Sur l'efficacité de la grève : liens faibles, information, traduction

Au cas où vous ne le sauriez pas, les sciences économiques et sociales ne sont pas les seules à s'inquiéter des réformes qui viennent. Et la période est selon l'expression journalistiquement consacrée « chaude sur le plan social ». J'avais déjà parlé de la place des grèves en France, et de la façon dont la centration médiatique sur ce problème contribue à l'invisibilisation des autres problèmes du travail, aux premiers temps de mon blog. Mes réflexions me semblent toujours valables. Une autre question me préoccupe maintenant : les grévistes parviendront-ils à obtenir gain de cause ? La sociologie peut nous donner quelques indications sur les conditions nécessaires à remplir pour cela.




Commençons par fixer les choses de façon claire : qu'est-ce une grève réussie ? La réponse dépend du point de vue d'où on se place. Si on estime que la grève se fait pour de mauvaises raisons, ou plus encore que la grève c'est toujours mal, on estimera qu'une grève peu suivie ou sans effets est préférable à tout autre. Du point de vue des grévistes, par contre, la réussite du mouvement sera sanctionné par la satisfaction de leurs revendications : l'arrêt des suppressions de postes, le retard de la réforme du lycée pour concertation préalable, l'intégration des sciences économiques et sociales dans le tronc commun dès la seconde, le retrait pur et simple de la réforme, etc. C'est dans ce deuxième point de vue que l'on va se placer. Il s'agit en effet de comprendre les conditions qui font d'une grève modifie effectivement les relations de pouvoir et l'offre politique à un moment donné. Si l'on souhaite éviter ou limiter les grèves, la compréhension de ces conditions est tout aussi importante que si l'on souhaite au contraire les encourager et les rendre efficaces.


Ceci étant posé, la sociologie économique de Mark Granovetter, et plus largement celle des réseaux sociaux, va nous fournir quelques indications. Pourquoi de la sociologie économique ? me direz-vous. Ne serait-il pas plus logique de recourir à de la sociologie des conflits ou des mouvements sociaux ? Si vous pensez cela, c'est que vous n'avez pas lu ma note de lecture sur l'ouvrage Sociologie économique de Granovetter, publié sur le site non-fiction et sur ce blog. C'est très mal. Vous auriez intérêt à aller mettre à jour vos connaissances le plus vite possible. La « new economic sociology » fournit en effet un cadre théorique qui dépasse celui de l'étude des seuls phénomènes marchands – surtout lorsque les économistes eux-mêmes peuvent être convoqués, comme on le verra dans la suite de la note. C'est en effet aux différents liens existant entre grévistes et entre les grévistes et les autres acteurs que nous allons nous intéresser. On soulignera ainsi l'importance de l'information, de sa diffusion et de sa manipulation dans la lutte politique.


1. Comment obtenir un nombre important de gréviste ?


Le nombre est la première condition de réussite d'une grève. Il faut donc se demander dans quelles circonstances une part importante d'un groupe peut rejoindre un mouvement protestataire. Les réponses qui viennent immédiatement à l'esprit sont les plus simples : plus le message et les revendications de la grève sont soutenues, plus celui fait sens pour un grand nombre de personne, plus il y aura de gréviste. Sans être toute à fait fausse – une grève sans objet a peu de chance de recruter -, cet argument est insuffisant. Il peut en effet y avoir des individus qui bien que d'accord avec les principes exposés par la grève ne la rejoignent pas. La part de ces individus a même d'autant plus de chance d'être importante que le groupe est grand.


Cet point mérite d'être expliqué. Ce sont les travaux de l'économiste Mancur Olson qui permettent d'avancer cette idée [1]. S'intéressant à l'action collective en général – toute poursuite d'un objectif qui exige la mobilisation de plusieurs individus – et non seulement aux grèves et autres manifestations, Olson, en bon économiste, y applique les principes de sa discipline : les individus sont rationnels et poursuivent leurs intérêts. Il fait alors valoir que chaque individu a intérêt à ce que l'action réussisse, mais il n'a pas intérêt à y participer. Sa participation constitue en effet pour lui un coût : en temps, en salaire, en énergie, etc. Si le gain de l'action collective est non individualisable, c'est-à-dire qu'il ne peut être réservé à ceux qui ont effectivement participé (ou approprié à la hauteur de l'effort de chacun), alors l'attitude rationnelle est celle du passager clandestin : attendre que les autres se mobilisent, supportent l'ensemble des coûts, et bénéficier des gains sans avoir soi-même fourni le moindre effort. Autrement dit, au sens économique, l'action collective est un bien public (ou bien collectif), avec tous les problèmes que cela implique.


Problème : si cette logique est dominante, pourquoi y a-t-il des actions collectives ? En effet, si tous les individus sont rationnels, dans le sens que la science économique donne ici à ce mot, il ne devrait y avoir que des passagers clandestins. C'est le paradoxe d'Olson : il peut y avoir accord sur les objectifs et les moyens dans un groupe donné, et pourtant il n'y aura pas mobilisation. Les intérêts communs ne suffisent pas à expliquer la mobilisation. Tous les enseignants de France peuvent être contre la réforme qui s'annonce, cela ne signifie pas pour autant qu'ils vont automatiquement passer à l'action et protester contre. Individuellement, il n'y ont pas intérêt.


Ce point est très important pour la réussite d'une grève : en effet, le mot d'ordre ne peut suffire à obtenir mobilisation et donc à garantir le succès de la grève. Il est cependant évident que ce modèle théorique est loin de suffire : des grèves, des mobilisations, et des manifestations, il y en a régulièrement. Qu'est-ce qui peut les expliquer ? Olson s'intéresse alors aux différentes incitations, qui peuvent rendre rationnel la mobilisation pour chaque individu. Plusieurs schémas sont envisageables : l'existence d'un « mécène » qui se mobilisera de toute façon pour tous les autres (s'il perd plus que les autres à la non mobilisation), des sanctions frappant les non-participants (l'isolation des « jaunes » dans les ateliers en fournit un bon exemple), la sélectivité des gains, réservés alors à ceux qui se mobilisent (par exemple des augmentations de salaire ne concernant que les syndiqués).


Reste le problème de la taille du groupe. Plus le groupe est grand, plus l'efficacité marginale d'un participant est faible. Les premiers participants sont les plus importants : au-delà d'un certain nombre, l'action collective a lieu de toute façon. La participation d'un individu est moins importante. Une fois de plus, si chacun fait ce calcul, l'action n'a pas lieu. D'où les difficultés à obtenir de hauts pourcentages de participation dans des groupes de grandes tailles. Et ce d'autant plus qu'un petit groupe est en situation de surveillance commune plus proche : celui qui manque à la norme du groupe a d'autant plus de chances d'être repéré et sanctionné. Le capital social d'un groupe, c'est-à-dire son degré d'intégration, la densité des liens qui existent entre ses membres [2], est également une condition à sa mobilisation. James Coleman a ainsi montré que la fermeture des réseaux de relation était une condition du bon fonctionnement interne du groupe : un groupe où l'interconnaissance est forte implique un rôle important de la réputation et, partant, est facteur de confiance. Les relations opportunistes dans ce groupe – trahison, manquement à sa parole, etc. - seront immédiatement repérés et sanctionnés [3].


Ces premières réflexions nous permettent de comprendre que la réussite d'une grève dépend en partie de l'organisation interne des groupes qui se mobilisent : leur taille, leur capital social, l'existence d'entrepreneurs en protestation qui peuvent imposer certaines formes d'incitations. Qu'en est-il des enseignants dernièrement en grève ? Si le groupe est d'une taille importante, il est réparti en unité de petite taille, au niveau des établissements, où le capital social est fort, puisque la surveillance mutuelle entre collègue est en général efficace (même si des stratégies de passagers clandestins demeurent possibles). Les syndicats jouent le rôle d'entrepreneurs en protestation, en partie en capitalisant sur les difficultés de l'administration centrale – il est souvent difficile d'obtenir des informations claires si on ne passe par les syndicats.


2. Le rôle des liens faibles : information de masse et influence personnelle


Tout cela ne suffit pas encore pour obtenir une manifestation importante. Imaginons un groupe constitué de petits clans fermés sur eux-mêmes, chacun ayant un haut niveau de capital social, mais n'ayant pas de liens entre eux. Il est alors douteux qu'un mouvement collectif d'ampleur apparaisse dans une telle situation. Pourquoi ? Parce ce que pour que chaque groupe se mobilise, il faudrait que celui-ci reçoivent l'information déclenchant la mobilisation et s'organise par lui-même. Coupé des autres, il y aurait plus de chance d'avoir des protestations ponctuelles et locales qu'une construction collective large. Cette situation caractérise très largement les émeutes de novembre 2005 [4], et explique à la fois la brutalité du mouvement – du fait d'un contrôle très fort entre les pairs – et sa faible durée – du fait d'une structuration insuffisante entre les différents groupes.


Pour qu'une action collective large se mette en place, il est nécessaire qu'il existe entre des groupes divers des liens faibles. Mark Granovetter [5] présente la force d'un lien comme le produit de la proximité affective, de la fréquence des interactions et de l'investissement des personnes dans ces liens. Il fait valoir que les liens faibles ont un avantage sur les liens forts : ceux-ci peuvent servir de ponts. Qu'est-ce qu'un pont ? Il s'agit d'un lien reliant deux réseaux de relations relativement denses. Ce lien a peu de chances d'être un lien fort : en effet, si A a des liens forts avec B et avec C, alors il y a de fortes chances pour qu'il y ait au moins un lien faible entre B et C (c'est ce que l'on appelle la triade interdite : faites un schéma si vous avez du mal à comprendre). Au contraire, les liens faibles vont donner accès à l'individu à des ressources nouvelles que ses liens forts ne peuvent lui fournir. Ainsi, à la fin de son article, Granovetter précise que la distinction la plus pertinente serait sans doute entre « liens qui sont des ponts » (qui sont toujours des liens faibles) et « liens qui ne sont pas des ponts » (qui peuvent être forts ou faibles).


Quelle aide cela peut-il être pour comprendre la mobilisation dans une situation de grève ? Si une catégorie sociale donnée – par exemple, les enseignants – a un intérêt commun à se mobiliser, l'existence de liens faibles entre les différentes cliques va être primordial. Une catégorie sociale, en effet, correspond à une collection d'individu partageant une condition commune mais non nécessairement liés entre eux. Si cet ensemble est structuré autour de petits groupes fermés sur eux-mêmes, alors, on l'a vu, une mobilisation est difficile. Si au contraire, ces groupes sont reliés entre eux par des liens faibles, l'information se diffusera plus vite et plus efficacement. Différentes études ont montré que les mass medias avaient une influence limitée sur le comportement des individus [6], l'information ayant peu de chances d'être prise au sérieux si elle n'est pas relayé par des contacts proches. L'existence de liens faibles est donc déterminante pour la circulation de l'information, aussi bien concernant les causes de la grève que son suivit : faiblesses de l'adversaire, importance de la mobilisation, surveillance commune des comportements, sont plus aisés.


Les enseignants se caractérisent justement par une importance notable des liens faibles. Pour certains, ceux-ci s'expliquent à des raisons historiques : implantation des syndicats, qui, comme toute association, sont un puissant pourvoyeur de liens faibles, trajectoire particulière de telle ou telle discipline, etc. Mais il ne faut pas négliger les facteurs liés à la structure sociale, en partie aux choix de l'administration centrale. Le recrutement sur concours pousse les aspirants enseignants à multiplier les contacts lors de leur formation – le capital social d'un étudiant étant l'une des conditions de sa réussite (parce qu'il permet l'échange d'informations, de fiches, etc.). Une fois, le concours réussi, les stagiaires puis les titulaires sont dispersés dans divers établissements où ils ne restent en général pas très longtemps : il est rare d'avoir son premier voeux du premier coup, et on cherche souvent à s'en rapprocher plus ou moins progressivement à grand coup de demandes de mutations. Une bonne part des nouveaux venus dans la profession passe par le statut de TZR – titulaire sur zone de remplacement (et pas que les nouveaux d'ailleurs...), qui les fait se balader d'un établissement à l'autre. Sans compter la formation continue, les stages et les listes de diffusion : autant d'occasion de multiplier les liens faibles !


Dans cette perspective, d'ailleurs, la réforme des concours de l'enseignement et les menaces possibles de recrutement par les chefs d'établissement soit d'un nombre croissant de contractuel, soit carrément de l'ensemble du personnel enseignant, peut se lire comme une tentative de réduire les capacités mobilisatrices des membres de l'éducation nationale. En effet, ces différents projets entraîneraient un plus grand isolement des individus, limiteraient leurs capacités à tisser des liens faibles, etc.


3. La « culture de la grève » en question


De ce fait, comme l'indique Mark Granovetter, il faut se défier des explications simplistes qui relie trop vite les capacités de mobilisation d'un groupe donné à sa culture supposée. Souvent, le recours à la grève par les enseignants est vue comme le signe de l'existence d'une « culture de la grève » ou d'une « culture protestataire ». Ce concept pose bien des problèmes. Tout d'abord, il est étrangement circulaire : pourquoi les enseignants font-ils grèves ? Parce que c'est dans leur culture pardi ! Et comment sait-on que c'est dans leur culture ? Parce qu'ils font grèves pardi ! On n'est pas beaucoup avancé... Voilà d'ailleurs pourquoi j'ai une méfiance naturelle envers toutes les explications en termes de « cultures » : trop souvent, ceux qui la mobilisent utilisent des raisonnements de l'anthropologie culturaliste américaine des années 30, selon laquelle l'individu est tout entier expliqué par sa culture. Tout les autres facteurs sont facilement oubliés – et c'est d'autant plus dommage que ce genre de raisonnement a été très vite abandonné par les culturalistes eux-mêmes [7, p.29-48]. Les émeutes de novembre 2005, évoquées précédemment, doivent sans doute moins à la culture « immigrée », dont l'unité est plus que douteuse [7, p. 103-111], qu'à la structure et à la position particulière du groupe considérée.


Concernant la « culture protestataire » qui, au-delà des enseignants, caractériserait, au choix, toute la fonction publique ou toute la France, on peut également avoir de sérieux doutes quant à son existence. Que certains traits culturels participent aux comportements des français est une hypothèse acceptable, mais elle reste de faible portée si on n'explique pas pourquoi ces traits se maintiennent. On ne peut considérer la culture comme un élément extérieur qui tiendrait debout par lui-même. Elle doit nécessairement s'incarner dans des institutions et des individus qui la font vivre en la rendant opératoire. Une norme culturelle a peu de chances de se maintenir s'il n'y a personne pour sanctionner son non-respect ni personne pour la transmettre, et donc si personne ne tire quelque avantage de son existence.


Surtout, l'invocation d'une telle culture est un moyen pratique pour renvoyer les comportements ainsi désignés dans le domaine de l'irrationnel, voire du réflexe animal, tombant ainsi dans un cas particulier de rhétorique un brin creuse. En adoptant une telle position, il n'est d'un seul coup plus utile de chercher à comprendre les causes réelles de la mobilisation, et les motivations de ceux qui y prennent part. Ces dernières ne sont pas forcément toutes les mêmes, mais elles ne peuvent être mises hors du cadre de l'analyse. Surtout, on ne peut aussi facilement oublier que l'on s'adresse à des individus rationnels, qui réagissent à l'information que l'on veut bien leur donner en fonction des moyens dont ils disposent. Évoquer une « culture de la grève » est trop souvent une façon de refuser de rentrer en dialogue avec les grévistes, de saisir leurs arguments et leurs aspirations et d'essayer d'y répondre – ce qui n'est finalement que l'exigence démocratique minimale en la matière.


4. Les liens faibles entre les groupes : trous structuraux et traduction


On a jusqu'à présent évoqué l'efficacité d'une grève sur une base essentiellement quantitative : la part d'un groupe qui rejoint le mouvement. Les choses sont cependant un peu plus compliquées dans le cas qui nous préoccupe. En effet, les grèves peuvent s'adresser à différents acteurs : les façons d'obtenir satisfaction ne peuvent être les mêmes selon que l'on s'adresse simplement au dirigeant d'une usine ou à un acteur politique. La position particulière du ministre de l'éducation nationale dans la structure sociale du conflits doit également être prise en compte.


Pour parvenir à gouverner, un personnage comme un ministre ne peut se contenter de s'adresser à un seul groupe : il gouverne pour l'ensemble des français, ou, plus précisément, pour l'ensemble des membres de la « communauté éducative ». Autrement dit, il se trouve non seulement face aux enseignants, mais aussi face aux élèves, aux parents d'élèves, à différents lobbies, etc. Afin de se maintenir en place et de parvenir à faire avancer ses idées – autrement dit ses réformes, quelque soit leur motivation – il doit arriver à un certain niveau de collusion : il doit être capable de faire rentrer en contact ces différents acteurs qui ne dialoguent pas toujours entre eux ou le font de façon conflictuelle. On peut alors imaginer le ministre comme un membre d'un réseau en contact avec différents groupes.


La sociologie des réseaux nous fournit alors un modèle assez intéressant pour comprendre le pouvoir d'un individu dans une telle situation : la théorie des trous structuraux structural holes ») de Ronald Burt [8]. Celui-ci montre que le pouvoir d'un individu est lié à l'existence de trous dans le réseau où il s'insère. Qu'est-ce qu'un trou structurel ? C'est une situation où un individu constitue le seul pont, le seul lien possible, entre deux groupes, deux cliques dans le réseau. Imaginons ainsi que A soit en contact avec B et C, mais que B et C ne soit pas en contact : on considère alors que A bénéficie d'un trou structural, puisqu'il peut manipuler les informations qui peuvent circuler entre B et C. Autrement dit, Burt argumente que la triade interdite de Granovetter est possible – à condition, bien sûr, que les liens entre les individus soient constitués de façon instrumentale. Travaillant sur des cadres haut placés dans des grandes entreprises, Burt montre que non seulement ceux-ci constituent très consciemment des réseaux remplis de trous, conscients que la manipulation de l'information participe pleinement à leur pouvoir sur l'organisation, mais en outre que les rémunérations et résultats de ces cadres sont directement liés aux nombres de trous de ce type.


Quelles conséquences pour notre discussion ? On peut considérer que le ministre a d'autant plus de chances de tenir le coup face à une grève qu'il dispose de trous structuraux à manipuler entre les différents sous-groupes de la communauté éducative. En effet, il peut alors essayer de limiter la protestation à un seul groupe, les enseignants par exemple, protégeant ainsi son rôle de collusion auprès des autres. Parallèlement, la capacité des protestataires à obtenir satisfaction va être liée à leur capacité à maintenir le ministre dans une dépendance relationnelle, c'est-à-dire à s'imposer à lui comme les ponts incontournables vers l'ensemble des acteurs impliqués dans l'action.


Qu'en est-il de la situation actuelle ? La première chose à étudier renvoie aux liens qu'entretient le ministre avec les différents membres de la communauté éducative. Il faut alors reconnaître que Xavier Darcos entretient des liens privilégiés avec certains groupes particulier intéressés dans les évolutions du système éducatif. Sa décision de supprimer les Iufm en témoigne : il donne ainsi satisfaction à un certain nombre de groupes de pression, critiques de la pédagogie et des sciences de l'éducation, qui voyaient en ces derniers des bastions d'un modernisme de mauvais aloi. La réforme des programmes de l'école primaire va dans le même sens. Ce lien, relativement fort, est malheureusement assez mal venu pour le ministre, car il ne lui permet pas de jouer la collusion avec d'autres groupes, pourtant tout autant impliqués dans les réformes à venir et qui voient cette préférence d'un mauvais oeil. Il ne semble pas que le ministre disposent de suffisamment de trous structuraux pour parvenir à ses fins sans essuyer un mouvement dur. Sa technique de communication en témoigne : distillant les informations par petits bouts, il ne dispose pas de relais capables de les diffuser et de les manipuler de façon claire, laissant ainsi chacun dans le flou le plus total. Au final, cela entraîne une reconstitution des réseaux, les syndicats disposés à négocier entretenant des liens faibles avec ceux plus radicaux susceptibles d'être réactivés en situation d'incertitude.


Au contraire, l'ensemble de la communauté éducative entretient de nombreux liens faibles, empêchant ainsi le ministre de disposer d'un pouvoir suffisant. La persistance de ces liens dans le temps explique sans doute que le poste de ministre de l'éducation soit à ce point difficile à tenir. Les liens entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d'élèves, entre enseignants et universitaires, sont au contraire bien présent, même s'ils ne sont pas toujours « forts ». Ce sont eux qui font la force des mouvements d'enseignants.


Plus encore, la sociologie de l'action collective développée par Bruno Latour et Michel Callon [9] s'adapte particulièrement bien au cas qui nous occupe. Ils mettent en effet l'accent sur l'idée de « traduction ». Pour obtenir la mobilisation de différents groupes, les membres centraux d'une organisation donnée doivent pouvoir traduire dans les langages propres à chaque acteur impliqué les tenants et aboutissants de l'action collective. Ils deviennent ainsi, pour chacun des acteurs, un point de passage obligé ce qui leur permet d'organiser l'action collective. C'est de cette capacité à former un « acteur-réseau » que dépend, au final, la réussite d'un mouvement [10]. On peut alors faire l'hypothèse suivante : la protestation actuellement à l'oeuvre parviendra à s'imposer lorsque des groupes autres que ceux originellement impliqués – pour le dire simplement, les enseignants – rejoindront le mouvement, c'est-à-dire lorsque ces derniers groupes seront parvenus à donner de leurs positions différentes versions suscitant l'adhésion de tous. On comprend, dans cette perspective, que les grèves soient avant tout des guerres de l'information, le ministre essayant de noyer la mobilisation sous un flot d'annonces parcellaires nuisant à la lisibilité de la réforme, tandis que les syndicats cherchent à mettre en avant les points les plus problématiques et à recadrer sans cesse les médias. Il vaudrait mieux, d'ailleurs, parler de guerre de la traduction. On comprend également que le récent chahut des lycéens du CVL face au ministre augure pour ce dernier une période difficile : si ceux-ci rejoignent pleinement la mobilisation qui se construit, les capacités de collusion du ministre seront trop faibles pour qu'il puisse faire face à la fronde.


5. En guise de conclusion : peut-on réformer la France ?


Nul doute que si la réforme est retirée ou simplement dénaturée, il se trouvera un ou plusieurs déclinologues pour nous expliquer une énième fois que la France est inréformable, que les syndicats sont des vestiges d'un passé plus ou moins staliniste qui ne font rien d'autres que retarder les « nécessaires » réformes, et que tout va à vaux de l'eau ma bonne dame... Je ne suis jamais très à l'aise avec les prévisions, mais je suis raisonnablement convaincu de la vraisemblance de celle-ci.


Dès lors, on peut se poser la question sérieusement : la France est-elle réformable ? A la lecture de mes précédentes réflexions, on pourrait en douter. Un changement « culturel » ne pouvant suffire, les structures sociales étant finalement moins malléables, certains ministères sembleraient être en position de faiblesse de façon structurelle. Ce serait pourtant avoir une vue bien courte. Car ces différents éléments nous donnent également quelques indications quant à la méthode qui pourrait aider à faire accepter une réforme, si on accepte d'en tirer quelques principes normatifs. Il faudrait pour commencer que les membres du gouvernements prennent un peu plus à coeur leur rôle de collusion, trop souvent oublié, alors qu'il est pleinement constitutif de l'activité politique. Il faudrait aussi qu'ils fassent l'effort de traduire leurs réformes afin d'obtenir l'assentiment des différents groupes concernés par les réformes qui lui semblent souhaitables. Ils pourraient alors retrouver une position centrale leur permettant de bénéficier de quelques trous structuraux.


Évidemment, tout cela demande du temps, et s'adapte peu avec la volonté d'aller vite, de bouger, de faire du mouvement, qui est souvent privilégiée en la matière. Celle-ci compte malheureusement trop sur les capacités de manipulation de l'information des membres du gouvernements, supposant que les informations données par les grands médias sont suffisantes. C'est oublier, de façon assez dramatique, le rôle que jouent les liens et les réseaux dans lesquels s'inscrivent les individus et la façon dont ceux-ci diffusent ou non, mais aussi transforment les informations reçues, leur conférant ou non un sens, une portée, une signification. C'est oublier aussi que toute action politique est avant tout une action collective, consistant à mettre en mouvement un grand nombre d'individu, à obtenir leur adhésion et leur soutien, ce qui implique un travail particulier en leur direction. L'extrême personnalisation des réformes, chaque ministre souhaitant laisser une réforme à son nom, est une erreur politique grave, qui a sans doute coûte plus de réformes et de ministres que l'on ne le pense. Revenir à une activité politique moins prométhéenne et plus soucieuse de chacun ne serait sans doute pas une mauvaise chose.


Bibliographie :

[1] Mancur Olson, Logique de l'action collective, 1978

[2] Sophie Ponthieux, Le capital social, 2007

[3] James S. Coleman, Foundations of social theory, 1990

[4] Hughes Lagrange, Marco Oberti, Emeutes urbaines et protestation. Une exception française, 2006

[5] Mark Granovetter, « La force des liens faibles », Sociologie économique, 2008

[6] Elihu Jatz, Paul Lazarsfeld, Influence personnelle, 2008 (1955)

[7] Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales,

[8] Ronald Burt, Structural holes, 1992

[9] Michel Callon, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L'année sociologique, 1986

[10] Claudette Lafaye, Sociologie des organisations, 2007, p. 108-111


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Le Codice : One more time (petite incursion au pays des économistes)

Ce blog est, on le sait, normalement consacré à la sociologie. Pourtant, une fois n'est pas coutume je voudrais faire une petite incursion dans le domaine de la science économique, à propos du site kezeco.fr et de la compétence économique du Codice...


Le Codice, souvenez-vous, j'en avais déjà parlé avec un enthousiasme tout relatif - pour ne pas dire que je trouve sa nouvelle composition proche de l'insulte intellectuelle, vu la faible représentation des gens digne de confiance.

Récemment, le Codice a lancé le site kezeco.fr, censé, selon la mission du Codice, réconcilier les français avec l'économie. Son pitch est d'ailleurs à ce titre savoureux : "L'économie ne se cache plus". La présentation très "Adibou-rubik's cube" n'est pas franchement pour me séduire, puisque j'aime l'économie justement pour son aspect "lugubre", tellement plus propice aux raisonnements contre-intuitifs et à la recherche scientifique, mais ce n'est peut-être pas le plus important.

Par contre, il est plus grave d'y trouver des passages douteux ou franchement faux. Un seul exemple : la définition du PIB. Notons bien qu'il s'agit d'un problème de définition et non de théories - même si toute définition découle, évidemment, de considération théorique - ou de positionnements plus ou moins politiques. Il y est donc bien question de compétence à parler d'économie. Voilà ce que l'on peut lire sur la valeur ajoutée (site consultée le 23/11/08) :

La somme des valeurs ajoutées des entreprises d’un secteur d’activité permet d’évaluer son dynamisme. Et en additionnant les valeurs ajoutées de l’ensemble des entreprises d’un pays, à laquelle on rajoute le solde de sa balance extérieure, on obtient… (Bingo !)… le célèbre PIB. Last but not least, l’évolution de ce Produit intérieur brut d’une année sur l’autre permet de calculer la croissance économique , autrement dit l’augmentation des produits et services produits par l’économie d’un pays.


Notons donc comment kezeco.fr propose de calculer le PIB d'un pays : somme des VA des entreprises + solde de la balance extérieure = PIB. De ce fait, on accréditera la thèse qu'un solde positif de la balance extérieure est bon - il fait augmenter le PIB - et qu'un solde négatif est mauvais - il fait baisser le PIB. Mes collègues économistes doivent se taper la tête contre les murs devant cette étrange validation de l'hystérie du déficit commercial. De plus, la balance extérieure, on ne sait pas ce que c'est : la balance des paiements ? Ecrite dans un cadre comptable, elle est toujours équilibrée. Il ne peut donc y avoir de solde positif ou négatif dans son cas. La balance commerciale ? Mais celle-ci ne rassemble que les biens, or il semble nécessaire de prendre en compte au moins les services. La balance courante (compte des transactions courantes dans le balance des paiements ) alors ? Mais pourquoi ne pas utiliser le terme exact ? Une imprécision pour simplifier ? N'importe quel enseignant sait que ce genre de simplification est de nature à rendre l'apprentissage plus difficile.

La défintion est déjà imprécise et douteuse. Mais elle est surtout fausse. Pour s'en rendre compte, il suffit de la comparer à celle que donne l'Institut natioinal de la statistique et des études économiques - l'Insee, quoi - dont on peut légitimement penser qu'en terme de PIB, ils s'y connaissent puisque c'est eux qui le calcule... Voilà ce que nous dit le site de l'insee :

Agrégat représentant le résultat final de l'activité de production des unités productrices résidentes.
Il peut se définir de trois manières :
- le PIB est égal à la somme des valeurs ajoutées brutes des différents secteurs institutionnels ou des différentes branches d'activité, augmentée des impôts moins les subventions sur les produits (lesquels ne sont pas affectés aux secteurs et aux branches d'activité) ;
- le PIB est égal à la somme des emplois finals intérieurs de biens et de services (consommation finale effective, formation brute de capital fixe, variations de stocks), plus les exportations, moins les importations ;
- le PIB est égal à la somme des emplois des comptes d'exploitation des secteurs institutionnels : rémunération des salariés, impôts sur la production et les importations moins les subventions, excédent brut d'exploitation et revenu mixte.

Le PIB rassemble ainsi la valeur ajoutée des unités productrices, et non des seules entreprises. Une administration publique est une unité productrice : sa valeur ajoutée est donc prise en compte puisque l'Insee calcule la valeur ajoutée de ce secteur institutionnel (voir ici pour une définition complète). Les associations font de même (voir ici). Tout cela n'est pas pris en compte dans la défintion de kezeco.fr. De même, la question du solde extérieur n'apparaît pas ici ! L'Insee précise aussi les deux autres façons de calculer le PIB - par les revenus et par les dépenses - qui permettent de comprendre que cet agrégat ne mesure pas la seule production des entreprises, les administrations publiques versant, par exemple, des revenus. Autrement dit, la définition proposé par le Codice par le biais de son site à vocation pédagogique ne permet pas à celui qui le consulte de comprendre comment se calcule effectivement le PIB ni ce qu'il signifie. Je tremble à la seule idée que l'un de mes élèves tombe dessus un jour...

Que dire de tout cela ? Simplement que, sans surprise, les biais de construction du Codice se retrouvent dans le traitement des informations effectué par ce groupe. La sur-représentation des entrepreneurs, signe d'une confusion entre l'entreprise, l'économie et le chef d'entreprise, entraîne une vision de l'économie tournée uniquement vers l'entreprise, prise comme seule créatrice de valeur. Rien d'étonnant à cela : le comportement économique ne peut se penser en dehors des positions sociales des individus. La connaissance économique est un construit social, découlant de ce que les individus voient étant donné leur position dans les rapports sociaux (revoir mon analyse de l'idéologie entourant le déficit commercial). Si les scientifiques peuvent proposer une vision plus juste de ces phénomènes, c'est à la seule condition de la production scientifique soit organisée de telle sorte que la recherche de la vérité y soit le comportement le plus favorisé - ce qu'avait très bien décrit Pierre Bourdieu dans Homo Academicus (1984).

Se pose alors l'inévitable question : à quoi sert le Codice ? Visiblement, sur quelque chose de très simple, il échoue à sa mission de donner une information claire au public. Le site renferme d'autres inexactitudes, mais le temps me manque pour toutes les détailler. Peut-être la question doit-elle être : à qui sert le Codice ? L'exemple que j'ai retenu montre en effet qu'il promeut une vision très particulière de l'économie, où les entreprises et les entrepreneurs sont pris comme les acteurs économiques par excellence, l'exclusion de tous les autres. Une fois de plus, il y a lieu de s'en inquiéter.

(Merci aux collègues qui ont attiré mon oeil sur ce point)

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A propos des SES : les chefs d'entreprise ne sont pas nos ennemis !

A propos de la grève dans l'enseignement qui a eu lieu aujourd'hui, le journal France Soir publie un article sur les sciences économiques et sociales où est interrogé un jeune et brillant enseignant... L'entretien téléphonique avec la journaliste a été plutôt bien restitué, et l'essentiel des points importants sont bien présents.


Cependant, sans doute du fait de la place limité laissé à ce thème, un passage, sans être inexact, peut donner une vue incomplète de la situation. En effet, on peut y lire : "Les professeurs évoquent presque un « complot » des patrons auprès du ministère". Il est important de préciser que les professeurs de sciences économiques et sociales n'ont rien contre les chefs d'entreprise en tant que tels ! Nous n'avons aucune raison de nous opposer aux entrepreneurs. C'est seulement certains chefs d'entreprises qui ont critiqué de façon complètement infondé notre enseignement qui nous pose problème. Il s'agit donc moins d'un complot des patrons que d'un complot de certains patrons.

Du reste, le terme "patron" ou même celui de "chef d'entreprise" recouvrent des réalités extrêmement diverses. Votre boulanger peut-il véritablement être comparé à Michel Pebereau ? On peut se le demander. Les associations qui se réclament des entrepreneurs ne peuvent prétendre traduire l'avis de tous les entrepreneurs. Il est dommage que, trop souvent, on pense que les entrepreneurs sont avant tout des chefs de grandes entreprises et que l'on oublie trop facilement les artisans, les dirigeants de petites entreprises, etc.

A part ça, la grève des enseignants semble avoir été plutôt bien suivie. Une note sur ce qui permet aux grèves de réussir suivra dans quelques jours. Il faut souligner la très forte mobilisation des professeurs de SES : 80% d'entre ont accepté de perdre une journée de salaire pour montrer leur désaccord avec l'avenir promis à notre discipline dans la nouvelle maquette du lycée et leur lassitude face aux attaques récurrentes et incompétentes que le ministre accueille sans sourciller. Nous ne demandons qu'une chose très simple : de pouvoir donner à tous les élèves des outils intellectuels nécessaire à la compréhension du monde qui les entoure, que ce soit la crise financière, les stratégies des entreprises, la mobilisation collective ou la hausse du niveau de vie. En ayant d'autre objectif que d'approcher au mieux la vérité. En d'autres termes, faire notre métier. Ni plus, ni moins.

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Entre les murs (2) : Quelle crise de l'école ?

Deuxième note consacré au film Entre les murs de Laurent Cantet : vous n'avez pas encore lu la première ? Allez-y vite ! J'y parlais de la violence symbolique brillamment mise en scène dans ce film, et de la façon dont s'y substitué lentement une violence physique au fur et à mesure que l'école rencontrait des difficultés. Voici maintenant la suite de mes réflexions : Entre les murs nous délivre aussi un message sur la crise de l'école. Une bonne occasion de préciser de quoi il s'agit.




Benoît Ladouceur, sociobloguant récemment, s'interrogeait sur cette expression de « crise de l'école », reprise dans le titre d'un récent numéro de revue, la jugeant trop « englobante ». Il a bien raison : parmi les réflexes professionnels du sociologue, le scepticisme face au mot « crise » devrait être en tête de peloton. Et ses doutes devraient même être proportionnels à la récurrence du terme dans les médias et les discours politiques. Inutile de dire que face à la « crise de l'école », il est de ce fait nécessaire d'avancer prudemment. Cela ne veut pas dire qu'il faut partir du principe que les acteurs se trompent – il paraîtrait même qu'il leur arrive d'avoir raison... – mais un terme vague et polysémique acquiert trop facilement un usage rituel et creux pour que l'on oublie de le retravailler et de le préciser. Donc acte.


Entre les murs est ici bien utile pour comprendre de quoi on parle. Je suis en effet, au contraire de mon sympathique collègue, convaincu qu'il y a une crise de l'école. Mais pas n'importe quelle crise, et beaucoup des discours qui utilisent, parfois jusqu'à la nausée, ce terme sont trop éloignés de ma position pour que j'y souscrive. Par contre, Entre les murs propose quelques scènes dont l'intérêt pédagogique est évident, développant finalement un message assez clair sur la nature de cette crise.


Mais commençons par le commencement : que peut signifier, sociologiquement parlant, une crise de l'école ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par savoir ce qu'est l'école. Les sociologues la désigne comme une institution, ce qui ne devrait pas étonner grand monde, sauf qu'ils y mettent un sens assez précis derrière, distinct de l'usage courant de ce mot. Si on a pour habitude de dire, selon une formule de manuel, que « l'homme est un animal social », ce caractère n'est certainement pas aussi inné que l'on pourrait le croire. En naissant dans une société particulière, on doit apprendre cette société et en particulier ses valeurs, c'est-à-dire ce qu'elle considère comme désirable et qui oriente les actions des individus. C'est là qu'interviennent les institutions.


Selon la formule de François Dubet et Danilo Martucelli [1], les institutions sont des « appareils capables de transformer des valeurs en normes et des normes en personnalités individuelles ». Les normes sont des des principes, explicites ou implicites, qui prescrivent des conduites aux individus. Elles se repèrent à l'existence de sanctions se rapportant à leur non-respect. Dans le cas de l'école, par exemple, la valorisation de la lecture de type humaniste [2] – désintéressée, intellectuelles, etc. - (valeur) se traduit par des prescriptions précises en terme de lecture (lire certains livres, certains auteurs, connaître une certaine histoire de la littérature...) dont le respect ou le non-respect avantage ou désavantage l'élève (norme). La lecture du Journal d'Anne Frank dans le film peut illustrer ce principe. Mais le rôle de l'institution ne s'arrête pas à la formulation de ces normes. Elle a pour fonction – et doit donc être en mesure – de faire incorporer ces normes aux individus au point que celles-ci deviennent naturelles. L'idéal scolaire est que l'élève en viennent à lire par lui-même dans une position humaniste. Cette position peut être illustrée par le cas d'Esmeralda dans le film – une des deux délégués de classe : à plusieurs reprises, celles-ci fait des remarques négatives sur le travail de ses camarades, ce qui montre qu'elle a intégré les normes et valeurs scolaires (en particulier l'échelle de la légitimité scolaire). Cela ne pourrait être qu'une intégration de façade, mais à la fin du film, elle avoue avoir lu La République de Platon, et en joue encore pour se démarquer devenant, en quelques sortes, plus royaliste que le roi. On est bel et bien passé de « valeurs » à une « personnalité individuelle ».


D'une façon plus générale encore, l'école assure une partie de ce que l'on appelle la socialisation : il s'agit du processus par lequel les individus incorporent la société, ses normes, ses valeurs, leurs différents rôles et statuts dans celle-ci. Elle apprend, de manière à la fois explicite et implicite, la vie en société – d'une façon plus ou moins générale – et la vie dans cette société. Contrairement à des vues politiques trop courtes, qui y voient essentiellement une fonction économique (et souvent un poste budgétaire d'une lourdeur inacceptable...), elle ne peut se limiter, par sa nature même, à la simple formation professionnelle. De façon symétrique, certaines vues prophétiques qui en font le levier essentiel de la transformation de la société par elle-même, échouent à comprendre la relation de dépendance qui existe entre l'école et l'organisation sociale d'ensemble, qui fait d'elle un maillon dans une chaîne socialisatrice qui la dépasse.


Ces différentes remarques se retrouvent dans Entre les murs : la fonction socialisatrice de l'école est pour ainsi dire partout. La question de l'apprentissage de la vie en groupe transparaît à chacune des interactions entre élèves, que l'on découvre plus conflictuelles que l'on ne veut généralement se les représenter (je me suis d'ailleurs souvent demandé si certaines personnes n'étaient pas frappées de formes généralisées d'amnésie quand je me remémore mes propres années collèges...). Le film met ainsi l'accent sur le fait qu'à côté de la fonction proprement institutionnelle de l'école, il y a une part importante de la socialisation qui lui échappe : il y a certes les situations d'apprentissages explicitement construites par l'enseignant, mais il y a surtout pour les élèves les innombrables interactions avec leurs pairs – interactions qui leur sont imposées par la forme scolaire, mais que celle-ci ne maîtrise pas toujours. Ces occasions de se confronter aux autres peuvent, par exemple, servir à juger de sa propre légitimité ou illégitimité sur une échelle de valeur extérieure – l'échelle scolaire, déjà évoquée – ou autre. Ainsi, durant un entraînement à l'expression orale et à l'argumentation, les élèves vont s'affronter sur une échelle esthétique – l'élève gothique venant défendre son « style » contre ses camarades – et sur une échelle d'intégration – l'élève remettant en cause le goût de ses camarades pour les championnats africains et se voyant questionner en retour sur sa propre intégration nationale. Pendant un moment, les élèves opèrent une transgression de la finalité proprement scolaire de l'exercice en y investissant d'autres enjeux. L'enseignant semble alors avoir du mal à gérer cette intervention, métaphore d'une école dépassée par l'expérience de ses propres élèves.


On peut en effet imaginer tout ce que le point de vue adopté dans le film – celui de l'enseignant – ne peut saisir. Du fait de sa position, un prof n'a, bien évidemment, qu'un accès extrêmement limité aux interactions quotidiennes de ses élèves, alors que celles-ci sont pleinement constitutives de l'expérience de ces derniers. La fin du film nous montre comment ces interactions créent une solidarité entre élèves incompréhensible pour l'enseignant : Khoumba, blessée lors de la sortie de cours de Souleymane, s'avère être l'un de ses principaux soutiens contre le conseil de discipline. D'une façon générale, le film souligne le peu de contrôle qu'a l'enseignant sur ses élèves, vision plutôt réaliste tranchant avec l'idée d'une école toute puissante transformant implacablement les élèves. On devine, en filigrane, que le collège est un lieu de vie important


Le groupe formé par les élèves du film est particulièrement intéressant de ce point de vue. On sent, tout au long du film, un conflit et une violence latente entre eux et l'institution scolaire, incarnée par l'enseignant, puis par ses différents acteurs. Il s'avère que pour eux rien dans cette histoire ne va de soi : les savoirs que l'on cherche à leur transmettre ne servent à rien – la fameuse scène sur l'apprentissage de l'imparfait du subjonctif – si ce n'est à poursuivre leurs études, les règles sont remises en cause – la protestation contre le conseil de discipline – et perçues comme arbitraires et sans fondements, les activités d'apprentissage volontiers détournées – le questionnement sur la sexualité de l'enseignant. C'est dans ces entreprises constantes de transgression de l'ordre scolaire que se trouve la crise de l'école. Il s'avère en effet que celle-ci ne fonctionne plus tant comme une institution auprès des élèves : non pas qu'elle échoue systématiquement dans sa mission, loin de là, mais cette mission ne fait plus partie de ce qui « va de soi » et doit faire l'objet d'une perpétuelle négociation.


L'école connaît donc le « déclin de l'institution », tel que l'avait synthétisé François Dubet dans son ouvrage éponyme [3]. Dans celui-ci, le sociologue bordelais s'intéresse à certaines institutions relevant du « travail sur autrui » au travers des individus qui réalisent ce travail : infirmiers, travailleurs sociaux, et notamment enseignants. Il fait valoir que le sens prêté à cette activité de transformation des autres – qui ambitionnait tout à la fois de normer les comportements et d'émanciper vers l'autonomie – est de moins en moins clair pour ceux qui le pratique. Les « interventions sociologiques » réalisées par l'auteur selon la méthode tourainienne – entretiens collectifs visant à faire apparaître les conflits entre acteurs – montrent en effet une subjectivité importante dans l'investissement de ces travailleurs, qui se traduit souvent par une mise en jeu de soi plus importante. Le rôle que l'on est censé tenir n'allant plus de soi, il est nécessaire de le réinventer de façon plus locale, ce qui ouvre la voie à toutes sortes de négociation pour le faire valoir. Ce qui est en crise, c'est le « programme institutionnel » : divorce entre les acteurs et le systèmes, ceux-ci veulent de plus en plus faire entendre leurs voix contre la normativité des différentes institutions.


Autant d'éléments qui apparaissent assez clairement dans Entre les murs. Les doutes des enseignants quant au sens de leur activité sont nombreux, au point que l'on assiste à un « craquage » d'un enseignant de technologie en début de film. Les négociations nécessaires à l'activité normale de l'institution sont constantes dans la classe : accepter une conversation sortant du cadre du cours pour espérer raccrocher ensuite, nécessité de justifier auprès des élèves eux-mêmes à la fois les savoirs qu'on leur enseigne et la méthode qu'on utilise – jusqu'aux prénoms utilisés dans les exemples de construction grammaticale ! Ce dernier exemple est particulièrement significatif. Si on suit François Dubet, avant la crise, les institutions étaient les principaux pourvoyeurs de subjectivité chez les individus : c'était au travers d'elles, et notamment de l'école, que les individus acquéraient une identité faisant d'eux des sujets – capable par la suite, éventuellement, de rébellion ou de subversion. Mais dans une société où les cadres de socialisation se multiplient, la subjectivation ne se fait plus exclusivement au cours du travail institutionnel. Les élèves sont déjà en partie des sujets, avec leurs identités et leurs revendications. En particulier leur besoin de reconnaissance : ils ne vont pas chercher dans les exemples de l'enseignant une source d'identité mais ils vont les confronter à leurs propres identités, déjà inscrites dans des conflits plus généraux. Dès lors, se demandent-ils, pourquoi les prénoms utilisés ne ressemblent-ils pas aux nôtres ? Et voilà l'enseignant sommé de s'expliquer...


D'où peut venir cette transformation ? D'où vient cette crise de l'école ? Dans l'ouvrage cité, François Dubet [3] cite différents facteurs du déclin de l'institution : montée de l'individualisme, société pluri-normative, crise des vocations, prise de conscience des limites du programme institutionnel, etc. On peut cependant être plus précis dans le cas de l'école, et retenir deux facteurs particuliers.


Le premier renvoie à la démocratisation de l'école : depuis les années 80 et 90, les collèges et lycées accueillent des élèves issues de catégories qui, jusqu'à ce moment-là, n'avait qu'un accès beaucoup plus limité aux études. François Dubet – encore lui – a ainsi parlé des « nouveaux lycéens » [4]. Si le qualificatif de « nouveau » a perdu de sa pertinence, le phénomène décrit conserve une certaine portée : une partie des élèves que reçoivent aujourd'hui les établissements secondaires ne sont pas acculturés aux normes de fonctionnement de l'école. Pour eux, celle-ci « ne va pas de soi », contrairement à des élèves issus de catégories sociales plus favorisées, qui ont reçoivent l'expérience de l'école en guise d'héritage familial. Ces « nouveaux » élèves se caractérisent notamment pas un rapport très utilitaire à l'école et aux savoirs, ce qu'illustre la mise en question de l'utilité de l'imparfait du subjonctif dans le film. Sur ce point, si ces élèves sont encore « nouveaux », c'est que le système scolaire ne s'est pas suffisamment adapté à ce nouveau public, n'a pas toujours su introduire des innovations pédagogiques, de nouvelles façons d'enseigner pour répondre au défi qui lui était lancé. Le collège unique s'est ainsi limité à être un prélude au lycée, alors qu'il reçoit un public plus diversifié qu'auparavant dans ses attentes et ses ressources : « tout a donc conduit à "forcer" les élèves à se plier à un programme et à un modèle pédagogique conçus pour une minorité, élargie sans doute, mais certainement pas pour toute une classe d'âge » [5]. Le même constat vaut pour le lycée. Les événements fictifs mis en scène dans Entre les murs peuvent se lire comme une illustration critique de ces limites.


Deuxième cause de la désinstitutionnalisation de l'école : les transformations des modes de transmission et des relations entre les générations. J'ai évoqué précédemment le fait que les individus connaissaient une subjectivisation en dehors de celle du travail de l'institution. Une lecture rapide – et idéologiquement pré-orienté – pourrait y voir l'emprise des « communautés » sur notre belle jeunesse... Inutile d'aller aussi loin : les jeunes trouvent identités et ressources subjectives bien plus proche d'eux : dans la culture de masse à destination de la jeunesse. Rappelons que les jeunes ne sont devenus une catégorie sociale à part entière que de façon relativement récente, suite à un processus de construction sociale où les médias de masse joue un rôle central [6]. D'après Dominique Pasquier [7], un modèle de transmission horizontale – des pairs aux pairs, c'est-à-dire des jeunes aux jeunes – a pris la place d'un modèle vertical – des parents aux enfants – ce qui lui fait parler d'une « crise des transmissions ». Du fait de la multiplication des liens faibles, que permettent notamment les nouvelles technologies de la communication (omniprésente, d'ailleurs, dans Entre les murs), le contrôle social exercé par les pairs devient plus important que celui des parents, fournissant d'ailleurs des ressources aux jeunes pour mettre à distance les incitations familiales. Seules des situations sociales très particulières – comme le cas d'un grand lycée du centre-ville parisien – permettent de conserver un modèle d'héritiers proches de ce que décrivaient Bourdieu et Passeron. La possibilité de s'appuyer sur une culture jeune permet aux élèves de mettre plus facilement à distance les jugements et principes scolaires, en particulier si ceux-ci sont négatifs envers eux. Le rôle des vêtements ou du football, également évoqués de façon récurrente dans le film, illustre ce phénomène. Là encore, il ne s'agit pas de tomber dans une déploration nostalgique d'une époque où tout allait bien – en oubliant par exemple les importantes inégalités et la violence du système. Considérons plutôt que l'école a, une fois de plus, des difficultés à s'adapter à cette nouvelle donne. Non pas que les enseignants n'en ai pas pris acte, loin de là. Mais ils ont besoin de disposer des moyens institutionnels – au sens courant – pour le faire.


Crise de l'école : si on veut que ce terme est un sens, il est nécessaire de préciser ce que l'on entend par là. A mon sens, celle-ci désigne avant tout la perte de sens générale de l'école pour ceux qui y sont impliqués. Tant pour les enseignants que pour les élèves. Cette perte de sens trouve une illustration à la fois magistrale et violente dans la dernière scène du film : lorsque Khouma avoue ne rien avoir appris de son année scolaire. Mais c'est sa réplique suivante qui est la plus marquante sans doute : elle ne semble savoir qu'une seule chose, qu'elle ne veut pas aller en voie professionnelle. C'est tout le paradoxe de l'école qui se dévoile ici : si on n'en saisit pas le sens profond – ce que l'on y apprend, son utilité, etc. - on n'en est pas moins conscient de son immense importance dans la société française, et de la hiérarchie de ses différentes filières qui sont autant de stigmatisations positives et négatives. Une fois débarrassée de son sens, il ne reste de l'école que la violence et le sentiment d'arbitraire de ses classements et de leurs conséquences sur les trajectoires individuelles. Cette situation est bien sûr de nature à entretenir et à renforcer la crise en cours.


Voici donc quelles recherches sociologiques j'avais en tête en regardant Entre les murs. L'interprétation que j'en tire – qui n'est pas démontrée, mais illustrée par le film – est, on en conviendra, plutôt sombre. Ceci explique sans doute que je me sois trouvé assez étonné de voir, dans la presse, certaines interprétations enthousiastes du film, y voyant un formidable vent d'espoir ou une incontestable réussite éducative. Il me semblait pourtant que la dernière scène était sans ambiguïté en la matière. Cela n'augure sans doute rien de bon.


Bibliographie :

[1] François Dubet, Danilo Martucelli, Dans quelle société vivons-nous ?, 1998

[2] Cf. Christian Baudelot, Marie Cartier, Christine Detrez, Et pourtant ils lisent..., 1999

[3] François Dubet, Le déclin de l'institution, 2002

[4] François Dubet, Les lycéens, 1991

[5] François Dubet, L'école des chances. Qu'est-ce qu'une école juste ?,

[6] Olivier Galland, Les jeunes, 2002

[7] Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, 2004



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