Audition devant l'Assemblée Nationale

Mardi dernier, j'ai été auditionné devant la Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France de l'Assemblée Nationale. J'y ai présenté une partie de mon travail de thèse sur les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. Vous pourrez trouver la vidéo de cette audition ici (les vidéos des autres auditionnés sont ). Je publie également ci-dessous le texte que j'avais préparé pour l'occasion, et qui livre un aperçu de quelques éléments de mon travail de thèse. Attention : il ne s'agit pas d'un verbatim, dans la mesure où j'ai complété, reformulé, remanier à l'oral. Je serais peut-être amené à revenir sur un certain nombre de point (comme l'intitulé de la commission d'enquête) ultérieurement.

Mesdames et messieurs les députés, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner cette occasion de présenter devant vous mon travail de recherche. Je vais commencer par présenter ma démarche, mon enquête et ce que je crois être l'originalité de mon travail. Je présenterais ensuite deux des résultats auxquels je suis parvenu, lesquels, je l'espère, pourront servir à vos réflexion et à votre travail.

Ma thèse porte sur l'articulation entre les marchés du travail et la mobilité professionnelle internationale. C'est un point important : mon objectif est la compréhension des marchés du travail au travers de la mobilité internationale, et l'une des premières questions qui s'est posée à moi a été de savoir de quels marchés il s'agissait. La question dont je suis parti, qui était encore sous une forme un peu trop générale, était la suivante : "existe-t-il un (ou plusieurs) marché du travail international ?". Ma démarche a consisté à m'intéresser aux Français expatriés, mais parce que je voulais analyser des marchés du travail, il m'a fallut adopter un point de vue doublement différent de celui qui est le plus souvent retenu, que ce soit dans le débat public ou dans la recherche. Je vais présenter rapidement ces deux différences.

Premièrement, lorsqu'il est question des expatriés, l'attention se concentre souvent sur ce que l'on peut appeler les "élites de la mondialisation" : les dirigeants d'entreprise et le top management des firmes multinationales ainsi que les très riches, au travers de l'attention portée aux exilés fiscaux. Or, ils ne sont pas les seuls, loin s'en faut à partir à l'étranger : pour ma part, j'intègre à mon terrain d'enquête des parcours plus modestes, même s'ils sont loin d'être défavorisés. Je me suis ainsi intéressé aux cadres et aux diplômés qui, s'ils occupent des positions importantes dans les entreprises, ne sont pas nécessairement destinés à en devenir les dirigeants ou les membres des conseils d'administrations : traders, responsables marketing, responsables pays, chefs de projets, et, également, un bon nombre de personnes passées par le Volontariat International à l'Etranger. Certains font partie, ou feront partie, de ces "élites internationales", mais même pour comprendre celles-ci, il me semble nécessaire de les saisir en contexte, c'est-à-dire en tenant compte de l'ensemble des situations possibles.

Ainsi, en complément d'un travail statistique sur les grandes enquêtes biographiques de l'Insee, que je ne présenterais pas ici (car il porte exclusivement sur des populations qui sont déjà revenues en France), j'ai effectué 60 entretiens biographiques avec des expatriés ou d'anciens expatriés, en me concentrant, pour les 40 derniers entretiens, sur deux secteurs particuliers : la finance et l'industrie (l'objectif étant de pouvoir faire des comparaisons entre les deux). J'ai completé cela par 20 entretiens avec des responsables de mobilité internationale dans des grandes entreprises installées en France, afin de disposer du côté "organisation" de la mobilité. Cet échantillon ne prétend pas, bien évidemment, avoir une représentativité scientifique : il ne s'agit pas pour moi de dire des choses comme "les expatriés ont en moyenne telle ou telle caractéristique, sont majoritairement des hommes ou des femmes, ont majoritairement tel diplôme, etc.". Ma démarche est différente : il s'agit d'utiliser ces parcours particuliers pour reconstruire les principes de fonctionnement des marchés du travail. De la même façon qu'un archéologue peut, à partir de quelques fragments de de squelette, reconstituer l'ensemble d'un animal, j'essaye, à partir de parcours particuliers, de reconstituer des marchés en essayant de comprendre ce qui a été nécessaire pour que chacun des parcours analysés soit possible.

J'en viens à la deuxième spécificité de ma démarche : comme je viens de l'évoquer, j'ai procédé à des entretiens biographiques : cela signifie que j'ai demandé à mes enquêtés de me raconter leurs carrières professionnelles, ainsi que tous les éléments qui avaient pu l'influencer. C'est une rupture importante avec la façon dont on se centre souvent sur le seul moment du départ vers l'étranger : la vie des Français de l'étranger ne s'arrête pas au moment où ils passent la frontière. Certains restent à l'étranger, d'autres reviennent, d'autres encore s'installent dans des vies mobiles. C'est quelque chose qu'il faut à la fois prendre en compte et expliquer.

Ce choix de travailler sur des parcours dans leur ensemble plutôt que sur des mouvements ponctuels de population conduit, à mon sens, à changer de façon importante le regard que l'on porte sur ces problématiques : se limiter à la question de "pourquoi partent-ils ?" ne rend pas justice à la complexité des carrières des Français à l'étranger. Pour comprendre celles-ci, il faut arriver à reconstituer l'espace où elles se déploient : sur quels marchés, dans quels lieux, à quelle échelle ? C'est ce que que je m'efforce de faire. C'est à ce changement de regard que je voudrais ici vous intéresser, en présentant deux résultats : 1) Le fait d'aller travailler à l'étranger ne signifie pas nécessairement que l'on sort du marché du travail français ; 2) Les parcours des expatriés ne sont pas le simple produit de forces d'attraction et de répulsion entre les pays.

Des carrières françaises à l'étranger

Le changement de regard que j'évoquais m'a d'abord affecté moi-même. Je pensais, lorsque j'ai commencé à travailler sur ce thème, mettre à jours des marchés du travail internationaux. L'enquête, et c'est l'un des bonheurs de la recherche, a balayé cette première formulation : au fur et à mesure que j'essayais de reconstituer des marchés, je trouvais en fait le marché du travail français. C'est ce premier résultat que je voudrais ici vous présenter, et on peut le résumer ainsi : il ne suffit pas d'être à l'étranger pour être sorti du marché du travail français.

Sans rentrer dans les détails, je voudrais vous rendre cette proposition parlante au travers d'un exemple, un des parcours que j'étudie, celui de Catherine, qui a l'avantage, d'être assez représentatif de ce que l'on pourrait appeler une mobilité internationale ordinaire.

Catherine est diplômée d'une grande école de communication. Elle commence sa carrière dans une petite entreprise vietnamienne installée en France, laquelle fait faillite assez rapidement. A ce moment-là, Catherine se demande "qu'est-ce je veux faire, qu'est-ce qui m'intéresse ? C'est l'international". Elle veut partir pour l'Asie, région pour laquelle elle éprouve une certaine fascination culturelle. Ne parvenant pas à trouver une entreprise en France disposée à l'envoyer là-bas, elle décide de partir par elle-même pour le Vietnam. Elle y passe quelques mois à chercher un emploi, avant d'y trouver un poste dans une entreprise dirigée par un Français qu'elle avait rencontré précédemment. Au bout de quelques années, elle sent qu'il est temps de changer : elle a l'impression de ne plus rien d'apprendre de nouveau, ni sur son travail, ni sur le pays. Elle envisage d'aller en Birmanie, mais abandonne parce qu'elle trouve que ce pays est trop proche du Vietnam, un petit pays en développement dit-elle, sans nouveaux défis professionnels. Elle revient donc en France forte de ce qu'elle appelle une "compétence de traduction : elle peut faire dialoguer entreprises françaises et partenaires asiatiques, c'est-à-dire expliquer à des ingénieurs français qu'elles sont les attentes, pas toujours explicites, de leurs partenaires et clients asiatiques. Cela lui permettra facilement de se faire embaucher par un grande groupe français, qui, après quelques années, l'enverra pour une nouvelle expatriation en Chine, où elle rencontrera son futur mari, un Français de Lyon. Lorsque l'entité où elle travaille se retire du marché chinois, elle revient en France, et trouve sans difficulté un poste à vocation internationale dans une grande entreprise pharmaceutique, à Lyon. Au moment où je la rencontre, elle réfléchit à une troisième expatriation, mais sait que celle-ci sera plus difficile : plus avancée dans sa carrière, elle n'est pas sûre que son entreprise y trouve son compte, et elle doit tenir compte de ses enfants, qu'il sera plus difficile de faire bouger lorsqu'ils arriveront à l'adolescence.

Que peut-on retenir de ce parcours ? Au moins deux choses :

1) La motivation de Catherine à partir à l'étranger est guidée par le marché du travail français : elle veut acquérir une "expérience internationale" parce qu'elle pense que c'est ce qui est attendu sur le marché du travail français. Cela guide très concrètement ses choix : si elle ne va pas en Birmanie, c'est parce qu'elle pense que ce pays ne lui apportera pas un avantage supplémentaire lors de son retour en France. Ainsi, même à l'étranger, ses choix sont guidés par les attentes du marché du travail français.

2) Les ressources ou le capital humain qu'elle a acquis lors de cette expérience -- cette "compétence de traduction" qui, selon ses propres mots, est son "c\oe ur de métier" -- sont d'abord valorisables en France : le retour lui est presque indispensable pour en profiter pleinement. Si elle s'était installé définitivement à l'étranger, elle aurait perdu tous les avantages de sa mobilité internationale. Elle reste donc attachée à la France, non pas par une simple question d'identité, mais bien par la dynamique proprement économique de son parcours.

Autrement dit, la carrière de Catherine, bien que se déployant à l'étranger, est un carrière française. Son départ n'est ni le produit de ce que les économistes appellent des push factors (comme le chômage) ni de pull factors (les salaires plus élevés à l'étranger), mais plutôt d'une certaine recomposition des marchés du travail en France qui accordent de plus en plus d'importance à l'expérience internationale, où cette dernière constitue un avantage concurrentiel. Cette analyse est également valable pour comprendre le départ de bon nombre de jeunes, qu'ils partent en VIE ou non : ils le font parce que c'est ce que le marché du travail français attend d'eux. Le marché du travail français déborde ainsi très largement les frontières nationales, et c'est quelque chose qu'il me semble important de garder en tête lorsque l'on s'intéresse aux Français à l'étranger.

Des attachements et des détachements complexes

Si certains Français sont poussés par le marché du travail français à aller à l'étranger, il est inévitable que parmi eux, certains restent. Ne serait-ce que parce que, et ce n'est pas le moindre des mécanismes, certains vont rencontrer l'âme sœur à l'étranger, et qu'il faut bien, alors, choisir le pays où l'on vit... Mais d'autres mécanismes sont à l’œuvre et l'un des enjeux de mon travail est d'étudier la diversité des mécanismes qui attachent les individus à un pays et ceux qui, parfois, l'en détache. C'est là que réside le deuxième résultat que je voudrais vous présenter : il ne faut pas interpréter, comme on le fait trop souvent, le choix de rester vivre à l'étranger comme une façon de "voter avec ses pieds" contre la France et son système. Penser que les expatriés restent à l'étranger parce qu'ils préfèrent, par exemple, le système anglo-saxon est une erreur d'interprétation : cela peut être vrai occasionnellement -- quoique cette préférence se révèle plutôt après le départ qu'avant -- mais ce n'est en rien nécessaire.

Considérons un autre parcours, celui de Gaston : trader, diplômé de l'ENS et d'HEC, on pourrait le penser extrêmement mobile, libre de choisir où il veut travailler dans le monde, et donc d'aller dans le pays qui lui semblera le plus attractif. Et un survol rapide de sa carrière -- de Paris à Londres puis de Londres à New-York -- pourrait donner cette impression. Pourtant, lorsque je lui demande s'il envisage de partir à nouveau ailleurs, il répond sans hésiter par la négative, et ce n'est pas parce qu'il a une préférence nette pour le système américain. A chacune de ses migrations, dit-il, il a dû redémarrer une nouvelle carrière : retrouver des contacts sur place, se refaire une réputation sur un marché du travail finalement très local, et qui fonctionne en réseau. En arrivant à New-York, personne ne le connaissait malgré ses succès à Londres : il a dû faire à nouveau ses preuves, cela a été difficile et il n'envisage tout simplement pas de recommencer. Les marchés du travail de la finance ne sont pas si transnationaux que cela, et en fait, beaucoup de traders se déplacent au sein des grandes banques plutôt qu'entre elles lorsqu'il s'agit de passer une frontière -- c'est d'ailleurs le cas de Gaston, qui est parti à Londres au sein d'une grande banque française et ne l'a quitté qu'une fois sur place, sans que cela n'ait été planifié. Il faut ajouter que, dans le cas de Gaston, sa situation conjugale l'oblige à faire des choix : son épouse est américaine, il préfère donc rester à New-York.

Dans son parcours, comme dans bien d'autres, l'attractivité d'un pays est bien difficile à identifier comme une simple somme d'atouts nationaux. Gaston est ici attaché aux Etats-Unis de la même façon qu'il est désormais difficile pour Catherine de quitter la France : c'est là que ses atouts professionnels sont les plus forts, et c'est là que sa vie familiale et sociale l'attache. La différence de localisation entre les deux -- l'une en France, l'autre à l'étranger -- provient en fait des propriétés des marchés du travail sur lesquels ils s'insèrent : l'industrie et la finance.

Conclusion

Je finirais cette présentation en soulignant ce point : vous avez voulu, par cette commission, réfléchir à l'attractivité de la France et des autres pays. Pour les personnes que j'étudie, je crois qu'il faut dire que l'un des facteurs essentiels de l'attractivité des pays autres que la France est que, justement, ils ne sont pas la France. Je ne veux pas dire par là que la France aurait à leurs yeux des défauts tels qu'ils la rejetteraient, pas plus que les pays étrangers n'auraient des qualités si séduisantes qu'ils seraient irrésistiblement attirés par eux : au contraire, ils se montrent plus souvent critiques à l'égard de l'une comme des autres. Non : la mobilité elle-même, le fait de pouvoir montrer que l'on est capable de s'adapter à un autre contexte que celui dans lequel on a grandit, la possibilité d'accumuler une connaissance et une maîtrise de la mondialisation, voilà des raisons suffisantes d'être attiré par l'étranger en tant qu'étranger. Et cela parce que ces qualités, ce goût de l'étranger, ces compétences sont valorisées et attendues en France. Ce n'est ni le niveau d'imposition, ni la place de l'Etat et de son administration, ni même la peur du chômage, toutes ces choses sur lesquelles on a tendance à rabattre la question des expatriés, qui font les carrières à l'étranger : c'est, en quelque sorte, l'ouverture de la France vers l'étranger. J'espère que cela sera utile à vos réflexions.

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Panique(s) morale(s) et baccalauréat

Ce fut une année difficile - elles le sont toutes. Le programme est long et complexe. Il y a beaucoup de choses à voir, et des choses très nuancées. Il faut avancer à la fois rapidement pour pouvoir tout voir et suffisamment doucement pour ne laisser personne sur le carreaux, et aussi pouvoir aborder les différents aspects de chaque question. C'est un jeu d'équilibre très difficile, et on tombe souvent. Les élèves sont continuellement intrigués. Par leurs questions, ils remettent en cause, questionnent, s'interrogent, ouvrent des portes. Alors on discute beaucoup, loin de délivrer un cours à des éponges passives qui n'auront qu'à l'ingurgiter et à le dégurgiter. On arrive le matin avec une route droite en tête et, à la fin de la séance, on ne peut constater tous les détours que l'on a dû faire. Bref, on enseigne. Et puis vient le jour du bac, et on s'inquiète, on espère qu'ils auront tout ce qu'il faut pour répondre aux questions, que l'on n'a rien oublié, que ce ne sera pas trop compliqué, que l'on n'aura pas mal interprété un morceau du programme. On respire quand on découvre les sujets et qu'on se dit "ça, ils sauront faire... ça aussi... ça, c'est un peu plus délicat, mais on l'a vu...". Et puis il y a ces gens. Ces gens qui arrivent, regardent pendant trente secondes deux questions des sujets et balancent la sentence : "ENDOCTRINEMENT". En un instant, au nom d'une énième panique morale, ils invisibilisent tous nos efforts, tout notre travail et, plus grave, tout ce que les élèves ont fait et appris.

En cause, cette année, principalement les deux questions de connaissance de la première partie de l'épreuve composée. Trois points chacune, destinée à être traité en à peu près une heure, elles sont rédigées de la façon suivante :

1. Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?

2. A quels risques économiques peuvent s'exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ?

J'ai d'abord vu les débuts de la panique morale sur Twitter, où un partisan de Nicolas Dupont-Aignan (qui a fait toute sa carrière sur le protectionnisme comme solution miracle à tous les problèmes de la France et du monde...) a commencé par diffuser une photographie de ces deux questions accompagnée de la mention "Bac d'économie ou endoctrinement institutionnalisé ?". La même photo a été ensuite reprise par quelques comptes plutôt de gauche (bien que je pense que ceux-là n'ait lu de Marx que le film de Tim Burton...) sur le même thème, par exemple en disant que c'est Pierre Gattaz qui a écrit les sujets... (Je ne mettrais pas de lien vers les comptes en question : je ne tiens pas à faire de la publicité à ces gens-là).

C'est rigolo parce que le même Pierre Gattaz s'était l'année dernière plaint du sujet de raisonnement de l'épreuve composée : lors de son discours d'investiture, il avait ouvert les hostilités contre les SES sans aucune hésitation :

Aujourd’hui, l’entreprise est toujours incomprise dans notre pays. (…) Ma plus jeune fille vient de passer son Bac (et l’aura je l’espère). Son sujet de Sciences Economiques et Sociales était "Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale…" (Rires) Il y a du travail. Comme si, dans notre pays, la cohésion devait nécessairement passer par le conflit contre l’entrepreneur ! Comment au XXIe siècle peut-on encore avoir une vision de ce type, aussi caricaturale, aussi dogmatique, aussi éloignée de la réalité de nos chefs d’entreprises, du terrain, de la croissance, du stress de garder nos emplois en France, de les développer ?

L'Apses lui avait alors très justement répondu. J'espère qu'elle a gardé le brouillon de ce communiqué car avec quelques adaptations, elle pourra le récycler pour le texte dont se fend Francis Daspe, président de la Commission nationale éducation du Parti de Gauche, à propos des épreuves de cette année :

Dans la partie « Mobilisation des connaissances », les deux questions posées contreviennent de manière scandaleuse aux principes républicains les plus élémentaires en raison de leur orientation idéologique.
Il est d’abord demandé aux élèves d’expliquer « comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ».
Ils doivent ensuite décrire « à quels risques économiques peuvent s’exposer les pays qui mènent une politique protectionniste ».
Ces intitulés constituent une propagande éhontée, en dépit des précautions d’usage bien ténues sur l’utilisation du verbe pouvoir dans les intitulés.
Ils visent bien cependant à inculquer aux futurs bacheliers la soi-disant réalité du TINA thatchérien (there is no alternative dont la traduction est aisée à comprendre : il n’y a pas d’alternative).
En dehors des politiques libérales et libre- échangistes fondées sur l’austérité, la concurrence et le dumping, point de salut. Il n’y aurait donc qu’une seule politique économique possible.

Dans les deux cas, on suppose qu'un sujet du bac peut exercer sur les candidats un effet de lavage de cerveau. On se demande bien comment une telle idée peut naître dans l'esprit de qui que ce soit ! Les candidats vont plancher sur ces sujets pendant au maximum quatre heures de leurs vies (moins, en fait : il s'agit dans tous les cas d'une partie de l'épreuve et non de son entièreté). Comment peut-on sérieusement penser que c'est à ce moment-là que vont se construire les connaissances et les représentations de l'économie des candidats ? Dans nos cours, nous devons déjà lutter contre leurs représentations acquises dans les médias et dans leurs familles (quel collègue n'a pas désespéré de voir ses élèves s'obstiner à parler de la "planche à billet" malgré le temps consacré à présenter les mécanismes de la création monétaire ?). Et l'on voudrait faire croire que deux questions à un examen sont un acte de propagande ?

Mais la correspondance entre ces deux "critiques" ne s'arrête pas là. L'une comme l'autre font disparaître le travail des enseignants : tout ce temps que nous consacrons à former les élèves disparaît et il suffit à ces experts autoproclamés (et notamment tous ceux qui traînent sur Twitter et dont la compétence va de la psychiatrie à l'économie en passant par l'histoire des femmes...) de regarder les sujets pour savoir ce que les élèves ont appris. Ce mépris pour le travail des enseignants et pour les apprentissages des élèves est affligeant. Deux années - car le bac se prépare sur deux ans - d'efforts et de travail, et on vient vous expliquer que vous êtes juste devenu un bon petit soldat du libéralisme/du marxisme-léninisme ? On peinera pourtant à trouver l'unité idéologique à la sortie...

S'ajoute en fait l'ignorance totale de ce qu'est l'évaluation ou de ce qu'est un examen - un problème que l'on retrouve également dans des critiques plus "académiques" des sujets, comme celle d'Henri Sterdyniak. Cette dernière est significative : on voudrait que les candidats au bac fasse une réponse digne d'une leçon d'agrégation. Ce n'est pas le but de l'exercice. Lorsque l'on pose des questions de connaissance, on veut savoir si les élèves disposent... de certaines connaissances. Si on leur demande "Comment la flexibilité du marché du travail peut-elle réduire le chômage ?", c'est que l'on veut savoir s'ils connaissent la représentation théorique qui donne ce résultat. Ils en ont vu aussi la critique, mais on attends d'eux qu'ils connaissent les différents arguments qui se sont échangés dessus. Pourquoi ne pas demander les deux alors, me direz-vous ? Et bien, parce que c'est une épreuve de bac : leur temps est limité, et leur niveau est celui du bac. Etre capable de sélectionner dans un cours certains arguments (et non de réciter entièrement le cours de façon aveugle) et les présenter clairement est un enjeu important à ce niveau-là. Si on leur demande "Vous montrerez de quelle manière les conflits sociaux peuvent être facteurs de cohésion sociale", c'est que l'on veut vérifier leur capacité à construire un enchaînement logique, à argumenter : ils ont également vu qu'il y a d'autres facteurs de cohésion sociale, mais on leur demande de traiter un point précis. Il est évidemment facile de faire une critique d'un sujet d'examen lorsque l'on ne prend pas en compte qu'il s'agit... d'un examen.

C'est que les différents acteurs de ces paniques morales - puisqu'il faut bien donner un nom à ce à quoi on assiste - ne font qu'instrumentaliser un sujet d'examen à leurs propres fins. Ils souhaitent en profiter pour attirer l'attention des médias, toujours friands du marronnier du bac, et essayer de créer un peu de cohésion sociale autour de leurs problématiques - tiens, quelque chose que l'on analyse précisément dans nos cours... On aimerait voir des analyses de la "propagande néolibérale" qui prennent un peu plus attention à la subtilité des phénomènes de performativité plutôt que de tomber en hurlant à la mort sur des enseignants et leurs élèves. La différence avec certains mouvements, comme ceux qui voient dans un autre sujet du bac de cette année ("vous démontrerez que la famille peut être un frein à la mobilité sociale") une attaque "anti-famille" (on n'est plus à ça près dans la bêtise...), est finalement assez subtile...

François Dubet évoquait hier dans une interview comment la parole des enseignants est devenue toujours négative, du moins à partir du moment où elle est collective. C'est en partie une conséquence de ce genre de paniques morales. Comment voulez-vous avoir une parole positive sur vos élèves, dire qu'ils apprennent des choses, qu'ils progressent, que vous faites un vrai travail en classe lorsqu'il suffit à n'importe qui de regarder deux minutes un sujet de bac pour se permettre de rendre un jugement définitif sur votre travail ? Le simple fait d'essayer de dire "non mais en fait, les élèves ça va, ils sont bien, ils apprennent des choses" soulève au mieux du scepticisme, au pire, et plus souvent, de la moquerie devant cet "angélisme". C'est que beaucoup ont intérêt à taper sur l'école pour faire avancer leurs idées, même quand celles-ci n'ont rien à voir avec l'école. Pour vous, c'est peut-être un combat politique où tous les coups sont permis. Pour moi, c'est mon métier. Pour les élèves, c'est leur travail.

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