Encore un. Encore un article qui nous parle des expatriés, ces exilés qui ont fui toutes les difficultés de la France pour découvrir une herbe évidemment plus verte à l'étranger, tout cela à cause de l'indigence de nos politiques qui, décidément, ne font pas les réformes qu'il faut... Cette fois, on nous met en scène une certaine Clara G., étudiante en 2ème année d'histoire à la Sorbonne, qui menace François Hollande d'aller voir ailleurs si elle y est. Métaphore parfaite du traitement de la question des Français de l'étranger par les médias et le champ politique : on ne s'intéresse pas à eux, on se contente de les faire parler.
L'article en question est signé par un éditorialiste du Point, Pierre-Antoine Delhommais, et il est donc douteux qu'il existe véritablement une Clara G. derrière. Peu importe diront certains : c'est un procédé littéraire comme un autre, c'est le fond qui compte. Sauf que voilà : la figure de l'expatrié ou du candidat à l'expatriation est ici, une fois de plus, instrumentalisée.
Que nous dit l'article finalement ? Qu'une jeune étudiante voudrait partir à l'étranger parce que 1) les impôts, y'a en trop ; 2) c'est la faute aux méchantes politiques sociales qui ont été trop protectrices ; 3) y'a du chômage et de la précarité ; 4) en plus, en France, on aime pas les riches ; 5) c'est un petit peu la faute des socialistes tout ça, parce qu'ils ne répondent pas aux aspirations de la jeunesse. Bref, la candidate à l'expatriation est mise au service d'un discours politique sur lequel il n'est pas la peine que je m'étende - le discuter n'est pas ici le sujet.
L'idée qui est présentée ici est simple : les expatriés français sont des exilés, ils ont choisi de fuir, et il faut les faire revenir coûte que coûte. La fin de l'article est d'ailleurs de ce point de vue fascinante : "Clara. G." déclare fièrement être une "mauvaise citoyenne". Ergo les expatriés sont de mauvais citoyens. Evidemment, la figure de Gérard Depardieu et des quelques autres exilés fiscaux planent lourdement sur tout ça. Mais c'est en fait tout le traitement de la question des expatriés qui a ce goût-là : le journaliste spécialiste en la matière, Christian Roudaut, sous-titre ainsi son livre (subtilement intitulé France Je t'aime Je te quitte) "ce que les Français de l'étranger nous disent". Ici comme ailleurs, il s'agit de faire parler cette population pour mener à bien une critique de la France et de sa politique. Le bouquin penche ainsi, sans surprise, vers l'apologie du "modèle anglo-saxon".
Plus fort encore, Frédéric Taddei n'hésite pas à mener la comparaison avec les nobles fuyant la Révolution Française... Et de s'étonner qu'ils soient plus nombreux aujourd'hui qu'à l'époque : 140 000 entre 1789 et 1800 contre 500 000 sur les dix dernières années. Je me demande comment quelqu'un qui n'est pas capable de se dire que la population française est peut-être un peu plus importante aujourd'hui peut passer pour un journaliste ou même simplement pour quelqu'un de sérieux. Son édito ouvre une série de contribution dont le consensus semble être que quand même, tous ces gens-là fuient...
Un autre exemple encore : les Pigeons, ces entrepreneurs français menaçant de partir à l'étranger si jamais la politique ne se transformaient pas selon leurs désirs. Eux-aussi entretiennent la figure de l'expatrié ayant fui la France et ses difficultés.
Il se trouve qu'interviewer des Français établis à l'étranger a été l'une de mes grandes activités de ces dernières années. L'une d'entre elle, établie à Londres, m'a dit récemment, alors que l'entretien se finissait, qu'elle voudrait que l'on arrête de parler des expatriés comme des gens ayant fui la France parce que pour sa part, elle n'avait rien fui du tout. Je pense à elle à chaque fois que je tombe sur un article comme ceux-là. Car tous font la même chose : ils ne s'intéressent pas aux Français partis à l'étranger, mais seulement à les faire témoigner, sans avoir forcément à leur donner la parole, sur le "malaise français".
Depuis près de 30 ans, les écoles de commerce et d'ingénieur française se sont internationalisées : cela signifie concrètement qu'elles ont multiplié les incitations à accumuler une expérience internationale, soit académique, soit par le biais de stage ou d'un premier emploi. Dans le même temps, les entreprises françaises se sont elles-aussi considérablement internationalisées : demander à l'embauche une bonne maîtrise de l'anglais ou d'autres langues étrangers, ou des signes de ses capacités d'adaptation, de sa débrouillardise, de sa capacité à prendre des risques, de sa mobilité... Autant de choses qui justifient que l'on cherche à obtenir une expérience professionnelle à l'étranger, sans que cela signifie que l'on fuit quoique ce soit. Au contraire, certaines personnes partent pour une durée qu'ils savent limitée, avec la ferme intention de revenir.
Il faut aussi compter avec tous les expatriés dans un sens un peu plus strict : ceux qui sont envoyés pour quelques années par leur entreprise dans un autre pays. Ces mobilités répondent alors basiquement à trois logiques : une logique "industrielle", c'est-à-dire dicté par les contraintes de la production (Total compte 4 222 expatriés en 2011, dont 2 815 français : ce n'est pas très étonnant vu que l'extraction de pétrole se fait surtout hors de France...) ; une logique de compétence (apporter une compétence que l'on n'a pas sur place) ; une logique de développement des salariés, visant à leur faire découvrir toutes les activités du groupe a des fins de formation. Quelques autres éléments peuvent intervenir, je ne détaille pas ici. Ceux-là témoignent ainsi du développement international des entreprises françaises. En outre, ils peuvent être motivé à se demander de telles mobilités professionnelles parce qu'ils y voient une belle expérience ou un moyen de faire profiter leurs enfants d'une éducation "internationale" - une motivation loin d'être anecdotique.
Evidemment, on trouve également des gens qui ont un discours extrêmement critique vis-à-vis de la France dans la veine de "Clara G.". Mais ramener tous les Français de l'étranger à celui-ci est pour le moins problématique. D'autant que se pose un autre problème : pour un certain nombre de ceux que j'ai interviewé, ce discours se construit après leur départ, souvent d'abord motivé par d'autres éléments, notamment les exigences professionnelles françaises. C'est alors une comparaison qui ne se fait qu'après coup. Ici comme ailleurs, il faut se garder de ce que Bourdieu appelait "l'illusion biographique".
Tout cela pour dire que relever un pourcentage fut-il important de personnes qui se disent prêtes à aller à l'étranger - 38% nous dit un sondage dont l'objectif explicite est de faire la promotion d'une "marque France"... - ne veut en aucun cas dire que c'est par dégoût de la France. Et c'est d'autant plus ridicule si l'on s'en tient à de telles pratiques : pour partir à l'étranger, encore faut-il savoir dans quelles conditions, encore faut-il avoir quelque chose à y faire, certaines ressources qui permettent de s'en sortir... Comme le fait remarquer Saskia Sassen, l'écrasante majorité de la population mondiale aurait intérêt à migrer, mais très peu le font : l'immobilité est une question aussi cruciale que la mobilité.
Tout cela est totalement ignoré par les "journalistes" qui mobilisent la figure des expatriés à des fins finalement très politique. Le plus étonnant que Frédéric Taddei ait le culot de présenter cela comme un "tabou français" : depuis des années, la question des expatriés a été au coeur de bien des stratégies médiatiques. En 2007 déjà, les principaux candidats à la présidentielle s'étaient déplacé pour essayer de récupérer des voies hors de France. Les récentes modifications législatives ont donné une meilleure représentation à ces populations. Un tabou ? Le vrai tabou, c'est finalement l'incapacité à s'intéresser réellement à ces situations.
Finalement, les utilisations médiatiques et politiques du thème des expatriés sont comparables à celles des "classes moyennes" depuis des années : on en parle, on s'en réclame, on les fait parler, on les utilise pour justifier toutes sortes de choses, mais on ne s'intéresse pas à eux. Ils n'existent que comme un épouvantail mis au service d'autres fins. Sans doute est-ce moins grave car il s'agit de populations qui ont finalement moins besoins de protections et d'attention politique que les classes moyennes. Il n'en reste pas moins que voir des gens dénoncer la "morosité française" en transformant une population diverse en monolithe d'exilé soulève bien des questions.
Note : je remercie Baptiste Coulmont pour m'avoir inspiré le titre de ce billet :
L'article en question est signé par un éditorialiste du Point, Pierre-Antoine Delhommais, et il est donc douteux qu'il existe véritablement une Clara G. derrière. Peu importe diront certains : c'est un procédé littéraire comme un autre, c'est le fond qui compte. Sauf que voilà : la figure de l'expatrié ou du candidat à l'expatriation est ici, une fois de plus, instrumentalisée.
Que nous dit l'article finalement ? Qu'une jeune étudiante voudrait partir à l'étranger parce que 1) les impôts, y'a en trop ; 2) c'est la faute aux méchantes politiques sociales qui ont été trop protectrices ; 3) y'a du chômage et de la précarité ; 4) en plus, en France, on aime pas les riches ; 5) c'est un petit peu la faute des socialistes tout ça, parce qu'ils ne répondent pas aux aspirations de la jeunesse. Bref, la candidate à l'expatriation est mise au service d'un discours politique sur lequel il n'est pas la peine que je m'étende - le discuter n'est pas ici le sujet.
L'idée qui est présentée ici est simple : les expatriés français sont des exilés, ils ont choisi de fuir, et il faut les faire revenir coûte que coûte. La fin de l'article est d'ailleurs de ce point de vue fascinante : "Clara. G." déclare fièrement être une "mauvaise citoyenne". Ergo les expatriés sont de mauvais citoyens. Evidemment, la figure de Gérard Depardieu et des quelques autres exilés fiscaux planent lourdement sur tout ça. Mais c'est en fait tout le traitement de la question des expatriés qui a ce goût-là : le journaliste spécialiste en la matière, Christian Roudaut, sous-titre ainsi son livre (subtilement intitulé France Je t'aime Je te quitte) "ce que les Français de l'étranger nous disent". Ici comme ailleurs, il s'agit de faire parler cette population pour mener à bien une critique de la France et de sa politique. Le bouquin penche ainsi, sans surprise, vers l'apologie du "modèle anglo-saxon".
Plus fort encore, Frédéric Taddei n'hésite pas à mener la comparaison avec les nobles fuyant la Révolution Française... Et de s'étonner qu'ils soient plus nombreux aujourd'hui qu'à l'époque : 140 000 entre 1789 et 1800 contre 500 000 sur les dix dernières années. Je me demande comment quelqu'un qui n'est pas capable de se dire que la population française est peut-être un peu plus importante aujourd'hui peut passer pour un journaliste ou même simplement pour quelqu'un de sérieux. Son édito ouvre une série de contribution dont le consensus semble être que quand même, tous ces gens-là fuient...
Un autre exemple encore : les Pigeons, ces entrepreneurs français menaçant de partir à l'étranger si jamais la politique ne se transformaient pas selon leurs désirs. Eux-aussi entretiennent la figure de l'expatrié ayant fui la France et ses difficultés.
Il se trouve qu'interviewer des Français établis à l'étranger a été l'une de mes grandes activités de ces dernières années. L'une d'entre elle, établie à Londres, m'a dit récemment, alors que l'entretien se finissait, qu'elle voudrait que l'on arrête de parler des expatriés comme des gens ayant fui la France parce que pour sa part, elle n'avait rien fui du tout. Je pense à elle à chaque fois que je tombe sur un article comme ceux-là. Car tous font la même chose : ils ne s'intéressent pas aux Français partis à l'étranger, mais seulement à les faire témoigner, sans avoir forcément à leur donner la parole, sur le "malaise français".
Depuis près de 30 ans, les écoles de commerce et d'ingénieur française se sont internationalisées : cela signifie concrètement qu'elles ont multiplié les incitations à accumuler une expérience internationale, soit académique, soit par le biais de stage ou d'un premier emploi. Dans le même temps, les entreprises françaises se sont elles-aussi considérablement internationalisées : demander à l'embauche une bonne maîtrise de l'anglais ou d'autres langues étrangers, ou des signes de ses capacités d'adaptation, de sa débrouillardise, de sa capacité à prendre des risques, de sa mobilité... Autant de choses qui justifient que l'on cherche à obtenir une expérience professionnelle à l'étranger, sans que cela signifie que l'on fuit quoique ce soit. Au contraire, certaines personnes partent pour une durée qu'ils savent limitée, avec la ferme intention de revenir.
Il faut aussi compter avec tous les expatriés dans un sens un peu plus strict : ceux qui sont envoyés pour quelques années par leur entreprise dans un autre pays. Ces mobilités répondent alors basiquement à trois logiques : une logique "industrielle", c'est-à-dire dicté par les contraintes de la production (Total compte 4 222 expatriés en 2011, dont 2 815 français : ce n'est pas très étonnant vu que l'extraction de pétrole se fait surtout hors de France...) ; une logique de compétence (apporter une compétence que l'on n'a pas sur place) ; une logique de développement des salariés, visant à leur faire découvrir toutes les activités du groupe a des fins de formation. Quelques autres éléments peuvent intervenir, je ne détaille pas ici. Ceux-là témoignent ainsi du développement international des entreprises françaises. En outre, ils peuvent être motivé à se demander de telles mobilités professionnelles parce qu'ils y voient une belle expérience ou un moyen de faire profiter leurs enfants d'une éducation "internationale" - une motivation loin d'être anecdotique.
Evidemment, on trouve également des gens qui ont un discours extrêmement critique vis-à-vis de la France dans la veine de "Clara G.". Mais ramener tous les Français de l'étranger à celui-ci est pour le moins problématique. D'autant que se pose un autre problème : pour un certain nombre de ceux que j'ai interviewé, ce discours se construit après leur départ, souvent d'abord motivé par d'autres éléments, notamment les exigences professionnelles françaises. C'est alors une comparaison qui ne se fait qu'après coup. Ici comme ailleurs, il faut se garder de ce que Bourdieu appelait "l'illusion biographique".
Tout cela pour dire que relever un pourcentage fut-il important de personnes qui se disent prêtes à aller à l'étranger - 38% nous dit un sondage dont l'objectif explicite est de faire la promotion d'une "marque France"... - ne veut en aucun cas dire que c'est par dégoût de la France. Et c'est d'autant plus ridicule si l'on s'en tient à de telles pratiques : pour partir à l'étranger, encore faut-il savoir dans quelles conditions, encore faut-il avoir quelque chose à y faire, certaines ressources qui permettent de s'en sortir... Comme le fait remarquer Saskia Sassen, l'écrasante majorité de la population mondiale aurait intérêt à migrer, mais très peu le font : l'immobilité est une question aussi cruciale que la mobilité.
Tout cela est totalement ignoré par les "journalistes" qui mobilisent la figure des expatriés à des fins finalement très politique. Le plus étonnant que Frédéric Taddei ait le culot de présenter cela comme un "tabou français" : depuis des années, la question des expatriés a été au coeur de bien des stratégies médiatiques. En 2007 déjà, les principaux candidats à la présidentielle s'étaient déplacé pour essayer de récupérer des voies hors de France. Les récentes modifications législatives ont donné une meilleure représentation à ces populations. Un tabou ? Le vrai tabou, c'est finalement l'incapacité à s'intéresser réellement à ces situations.
Finalement, les utilisations médiatiques et politiques du thème des expatriés sont comparables à celles des "classes moyennes" depuis des années : on en parle, on s'en réclame, on les fait parler, on les utilise pour justifier toutes sortes de choses, mais on ne s'intéresse pas à eux. Ils n'existent que comme un épouvantail mis au service d'autres fins. Sans doute est-ce moins grave car il s'agit de populations qui ont finalement moins besoins de protections et d'attention politique que les classes moyennes. Il n'en reste pas moins que voir des gens dénoncer la "morosité française" en transformant une population diverse en monolithe d'exilé soulève bien des questions.
Note : je remercie Baptiste Coulmont pour m'avoir inspiré le titre de ce billet :
@uneheuredepeine "tabou" is the new "classe moyenne"
— coulmont (@coulmont) 6 mai 2013
2 commentaires:
pas mal, moi-même "expatrié" (en contrat local en Chine en fait...) depuis près de trois ans, j'apprécie les nuances évidentes que vous apportez au traitement médiatique lamentable du sujet. Mais n'en est-il malheureusement pas de même pour tous les sujets traités par les médias ?
Par contre j'ai vu l'émission de Taddei et si ce n'était clairement pas la meilleure, il n'y a pas de quoi en faire le fer de lance de la médiocrité des médias en la matière, loin de là...
Si vous êtes intéressé pour une interview de plus, je suis partant pour partager mon expérience :)
En même temps, on parle d'une génération qui ne sait pas aligner 3 mots en anglais et qui a une vision "linéaire" de leur époque du travail. En ces temps d'études massives et longues, de rencontres et de ruptures, d'avions pas cher, de la fin de l'emploi à vie dans une même entreprise, où la propriété est chère, énormément de jeunes vont passer quelques années à l'étranger.
C'est une génération coincée dans le duel patrie-autre pays, où forcément on choisit un camp. J'apprécie énormément d'autres pays, je pourrais y vivre quelques années, cela ne veut as dire que je rejette la France.
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