Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? Dans la fabrique de l’homo oeconomicus

Alors, bon. Comment dire ? Je sais que le rythme de publication sur ce blog n'a pas été exactement... régulier depuis... on va dire depuis un certain temps. Mais c'est parce que j'ai été occupé ailleurs, et pas seulement à faire régner la justice dans les rues de Gotham. Non, c'est aussi parce que mon énergie a été accaparé par Metroid Dr... je veux dire par l'écriture d'un nouveau bouquin. Après Où va l'argent des pauvres, paru donc en janvier 2020 (vous savez, juste avant que tout se barre en cacahuètes), je suis très heureux de vous annoncer la parution en libraire le 12 janvier prochain de mon deuxième livre : Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? (veuillez faire attention à la parenthèse, elle est importante), toujours chez Payot.
Sous-titré "Dans la fabrique de l’homo oeconomicus" (ce qui me vaudra sans doute un point Coulmont), ce nouvel ouvrage est en quelque sorte une continuation des réflexions engagées dans Où va l'argent des pauvres. Dans ce dernier, j'essayais d'analyser l'action économique, et notamment la consommation, dans les classes populaires en restituant les logiques spécifiques du calcul et de l'intérêt qui sont produites non par quelques inclinaisons individuelles mais bien par la position sociale et l'ensemble des dimensions de celle-ci. C'est cette ligne d'analyse que j'essaye de poursuivre ici, en généralisant la réflexion : il ne s'agit plus de se centrer sur une classe ou une fraction de classe particulière, mais plutôt de comprendre comment, sans toujours le vouloir, sans toujours d'ailleurs en être conscient, nous en venons si souvent à agir de telle sorte que le capitalisme, compris comme la quête infinie du profit, se perpétue. Le capitalisme, en effet, est un phénomène profondément paradoxal : d'une part, il est extrêmement facile à critiquer -- le plus souvent, en fait, il suffit d'en le décrire pour en montrer l'absurdité... ; d'autre part, il est également si puissant que nous ne parvenons pas à en sortir. Pour éclairer ce problème, je procède à une synthèse de nombreux travaux récents de sociologie économique, pas forcément connu du grand public mais qui gagneraient, sans doute, à être entendus. C'est du moins le projet de vulgaristion que je me suis donné ici.  
 
En voici le quatrième de couverture :
En un sens, ce livre est né de trois expériences.
 
La première, et la plus académique, est celle d'un enseignant (moi, essayez de suivre un peu) qui a souvent été amené à répété la fameuse remarque de Max Weber selon laquelle "le puritain voulait être un homme besogneux – et nous sommes forcés de l’être" (c'est dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, vous pouvez vérifier), jusqu'à venir à se demander ce que ça voulait dire. Weber décrit le capitalisme comme une "cage d'acier" (traduction contestée, mais bon, l'idée est là) qui nous impose certains comportements. Fort bien. Mais comment se passe cette imposition ? Quelles en sont les mécanismes ? La sociologie économique la plus contemporaine permet de répondre à ces questions. C'est ce que j'essaye de montrer. 
 
La seconde expérience à l'origine de ce livre réside dans certains entretiens réalisés dans le cadre de ma thèse, et notamment l'un d'eux, avec un jeune trader français installé à Londres. Celui-ci m'avait expliqué avec une grande conviction le caractère moral de son activité : c'était au moment de la crise grecque, et il n'avait aucun problème à y participer puisque, disait-il, les Grecs s'étaient gavés et qu'ils fallaient maintenant qu'ils payent... Il m'avait également présenté l'un des avantages de la vie londonienne comme étant le nombre de "nanas" qu'ils pouvaient y rencontrer, transposant en fait les dispositions économiques à l'accumulation aux rencontres amoureuses. Après des années à entendre répéter, aussi bien en sociologie qu'en économie, que l'homo oeconomicus n'existait pas, que ce n'était qu'une hypothèse bien peu réaliste, imaginez ma surprise de me retrouver en face d'un spécimen de celui-ci en chair et en os... "L'homo oeconomicus existe, je l'ai rencontré" aurait été un autre titre possible pour ce livre. Il s'agit non seulement de comprendre comment de tels comportements et de telles dispositions sont possibles, mais aussi comment nous sommes amenés, bien souvent, à nous comporter de cette façon-là, même "à l'insu de notre plein gré". 
 
La troisième expérience est celle de certaines réactions à mon livre précédent. Plusieurs lecteurs et lectrices m'ont dit que, bien que n'étant pas eux-mêmes et elles-mêmes pauvres, l'ouvrage les avait amené à réfléchir à la façon dont ils et elles consomment, achètent, épargnent, etc. Puisque la question semble intéresser un certain nombre de personne, j'ai pensé que cela valait le coup d'y concentrer un peu de temps. Comme dans le livre précédent, il s'agit moins pour moi d'apporter des réponses toutes faites, encore moins de construire un projet politique, que de donner des éléments de réflexions, des outils, des armes peut-être, à charge à chacun, ensuite, de savoir comment il ou elle voudra les utiliser. 
 
Le capitalisme a été un thème récurrent de mon activité de bloguer. J'espère, chers lecteurs, chères lectrices, parvenir à vous y intéresser sous la forme d'un livre. En attendant, bien sûr, la conclusion de la trilogie - sans doute avec des Ewoks dedans.

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La critique ou la mort

C'est une anecdote bien connue des cinéphiles : la première version de la fin du film La petite boutique des horreurs (Frank Oz, 1986) n'a pas été diffusé en salle. Le réalisateur voulait conserver le dénouement original de la comédie musicale : la plante carnivore Audrey II mange les deux héros, Seymour et Audrey, puis se lance à l'assaut du monde dans une longue séquence pleine d'effets spéciaux. Mais lors des projections tests, le public réagit mal, visiblement choqué par la noirceur de ce final. Bien qu'elles aient coûté la modique somme de 5 millions de dollars (sur un budget de 25 millions), ces 23 minutes de film sont abandonnées et une nouvelle fin, plus heureuse, est tournée. C'est celle que découvrira le public en salles. Il faudra attendre 2012 pour que la "mauvaise fin" soit rendue en DVD, et fasse même l'objet d'une projection où elle sera accueillie avec des applaudissements.

Cette petite histoire peut nous apprendre beaucoup de choses sur l'actualité, sur ce film que l'on dit volontiers "censuré" ou sur es statues que certains abattent alors que d'autres voudraient les maintenir en place. Mais pour y parvenir, il va falloir faire un petit détour par la sociologie de l'art.

En effet, l'histoire de La petite boutique des horreurs illustre de façon frappante l'une des propositions théoriques centrales que développe Howard Becker dans Les Mondes de l'Art (1982, 1988 pour l'édition française) : une œuvre d'art n'est jamais simplement le produit d'un individu ni même d'un collectif d'artistes mais de tout un "monde de l'art" qui inclut aussi le ou les publics, les intermédiaires, les personnels de supports, les critiques, les discours, les théories artistiques, la commercialisation, etc. Chacun de ces acteurs participe à la définition de l'objet final, à ce qu'il est possible de faire ou de ne pas faire, à la forme qu'il va adopter et au contenu qu'il va avoir, à la façon dont on comprend, reçoit, interprète l’œuvre. Contre la vision romantique d'un artiste libre créant dans l'isolement de son génie une œuvre pure, Becker souligne au contraire le caractère collectif de toute création, depuis sa génèse jusqu'à sa reconnaissance - même l'art brut a besoin d'être découvert et étiqueté pour être reconnu comme relevant effectivement de l'art et non de l'artisanat, du loisir ou de l'expression de la folie.

Ainsi, "l'offre" et "la demande" d'art, pour le dire avec des termes simples, participent tout autant à la création, le public participe à la définition de l’œuvre : ses attentes, ou au moins la façon dont les producteurs d'art, artistes ou non, les perçoivent, déterminent les formes possibles qui peuvent être travaillé et les significations qui peuvent en être tirées. Le public de cinéma de 1986, du moins celui auquel Frank Oz et ses producteurs voulaient s'adresser, n'était peut-être pas prêt à un finale teinté d'humour noir, contrairement à celui des comédies musicales de la même époque.

Il existe, bien sûr, des œuvres qui, selon la formule consacrée, "ne trouvent pas leur public", mais cela manifeste bien qu'il y a eu un échec et que, donc, les attentes de ce dit public avaient été intégrées dans la conception de l’œuvre bien que de façon erronée. Généralement, les producteurs d'art cherchent à parler à un public et imaginent donc ce que celui-ci veut, quitte à se dire qu'ils savent mieux que celui-ci - il peut même s'avérer qu'ils aient raison.

Ce premier élément d'analyse invite à tenir compte de la façon dont les producteurs d'art prennent connaissance des attentes de leur public. Ceci peut se faire, notamment, au travers d'intermédiaires qui ont eux-mêmes une influence de ce fait sur la production finale. Giancarlo Volpe, showrunner du cartoon Green Lantern, a par exemple raconté comment s'était passé un "focus group" sur un épisode : après la diffusion du dessin-animé, les jeunes spectateurs sont répartis en quatre groupes, trois pour les garçons en fonction de leur âge... et un pour toutes les filles quelque soit leur âge. Si on y ajoute les interprétations particulières de celui qui conduit le test - les questions des enfants deviennent, pour lui, de la "confusion" - on se rend compte que ce dispositif génère des biais particuliers et "produit" la demande beaucoup plus qu'il ne la mesure.

Il faut aussi comprendre que, pour que certaines formes d'art existent, elles doivent produire leur propre public. Dans une de ses conférences, Borges note ainsi qu'il "existe aujourd'hui un type particulier de lecteurs, les lecteurs de romans policiers" et que "ces lecteurs [...] ont été engendré par Edgar Poe". Je laisse aux spécialistes le soin de dire si la généalogie est exacte, mais le fait est que l'existence du roman policier a demandé la formation non seulement d'un groupe de lecteurs mais aussi et surtout d'une façon particulière de lire : Borges s'amuse d'ailleurs à imaginer comment un lecteur de polar pourrait comprendre l'incipit du Quichotte s'il le lisait comme un de ses livres de prédilections. On pourrait en dire autant du lecteur de science-fiction, du lecteur de bande-dessinée - à qui il fallut bien apprendre ce que signifiait ces étranges nuages remplis de texte au-dessus de la tête des personnages -, du spectateur de cinéma - qui dût comprendre que, non, le train n'allait pas sortir de l'écran pour l'écraser... On peut ainsi supposer qu'entre 1986 et 2012, le public de cinéma a été habitué à des formes de narration différentes et est devenu plus à même de recevoir la fin initialement prévue pour La petite boutique des horreurs.

Cette formation du public ne se fait pas par sa mise en contact avec des œuvres toutes formées, mais par des formes d'initiation plus progressives. Les nouvelles de Poe qui, selon Borges, fondent le roman policier contiennent par exemple des éléments de réflexions presque philosophies en leur début pour justifier l'existence d'un personnage comme Auguste Dupin, premier détective de la littérature. Elles ont contribué à former, dans le vocabulaire de Becker, un "monde de l'art" : une fois celui-ci en place, avec ses auteurs, ses lecteurs mais aussi ses théories, son esthétique, ses critiques, ses voies de distribution, ses cadres cognitifs, de telles étapes d'initiation ne sont plus nécessaire. Ainsi, lorsque Arthur Conan Doyle introduit, plus tard, Sherlock Holmes, il peut faire l'économie de ce type de justification, de même que les auteurs contemporains. De la même façon, Le Seigneur des Anneaux a institué un certain nombre d'attentes chez le lecteur de fantasy de telles sortes que les auteurs d'aujourd'hui n'ont plus à consacrer autant de pages à raconter l'histoire de leur univers avant de rentrer dans le vif du sujet. Il faudra d'ailleurs avoir un certain parcours de lecteur pour accéder à certaines œuvres : commencer par Le Silmarillon est par exemple une mauvaise idée, quand bien même Tolkien considérait l'ouvrage comme supérieur à sa plus célèbre trilogie. Si l'on n'est pas suffisamment engagé dans le monde de l'art de la fantasy, on risque de ne rien y comprendre...

Cette analyse ne se limite pas bien sûr aux œuvres "de genre", comme on dit joliment (et parfois avec un certain mépris). Le lecteur de littérature "générale" ("blanche", "mainstream", dites-le comme vous voulez) et celui des "classiques" n'en est pas moins formé et produit. C'est même l'une des missions de l'école de produire ce lecteur, en initiant à un rapport particulier aux textes - très différent, par exemple, du lecteur de polars ou du lecteur de science-fiction ou de fantasy (à ma connaissance, il n'existe pas d'équivalent de wookiepedia pour Proust, et c'est bien dommage).  On peut même ajouter qu'il est sans cesse reformé et reproduit : si l'on continue à lire ces fameux "classiques", c'est parce que l'on est formé pour, parce que tout un monde de l'art formé de lecteurs, de critiques et de commentateurs nous apprend à les lire et à les rendre actuels. Ce qui rend Balzac pertinent aujourd'hui, ce n'est pas seulement la force de ses textes, c'est aussi ce travail continuel du monde de l'art pour manifester et mettre en scène cette pertinence. Là encore, Borges l'avait parfaitement dit dans une autre de ses conférences :

Hamlet n'est pas exactement le Hamlet que Shakespeare a conçu au début du dix-septième siècle, il est le Hamlet de Coleridge, de Goethe et de Bradley. Il a été recrée. Et Don Quichotte également. Il en va de même avec Lugones, et Martinez Estrada, Martin Fierro n'est plus le même. Les lecteurs petit à petit ont enrichi le livre.
Quand nous lisons un vieil ouvrage c'est comme si nous parcourions tout le temps qui a passé entre le moment où il a été écrit et nous-mêmes.
Sans ce travail de réinscription des œuvres dans des mondes de l'art présent, les oeuvres ne pourraient plus exister pour la simple et bonne raison qu'il n'y aurait plus de public pour les recevoir, les comprendre et les apprécier. De ce point de vue, les œuvres sont plus des processus que des objets. Elles sont fluides, leur sens et leur signification peut et même doit évoluer, et elles débordent largement leur support matériel, si tant est qu'il existe, pour se constituer plutôt comme des assemblages fait d'objets, de discours, de pratiques, et d'humains.

Maintenant que tout ça est posé, quel est le rapport avec l'actualité présente ?

Depuis quelques jours, beaucoup de professionnels de l'indignation permanente s'indignent de ce que HBO ait retiré le film Autant en emporte le vent de sa plate-forme de streaming. Ils crient à la censure et même à l'autocensure, sans que l'on sache trop ce que ce dernier terme vient faire là-dedans ni ce qu'il recouvre exactement. Même lorsqu'on leur met sous le nez que le retrait n'est que temporaire et que le film reviendra accompagné d'une mise en contexte, leur indignation ne faiblit pas - il faut dire que pour bon nombre d'entre eux, c'est leur seule façon d'exister médiatiquement et que eux aussi se sentent tenu de donner à leur public ce qu'il attend. Pour eux, il y a là une véritable menace sur l'art, sur les œuvres, sur la civilisation, l'univers et le reste (je tire une certaine satisfaction intellectuelle de savoir que les personnes concernées seront peu nombreuses à saisir cette citation).

En passant par l'analyse de Becker, on peut comprendre que le public contemporain n'est sans doute pas prêt à recevoir Autant en emporte le vent comme par le passé. Le racisme et le révisionnisme historique du film ne peut plus être ignoré - ce n'est pas que l'on invente quelque chose qui n'est pas dans le film, c'est que la mise en scène d'esclaves heureux de leur sort et d'Etats confédérés paradisiaques ne peut plus jouir de la même complicité avec le public qu'auparavant. De la même façon que nous ne pouvons plus lire Hamlet sans toute l'histoire de celui-ci, nous ne pouvons plus voir Autant en emporte le vent sans toute l'histoire de la critique qui a eu lieu depuis sa sortie.

Le public pour le film n'existe donc plus. Son monde de l'art s'est écroulé. La mise en contexte de l’œuvre est dès lors le seul moyen de la rendre à nouveau accessible : de produire un public qui, comprenant ce à quoi il a affaire, pourra choisir, en connaissance de cause, de visionner le film sans en nier le racisme mais en se concentrant, par exemple, sur d'autres qualités cinématographiques. Loin de procéder à une censure - le film n'est d'ailleurs frappé d'aucune interdiction et toujours facilement disponible... -, cette opération est précisément ce qui la rend accessible, ce qui lui permet de continuer à exister comme œuvre plutôt que de sombrer dans l'oubli comme un souvenir gênant que l'on doit oublier...

C'est un phénomène tout à fait classique. Bon nombre d’œuvres d'art voient, avec le temps, leur public disparaître. Quand nous visitons un musée, bon nombre de tableaux ou d'objets nous seraient parfaitement étrangers s'il n'y avait ces petits cartels pour nous expliquer de quoi il s'agit, ce qu'il faut y voir et comment on peut les lire. Les inscrire dans une histoire de l'art, dans des discours contemporains, dans des enjeux politiques et artistiques contemporains. Pour prendre un exemple que les contempteurs de l'époque ne connaissent que trop bien, le 1984 d'Orwell ne prend sens aujourd'hui que parce qu'il a été constamment travaillé et contextualisé pour que l'on puisse faire le lien avec notre situation contemporaine. Ce serait encore mieux, évidemment, si tous ceux qui y font référence pouvaient effectivement se tourner vers son contenu et celui de ses exégèses plutôt que de répéter des lieux communs, mais bon, rien n'est parfait en ce bas monde...

Sans ce travail de mise en contexte, les œuvres disparaissent, un peu comme ces statues qui, laissées dans l'espace public sans explication, sans investissement de sens, en vienne à n'être que des pièces de mobilier urbain couvertes de chiures de pigeon - on les voit peut-être, mais sans les regarder, comme si elles étaient invisibles. Les manifestations à leur encontre, loin de témoigner d'un mépris ou d'une ignorance de l'histoire comme certains veulent le faire croire, sont au contraire le signe d'un souci et d'une connaissance de cette histoire et de l'importance de celle-ci. Elles sont le signe d'un passé vivant, que l'on questionne et que l'on interroge, plutôt qu'un folklore mort ou oublié. Il ne s'agit pas, évidemment, de dire qu'il faut qu'il soit contesté pour que le passé soit vivant mais bien qu'il doit susciter une émotion, de la curiosité à la tristesse en passant par la colère. Et pour cela, la mise en contexte est nécessaire : les plaques commémoratives ne prennent sens qu'à partir du moment où l'histoire qu'elle donne à voir est déjà connue, l'école faisant ici ce travail. Les statues qui aujourd'hui suscitent la colère seraient sans doute plus à leur place dans des musées qui pourraient s'en servir comme support pour raconter des pages difficiles de notre mémoire collective...

Ainsi, la critique, comprise comme l'activité de questionnement et de production de discours et de savoirs sur les œuvres, apparaît comme une condition indispensable à leur conservation et à leur pertinence. C'est à ce prix que peuvent se constituer des mondes de l'art qui à la fois les rendent accessibles et les façonnent. Il est de ce point de vue amusant de voir qu'alors que les mouvements féministes et anti-racistes proposent d'enrichir et de multiplier nos lectures des œuvres en percevant des implications et des niveaux de sens trop souvent ignorés, les soi-disant défenseurs de la Culture avec un grand C en sont réduits à souhaiter que l'on se contente de révérer en silence les œuvres du passé - ce qui signifierait rien de moins que la disparition de ces œuvres. En la matière, le choix est pourtant simple : la critique ou la mort.

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Où va l'argent des pauvres. Fantasmes politiques, réalités sociologiques.

Ce blog en est à sa douzième saison. Certes, le rythme est devenu un peu... mou, va-t-on dire, depuis quelques temps. Mais il y avait une bonne raison à cela : je travaillais à ce qui, pour un blog de sciences sociales, est l'équivalent d'un film pour une série. Un livre donc. Et puisque mes deux billets sur la façon dont les pauvres utilisent leur argent font partie de ceux qui ont le plus retenus votre attention à vous, chers lecteurs et lectrices, c'est précisément ce dont il sera question dans ces quelques 352 pages de sociologie qui seront disponible le 15 janvier dans toutes les bonnes crèmeries par la grâce des éditions Payot. Couverture, détails et autres éléments divers et variés ci-dessous.


Le quatrième de couverture :

Même s’ils en ont peu, les pauvres ont de l’argent. Cet argent est source de fantasmes : on l’imagine mal dépensé, mal utilisé, mal alloué. Pourtant, on s’interroge peu sur la manière dont ils le gèrent, ce qu’il devient et qui il enrichit. Des émeutes du Nutella à la baisse des APL, en passant par le steak doré de Franck Ribéry, cet essai déconstruit notre perception de la pauvreté et interroge notre rapport à la consommation : la place du luxe ou du superflu dans nos vies, les dépenses contraintes, la nécessité – ou non – des « petits plaisirs » que l’on s’octroie, ou encore l’influence du regard de l’autre sur nos achats.

Je suis évidemment incroyablement content que ce bouquin existe et qu'il y ait mon nom sur la couverture. Quand j'étais petit, je voulais écrire des livres. Bon, à l'époque, je pensais que je deviendrais un jour le nouveau Terry Pratchett, mais hé, close enough comme disent les Français qui se mettent à parler anglais sans raison au milieu d'une phrase. En plus, l'ouvrage contient des citations inattendues des Simpsons et de Pratchett. Je ne suis pas arrivé à placer Batman, mais bon, on verra ça pour le prochain.

C'est un livre écrit dans l'esprit du blog - je précise à toutes fins utiles qu'il ne s'agit pas de la publication de ma thèse, laquelle portait sur un sujet sensiblement différent (si ça vous intéresse, c'est par là). Pas d'enquête originale ici, mais une tentative de synthèse des travaux récents de la sociologie de la pauvreté et plus particulièrement de la sociologie économique, avec aussi des références à des textes classiques, une mise en avant des enjeux pratiques des discussions théoriques et des données empiriques, des illustrations de concepts sociologiques, des analyses sur le vif de l'actualité plus ou moins récentes, des renvois bibliographiques pour ceux qui veulent aller plus loin, et une dose non précisée de ratons laveurs. Bref, tout ce que j'ai essayé de faire depuis douze ans (punaise, douze ans) ici, mais avec des pages que l'on peut corner pour retrouver un passage intéressant. Il était temps.



Comme le titre le laisse entendre, il s'agit de répondre à la question "où va l'argent des pauvres". Une question sur laquelle on nourrit de nombreux fantasmes politiques : il suffit d'un reportage sur une jeune femme pauvre pour que les réseaux sociaux s'écharpent autour de la présence d'une bouteille de parfum sur son bureau... quitte à en oublier tous les autres signes de la misère. A ces fantasmes, je veux opposer la réalité des enquêtes de terrain : les sociologues, aujourd'hui, font partie des rares personnes qui prennent le temps d'aller enquêter avant de s'exprimer sur un sujet, et prendre connaissance de ce qu'ils découvrent dans leurs recherches est plus que jamais nécessaire pour rétablir un peu de raison dans les débats publics. Comme mon blog donc, ce livre se veut aussi une défense par l'exemple de la sociologie et de ce qu'elle peut faire et changer à notre perception et à notre intelligence du monde.

Quoi qu'il en soit, je remercie vivement mon éditeur de m'avoir proposé d'écrire ce bouquin et d'avoir rendu cette aventure possible.

Rendez-vous donc le quinze janvier en libraire (si vous voyez un gars à tête de Simpsons qui fait des selfies devant le rayon Sciences Sociales, il y a de fortes chances pour que ce soit moi).

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Emmanuel Macron a-t-il vaincu le déterminisme social ?

Non1, 2, 3, 4, 5, 6.

Notes :

1 La question et sa réponse font référence à cette récente interview de la secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations Marlène Schiappa :



Elle y dit notamment : "Il [Emmanuel Macron] a voulu changer le déterminisme, et le sens de la nomination de gens comme moi, de gens comme Sibeth Ndiaye, comme Mounir Mahjoubi dans le gouvernement précédent, ça a un sens important, ça veut dire aussi qu'on peut ne pas être passé par ces beaux quartiers, ces grandes écoles et qu'on peut pourtant s'engager pour son pays".

Avant cela, elle y évoque ses "arrières grand-mères", "toutes lingères, femmes de ménages" pour justifier qu'elle est d'origine modeste et qu'elle a conscience de la classe à laquelle elle appartient (elle ne précise pas, dans l'extrait, quelle est cette classe). Elle évoque aussi sa mère "institutrice puis proviseure" et son père "syndicaliste", "employé de bureau à la CAF", puis "professeur" et "historien".

2 Le déterminisme social peut s'entendre de plusieurs façons. La première et la plus simple renvoie au fait que l'inscription de l'individu dans un contexte social exerce un effet sur ces actions, possibilités et trajectoires. C'est le sens d'une causalité sociologique propre, comme il y a un causalité et un déterminisme physique. Le monde social, la société, est expérimentée par les individus comme une réalité extérieure, objective et contraignante - c'est d'ailleurs ces traits qui sont retenus par Emile Durkheim comme caractéristique du "fait social" ou de ce que ses successeurs appelleront "institutions". De ce point de vue, le déterminisme social ne peut pas être plus vaincu ou "changé" que le déterminisme physique : tout individu est, par nature, le produit de son environnement, celui-ci s'imposant à lui comme les lois physiques.

Le fait que les avions volent n'est pas la preuve que la loi de la gravitation universelle est fausse. Le fait que des individus changent de classes sociales n'est pas plus la preuve qu'il n'y a de déterminisme social. Ces "trajectoires improbables" sont aujourd'hui bien étudiées par la sociologie, au point d'avoir été intégrées récemment de façon explicite aux programmes du secondaire. La conclusion des travaux qui portent sur eux est que ces parcours statistiquement rares - d'où le terme "improbable" - sont également déterminées mais par des variations fines au niveau notamment des formes de socialisations intra-familiales ou scolaires. De petites variations de contextes peuvent expliquer de grands écarts de trajectoires : Bernard Lahire, notamment, met l'accent sur la question de la maîtrise de l'écrit. Dans Tableaux de famille, il mettait par exemple en avant la réussite scolaire de la jeune Imane M., fille d'une mère sans emplois parlant fort mal le français et d'un père ouvrier spécialisé... mais qui avait acquis, en tant que militant communiste en Tunisie, une maîtrise de l'écrit et de l'oralité qu'il transmettait à sa fille - un capital culturel donc. Loin de remettre en cause l'existence du déterminisme social, l'étude des cas particuliers permet de mieux le comprendre... et renforce ainsi l'argument.

Dans ce sens-là, il est clair qu'aucun des efforts d'Emmanuel Macron ne pourra vaincre, diminuer ou changer le déterminisme social, pas plus que sa volonté ne suffirait à lui permettre de voler en battant des bras (qu'il met soit permis de déconseiller à quiconque de tenter l'expérience).


3 Une autre façon de comprendre le déterminisme social, plus courante dans l'espace public, consiste à se servir de l'expression pour désigner l'existence d'une certaine reproduction sociale ou, plutôt, une certaine fermeture des élites. Vaincre le déterminisme social, le changer, ce serait alors au choix soit s'extraire de son milieu d'origine soit augmenter la mobilité sociale.

Cependant, la façon dont Marlène Schiappa, fille d'un historien et d'une proviseur devenue femme politique, constitue un exemple de mobilité sociale ascendante est pour le moins discutable. D'un point de vue statistique, ses parents appartenaient aux "cadres et professions intellectuelles supérieures", et c'est également son cas : dans une table de mobilité, elle apparaîtrait donc sur la diagonale qui représente l'immobilité (ou reproduction) sociale. Il n'y a, en outre, dans son cas guère plus qu'un parcours très classique d'entrée en politique, surtout si l'on tient compte des capitaux culturels et politiques de sa famille. Le capital culturel, rappelons-le, ne se limite pas aux seuls titres scolaires mais existe aussi de façon "incorporée", c'est-à-dire inscrite dans les corps, les façons de parler, de se tenir, de penser, de se projeter dans l'avenir. A n'en pas douter, il faut chercher dans son origine sociale son sentiment de légitimité à s'exprimer publiquement, à prendre position et à occuper les positions qu'elle occupe.

Il en va de même pour Sibeth Ndiaye, fille d'un homme politique sénégalais qui a été également président de Canal+ Afrique. Le fait qu'elle soit citée comme un exemple de changement du déterminisme sociale par M. Schiappa semble plus tenir à sa couleur de peau qu'à ses origines économiques. Il est évidemment souhaitable que le racisme ne bloque pas les carrières politiques, et celui dont fait l'objet la secrétaire d'Etat et porte-parole du gouvernement, notamment sur les réseaux sociaux, est de nature à soulever bien des questions quant au fonctionnement du monde politique. Il en va de même pour le sexisme que subit la secrétaire d'Etat à l'égalité entre les hommes et les femmes, et ce d'autant qu'elles ne sont ni les premières - dans les années récentes, on se souviendra de Christiane Taubira et de Najat Valaud-Belkacem - ni probablement, et malheureusement, les dernières. De ce fait, il est douteux qu'il y ait là un véritablement rupture dans le "déterminisme social" : le changement est là et la volonté du seul président n'y suffira pas.

4 Le déterminisme social, dans la bouche de M. Schiappa, semble renvoyer à l'homogénéité des élites politiques, qui seraient toutes sorties des mêmes quartiers et des écoles. C'est là sans doute une survalorisation du titre scolaire : pour le dire à la façon de Bourdieu, un habitus commun - c'est-à-dire des façons de faire, de penser, de sentir, etc. communes - est sans doute plus important que la possession d'un diplôme per se. La diversification des élites devrait se lire au-delà des seules catégories statistiques : si des parcours divers amène à une homogénéisation par la dynamique propre du monde politique, peut-on dire qu'il y a un changement du déterminisme social ? De ce point de vue là, il est difficile de voir en quoi les trois personnes citées dérogent aux normes du milieu politique.

Mounir Mahjoubi, par exemple, est bien passé par l'une des écoles de l'élite politique - Sciences Po - et semble y avoir acquis l'habitus nécessaire pour s'engager dans une carrière politique somme toute classique. Si son parcours n'est pas celui de la reproduction sociale - comme c'est le cas des deux autres personnes prises en exemple, ne leur en déplaise - cela ne semble pas avoir tellement de lien avec l'action d'Emmanuel Macron.

5 Pour montrer son appartenance aux classes populaires, Marlène Schiappa va chercher l'exemple de ses arrières grand-mères. On notera que connaître la profession de ses arrières grand-parents n'est généralement pas considéré comme un signe distinctif de l'appartenance au prolétariat. Mais en outre, sur une si longue période, on peut légitimement se demander quel sens cela peut bien avoir : l'appartenance aux classes populaires ne se transmet pas, aux dernières nouvelles, par la génétique. Le déterminisme social, quelque soit le sens qu'on lui prête, doit toujours se rapporter à un contexte historique précis et à des mécanismes concrets : quelles transmissions des arrières grand-mères jusqu'à Marlène Schiappa ? Sans nier qu'il y ait des liens, on peut légitiment douter que ceux-ci soient plus fort - ou ait même une force significative - par rapport aux effets plus directs des socialisations primaires et secondaires.

6 La mobilisation et l'exhibition de "quartiers de plèbes" - comme on parlait de "quartiers noblesses" - n'est pas si rare dans les classes supérieures, comme le note le sociologue Jules Naudet. C'est que ceux-ci ont une véritable efficacité pratique qu'illustre bien, finalement, l'histoire que raconte à l'envie Marlène Schiappa selon laquelle elle-même, sa famille et/ou Emmanuel Macron ont vaincu l'infâme "déterminisme social". En permettant de se réclamer d'une plus grande authenticité, d'un lien plus ou moins mystique avec le peuple, l'origine populaire mise en avant procède d'une forme de légitimation de soi et participe au charisme de celui qui s'exprime ou de celui qui lui permet d'exister - Emmanuel Macron donc.

Cette légitimation est à ce point forte qu'elle incite même à quelques remaniements biographiques - ici à aller chercher ses arrières grand-mères comme point de référence - comme à une autre époque on s'inventait une ascendance noble...

Loin de remettre en cause l'ordre social, ce récit en fait plutôt l'éloge : l'appartenance à un milieu défavorisé ne devient valorisée qu'à partir du moment où l'on a su s'en sortir, ceux qui y restent étant au final renvoyés à leurs incapacités et tares individuelles... La lutte contre le "déterminisme social" touche ici ses limites : comme le disait Jean-Claude Passeron, le fait que le fils de balayeur ait autant de chances de devenir ministre que le fils de ministre et vice-versa ne change pas grand chose en soi aux relations entre le balayeur et le ministre... Les changements annoncés ne paraissent guère évidents.

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Le mythe des inégalités face à la mort

Vous le savez sûrement, on vous l'a déjà dit et répété à n'en plus finir : les hommes vivent moins longtemps que les femmes. A 35 ans, ils peuvent espérer vivre six ans - six années complètes ! - moins que ces dames. Ce chiffre est sans cesse martelé, sans cesse rappelé, pris comme une évidence... Et si c'était faux ? Je vous invite à prendre avec moi la pilule, à passer de l'autre côté du miroir. Non, il n'y a pas d'inégalités de genre face à la mort. Il est temps d'oser le dire.


Les statistiques peuvent sembler incontestables, je le sais, mais il est important que vous soyez prêt à remettre en cause ce que vous pensez savoir. C'est le B.A.-BA. du raisonnement rationnel que nous avons hérité des Lumières. A 35 ans, l'Insee nous dit "les femmes de 35 ans vivraient encore 50,5 ans en moyenne, dans les conditions de mortalité de 2009-2013 en France métropolitaine, contre 44,5 ans pour les hommes du même âge, soit 6 ans de plus". Partant de là, on veut nous faire croire que c'est la société qui serait trop dure avec les hommes, qui les discrimineraient...

Mais regarder simplement les moyennes n'est pas très honnête. C'est même un bon exemple de mauvaise utilisation des statistiques ! En effet, hommes et femmes n'occupent manifestement pas les mêmes professions. Or, il existe des inégalités entre celles-ci : les ouvriers sont ceux dont l'espérance est la plus courte. Or les hommes y sont sur-représentés ! Dès lors, on ne compare pas ce qui est comparable... Si les hommes font le choix d'être ouvriers et donc d'avoir une espérance de vie plus courte, il n'y a pas lieu de blâmer la société ou je ne sais quoi. D'autant qu'il y a sans doute plein d'autres choses qui ne sont pas prises en compte, telle que le temps de travail, la taille des entreprises, les contraintes spécifiques de chaque poste, etc. Le fait d'être un homme n'a, on le comprend bien, rien à voir là-dedans ! Si les hommes préfèrent travailler plus longtemps, sur des postes physiquement plus exigeant, c'est leur choix et non une histoire d'"inégalités". Toutes choses égales par ailleurs, il y a tout lieu de penser qu'une femme travaillant dans les mêmes conditions que les hommes aurait la même espérance de vie.

Et ce n'est pas tout. Les différences d'espérance de vie dépendant aussi aux modes de vie. Les hommes, on le sait bien, ont plus de pratiques à risques : ils consomment plus d'alcool, plus de tabac, ont souvent une alimentation moins équilibrée. De plus, ils se rendent moins souvent chez le médecin et sont moins soucieux de leur santé. Une fois de plus, ce n'est là qu'une pure affaire de choix. Après tout, n'importe qui est bien au courant aujourd'hui que la consommation de tabac et d'alcool est dangereuse pour la santé. Si les hommes se comportaient comme les femmes et faisaient un peu plus attention à eux, leur espérance de vie serait tout à fait la même que celle des femmes. Aucune inégalité là encore : toute cette soi-disante "inégalité" entre hommes et femmes n'est que le produit des choix individuels et volontaires des hommes. Un mythe pur et simple. Il faut le dire : il n'y a pas d'inégalité entre hommes et femmes en termes d'espérances de vie.

Le raisonnement ci-dessus vous semble complètement idiot ? Je vous rassure : il l'est. Totalement. Il est évidemment parfaitement justifié de parler d'inégalités de genre face à la mort. La sur-représentation des hommes dans certaines professions où, effectivement, les conditions de travail sont attachés à une mortalité plus élevé est le produit de processus de sélections sociales - y compris d'orientations scolaires différenciés pour les garçons et les filles - et de stéréotypes genrés. Les modes de vie différents, notamment les différences en matière de consommation de tabac et d'alcool ou la fréquence des consultations chez le médecin, dépendent aussi de définitions genrées de ce qu'est la masculinité : il faut prouver que l'on est un homme par ce que l'on mange et ce que l'on boit, les incitations au souci de soi et de sa santé sont moins fortes, etc. Ces comportements ne sont pas, comme le dirait Charles Wright Mills, de simples "problèmes individuels" mais des "enjeux collectifs". Et on se rend bien compte que si l'on veut voir l'espérance de vie des hommes augmenter, il faut s'adresser à ces enjeux-là et non simplement souhaiter des choix différents de la part des hommes... Même dire "c'est leur choix" semble étrange, non ?

Et pourtant, ce raisonnement est exactement celui que tiennent les dénonciations tonitruants du "gender pay gap myth", ceux qui affirment que les inégalités de rémunérations entre les hommes et les femmes n'existent pas. Très virulents aux Etats-Unis, où ils participent de l'Alt-right (l'extrême-droite, comme on dit en France) et des mouvements conservateurs et libertariens, ils s'appuient généralement sur trois arguments (voir ici pour un exemple):

1) L'écart de rémunération entre les hommes et les femmes est somme toute réduit : aux Etats-Unis, le chiffre de 7% de moins pour les femmes est généralement avancé. En France, les chiffres du Ministère du Travail donne 10,5% de "discrimination pure", une fois contrôlé l'ensemble des autres facteurs. Selon les tenants du mythe, ce serait toujours trop peu pour être vraiment important. Je peux pourtant vous garantir que si vous réduisez mon salaire de 7% ou de 10,5%, je risque de ne pas être super-content. Et je ne pense pas être le seul.

2) Même si ces chiffres sont calculés "toutes choses égales par ailleurs", il y aurait toujours d'autres choses qui ne sont pas prises en compte et qui seraient, selon les dénonciateurs du "mythe" très très importantes. Par exemple, le fait que les femmes demanderaient moins souvent des promotions. Il est vrai que les "choses égales par ailleurs" ne peuvent être que les variables prises en compte dans le modèle, et que l'on ne peut pas tout mesurer. Et du coup, leur argument consiste à dire que si on mesurait vraiment tout, alors il n'y aurait plus de différences. Comme il restera toujours quelque chose qui n'aura pas été mesuré, cela permet de repousser indéfiniment n'importe quel argument. Pratique.

3) Enfin, l'argument massue est que la différence enregistré proviendraient purement de choix de la part des femmes : elles préféreraient aller vers des secteurs moins rémunérateurs, s'investir moins dans le travail, être plus souvent à temps partiel, notamment pour s'occuper de leurs enfants. Puisque la différence ne serait que le produit de choix, il n'y aurait pas vraiment d'inégalités et encore moins rapportable au "genre" ou à un enjeu collectif : ce ne serait que des purs problèmes individuels.

Cet argument mérite que l'on s'y arrête un peu plus longuement. Il est en effet courant, y compris en France. Récemment, c'est une formidable tribune publiée par le FigaroVox qui en fait étalage. Le chercheur Marcel Kuntz y affirme qu'il n'y a pas de discriminations ni de sexisme dans le monde académique. Pour le prouver, il convoque des arguments aussi puissamment empiriques et rationnels que son expérience personnelle et le fait qu'il n'ait jamais vu de discrimination :

A titre personnel et après trente années de carrière, je n'ai pas pu identifier d'exemple de discrimination à l'embauche contre une femme qui voudrait s'engager dans une carrière scientifique. Ni pour une promotion. La raison est que ce milieu est culturellement tourné vers la prise en compte de la «production scientifique», et non pas vers d'autres critères (sexuels, ethniques, etc.).

Donc finalement, si les femmes sont moins représentées dans le monde scientifique, c'est parce que ça ne les intéresse pas ou qu'elles ne le souhaitent pas. Ben voyons. En plus, la France connait moins de discrimination que les autres pays, hein, et il n'y a pas besoin de donner de chiffres ou de sources pour l'affirmer parce qu'un biotechnologiste végétal ne pourrait avoir tort.

Mais faisons l'hypothèse qu'il n'y a pas de discriminations, aussi irréaliste que soit cette hypothèse au vue des données (cf. l'article de l'Observatoire des inégalités donné précédemment). Est-ce qu'on peut dire pour autant qu'il n'y a pas d'enjeux collectifs liées au genre ? Bien sûr que non. L'exemple des inégalités face à la mort le montre : il n'y a pas de discriminations comparables aux discriminations à l'embauche à la matière, personne ne décide que les femmes vivront plus longtemps en moyenne que les hommes. Mais les choix, que ce soit d'activités professionnelles ou de modes de vie, sont bien évidemment tributaire du genre : ils sont la conséquence de socialisations et de pratiques différenciées en fonction du genre. L'initiation précoce au tabac et à l'alcool est différente pour les filles et les garçons. Les orientations scolaires sont également tributaire de stéréotypes, et ceux qui dénoncent les inégalités salariales comme un simple mythe ne sont pas les derniers pour blâmer le système scolaire d'être moins favorable à la réussite des garçons...

Il n'en va pas autrement pour les "choix" des femmes en matière professionnelle. Même si - une fois de plus, ce n'est qu'une hypothèse - il n'y avait pas de discriminations par les employeurs, le fait que les femmes prennent, au sein du couple, plus souvent en charge le soin aux enfants est bien en grande partie le résultat de négociations et de processus au sein des couples hétérosexuels... où interviennent les stéréotypes, les socialisations, les représentations et les relations de pouvoir. De la même façon que le "choix" de consommer de l'alcool ou de se rendre moins souvent chez le médecin ne peut être décorrélé des représentations de la masculinité. Même en l'absence de discriminations au sein des entreprises, les inégalités de rémunération entre hommes et femmes demeurent un enjeu de genre, un problème collectif.

Au final, il n'y a pas de plus de "mythe" des inégalités salariales qu'il y en a pour les inégalités face à la mort. Le fait que les premières soient plus souvent dénoncées comme "fictives" ou comme un simple artefact statistique que les autres nous en dit beaucoup, par contre, sur la position des dénonciateurs... Si ces inégalités existent, c'est bien qu'il existe un enjeu collectif lié au genre, des mécanismes sociaux qui expliquent la forme très particulière des données, et que l'on ne peut résumer à des choix qui, par on ne sait quel hasard, suivraient les lignes du genre. Dans une société où il n'y aurait pas d'enjeux de genre, il n'y aurait pas de raison pour que les hommes et les femmes fassent en moyenne des choix différents en matière de carrière ou de soin des enfants, en matière de régime alimentaire ou de soins médicaux. Il y aurait bien sûr des différences entre individus, parce qu'il y aurait alors effectivement des choix qui seraient indépendants du genre des personnes. Mais au niveau global, agrégé, il n'y aurait aucune raison pour que les moyennes soient différentes entre les groupes. Si l'égalité statistique demeure une référence, c'est précisément parce qu'elle est statistique, parce qu'elle se place à un autre niveau de celui des choix individuels.

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L’engagement contre une « dépolitisation » politique du monde scientifique

Troisième édition des "invité.e.s d'Une heure de peine", manifestation a-périodique et aléatoire qui dépend surtout des gens sympas et talentueux que mon activité (elle-même a-périodique et aléatoire) m'amène à rencontrer. Après Clément Salviani et Alex Mahoudeau, c'est au tour de Tristan Dominguez et Guillaume Michez, deux passionnés de sociologie qui ont des choses à dire, qui lancent ici leur projet Sociodysée, une démarche de vulgarisation qui ne pouvait évidemment que me plaire. Voici donc leur premier texte, sur la question de l'engagement des scientifiques, une problématique qui fait l'objet de beaucoup de débat sur Twitter et ailleurs mais pas forcément beaucoup de compétences. Espérons qu'avec ce billet, les choses soient un peu plus claires. Pour ma part, j'espère avoir encore d'autres invité.e.s talentueu.se.s à l'avenir. Comme ça, quand ils et elles seront riches et célèbres (ou juste riches), ils se souviendront de moi. Sans plus attendre, je laisse donc la parole aux stars du jour :

Avant d’entamer cette article nous voulions préciser certains détails de son écriture et vous présenter la démarche de notre projet : Sociodysee. Bien qu’encore balbutiant notre intention est de proposer une vulgarisation, une clarification de la sociologie, ses théories, ses auteurs et ses objets. Pour se faire, nous vous parlerons dune thématique sociologique qui tournera autour d’un fil rouge ; un concept, un auteur ou encore une question et si le premier de notre de notre travail est un texte nous comptons faire varier les formats. Il nous semble qu’il existe des angles morts dans les formes de communication entretenues entre le grand public et les sociologues, nous faisons donc le pari de vous parler le plus simplement et le mieux possible de sociologie.
Il vous faut savoir que nous ne sommes pas sociologues, nous sommes diplômés d’un master recherche de sociologie. Cependant nous n’avons pas de doctorat, hors c'est le coût d’entrée dans le champs scientifique. Par conséquent nous ne nous considérons évidement pas comme des sociologues, nous ne produisons pas de connaissances mais nous considérons capable de les manier et en l’occurrence de les transmettre.

Patience, rigueur et abnégation sont des qualités essentielles pour décrire le scientifique idéal. Selon certains, ces qualités à une échelle individuelle sembleraient se suffirent à elles même. Cette exigence irait même jusqu'à la nécessité de la neutralité politique en revendiquant la science comme étant apolitique car découlant d’une méthode objective. Cependant, il y a là une confusion entre méthode scientifique et apolitisme, on ne voit pas pourquoi un énoncé qui aurait des implications politiques ne pourraient pas être réfutables dans le sens poppérien du terme, et vice-versa. Ces idées sont également empreintes d’un scientisme naïf et quelque peu archaïque, ne prenant pas en compte la réalité de la recherche pourtant largement décrite par la sociologie.


Les partisans de cette vision accusent d’ailleurs souvent la sociologie des sciences de “relativisme” lorsqu’elle montre le fait que le monde scientifique est autre chose que la confrontation rationnelle d’idées désincarnées de ses agents ou de ses objets. Un bon scientifique serait un scientifique “désengagé”, dans le sens où il ne connaîtrait aucun engagement politique, moral voire même social – tout en s'abstenant de questionner, voire en promouvant de fait, un ordre social particulier. La garantie de l’autonomie de l’activité scientifique reposerait sur cet éloignement de la « société » par les chercheurs, ces-derniers respectant des normes et travaillant d’arrache-pied à acquérir un esprit critique individuel désengagé de toute considération extra-scientifique.

Il nous semble au contraire que la science ne se comprend qu’à travers les engagements qu’elle oblige. Loin du chercheur moral, nous souhaitons montrer un chercheur social. Nous pensons néanmoins que cette notion d’engagement est souvent mal comprise et qu’on peut tenter d’en redéfinir la sémantique. On l’associe en effet trop souvent au militantisme (vu par certain.e.s comme une tare dont on doit se débarrasser pour accéder à la réalité des faits) dont des réflexions documentées et connues ont déjà été portées. Nous voudrions alors le comprendre d’une autre façon (qui éclairera une partie de ce premier sens), en définissant plus la façon dont les chercheurs.es sont engagés par la structure des relations du champ scientifique. Faire de la science, c’est devoir s’engager à suivre les règles du jeu s’imposant socialement au chercheur.

Notre ambition consiste dans notre première partie à contrecarrer une vision scientiste et  internaliste de la science qui souffre des difficultés à ne pas être ambiguë concernant les prises de position des chercheurs (elle décrit par exemple des travaux et des auteurs bien différents par le terme de « gauche académique », réduisant des postures épistémologiques à des positions sur le champ politique). Pour cela nous procéderons en deux temps, dont le fil rouge est une réflexion portée autour de la notion de champ. Premièrement, nous montrerons que les conditions de possibilité de l’exercice de la raison sont permises par la construction sociale d’un espace spécifique (le champ), modelant les habitus et excluant celles et ceux qui n’ont pas les dispositions requises. Secondement, nous porterons une réflexions autour de l’autonomie de ce champ, dont les travaux sur la question ont montré que sa garantie était une question plus complexe qu’il n’y paraissait.


I/ LES ENGAGEMENTS DU CHAMP

Lorsqu’on s’intéresse à l’activité scientifique à travers la notion de champ, nous voyons combien les chercheurs sont « engagés », c’est-à-dire liés entre eux. L’activité scientifique n’est possible que dans cet engagement. Nous allons donc voir ce que cette notion nous permet de dire sur la science. Nous verrons ensuite que la science se comprend à travers les pratiques scientifiques, donc par une analyse du corps des chercheurs.

A) Engagé de force: les luttes du champ

Le champ se comprend comme une structure de relations et de luttes. Puisque nous les reprenons, contextualisons un minimum les travaux de Bourdieu sur la science : le champ scientifique est issu de l'ambition d’une théorie générale, celle des champs et vient se ranger aux côtés de travaux antérieures (champ intellectuel, artistique, religieux, haute couture etc.). L'intention est donc d’appliquer le concept de champ à l’univers de la science « pure ». Ainsi, cet espace social est comme les autres, avec les invariants communs à tous les champs : soit des rapports de forces, des luttes, des stratégies, des intérêts et des profits etc. Néanmoins, ces invariants auront une forme spécifique. C’est dans ce double regard que nous portons notre regard sur l’activité scientifique, ses luttes et ses enjeux.

1. La formation du champ scientifique

Le champ permet d’introduire  l’appréhension d’une structure de relations objectives (entres les différents agents du champ scientifique : chercheurs, laboratoires). Cette proposition est à intégrer avec une critique d’approches qui tendrait à penser les laboratoires comme des espaces clos. Or Bourdieu expose une série « d’emboitements structuraux » : « Le laboratoire est un microcosme social qui est lui-même situé dans un espace comportant d’autres laboratoires constitutifs d’une discipline (elle-même située dans un espace, lui aussi hiérarchisé, des disciplines) et qui doit une part très importante de ses propriétés à la position qu’il occupe dans cet espace. » (Bourdieu 2001 p. 68) Cette conception permet de chercher les principes explicatifs de la science au-delà de ses espaces effectifs de production. Nous verrons plus loin également que le champ lui-même n’est pas isolé du reste de la société ou des autres champs.


Cet espace de position est également relationnel, autrement dit il faut le penser comme un champ de force. Les relations entre chaque agent contribuent à créer le champ et ses rapports de force. L’enjeu principal du champ scientifique est donc le monopole de l’autorité scientifique « comme une capacité technique et comme pouvoir social […] Entendu au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-a-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science » (Bourdieu 1976, p. 89). Il est à noter que le travail de Bourdieu vient s’ajouter à une période où la sociologie des sciences d’inspiration Mertoniene, qu’il qualifiera de tradition structuro-fonctionnaliste, se verra battue en brèche et ce principalement par la critique d’une vision pacifiste de la science. « Dire que le champ est un lieu de luttes, ce n'est pas seulement rompre avec l'image irénique de la "communauté scientifique" telle que la décrit l'hagiographie scientifique -et souvent, après elle, la sociologie de la science-, c'est-à-dire avec l'idée d'une sorte de « règne des fins » qui ne connaîtrait pas d’autres lois que celle de la concurrence pure et parfaite des idées, infailliblement tranchée par la force intrinsèque de l’idée vraie. C’est aussi rappeler que le fonctionnement même du champ scientifique produit et suppose une forme spécifique d’intérêt (les pratiques scientifiques n’apparaissant comme « désintéressées que par référence à des intérêts différents, produits et exigés par d’autres champs » (Bourdieu 1976, p. 89)

Ainsi, le champ, en plus d’être un espace de relation, est aussi un champ de luttes ; un « champ d’action socialement construit où les agents dotés de ressources pour différentes s’affrontent pour conserver ou transformer les rapports de force en vigueur ». (Bourdieu 2001 p. 72). Ce sont les positions et la distribution du capital auprès des agents du champ qui joueront sur leurs stratégies. Ces luttes s’illustrent autour de l’opposition entre les dominants, capable d’imposer les représentations légitimes de la science en adéquation avec leurs intérêts, et les dominés. Les enjeux de ces luttes demeurent fondamentaux dans la construction du champ et de ses frontières.

Prenons un exemple avec Yves Gingras, où nous apprenons même que la constitution de cet espace, de ce champ, est synonyme d’exclusion des agents n’ayant pas les dispositions nécessaires à la compréhension des travaux et de leurs évolutions. Il prend alors l’exemple de la mathématisation croissante de la physique au XVIII° siècle, rendant l’accès aux amateurs et philosophes beaucoup plus difficile et la professionnalisation des physiciens possible : « Si un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant, c’est que les conditions intellectuelles et sociales d’accès a la cite physicienne se sont transformées de façon importante entre, disons, 1750 et 1850. L’une de ces transformations (…) est justement la mathématisation croissante de la physique. » (Gingras, p. 119) Cette exclusion des individus qui ne voulaient ou qui ne pouvaient pas mathématiser la nature ne s’est pas faite sans résistance, parfois agressive, mais a été une condition sociale de possibilité des progrès de la raison (dont on pourrait donc en conclure que celui-ci passe moins par la libre expression de chacun et l’ouverture du champ à tous que par la formation d’une cité savante excluante). Il montre bien que cette lutte sociale pour la légitimité de « dire le vrai » implique des perdants.

2. Comprendre la lutte au sein du champ

Une fois que le champ scientifique est formé, il n’est pas « clos » pour autant et des luttes continuent à redéfinir les frontières, les pratiques et l’autorité scientifique. Cette notion nous permet de comprendre la science comme une activité dynamique et produite par les agents et leurs dispositions (rompant avec l’idée irénique d’une marche téléologique inéluctable vers la raison et la vérité). Par exemple, Panofsky montre que si des recherches autour de notions comme celles de races ont pu être possibles, c’est par des logiques du champ qu’il resitue (Panofsky, 2017).

Afin de mieux comprendre la lutte du champ scientifique, il faut comprendre que tous les agents n’ont pas tous le même poids dans le champ et que des ressources spécifiques y résident. Ces ressources sont regroupées sous le nom de « capital scientifique » et se déclinent en deux espèces dans ce champ (on y reviendra). C’est donc la structure et le volume du capital qui le détermine (en plus de dépendre de tous les autres points et des relations entre chacun des autres points). Ainsi, le fait de détenir un capital scientifique important est synonyme de poids dans le champ. Le capital scientifique repose sur la connaissance et la reconnaissance, une caution de crédibilité qui permet de faire confiance à priori a un chercheur.

Cette déclinaison sous deux formes se fait de la manière suivante : le capital temporel, fortement lié aux institutions et à leurs postes de directions (direction de laboratoire, de départements, de commissions, comités d’évaluation) et le crédit scientifique. La première forme de capital permet d’exercer un pouvoir sur les moyens de production et de reproduction de la science (attribution de crédits, contrats, postes et donc une gestion des carrières). Son accumulation passe par la participation à des instances institutionnelles scientifique (jury de thèse, commission), il constitue un forme de capital bureaucratique. L’autre forme de capital scientifique revêt des allures moins « administratives » et concerne ici un crédit purement scientifique et son accumulation passe davantage des contributions scientifiques qui ont fait preuve de plus de reconnaissance que ses pairs.   
Bourdieu insiste bien sur la logique intrinsèque propre au champ scientifique, et cela en rompant avec différentes traditions. D’une part il s’attache à démonter l’analyse purement « politique » de la science, selon laquelle les énoncés scientifique ne sont que les reflets des positions politiques. Il montre que les prises de positions dans les luttes pour les ressources matérielles (crédits, instruments etc.) ne se réduisent pas aux prises de positions politiques. D’autre part, l’approche purement intellectuelle postulant la “pureté” des énoncés scientifique vis à vis du « social » occulte le fait que la définition de la science et ses méthodes sont un enjeu de lutte.

Avant d’aller plus loin, il est important de développer le versant dispositionnaliste de la théorie de l’action de Bourdieu. L’activité scientifique se comprend comme le produit d’un habitus scientifique, un sens pratique, cela en opposition à une vision logiciste normative qui insiste sur une formalisation a posteriori de l’activité scientifique et pas de la réalité du « métier .

B. Engagé corps et âme

En ayant insisté sur la dimension relationnelle du champ, nous avons pu voir que les conditions de possibilité de la science sont structurelles et historiques. Nous aimerions également éclairer une réalité en continuité de cette analyse, se concentrant alors sur les pratiques scientifiques et le corps des chercheurs. Bien évidemment, ces deux niveaux ne sont nullement en opposition, bien au contraire, faisant partie d’une seule et même réalité. Les dispositions acquises dans un champ concernent bien évidemment les façons de voir, de peser et d’agir des agents.

1. Illusio et ethos des scientifiques

Loin de l’idée de l’exercice de la pure raison des chercheurs, l’observation des chercheurs en action révèlent l’importance des pratiques, des façons de voir, de penser et de sentir dans l’activité scientifique. L’habitus a donc toute sa légitimité en tant qu’outil méthodologique et d’investigation (Wacquant, 2010). L’habitus est une acquisition par l’inscription dans un champ. C’est à travers une histoire et des dynamiques sociales (autant individuelles que collectives) qu’il s’apprend et que les dispositions prennent formes. La reconnaissance des capitaux et donc la possibilité de leur acquisition sont garanties par un habitus approprié à l’état du champ, produisant alors l’illusio des scientifiques et donc la possibilité des luttes du champ.

L’habitus, étant en même temps le produit de la structure du champ et la condition de la participation pour l’agent au champ, est la possibilité de participation à l’activité scientifique. Pour reprendre Gingras : « (…) ce sont ces institutions qui assurent l’homogénéité (relative) de la cite savante en inculquant, par l’action pédagogique, des habitus scientifiques, c’est-à-dire des schèmes générateurs de pratiques, de perception et d’évaluation des pratiques propres a un champ a un moment donné de son histoire » (Gingras, p. 150). Les pratiques scientifiques sont donc apprises et situées dans le champ (donc dans la lutte). Les méthodes et les postures épistémologiques ne peuvent se comprendre sans la structure des relations objectives qui les produit et les situe socialement.

Enfin, la notion d’habitus permet de mettre en perspective l’habitus des scientifiques propre au champ scientifique avec d’autres apprentissages acquis dans d’autres champs, permettant de comprendre leur parcours et l’activité scientifique comme le produit d’une trajectoire sociale. Nous donnerons pour exemple le travail de Patarin-Jossec sur les astronautes, permettant de comprendre la sérendipité comme une concordance de deux habitus distincts : une hexis scientifique et une hexis bureaucratique. Durant la formation en vue de la préparation des vols spatiaux vers la station spatiale internationale, elle observe que : « L’habitus du scientifique est ainsi remplacé par un dispositif bureaucratique – du fait de la délégation d’une pratique du champ scientifique vers le champ bureaucratique –, lequel dépendra du temps de développement d’un habitus astronautique. ». Ainsi, le champ bureaucratique est moins sensible à la découverte qu’au respect de normes pour la sécurité (les enjeux sont énormes en termes de vie humaine dans la station spatiale internationale) « Le temps de l’expérience est ainsi un moment de lutte entre les deux champs pour le monopole de la gestion de son temps, lors duquel s’objectivent les ressources des agents et où peuvent se convertir des capitaux propres à chaque champ de production spécifique. », favorisant les découvertes inattendues (Patarin-Jossec).

2. Habitus et rapport à l’objet

On a l’idée que les chercheurs doivent être désengagés de leur objet afin de produire de la connaissance. Pourtant, rien n’est plus faux et dès qu’on entend un scientifique parler de son sujet de recherche, on y voit souvent un être passionné. L’objectif ici n’est pas de décrire le champ scientifique comme un monde romantique (bien au contraire) mais de montrer une autre forme d’engagement qui se trouve dans le corps et les dispositions des scientifiques. En effet, l’intérêt porté pour un objet (et les façons de l’envisager) peuvent se comprendre à travers la trajectoire sociale et scientifique des agents. L’un des éléments les plus flagrants de cet état de fait est la division genrée des disciplines et, au sein des disciplines, des objets.

L’objectif n’est alors pas de juger mais de permettre de construire un cadre permettant de comprendre les pratiques scientifiques (et à partir de là, revoir nos jugements et ne pas considérer qu’un chercheur a un biais sitôt qu’il éprouve de la sympathie ou de la répulsion pour son objet, ce serait alors ne plus croire à la méthode scientifique qui permet d’aller au-delà de nos émotions). Il n’y a pas plus relativiste qu’un jugement de l’activité scientifique basé non pas sur les méthodes mais sur les affiliations sentimentales aux objets étudiés (ces-dernières peuvent parfois expliquer des égarements mais n’en sont pas la détermination d’un manque de rigueur).

Il est donc maintenant nécessaire d’élargir l’analyse au seul champ scientifique afin de comprendre l’engagement des chercheurs et ce qu’il implique dans leur activité.

II/ LES CHAMPS DE L'ENGAGEMENT

Nous avons vu comment le champ engageait le chercheur dans l’activité scientifique, c’est-à-dire dans des rapports de force au sein d’un espace social spécifique. Il nous semble néanmoins que cette vision reste assez partielle et internaliste et ne prend pas suffisamment en compte toutes les formes d’engagement auxquels le chercheur est sujet (comme l’engagement politique). Nous allons donc maintenant étudier les autres formes d’engagement, extérieurs à la spécificité scientifique, qui peuvent constituer aussi bien l’habitus scientifique que la structure du champ scientifique, en posant alors la question de l’autonomie de ce champ.

A) Engagé partout

Les scientifiques ne sont pas des purs êtres rationnels et ont d’autres raisons de s’engager dans l’activité scientifique que la simple recherche de la vérité. Relever ce fait n’est pas succomber au relativisme mais bien prendre en compte une réalité observée par plusieurs sociologues. Il nous est alors nécessaire de réfléchir à la place de ces engagements dans le champ scientifique et la carrière des chercheurs.

1. Entremêlement des engagements individuels

Si les luttes au sein du champ scientifique connaissent une autonomie relative, il est plus difficile lorsqu’on retrace la carrière (et donc la trajectoire sociale) d’un chercheur ce qui relève proprement de la science et ce qui appartient à ses engagements politiques. Si, lorsqu’on étudie l’état du champ, il faut faire preuve de discernement entre les prises de positions et leurs appartenances respectives, le choix de l’engagement dans la science résulte parfois, au niveau individuel, d’un engagement politique.

La carrière de Lazarsfeld telle que décrite par M. Pollak est en cela une très bonne illustration de l’entremêlement des engagements individuels. Par exemple, sur son enquête du chômage de longue durée : « Cette étude sur les effets sociaux du chômage prolongé dans la petite vile de Marienthal est l’œuvre la plus importante de cette époque, élaborée sous la direction de Lazarsfeld par un groupe de jeunes chercheurs, tous militants au parti socialiste, parmi lesquels Hans Zeisel et sa deuxième femme Maria Jahoda. (…) La rencontre des intérêts scientifiques et des préoccupations politiques y est évidente » (Pollak, p. 47).

La recherche de la vérité se fait souvent en vue de l’action et de l’intérêt politiques des chercheurs. C’est d’ailleurs tout le sens du mot de Durkheim que les habitués de ce blog connaissent bien : les sciences ne vaudraient pas « une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif ». Il nous faut alors poser la question du dêmélement de ces différents engagements.

2. La question de l’homologie entre le champ scientifique et le champ politique 

Il ne faut néanmoins pas tout confondre, comme le font certains, en mettant la charrue avant les bœufs, c’est-à-dire en voyant l’engagement politique dans le choix d’usage de méthodes ou dans la construction d’objets scientifiques (Daniel Bizeul en avait d’ailleurs souffert, certains de ces collègues voyaient dans son choix de l’étude des partisans du FN par la méthode compréhensive, une acceptation idéologique des assertions de l’extrême droite). Si un certain engagement scientifique peut trouver une explication dans les engagements politiques, on ne peut tout réduire à ce dernier et le lien entre les deux méritent une observation au cas par cas, en prenant en compte les trajectoires individuelles et les « ponts » structurels entre les deux champs.

Dès lors, il nous paraît que parler, par exemple, de « gauche académique » revient à confondre deux espaces sociaux différents, c’est-à-dire analyser le champ scientifique à partir de positions et de prises de position du champ politique. Cette vision est tout à fait relativiste, ne laissant que peu de place à la logique interne et aux engagements spécifiques que le champ scientifique impose (c’est absoudre les relations sociales spécifiques à cet espace pour les comprendre au travers du prisme de la structuration des rapports de force d’un autre espace).

La notion de champ permet de préserver les spécificités des luttes réglées entre scientifiques tout en étant sensible à l’existence de certaines homologies avec le monde politique. Ces homologies, dès lors qu’on accepte cette vision de l’activité scientifique, ne sont pas totales et, en prenant de la hauteur, peuvent se comprendre socialement. C’est donc moins en termes de biais ou d’engagements politiques que nous cherchons à comprendre cette homologie qu’à travers une analyse qui s’attarde sur les habitus concordants entre les champs (ce qu’on nomme plus communément l’homologie structurale) et les acteurs permettant la traduction de capitaux spécifiques acquis dans un champ en ressources dans d’autres champs (la question est d’ailleurs posée en profondeur par Olivier Roueff).

Il nous semble que cette lecture est moins morale et plus scientifique, dans le sens où elle pose la question de la concordance entre activités scientifiques et positionnements politiques par le biais d’une recherche théorique et d’un appel à sa réponse par des travaux empiriques.

B) Des gages d'indépendance: la question de l'autonomie scientifique

Ces questions nous amènent à une autre qui est souvent évoquée lorsqu’on parle d’engagement politique en sciences (et qui recouvre une réalité qui va au-delà du seul monde politique) : l’autonomie de l’activité scientifique. Dès lors qu’on a montré la possibilité des homologies et que dans cette lutte entre chercheurs, des pressions extérieurs peuvent survenir, on a en quelque sorte « ouvert le champ ». C’est de ce sujet que nous allons maintenant traiter.

1. Autonomie et désengagement

On a souvent dans l’idée que la façon la plus efficace de permettre aux scientifiques de ne subir aucune pression extérieure se trouve par le désengagement. La tour d’ivoire permettrait de n’être atteint par personne et donc de pouvoir garantir une lutte qu’entre chercheurs. Cette vision enchantée est un idéal, une histoire que se racontent les chercheurs et un efficace élément rhétorique pour discréditer des travaux (« cette recherche a été financée par…, donc… » ou « les chercheurs ont des engagements politiques…, donc… »). La réalité est pourtant plus complexe (et intéressante à la fois, il serait trop facile de discréditer des recherches par cette non-autonomie, à tel point qu’on imagine aucune recherche possible). En effet, l’activité scientifique survit très mal sans apports extérieurs à son monde, notamment dans sa dimension économique. La question se pose alors tout autrement.

Si on accepte l’idée de la division entre capital scientifique et capital temporel, l’autonomie est potentiellement respectée par la garantie que l’accumulation du second soit conditionnée par l’accumulation du premier, en d’autres termes : que les chercheurs les plus reconnus par leurs travaux soient ceux qui décident de l’orientation de la recherche. C’est ainsi que l’autarcie rêvée pourrait, selon certains, se produire, les moyens matériels sont mis à disposition vers les chercheurs les plus reconnus par leur crédit scientifique, n’aboutissant à aucune pression dans la production des connaissances.

2. L’autonomie comme la retraduction des enjeux

Néanmoins, cette autarcie est une utopie, le champ scientifique a besoin d’autres champs pour garantir son existence (et in fine son autonomie). Nous voudrions enfin attirer l’attention sur une façon de saisir l’homologie et l’autonomie du champ scientifique à travers un article d’Antoine Roger portant sur la recherche agronomique roumaine. Très critique vis-à-vis des approches postulant l’existence d’un “capitalisme académique”, il reste attentif autant à l’autonomie de ce champ qu’il a pris pour objet tout en analysant les rapports de pouvoir internes et externes. Il montre alors que si la production scientifique en Roumanie est favorable aux multinationales, c’est par une coïncidence structurale où les agronomes en luttes, fruit d’une histoire particulière et relativement autonome, peuvent trouver un appui favorable au soutien (et donc à l’inscription aux frontières du champ) des entreprises agrochimiques.

A. Roger nous montre ainsi que l’autonomie n'est pas le synonyme de désengagement des agronomes aux questions politiques nationales ni aux multinationales mais leur capacité à retraduire des enjeux externes au champ en questionnements propres au champ (Roger, 2017). Cette forme kaléidoscopique des relations entre les champs permet de gagner en finesse d’analyse sans abandonner la dimension structurale, éclairante à de nombreux égards. Elle évite également des conclusions hâtives de la domination d’un champ sur l’autre, sans négliger les rapports de force possibles. Il faut enfin souligner à quel point les luttes et les relations sociales sont des données indispensables pour comprendre la production scientifique et son orientation.

CONCLUSION

En explorant ce que l’engagement signifiait de la façon la plus rigoureuse possible, il nous semble à présent que cette notion est moins un problème moral qu’un enjeu scientifique permettant de comprendre le monde de la recherche. Nous espérons que l’outil conceptuel du champ, dont nous avons esquissé les possibilités sur différentes questions, permettra de porter un regard plus apaisé sur l’activité scientifique et ses enjeux. La place de la politique, de l’économique et du social sera d’autant mieux comprise lorsqu’on quittera la dichotomie rationaliste/relativiste, dont la sortie nous semble garantie par une analyse rigoureuse et scientifique des sciences (portée en partie par la sociologie).

La dépolitisation de la science, sous couvert d’un anti-relativisme, n’est que la négation des faits observés et conduit bien souvent à penser la réalité comme non-intersubjective (et revenir ainsi à des conceptions pré-sociologiques voire divines). Nous pensons qu’il n’est pas exagéré de penser que le danger pour la science ne réside pas dans l’importance trop prononcée des engagements des scientifiques mais dans la menace de son autonomie, ce qui n’est possible qu’une fois que nous avons adopté l’analyse en termes de champ. Nous soupçonnons alors que cette « dépolitisation » est en réalité un alibi pour faire avancer un certain agenda politique.

Conscients que notre portée est bien modeste, nous espérons tout de même que les débats sur le monde académique, avec cette notion de champ, ne se centre plus autour de la notion floue, morale et politique de « liberté d’expression » mais d’une recherche pragmatique de la garantie de l’autonomie scientifique. Il nous semble en effet que ce que l’histoire des sciences nous enseigne est que le progrès scientifique n’est pas le fruit de débats où on peut entendre toutes les parties qui le réclament mais la construction d’un espace où des luttes sont réglées entre agents porteurs d’un habitus scientifique. Le champ scientifique est cruel, il a par exemple exclut celles et ceux qui ne voulaient pas de mathématisation de la physique ou celles et ceux qui discutaient de l’activité scientifique sans preuve empirique. Il est peut-être temps de réfléchir, pour sa bonne marche, d’y exclure celles et ceux qui n’apporteront que des questions biaisées, dont les caractéristiques et l’agenda des recherches souhaité ne présagent qu’une réduction de la rigueur scientifique et de son autonomie.

Bibliographie :
Bourdieu P., "Le champ scientifique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 2, n°2-3, 1976, pp. 88-104.
Bourdieu P., Science de la science et réflexivité, Raison d'agir, cours et travaux, 2001
Gingras Y., " Mathématisation et exclusion : socioanalyse de la formation des cités savantes " in Wunenburger J.J. (dir.), Bachelard et l'épistémologie française,Puf, Paris, 2003, pp. 115-152.
Pollak M., " Paul F. Lazarsfeld, fondateur d'une multinationale scientifique ", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°25, 1979, pp. 45-59.
Panosky A., "Rethinking scientific authority : Behaviour genetics and race controversies", American Journal of Cultural Sociology, vol 6, 2017, pp. 322-358.
Patarin-Jossec J., " La concordance des temps ", Temporalités [en ligne], n°24, 2016.
Roueff O., " Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs" dans 30 ans après la distinction, de pierre Bourdieu, la découverte, paris, 2013, pp. 153-164.
Wacquant L., " L'habitus comme objet et méthode d'investigation", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°184, 2010, pp. 108-121.

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La colère et la stéréotype

Même quand, comme c'est mon cas, on ne s'intéresse pas le moins du monde au sport, il y a toujours quelques évènements qui finissent par vous parvenir - et je ne parle pas seulement de ces situations où de jeunes hommes se mettent soudainement à poil dans la rue en criant "On est les champions ! On est les champions !". Ainsi, il aura été difficile pour quiconque suit un peu les réseaux sociaux les plus populaires de passer à côté du coup de colère de Serena Williams lors de la finale de l'US Open contre Naomi Osaka. S'estimant victime d'une série d'arbitrages injustes, elle a finit par briser sa raquette après un service manqué ce qui a conduit à une dernière sanction fortement contestée, la perte d'un jeu. Les explosions de colère, particulièrement autour des questions d'arbitrage, ne sont pas rares dans le sport professionnel. Elles sont même banales. Si le cas de Serena Williams a ainsi capté l'attention, c'est sans doute, outre la réputation sportive de la joueuse, parce que l'injustice tant de la décision que de certaines des réactions - en particulier une caricature australienne d'un racisme rare dont il sera aussi question ici - est tout à fait patente : il suffit de mettre en parallèle le cas de Williams avec celui d'à peu près n'importe quel sportif masculin dans la même situation pour faire ressortir la différence de traitement. Sexisme et racisme dans cette situation sont assez clairs, suffisamment en tout cas pour que même des instances officielles s'en émeuvent. Dans les réactions à cette histoire, le terme de "stéréotype" revient régulièrement. Mais au fait, ça fonctionne comment, un stéréotype ?

Pour les sportifs, se mettre en colère sur le terrain n'est pas exactement transgresser une norme. Bien au contrairement, ce peut même être une façon de s'y soumettre. La colère, comme d'ailleurs toute autre émotion qui se manifeste de façon extérieure, est bien souvent utilisée et vue comme un indice de la position occupée. Le joueur qui ne manifesterait aucune émotion négative par rapport à une erreur ou à une défaite aurait bien du mal à être vu comme un joueur sérieux, pleinement engagé dans son sport. Le cas des joueuses de tennis qui s'énervent parce qu'elles ont raté un coup est d'ailleurs utilisé par Arlie R. Hochschild dans le Prix des sentiments (note critique de ma plume dans Zilsel) précisément pour illustrer ce point :

Dans la sphère publique, les démonstrations de sentiments font souvent les gros titres. Voici par exemple les réflexions d'un commentateur sportif : "le tennis n'a plus besoin de se battre pour exister commercialement. Nous sommes au-delà de ça : les équipes féminines aussi. Les femmes sont vraiment des joueuses sérieuses. Elles sont vraiment furieuses lorsque la balle va dans le filet. Je dirais même qu'elles sont encore plus furieuses que les mecs". Il venait de voir une joueuse rater sa frappe (la balle était partie dans le filet) ; son visage était devenu rouge, elle avait tapé du pied et était allée frapper le filet avec sa raquette. Il en avait déduit que cette femme "voulait vraiment gagner". Voulant gagner, elle devenait une joueuse "sérieuse", une "pro". Etant pro, on pouvait attendre d'elle qu'elle voie le match comme quelque chose dont dépendaient sa réputation professionnelle et ses revenus. Et, de la manière dont elle avait brisé par sa brève démonstration de colère le calme régnant d'ordinaire sur le terrain, le commentateur avait déduit qu'elle était vraiment en colère : elle était donc "sérieuse". Il en avait aussi déduit ce qu'elle devait vouloir, ce qu'elle espérait juste avant que la balle ne touche le filet - et la manière dont elle avait dû ressentir cette nouvelle réalité qu'était le coup raté. Il avait essayé de déterminer à quel point la joueuse était investie dans la trajectoire de sa balle, à quel point elle était mobilisé par le jeu. Et lorsqu'on veut vraiment la victoire, rater un coup est exaspérant.

A partir de ces mots et du ton du commentateur, les téléspectateurs pouvaient déduire son point de vue. Il avait évalué la colère de cette femme à partir d'attentes forgées antérieurement, concernant la manière dont les pros, en général, voient, ressentent et agissent, et celle dont, en général, les femmes agissent. Il avait sous-entendu que, lorsqu'elles ratent un coup, les professionnelles ne rient pas nerveusement, d'un air désolé - contrairement aux joueuses amateurs ; qu'elles ressentent les choses d'une manière qui est adaptée à leur rôle de joueuse pro. En réalité, en tant que nouvelles venus dans ce sport professionnel par rapport aux hommes, elles s'hyperconforment : "elles sont encore plus furieuses que les mecs." Ainsi les spectateurs pouvaient se faire une idée du paysage mental du commentateur sportif et du rôle que les femmes y tenaient. (p. 51-52, tous les italiques sont dans le texte original)

Si la réflexion du commentateur sportif date de 1977 (l'ouvrage de Hochschild a été publié pour la première fois en 1983), elle permet néanmoins d'illustrer ce que la sociologue appelle les "règles de sentiments", c'est-à-dire le fait que nos émotions, que nous pourrions penser comme spontanées, sont en fait le produit de règles et de relations aux autres. Ces règles sont d'autant plus fortes que les sentiments sont utilisés précisément comme indice de ce que nous sommes vraiment, de notre vérité intérieure : la réaction émotionnelle est généralement vue comme plus authentique que les déclarations formelles. En outre, le commentateur qui voit d'un bon œil la colère de la joueuse qui a raté sa balle n'est finalement pas très différent de celle qui, dans cette vidéo, se met spontanément du côté de Serena Williams et voit sa colère comme légitime, contre le mauvais comportement de l'arbitre, en insistant notamment sur le fait que le terme "voleur" n'est pas une insulte mais l'expression normale de la frustration d'une sportive :



Bref, on se retrouve déjà dans une situation complexe vis-à-vis des normes : du point de vue des règlements officiels, l'expression violente de la colère est interdite et doit être sanctionné ; du point de vue des attentes normatives vis-à-vis des joueurs, cette même expression est au contraire attendue comme un indice de l'implication dans le jeu et ses enjeux. Si l'on peut sans doute discuter pour savoir si Serena Williams méritait ou non la sanction sportive - discussion dans laquelle je n'entrerais faute d'avoir quelque chose d'intéressant à dire sur le sujet - on peut s'étonner néanmoins que celle-ci se double d'une sanction sociale particulièrement forte, manifesté notamment par cette caricature on ne peut plus raciste publié par un journal australien (je ne la reprend pas ici parce qu'elle est vraiment insupportable, entre la grammaire raciste de la représentation de Serena Williams et le "blanchiment" de son adversaire... Si vous avez vraiment besoin qu'on vous décille les yeux, vous pouvez toujours lire ça).

La réponse peut sembler évidente : hormis les normes du monde sportif, il y a des normes particulières qui encadrent notre façon de percevoir sa colère particulière, des normes racistes et sexistes, ou plutôt des ensembles de normes qui forment des stéréotypes. On se les représente généralement comme des sortes de cadres cognitifs qui déterminent nos réactions à tel ou tel évènement. Par exemple, un homme qui s'énerve sera en général vu comme menaçant tandis qu'une femme dans la même situation a plus de chances d'être perçue comme ridicules ou "hystérique". De la même façon, une personne racisée en colère sera souvent plus facilement perçue comme une menace qu'une personne blanche, et la liste des personnes tuées par la police aux USA est là pour en témoigner (c'est plus difficile à mesurer en France mais... bref). Ces normes et ces stéréotypes doivent évidemment être construits : ils ont une histoire - l'histoire coloniale pour le racisme - et des relais contemporains - toute la socialisation genrée pour les normes et stéréotypes sexistes. D'une façon un peu simple mais qui peut avoir sa force critique, on peut se les représenter comme des programmes placés à l'intérieur des individus qui déterminent leur façon d'agir et d'interagir avec les autres.

Pour établir l'existence de ces normes, il faut passer par la comparaison. Ce n'est pas alors le fait que Serena Williams soit traité négativement par l'arbitre ou par la presse qui montre l'existence de telles normes, mais bien la comparaison avec d'autres cas a priori semblables. Et l'on peut montrer que les hommes d'une part, les femmes blanches d'autre part, ne voient pas leurs coups de colère sportifs interprété de la même manière. La démonstration est cependant toujours difficile : on pourra toujours arguer du cas de ce joueur ou de cette joueuse dont le coup de sang a été également condamné ou qui a aussi été traité injustement par le juge. C'est pour cela qu'il faut aussi passer par la statistique et la probabilité. Ces normes, si on peut le dire ainsi, ne s'appliquent pas systématiquement ou mécaniquement mais elles se manifestent par le fait qu'une femme ou qu'une personne racisé a plus de chances d'être traité de la sorte qu'une personne qui ne présenterait pas ces stigmates - ce terme désignant ici des caractéristiques auxquelles sont prêtées un sens négatif dans un contexte historique donné. Ces probabilités plus élevés signifient, pour les individus, qu'un traitement négatif existe toujours au moins potentiellement comme menace, ce qui va avoir des effets sur le comportement ou les possibilités des individus, et au final sur leurs expériences.

Un premier problème surgit ici : si l'on peut isoler l'effet de la caractéristique "femme" et de la caractéristique "noire", le traitement de Serena Williams est-il la somme de ces deux jeux de normes ? Ce n'est pas évident. Il n'est pas dit que les stéréotypes négatifs s'ajoutent par une espèce d'addition arithmétique. C'est finalement ce qu'essaye de capter la notion fort controversée - mais surtout inutilement controversée - d'intersectionnalité. En résumant un peu, celle-ci pose comme principe que la situation des femmes noires ne peut pas se comprendre simplement comme l'addition des normes s'appliquant aux Noirs et de celles s'appliquant aux femmes. Il existe au contraire une position particulière liée à l'intersection de ces deux situations qui n'est réductible ni à l'une ni à l'autre, de telle sorte que étudier seulement le sexisme ou seulement le racisme se fait au prix de la perte des situations réelles. Ainsi, dans le cas de Serena Williams, la perception négative de la colère se fait par un stéréotype spécifique aux femmes noires. Les femmes noires ont ainsi une expérience du monde qui mérite une attention en soi.

Ces approches ont leurs vertus, mais elles laissent de côté cette question : que fait-on des cas où, justement, les normes négatives ne s'appliquent pas ? Comme je l'ai dit plus haut, on établit la pertinence de ces explications au travers d'un raisonnement statistique. Or, celui-ci laisse comme négligeable les cas où, justement, des femmes, des racisés et des femmes racisées ne font pas l'objet d'un traitement négatif comparable. Certes plus rares, il peut sembler coûteux de les négliger entièrement. En effet, on peut facilement donner ainsi l'impression de normes écrasantes, ne laissant aucune place au jeu des acteurs. N'est-il pas possible, pour un arbitre, de ne pas traiter de façon injuste Serena Williams ? N'est-il pas possible, pour la presse, de ne pas tomber dans les affres du racisme ? Après tout, on a des exemples de cette variabilité sous les yeux : la WTA a réagit en dénonçant le traitement de Serena Williams, et tous les médias n'ont pas publié de caricatures racistes et sexistes. Comment expliquer que, parfois, les normes s'appliquent et, parfois, non ?

Une solution est offerte par l'héritage de l'ethnométhodologie. Cette approche sociologique est souvent résumée par la remarque de son fondateur, Harold Garfinkel, selon laquelle les acteurs ne sont pas des "idiots culturels". Autrement dit, ils n'agissent pas dans l'ignorance de ce qu'ils font, comme des sortes d'algorithmes mettant en œuvre les principes qu'on aurait placé en eux. Au contraire, ils fabriquent directement les situations, leur confère une intelligibilité et un sens qui leur est propre. Dans le cas qui nous préoccupe, cela signifie que l'arbitre ne met pas en œuvre, plus ou moins inconsciemment, une grille de lecture raciste ou sexiste mais participe directement à la construction de celle-ci ou, plus précisément, qu'il contribue à la production du stéréotype, sans pour autant que celui-ci ne soit réductible à sa seule action. Son objectif est sans doute d'abord de produire un arbitrage et de faire se poursuivre le match. Lorsqu'il décide de sanctionner Serena Williams, il cherche à donner un sens à la situation - elle a fait une erreur - et c'est le refus de ce sens de la part de la joueuse qui va, progressivement, créer l'explosion finale. Celle-ci se construit à plusieurs, faisant intervenir également le public, les autres représentants officiels, les commentateurs, etc., et non du seul fait de l'application mécanique de certaines normes. Le stéréotype ne pré-existe pas à la situation comme un objet déjà là, et qui continuerait à exister ensuite sous la même forme. Il est continuellement produit au travers des interactions et des évènements de ce type sans que l'on puisse en repérer un modèle ou une essence propre. Idem pour le caricaturiste : son objectif est sans doute d'abord de produire un dessin publiable et vendable. Là encore, le sens va se construire dans l'interaction avec son éditeur et les publics. Son recours à certaines formes graphiques suit sans doute plus un objectif de lisibilité que la mise en œuvre d'un inconscient raciste. Et pour comprendre comment celles-ci deviennent stéréotypes, il faut tenir compte de l'ensemble des acteurs.

Cette approche pourrait donner l'impression de réduire la responsabilité de certains acteurs : l'arbitre qui ne fait que participer à l'incident et le caricaturiste qui n'a pas d'intention raciste. En fait, on peut tout aussi bien la voir comme une augmentation de cette responsabilité : l'un comme l'autre font des choix. S'ils n'ont pas eu l'intention d'être raciste ou sexiste, ils ont aussi fait le choix de l'être alors que d'autres arrangements auraient été possibles - ou du moins, qu'ils auraient pu, eux, essayer de pousser dans une autre direction. Il y a plus d'une façon de faire une caricature efficace, et rendre un arbitrage est, par nature, affaire de choix. Le scandale que provoque chacun de ces choix soulignent également que le sens de ces phénomènes n'aient pas donné et que ceux et celles qui souhaitent lutter contre ont quelques marges d'action.

Reste ce problème : qu'en est-il des normes dans cette histoire ? Si tout n'est qu'affaire d'interactions et d'ordres locaux, sans cesse négociés et produits dans le cours des choses, comment penser la permanence du racisme et du sexisme ? Une solution réside dans l'approche de l'anthropologue Fredrik Barth. En étudiant les groupes ethniques, celui-ci propose de penser l'ethnicité comme une ressource qui peut être mobilisé dans certains contextes seulement, plus précisément dans des interactions conflictuelles. Pour lui, les groupes ethniques ne constituent pas des réalités stables, ni biologiquement ni même culturellement, mais plutôt des identités auto-attribuées par des acteurs lorsqu'ils en ont besoin et de façon volontiers stratégiques - si une identité n'est pas efficace dans un moment donné, on en choisira une autre. Elles permettent aussi l'exclusion de certains lorsque le besoin se fait sentir.

On peut penser les normes et stéréotypes, racistes et sexistes compris, sur le même modèle : non comme des structures situées au-dessus des acteurs et les écrasant, mais comme des ressources dont ils disposent pour régler des problèmes pratiques à un moment donné. Le caricaturiste s'appuie sur le racisme et le sexisme qui existent déjà et en dehors de lui pour produire son dessin. Il peut se prévaloir d'une intention plus ou moins pure, mais il n'en utilise pas moins des ressources et des armes qui ont une histoire et qui sont bel et bien partagé avec d'autres acteurs racistes. L'arbitre, lui, cherche sans doute d'abord à produire et à imposer un jugement, mais lorsque Serena Williams lui fait part de son sentiment d'injustice, il décide de poursuivre dans une voie sexiste parce qu'il sait que celle-ci va avoir une certaine efficacité pour s'imposer dans la dite interaction.

Tout cela peut sembler comme des points de théorie un brin pointu. Ils ont pourtant une importance pratique. Si les stéréotypes et les normes agissent comme des formes de programmes intériorisés par les individus, le mieux que l'ont puisse faire est d'essayer d'agir sur l'apprentissage de ces programmes. C'est évidemment tout à fait important, mais pas forcément suffisant. S'il s'agit plutôt de ressources que l'on mobilise dans des interactions conflictuelles, alors il faut tenir compte de façon plus prégnante des rapports de pouvoirs et de l'inégalité des ressources, celles-là et les autres. On évite aussi de présenter les structures sur lesquelles reposent les classes et les catégories comme des éléments surplombants mais comme enracinées dans des interactions concrètes et quotidiennes. Le coup de colère de Serena Williams et les réactions qui s'en suivent n'apparaissent plus comme les symptômes du racisme et du sexisme mais comme les moments où ceux-ci se produisent... et où ils peuvent se défaire.

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