AAA(bracadabra) : sur l'efficacité des agences de notation...

Et les agences de notations, après avoir ébranlé les Etats-Unis, entreprirent de faire vaciller l'Europe et la France... Si, comme le souligne Alexandre Delaigue, il ne faut exagérer la puissance de la menace, il n'en reste pas moins que l'impact médiatique et politique est réel : voilà des gouvernants et futurs gouvernants sommés de prendre pour objectif le métier du nouvellement sacro-saint triple A. Autrement dit qu'importe la réalité qui se cache derrière la définition de cette note, celle-ci est efficace : elle change et définit en même temps la réalité. Exactement ce que fait la magie...


Créée avec ce site. Je suis sûr que l'on peut construire un deck autour, noir-bleu, avec des trucs pour faire piocher l'adversaire...

Ce que font les agences de notation - ainsi qu'un bon nombre d'institutions centrales de nos économies - ressemblent à s'y méprendre à de la magie. Pas à de la prestidigitation mais bien à de la magie. La différence ne tient pas seulement à ce que l'une évoque Gandalf le gris tandis que l'autre évoque David Copperfield, même si cela est plus important que l'on ne pourrait le croire. Selon Hubert et Mauss, dans un texte classique, la magie se définit par le fait que les individus y croient :

Les rites magiques et la magie tout entière sont, en premier lieu, des faits de tradition. Des actes qui ne se répètent pas ne sont pas magiques. Des actes à l'efficacité desquels tout un groupe ne croit pas ne sont pas magiques.

Personne ne croit à David Copperfield : tout le monde sait qu'il y a un "truc", et tout le monde a déjà été assis à côté d'un gros lourd qui tient à tout prix à vous expliquer quel est ce truc (en général 250 fois et de façon toujours différente). C'est tout différent que de croire que le grand mage Maugul peut effectivement réparer mon ordinateur par la force de sa pensée si je lui envoie 250€ et une copie recto-verso de ma carte bleue. C'est la croyance qui fait la magie, qui définit une classe de fait tout à fait particulière. Nous croyons, aujourd'hui, au verdict des agences de notation, à l'importance et à la vérité de leurs sanctions, d'autant plus fortement que celles-ci se répètent, s'implantent et s'institutionnalisent.

Mais cela ne suffit pas encore à faire de la magie. Que l'on croit en quelque chose, c'est courant. C'est même plus moins là-dessus que reposent la plupart de nos institutions humaines. Mais la magie a, toujours selon Hubert et Mauss, un autre trait : ils sont efficaces.

Les actes rituels [...] sont, par essence, capables de produire autre chose que des conventions : ils sont éminemment efficace ; ils sont créateurs ; ils font.

Qu'est-ce que cela veut dire ? Évidemment, ce n'est pas que la magie est réelle. Mais elle devient capable de créer quelque chose ou de modifier le monde qui nous entoure. Mais le groupe croit en leurs effets : on pense que si l'on fait telle chose, alors telle autre va se produire. On tient les productions du magicien pour vraies. Un lieu maudit ou une personne frappée de malédiction changent socialement de nature pour ceux qui y croient, quand bien même il n'y a rien qui les distinguent physiquement de ce qu'ils étaient avant : on les évitera ou on les rejettera. Autrement dit, le pouvoir de la magie est réel dans sa capacité à requalifier le monde et par là à produire la réalité. Celui qui est sacrifié pour purifier le groupe peut sentir combien le couteau du magicien, même guidé par des préceptes scientifiquement erronés, est réel.

On comprend bien le rapport avec les agences de notation : elles aussi ont un pouvoir sur le réel au travers de la croyance qu'on leur accorde, elles aussi ont le pouvoir de changer la nature des êtres et des choses. Selon la note qu'elles accordent à un acteur économique, celui-ci va être traité différemment par ses comparses. Les conséquences sont réelles qu'importe la pertinence de la note : avant même qu'elle soit appliqué, l'austérité pointe déjà le bout de son nez...

Mais tout acte de notation, parce qu'il est acte de qualification, serait alors un acte de magie. C'est en partie vrai. La note que l'on applique à l'élève vient bien changer sa nature et sans une croyance forte de la part de l'ensemble de la société dans la puissance de l'institution scolaire - au moins quand il s'agit de juger les élèves... - cela ne serait pas possible. Mais il faut un peu plus pour cela. Il faut se demander justement d'où vient l'efficacité de la magie : qu'est-ce qui donne ce pouvoir au magicien ? Qu'est-ce qui fait que lorsqu'un individu tente de requalifier le monde, cela marche ? Pourquoi le verdict des agences de notation est-il aussi puissant ?

On peut se tourner cela vers un autre acte magique : celui de la marque ou du nom. C'est ce qu'ont fait Bourdieu et Deslaut dans un texte non moins classique consacré à la haute couture. Quel rapport avec les agences de notation ? Cette question : qu'y a-t-il dans la "griffe" d'un couturier ? Celle-ci consiste aussi en une capacité à changer la nature des choses en les qualifiant.

Ce qui vaut pour une Eau de Cologne de Monoprix ne vaut pas pour un parfum de Chanel. Lors même que le parfum de Chanel ne serait qu'une eau de Cologne de Monoprix sur laquelle on aurait appliqué la griffe de Chanel. Produire un parfum portant la griffe de Chanel c'est fabriquer ou sélectionner un produit fabriqué, mais c'est aussi produire les conditions de l'efficacité de la griffe qui, sans rien changer à la nature matérielle du produit, le transforme en bien de luxe, transformant du même coup sa valeur économique et symbolique.

Une fois de plus, la différence avec les agences de notation est minime. Elles aussi ont leur "griffe", leur marque, c'est-à-dire la puissance de leur nom. Et comme l'indique le passage ci-dessus, la croyance qui en fait l'efficacité n'est pas immanente, mais réside bien dans des "conditions" particulières, qui sont au cœur de l'activité économique. Construire sa légitimité, son charisme, son "mana", est l'une des activités les plus importantes pour ces entreprises.

Si l'on en restait là, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En effet, on pourrait penser qu'il suffit aux agences de notation de produire des verdicts de bonne qualité - i.e. que les mal notés soient ceux qui connaissent effectivement des difficultés tandis que les bien notés engrangent de profits à tours de bras - pour qu'elles acquièrent la réputation nécessaire à leurs affaires. Autrement dit, le marché sélectionnerait les meilleurs, and Bob's your uncle comme disait l'autre. En un sens, c'est ce que prédisent bon nombre d'approches économiques : une institution existe parce qu'elle est efficace, c'est-à-dire qu'elle remplit une fonction qui mène à la situation la meilleure. Si ce n'était pas le cas, elle disparaîtrait. . Et c'est tout au moins l'un des discours de justification de l'existence des agences.

Mais si, en tant que sociologue, on peut reconnaître une efficacité aux agences de notation, ce n'est pas dans ce sens-là, mais bien dans celui-ci de l'efficacité magique. Comme la griffe du couturier ou comme le rituel magique, le pouvoir des agences de notation n'est pas soumis au verdict de l'expérience : c'est un pouvoir a priori. Le sorcier qui, après avoir effectué sa danse du soleil, constate qu'il ne peut toujours pas aller se dorer la pilule à la plage ne considérera pas qu'il ferait mieux de regarder la météo : il pourra dire qu'il n'a pas exécuté correctement la danse, qu'il est maudit ou que les démons invoqués sont fâchés (et il se mettra en quête d'un moyen de les apaiser). Le choix d'un objet portant une "griffe" précède également le verdict de l'expérience : on ne le choisit pas parce qu'on le sait meilleur, parce qu'on l'a essayé ou qu'on l'a comparé aux autres, mais parce qu'il est griffé. Si vous trouvez que les produits d'une grande marque d'informatique dont le nom évoque un fruit sont peu pratiques à utiliser, on pourra toujours vous dire que ce n'est pas le produit qui est en cause, mais vous qui êtes un gros lourdaud.

C'est la même chose pour les jugements des agences de notation : si jamais elles se trompent, cela ne remettra pas forcément en cause leur pouvoir. On pourra trouver d'autres explications. Si un pays mal noté s'avère faire de meilleures performances que prévue, c'est grâce à la mauvaise note qui l'a obligé "à faire les efforts nécessaires" bien sûr ! Et si, de l'autre côté, des produits formidablement bien notés finissent par provoquer une crise mondiale, ce n'est pas que les agences de notation ont mal fait leur boulot, c'est la faute aux autres agents...

Ce n'est pas, comprenons-le bien, seulement une question d'erreurs statistiques de la part des individus. Ce n'est pas parce que le sorcier ne connaît pas la corrélation et la causalité qu'il continue à danser pour le soleil. Il se trouve dans une toute autre logique, une pensée magique qui a sa propre rationalité et dans laquelle l'absence de corrélation n'est pas problématique. C'est dans ce type de pensée que sont pris, également, un certain nombre d'acteurs de l'économie. Certains le font pas opportunisme, parce qu'ils ont intérêt à croire ou affecter de croire aux verdicts des agences de notation : ainsi en est-il de tout ceux qui trouvent là une justification à une austérité longuement souhaités. Mais même pour ceux-là, il n'est pas évident de distinguer ce qui relève d'un calcul bien compris et ce qui relève de la sincère croyance...

Et c'est là que réside précisément la puissance du jugement : dans le fait que, comme le disent Bourdieu et Delsaut, la croyance collective est avant tout une méconnaissance collective. C'est-à-dire l'ignorance de le production collective de la "griffe" et de la magie. Le pouvoir du couturier repose sur un travail collectif qui implique non seulement toute l'organisation qu'il y a derrière son nom - les petites mains qui fabriquent - mais aussi des journalistes, des clients, des magazines, des institutions, etc. De la même façon que l’œuvre d'art est une production d'un monde de l'art. Comme la notation des agences a besoin d'être co-produite par journalistes, grands entrepreneurs, hommes politiques, etc. L'acte de magie est l'appropriation de ce pouvoir collectif en un geste perçu comme individuel.

Autrement dit, le verdict de l'agence de notation ne consiste pas tant une évaluation réelle de la situation économique d'un pays qu'il exprime les croyances du champ de l'économie et du pouvoir. Si, par hasard, il venait à ne pas le faire, il ne pourrait avoir pouvoir et efficacité. Imaginons que les calculs d'une agence de notation viennent à contredire les croyances dominantes : il serait ignoré et ne pourrait acquérir la puissance de faire le monde qu'il a dans d'autres cas. Cela ne veut pas dire que les agences de notation ne font que décalquer les croyances dominantes, mais elles ne peuvent se permettent d'aller complètement contre : si elles les remettent en cause, ce ne peut être que de façon partielle, sur quelques points précis, mais sans secouer toutes les croyances. De la même façon qu'un critique d'art, s'il veut être pris au sérieux, ne peut se permettre de mettre à bas toute la hiérarchie classique : critiquer Duchamp, oui, mais sans remettre en cause l'impressionisme, l'abstraction, etc.

Pour que tout cela marche, il faut, deuxième point sur lequel insistent Bourdieu et Delsaut, qu'il y ait donc un groupe qui prête son pouvoir à l'individu ou à l'institution : le magicien a besoin d'un public qui lui donne, de fait, son pouvoir. Ce groupe, c'est le champ, et pour ce qui nous intéresse, le champ de l'économie. Le champ : un ensemble de positions en tension autour d'un enjeu collectif, des individus et des institutions qui luttent pour s'approprier un pouvoir et des positions dominantes. Et l'une des caractéristiques d'un champ est de pouvoir s'autonomiser, c'est-à-dire fonctionner selon leurs propres critères et leurs propres règles sans que d'autres domaines/champs ne viennent les perturber. Le champ de l'art s'autonomise lorsque l'art ne se pratique que pour lui-même, lorsque ceux qui produisent et ceux qui reçoivent les jugements se retrouvent dans une lutte pour les mêmes enjeux. Le champ de l'économie s'autonomise lorsque les jugements produits par certains acteurs tirent, de la même façon, leur force de la croyance exclusive de tous les autres. L'efficacité des agences de notation témoigne de l'autonomisation du champ de l'économie et de la finance, qui fonctionne de façon de plus en plus autoréférentielle. On me dira que la leçon n'est pas nouvelle. Certes, non. Mais la pédagogie, dit-on, c'est répéter...
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Portrait de la crise en arnaque professionnelle

C'est un fait bien connu : il suffit d'un joli costume et de beaucoup d'assurance pour mener à bien une arnaque. Ou pour faire le buzz, comme on dit joliment désormais. C'est grosso modo ce qu'a fait Alessio Rastani dans une désormais médiatiquement célèbre prestation télévisée sur la BBC (vidéo après le saut). Ni vraiment trader, ni tout à fait imposteur, le bonhomme a en tous cas fait sensation. Le saisissement qui en ressort tant dans les médias que dans le grand public nous permet de donner une lecture pas totalement inintéressante de la crise et des discours qui l'entourent : et si, finalement, tout cela ne servait, comme le dit Erving Goffman, qu'à "calmer le jobard" ?


Rastani, le trader qui "priait" pour la... par asi

Rapidement colportée sous le nom de "trader qui rêve de la crise" ou de "trader qui dit la vérité", l'intervention d'Alessio Rastani a été rapidement considérée comme "trop belle pour être vraie". Les attitudes qui ont présidé à son commentaire ont varié entre la satisfaction de certains d'y trouver enfin la confirmation de ce qu'ils pensaient déjà sur les traders mais dont ils n'arrivaient pas toujours - et n'arrivent toujours pas - à convaincre, et l'incrédulité des autres - et parfois des mêmes - de voir quelqu'un tenir un discours aussi choquant : rêver d'une crise qui mettrait des quelques millions de personnes dans la mouise, excusez du peu.

Contrairement à ce qui a pu se dire ici ou là, il ne semble pas que le personnage soit un véritable imposteur, du moins dans le sens que l'on donne par exemple aux interventions des Yes Men, premiers soupçonnés d'ailleurs : sa démarche ne semble pas relever de l'acte militant ou critique. Il est même possible qu'il soit convaincu de ce qu'il dit. En même temps, il n'est pas non plus vraiment un trader pur sucre : il semble qu'il s'agisse d'un petit indépendant sur les marchés financiers, mettant en jeu son argent dans l'espoir de récolter le pactole, et qu'il ne soit pas forcément très doué pour cela. On est loin du trader qui amasse des millions à tours de bras et roule en BMW cc avec trois danseuses de clip de R'n'B sur le capot (le mythe du trader n'est pas franchement féministe). C'est sans doute cette position très dominée dans le champ de la finance qui lui permet de répondre à des journalistes dans des termes qui cadrent bien peu avec les pratiques dominantes, sans doute aussi parce que le désir brûlant de rejoindre les cénacles de la haute finance le pousse à surjouer ce qu'il pense devoir être le comportement d'un "vrai" trader - le grand sociologue Robert K. Merton aurait parlé de "socialisation anticipatrice".

Mais revenons aux réactions suscitées par la vidéo : de quoi relève le saisissement qu'a provoqué l'absence d'ambiguïté de ses déclarations ? Par contraste, le crudité du message délivré fait apparaître combien les déclarations généralement faîtes autour de la crise économique ont un caractère rassurant, combien, même lorsqu'elles annoncent des temps difficiles à venir, entre rigueur et sacrifices, elles lissent les choses et les relations en promettant que, si les efforts nécessaires sont consentis, tout rentrera dans l'ordre. En un mot, combien elles nous incitent à accepter les pertes auxquelles nous sommes confrontées, soit qu'elles soit inévitables, soit qu'elles soit passagères.

Erving Goffman appelle cela "calmer le jobard" ou, en version originale, "cooling the mark out". Il emprunte l'expression à l'argot des arnaqueurs, lesquels lui fournissent un cadre théorique pour étudier la façon dont les individus font généralement face à une perte. Dans une arnaque (confidence game ou con game), nous dit-il, la victime - le jobard - fait face à une importante perte. Celle-ci ne consiste pas seulement en quelques milliers de dollars prélevés par les "opérateurs", elle est également un coup porté à son moi (self) : il se croyait suffisamment malin et intelligent pour profiter de l'opportunité financière, du "coup qui ne pouvait rater", de "l'affaire du siècle" que lui proposait l'arnaqueur, et il découvre qu'il est le dindon de la farce. Le problème, pour les arnaqueurs, c'est que que le jobard peut, du coup, comme le cave, se rebiffer : il peut aller voir la police ou se montrer violent, et leur poser plein de problèmes. D'où la nécessité, souvent, que l'un des opérateurs de l'arnaque se charge de le calmer : s'étant fait passer pour son ami, il reste avec lui pour s'assurer qu'il ne se livre pas à ce que ses partenaires considéreraient comme une bêtise.

Calmer le jobard, c'est l'amener à accepter sa perte : comme le dit joliment Goffman, il reçoit une leçon de philosophie de l'échec ("the mark is given instruction in the philosophy of taking a loss"). Ce qu'il faut, c'est lui permettre de "sauver la face", face qu'il a perdu dans l'opération. Il s'accordait une certaine valeur sociale, un ensemble de propriétés valorisées par lui et par les autres - sa "face" - et il se rend compte qu'il ne l'avait pas ou qu'il ne l'a plus et que d'autres le savent. Cette perte peut le conduire à des actions dérangeantes pour les opérateurs s'il cherche à la reconquérir par la force ou par le droit. Le calmer peut alors consister à lui permettre de cacher sa perte ou lui fournir une nouveau set de propriété, une nouvelle face qu'il pourra présenter aux autres. On peut lui expliquer que les affaires ne sont pas faites pour lui ou qu'il a appris une précieuse leçon qui lui sera fort utile dans l'avenir par exemple.

Ce que nous dit Goffman, c'est que, dans la plupart des situations où le moi de l'individu est violemment menacé, où une perte importante vient déstabiliser le statut qu'occupait l'individu ou qu'il pensait occuper, bref dans la plupart des situations où il y a un jobard, il existe des individus ou des institutions dont le travail spécifique est de le calmer, de lui faire accepter sa perte avec un minimum de dérangement, et surtout sans menacer les autres ou le système qui l'a amené là où il est. Face à la perte d'un emploi, face à un repas au restaurant qui ne satisfait par les désirs du client ou encore face à l'annonce d'une mort prochaine, le moi de l'individu est déstabilisé : il perd la face, c'est-à-dire ce qui, à ses yeux, faisait sa valeur auprès des autres (son identité professionnelle, son statut de client qui ne s'en laisse pas compter, sa bonne santé...). Des directeurs de ressources humaines, des spécialistes de la reconversion professionnelle, des serveurs, des médecins, des prêtres et d'autres encore vont alors se charger de lui pour essayer, avec succès ou non, de le calmer, soit en préservant son identité (on écoutera avec attention la plainte du client) ou en lui en proposant une nouvelle.

La plupart des discours politiques et économiques qui encadrent aujourd'hui les différentes crises qui se succèdent sous nos yeux relèvent de cet exercice de style : il faut beaucoup de monde - journalistes, éditorialistes, hommes politiques, économistes proclamés ou professionnels, lobbyistes de tout poil, financiers de tout crins, traders de toutes formes... - pour calmer des jobards qui ne sont pas moins en grand nombre. On peut se rassurer en disant que ce n'est pas la première fois. Les années 80 avaient déjà été le théâtre d'une telle activité, sans grande subtilité il faut bien le dire, et si la forme est moins explicite et dramatisée, elle n'en est pas moins prégnante :


Montand "La crise? Mais quelle crise?" par boudzi

La crise a amené des pertes économiques nettes pour un grand nombre de personnes, et il convient d'aider ceux-ci à accepter leurs nouvelles conditions avec le plus de calme possible ou du moins sans qu'ils ne menacent trop directement les autres. Il faut donc leur faire endosser un rôle qui conviennent à leur nouveau statut : pourquoi celui des cigales qui, ayant dansé tout l'été, se trouvent fort dépourvues lorsque la crise fut venu... Et voilà donc des pays à qui l'on explique qu'ils doivent expier leurs excès passés en leur tentant le manteau du pénitent. D'autres ont cru, parfois avec enthousiasme, aux promesses de la financiarisation de l'économie, et à ceux-là, il faut expliquer qu'ils ne se sont pas tromper, qu'au contraire, ils doivent encore garder confiance dans le système même si celui-ci a été sérieusement secoué.

On aurait tort cependant d'interpréter ces analyses journalistes ou économiques, ces tribunes, débats, annonces, promesses, discussions et autres comme de simples manipulations des masses. Il n'est pas sûr, en effet, qu'elles aient un effet aussi puissant que l'on pourrait le penser, ne serait-ce que parce que bon nombre d'entre elles sont à l'usage quasi-exclusif des plus protégés, plus susceptible de les lire, les entendre et plus encore d'y croire, plutôt que des plus affaiblis. Mais calmer le jobard ne sert pas seulement au jobard, mais aussi aux arnaqueurs :

"The cooler protects himself from feelings of guilt by arguing that the customer is not really in need of the service he expected to receive, that bad service is not really deprivational, and that beefs and complaints are a sign of bile, not a sign of injury"
(Traduction : Celui qui calme le jobard se protège lui-même des sentiments de culpabilité qui pourraient l'assaillir en se disant que le client n'avaient pas vraiment besoin du service qu'il espérait recevoir, qu'un mauvais service n'est pas vraiment une perte, et que les jérémiades et les plaintes sont le signe d'un mauvais caractère, pas d'un mauvais service).

Autrement dit, l'activité qui consiste à calmer le jobard n'a pas seulement pour fonction de limiter ou de contrôler les dégâts faits au moi du jobard, mais également de prévenir ceux qui pourraient affecter celui des opérateurs. Répéter que la crise est un accident de parcours, le fait de quelques traders peu consciencieux et non-représentatifs - souvenons-nous du mouton noir Kerviel -, ou encore de la mauvaise gestion et de l'avidité des populations met à l'abri d'une remise en cause plus générale, de la même façon que les arnaqueurs pouvaient se dire que le jobard était plus victime de sa propre avidité que de la leur. Cette rationalisation est renforcée, dans le cas qui nous préoccupe, par l'ensemble des justifications et des principes de justice qu'offre l'idéologie du marché à ses hérauts.

Reste que les choses ne sont pas si simples. Les discours généralement portés sur la crise ont pour fonction d'en faire accepter les pertes par ceux qui en sont victimes. Mais qu'en est-il de celui d'Alessio Rastani ? Sans discuter des intentions inaccessibles du personnage, sa nature n'est peut être pas si différente. Il autorise une narration de la crise qui n'est pas moins susceptible d'en calmer certains : il permet à tout un chacun d'endosser les habits de victime d'un petit groupe d'arnaqueurs professionnels, les traders. Ce sont eux qui apparaissent comme trop avides, trop désireux d'en avoir toujours plus, ce sont eux qui ont eu des comportements exagérés, inacceptables, immoraux. Autrement dit, nous pouvons ainsi sauver la face : la crise, c'était eux, pas nous. Or, comme le sous-entend Goffman, si les arnaques sont un business aussi courant aux Etats-Unis, ce n'est pas par hasard :

"The con is said to be a good racket in the United-States because most Americans are willing, nay eager, to make easy money, and will engage in action that is less than legal in order to do so"
(Traduction : l'arnaque à la confiance est réputée être un bon business aux Etats-Unis parce que la plupart des Américains souhaitent gagner de l'argent facilement - pour ne pas dire qu'ils en sont avides - et son prêts à s'engager dans des activités bien peu légales pour y parvenir)

Faire comprendre au jobard qu'il est la victime de personnes mal intentionnées ou de forces qui le dépassent est aussi un moyen très sérieux de le calmer en le déchargeant de toute responsabilité dans l'affaire. C'est une méthode qui a été utilisée plus d'une fois en matière politique ou économique. Donner un visage au bourreau peut faire oublier trop facilement tout le système qui l'autorise à mener sa basse besogne. Ici, il n'est pas impossible que donner un visage au trader maléfique, s'il soulage quelque peu les victimes, fasse également disparaître tout ce qui, dans chacun de nous, ressemble terriblement à ce qui se passe aux sommets des grandes banques, ce que Karl Polanyi appelait la "mentalité de marché".
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Boris, par pitié, reste en dehors de tout cela

Malgré l'adoubement médiatique dont il a fait l'objet, parfois même dans mon magazine de référence à moi, Boris Cyrulnik ne m'a jamais semblé être plus qu'un de ces intellectuels médiatiques comme Alain Finkielkraut ou Alain-Gérard Slama qui développent une pensée plus proche du slogan que de la réflexion. Ses sautillements sur la "resilience" - un concept dont le vide intersidéral n'a d'égal que la quantité de papier qu'il a contribué à gâcher - font certes les beaux jours des magazines à grand tirages (parce qu'expliquer à ses lecteurs que s'ils échouent, c'est parce qu'ils ne sont pas résilients, ça fait vendre), et lui donne donc une tribune médiatique dont des gens plus sérieux ne font que rêver. Et voilà que le monsieur l'utilise pour tacler les théories du genre. Ecoute, Boris, tu gâches déjà la vie des psychiatres, alors s'il te plaît, reste en dehors de tout ça, laisse nous tranquille.

Allez, comme d'habitude, je vais être sympa, je vais d'abord donner la parole à l'adversaire, que chacun puisse mesurer par lui-même l'étendue des bêtises proférées avec une assurance qui, chez certains, passeraient pour de l'arrogance, mais qui chez un intellectuel de plateau passe pour de la profondeur :

Les partisans de la théorie du genre considèrent qu'on éduque distinctement les filles des garçons pour perpétuer la domination masculine. Les croyez-vous ?

Je ne crois pas du tout à la suprématie des garçons, bien au contraire. Vers 17 mois, les filles disposent de cinquante mots, de règles de grammaire et d'un début de double réarticulation, par exemple être capable de dire "réembarquons", au lieu de "on va encore une fois dans cette barque". Avec quatre phonèmes, les filles expriment un discours. Les garçons obtiennent cette performance six mois plus tard ! 75 % des garçons commettent de petites transgressions (chiper un biscuit, pincer un bras, etc.), contre 25 % des filles. Alors ces filles, plus dociles, parlant aisément, sont bien mieux entourées. Il est plus aisé d'élever une fille qu'un garçon. D'ailleurs, en consultation de pédopsychiatrie, il n'y a que des petits garçons, dont le développement est bien plus difficile. Certains scientifiques expliquent ce décalage par la biologie. La combinaison de chromosomes XX serait plus stable, parce qu'une altération sur un X pourra être compensée par l'autre X. La combinaison XY serait, elle, en difficulté évolutive. Ajoutons à cela le rôle majeur de la testostérone, l'hormone de la hardiesse et du mouvement, et non de l'agressivité, comme on le croit souvent. À l'école, les garçons ont envie de grimper aux murs, ils bougent, ils souffrent d'être immobilisés. Or notre société ne valorise plus la force et le courage physique, mais l'excellence des résultats scolaires. Elle valorise la docilité des filles.

Pourquoi n'avoir rien dit dans cette querelle autour de la théorie du genre ?

Je pense que le "genre" est une idéologie. Cette haine de la différence est celle des pervers, qui ne la supportent pas. Freud disait que le pervers est celui qu'indisposait l'absence de pénis chez sa mère. On y est.

Boris Cyrulnik, un néoréactionnaire qui s'ignore

Commençons par la partie facile, la réponse à la deuxième question recopiée ci-dessus. Boris Cyrulnik identifie les théories du genre et même le genre lui-même à une "haine de la différence". C'est honnêtement magnifique. Parvenir à rassembler en seulement trois lignes autant d'erreurs, de préjugés et de crétineries est en soi une forme d'art qui mérite un moment d'admiration béate.

Erreur : les théories du genre ne visent en rien à "nier" ou à "haïr" la "différence". Elles prennent actes qu'il existe des différences entre hommes et femmes, mais constatent également que celles-ci ne peuvent pas vraiment s'expliquer par la biologie. Qu'au contraire, il existe une vaste de gamme de différenciation entre hommes et femmes entre les cultures et entre les époques. Et elles cherchent à expliquer ces différences.

De ce fait, le genre n'est pas une idéologie. Ni une théorie. C'est un fait, un fait scientifique, aussi solide que peut l'être un tel fait. Le genre est la construction sociale des différences entre masculin et féminin. N'importe qui, même Boris Cyrulnik, peut constater qu'il existe des activités masculines (le football en Europe) et des activités féminines (le soccer aux Etats-Unis) et que celles-ci font l'objet d'une reconnaissance et d'une légitimité différente. Et n'importe qui, à part peut être Boris Cyrulnik, peut comprendre que cela ne s'expliquer en rien par une histoire de chromosomes. C'est cela le genre.

Préjugé : Boris Cyrulnik parle de "haine de la différence". Depuis Christian Vanneste clamant que l'homosexualité, c'est la haine de la différence, on n'avait pas osé. Cyrulnik semble identifier "différence entre les sexes" à "différence". Malheureusement, ce n'est pas la même chose. Il existe un grand nombre de façon pour deux individus donnés d'être différents, et leur sexe n'en est qu'une toute petite partie. Si Boris et moi sommes tout les deux des mâles, il n'en reste pas moins que je suis assez fier d'être sur tous les autres plans aussi loin de lui qu'il m'est possible de l'être. Les homosexuels préfèrent avoir des relations sexuelles avec des personnes de leur sexe, cela ne veut pas dire qu'ils veulent coucher avec leurs "semblables" : il y a plus de différence entre les deux membres de certains couples homosexuels qu'entre ceux de certains couples hétérosexuels (si vous ne me croyez pas, regardez une pub pour The Kooples...)

Crétinerie : comme d'autres, Boris Cyrulnik exploite le fait que l'on parle de "théories" du genre pour les délégitimer en les faisant passer pour une "idéologie". Mais si l'on parle de théorie du genre, c'est de la même façon que l'on parle de théorie de l'évolution. L'évolution est un fait, et il existe différentes théories pour l'expliquer : est-ce de la sélection sexuelle ? de la sélection du mieux adapté ? Une combinaison de plusieurs principes ? Le genre, c'est pareil : il faut être un idiot pour ne pas voir que cela existe. Après, on peut discuter sur les façons de l'expliquer.

Lorsque l'on croise ces différents élèments, on se rend compte d'une chose : Boris Cyrulnik, après avoir introduit la "résilience" en France, semble bien décidé à y introduire une forme particulièrement basse de néoconservatisme. Il utilise une rhétorique qui est celle des néoréactionnaires : affaiblir une théorie scientifique par une mésinterprétation du mot "théorie" tout en surfant sur les valeurs les plus consensuelles (la différence, que l'on ramène discrètement à la seule différence de sexe...). La pathologisation de l'adversaire - "les théoriciens du genre sont juste des pervers" - appuyée sur une interprétation approximative de Freud achève le tableau : faute d'argument, on raconte n'importe quoi qui plaise aux médias...

Boris Cyrulnik, un mauvais scientifique

Mais je n'ai pas franchement de raison d'en rester là. La réponse que Boris Cyrulnik donne à la question précédente vaut également le détour. Après une bonne explication bien naturalisante sur les différences de comportements entre petits garçons et petites filles - ou plutôt une liste de fait dont il espère que la juxtaposition donnera l'impression, au mépris de la plus élémentaire logique, d'une causalité -, l'intellectuel de salon nous balance l'une des plus belles perles qu'il m'ait été donné de lire ces derniers temps :

Or notre société ne valorise plus la force et le courage physique, mais l'excellence des résultats scolaires.

Comment peut-on prétendre écrire un discours un tant soit peu rationnel sur les jeunes garçons et si mal les connaître ? Comment peut-on se poser en expert de la petite enfance et ne jamais avoir mis les pieds dans une cours d'école, ne jamais avoir étudié les productions culturelles destinées aux plus jeunes, ne jamais avoir mis le nez hors de chez soi ?

La force et le courage physique ne sont plus valorisé ? Mais au sein des cours d'école, elles sont un puissant moyen d'obtenir du respect et de la reconnaissance. Plus que cela, les sanctions scolaires servent très bien de validation à l'identité masculines : ceux qui refusent l'ordre scolaire, ont le courage d'affronter les enseignants et les personnels d'éducation, s'imposent auprès des autres par le physique, le sport et la force jouissent d'une bonne reconnaissance au sein de la société des élèves. C'est ce que révèlent de nombreux travaux sociologiques, comme par exemple ce très beau texte de Sylvie Ayral. Celui-ci souligne combien cette question est lié à la construction du genre.

L’injonction à la virilité et à l’hétérosexualité qui est faite aux garçons encourage également chez eux la violence physique, sexiste ou homophobe, à l’origine de nombreuses sanctions. La grande affaire est de se démarquer de tout ce qui est « féminin » ou assimilé au « féminin » (faiblesse, homosexualité réelle ou supposée) : il s’agit de ne pas « en être ». Et « ne pas en être » c’est, bien souvent, dominer les autres en montrant ou en laissant supposer qu’on peut être violent, y compris sexuellement, même si cela reste généralement à un niveau symbolique. La violence physique entre garçons est donc omniprésente mais revêt plusieurs formes : elle peut s’exercer dans le cadre d’une bagarre dans la cour de récréation, à la vue de tous et de toutes pour asseoir la réputation, au risque (en essayant ?) de se faire sanctionner mais également sur les garçons les plus jeunes et/ou les plus faibles. Elle s’accompagne alors d’une volonté de terroriser pour mieux régner et accéder au rôle de « petit caïd ». Cette violence ritualisée de domination est courante. Plusieurs garçons l’évoqueront au cours des entretiens :

« Comme l’année dernière, j’étais en 6ème, les 3èmes, ils s’amusaient à mettre des pancartes, à nous attraper, à les mettre dans les toilettes, à fermer la porte, à…à nous mettre des coups de pied au cul…enfin…voilà, à pousser et puis voilà .
- Question : Et c’était des garçons ou des filles ?
- Que des garçons.
- Question : Et ils faisaient ça aux garçons et aux filles ou… ?
- Non ils faisaient qu’aux…enfin… oui…ils faisaient aux garçons. Et je pense aussi, que…enfin, les 3èmes, quand ils étaient en 6ème, ils ont vécu ça, c’est… une chaîne, je pense pas que ça s’arrêtera. Les 3èmes, ils se sont fait…ils se sont fait taper en 6ème, alors, ils étaient…ils étaient faibles, et maintenant qu’ils sont en 3ème, ils sont contents parce que c’est plus…c’est plus eux les faibles. Alors ils se vengent à cause de ça… »

Voilà qui révèle une deuxième leçon sur Boris Cyrulnik : il ne fait pas le boulot d'étude et d'analyse que demanderait son sujet. Je ne pense pas que l'on puisse mettre cela sur le compte de la discipline à la quelle il tente de se raccrocher, la psychiatrie : ce n'est pas que celle-là est incapable de voir ce que la sociologie est capable de mettre en valeur, même s'il y a incontestablement des différences de méthodes. C'est ici un problème d'ignorance beaucoup plus profond de l'objet dont on prétend parler : si Boris Cyrulnik veut émettre des propositions sur l'état de la société, alors, il doit connaître celle-ci un minimum. Ici, ce n'est pas le cas.

Et le reste de l'entretien me direz-vous ? Disons qu'il ne m'inspire qu'une chose : notre homme s'est fendu d'un rapport sur le suicide des enfants vendu 21,90€ pour 160 pages, alors que Le suicide d'Emile Durkheim peut se trouver pour une dizaine d'euros et fait dans les 500 pages. Si vous êtes vraiment intéressé par le sujet, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
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