "salaire parental". C'était déjà dans le programme de l'extrême droite à l'époque où, tout lycéen et tout boutonneux, je criais avec d'autres "La jeunesse emmerde le Front National". Les temps changent. Pas moi. A part pour les boutons.

Le FN tire une partie de sa force du fait que ses propositions semblent, a priori, de bon sens et que l'effort d'en faire une critique sérieuse n'est que trop rarement consenti. Or cette proposition d'un "salaire parental" est idéale pour défaire certaines images que l'extrême droite veut se donner, à condition d'y opposer quelques connaissances sociologiques.

Prenons d'abord le temps de regarder cette proposition sous l'angle du "bon sens" dont elle veut se prévaloir : le travail domestique et particulièrement le soin apporté aux enfants est un vrai travail - on dirait même en sociologie un travail de care. Il demande des efforts. Il produit même de la valeur ajoutée, que l'on essaye même parfois de mesurer. Pourquoi ne pas accorder donc un salaire à ceux et celles qui acceptent de faire ce travail ? Surtout s'il s'agit de personnes qui n'obtiendraient pas, par ailleurs, de meilleures rémunérations sur le marché du travail. N'y aurait-il pas des gens qui seraient plus heureux de se consacrer entièrement à ce travail et qui ne le font pas par manque d'argent ?

Premier problème : ces personnes seraient sans aucun doute en majorité des femmes. Ici, l'absence de précautions oratoires d'un député européen aux références d'une rigueur quelque peu douteuse ("je voudrais rappeler que les femmes viennent de Vénus et que les hommes viennent de Mars" : la psychologie de supermarché comme guide politique, c'est aussi ça, le FN) rend les choses on ne peut plus claires. S'il parle "d'égalité à la liberté", c'est la "liberté des femmes de ne pas travailler", celles des hommes étant, visiblement, de moindre importance - et on pourrait parler de la liberté de ne pas travailler pour ceux qui n'ont pas d'enfants d'ailleurs. On le comprends sans mal : dans une situation où la majorité du travail domestique revient encore et toujours aux femmes, où les femmes obtiennent des salaires plus faibles, sont plus souvent à temps partiel contraint, ont des carrières plus compliquées que celles des hommes, une telle disposition conduirait à un accroissement de la sortie du marché du travail de ces dernières, même si elle s'adressait formellement à tous. Il y a déjà peu d'hommes qui prennent un congé parental...

Mais poursuivons un peu le raisonnement. Il existe incontestablement des femmes (et des hommes, mais comme on vient de le voir, cela intéresse peu le FN) qui occupent des emplois difficiles, pénibles, usants, peu ou pas épanouissant. Ces femmes ne serait-elles pas mieux avec un salaire à la maison pour s'occuper des enfants ? C'est l'argument que mobilise l'eurodéputé en question :

Vous en connaissez tous. Toutes ces femmes qui vont travailler à temps partiel pour 8-900 euros par mois (…) Croyez-vous qu'elles le fassent pour s'épanouir? Pour entrer dans la vie active? Pour être l'égal de l'homme? Non elles le font parce qu'il manque entre 900 et 1100 euros pour subvenir au besoin du foyer. Et c'est ça qui est inacceptable.

Considérons le cas des caissières de la grande distribution, tel qu'il a été étudié par Philippe Alonzo et ses étudiants. Elles décrivent effectivement leur travail comme extrêmement difficile, une véritable "corvée", coincé entre les exigences de l'employeur, le rythme effrénée de la machine et le mépris, quand ce n'est pas le harcèlement sexuel, des clients. Certains témoignages sont particulièrement durs :

Le monsieur a dit à sa petit fille, mais tout fort pour que j'entende : "si tu ne travailles pas bien à l'école, tu finiras comme elle". Là, j'ai craqué, je suis partie en pleurant, on m'a remplacé.

C'est horrible. C'est abominable comme travail, d'exécuter cette tâche répétitive de la caisse. je crois qu'il n'y a pas assez de mots pour qualifier ça. Les clients et les patrons ne m'écoutent pas. Ils ne me connaissen tpas et j'en souffre beaucoup. C'est horrible de parler dans le vide, d'être vue sous un aspect superficiel. ils n'ont pas encore compris qu'il y a le rôle et qu'il y a la personne. Et ils n'ont pas envie de s'intéresser à la personne. Moi, j'aimerais que ce soit un tout. A quoi on sert en fin de compte ! A prendre les sous aux gens !

Pourtant, l'enquête révèle que ces mêmes caissières - si on met de côté celles qui financent ainsi leurs études - font tout pour se maintenir dans l'emploi. "Si ces femmes désirent, pour un temps limité, relâcher la pression du travail, elles ne souhaitent en aucun cas renoncer à l'exercice de leur emploi de caissière". Elles mettent en œuvre diverses stratégies - souvent contraintes, toujours difficiles -- comme accepter de se taire, de travailler plus sans gratification dans l'espoir de pouvoir se stabiliser dans l'emploi, d'avoir des horaires moins fluctuants, etc.

Pourquoi cela ? Parce que "si la vie au travail n'est pas synonyme d'émancipation ni d'épanouissement, du moins n'est-elle pas nécessairement ailleurs qu'au travail". Il faut pour le comprendre avoir en tête une distinction classique en sociologie entre le travail en tant que contenu - les activités concrètes auxquelles on se livre - et l'emploi en tant que contenant - les conditions et surtout le statut social auquel on accède. Leur emploi est pour elle un support essentiel de sociabilité - "je suis contente de retrouver les copines parce qu'on rigole bien [...] Le samedi soir on va au restaurant puis après en boîte. Ou alors elles viennent ici, on mange ensemble et ça passe la soirée. Et nous on va chez eux" - qui se muent parfois en véritable système d'entraide et de solidarité. L'emploi permet aussi de se constituer une certaine identité et devient une arme dans des relations de couples toujours marquées par les inégalités : "ces relations, entre caissières devenues amies, permettent de faire fonctionner d'autres stratégies non moins importantes dans la sphère familiale. En provoquant un rééquilibrage des rôles au sein du couple, elles représentant un facteur d'émancipation par rapport au conjoint et aux enfants, une ouverture sur la vie sociale par rapport à l'univers clos de la famille". Pouvoir travailler n'est pas pour ces femmes un simple moyen de gagner de l'argent, c'est aussi un moyen de ne pas se laisser enfermer dans la sphère familiale, à la merci du conjoint.

Evidemment, il ne s'agit pas de dire que tout est rose pour ces femmes, et qu'il n'y a rien à faire pour elles. Mais leurs problèmes ne sont pas des problèmes avec l'emploi - au contraire : en la matière, leur problème est de ne pas en avoir un assez stable ! - mais bien des problèmes de travail, c'est-à-dire qu'ils résident dans la dureté de la tâche, le manque de considération, la flexibilité imposée, l'aliénation, la perte de sens dans la tâche, etc.

Ainsi, il convient de se départir d'un autre vieux préjugés qui a la vie dure : les femmes ne travaillent pas uniquement pour gagner leur vie. A choisir entre un salaire maternel et de meilleurs conditions de travail, la majorité des caissières interrogées pour cette enquête, choisissent la deuxième solution.

Ces problèmes de travail, c'est précisément ce à quoi le FN ne répond pas. Pire : c'est ce dont il ne parle pas. A ces femmes (et, pourrait-on ajouter, à bien des hommes qui font face à des conditions de travail difficiles voire intenables), ce parti n'a d'autres réponses que de les inviter à quitter l'emploi... et donc à abandonner sociabilité, soutien et identité pour disparaître dans la servitude familiale.

Le FN n'est pas du côté des femmes - quelle surprise... Mais ce que l'on peut voir ici, c'est que, contrairement à ce qu'il veut croire, il n'est pas non plus du côté des travailleurs. Il n'a rien à dire sur l'amélioration des conditions de travail, il n'a rien à promettre aux travailleurs, aux précaires et aux classes populaires comme amélioration de leur sort si ce n'est de leur dire "arrêtez de travailler !". Et de promettre aux PME plus de flexibilité, afin d'importer les problèmes d'emplois des caissières de la grande distribution à l'ensemble des salariés... Contrairement au lieu commun politique que l'on a laissé s'imposer, le FN ne pose pas les bonnes questions : il ne pose pas la question des conditions de travail, ni même celle de la protection de l'emploi. Il pose celle de la "liberté à ne pas travailler", qui n'est manifestement pas la "bonne question". Et il y amène de surcroit une mauvaise réponse.

On pourrait mener des raisonnements similaires sur bien d'autres mesures proposées par le parti d'extrême droite. Je voudrais souligner pour l'instant comment l'analyse sociologique, tant dans sa dimension empirique - l'enquête - que dans sa dimension théorique - la distinction travail/emploi -, permet d'approfondir la critique d'une mesure qui se donne l'apparence du bon sens et de la liberté pour mieux cacher un silence assourdissant. Dans la lutte contre le FN, la sociologie est une arme qui peut s'avérer utile. Elle n'est, bien sûr, pas la seule. Et Dominique Méda a raison de souligner que si le FN parvient à se faire passer pour le défenseur des travailleurs - ce qu'il n'est pas absolument pas, comme on vient de le voir - c'est parce que les autres acteurs politiques ont également déserté cette question. Là aussi, les analyses sociologiques sur la place du travail dans l'expérience contemporaine ne seraient pas inutiles. Reste à savoir qui aura le courage de s'en saisir.

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