Batman et Superman : une solution durkheimienne

A l'occasion de la sortie d'un film que je n'irais probablement pas voir - non, sérieusement, Zach Synder quoi... Vous vous souvenez de 300 ? - la question ancestrale revient à la mode : "qui est le plus fort, Batman ou Superman ?". C'est assez décevant, car cela montre l'insuffisance de la culture sociologique et, plus généralement, la faillite de notre système éducatif, n'ayons pas peur des mots. En effet, la réponse est on ne peut plus évidente pour peu que l'on connaisse l'oeuvre d'Emile Durkheim : c'est Batman qui gagne. Voici pourquoi.

Dans sa thèse de doctorat, De la division du travail social (1893), puis dans ses ouvrages ultérieurs, Emile Durkheim entend répondre aux représentations économiques, nouvelles en cette fin de XIXe siècle où la chaleur printanière réchauffe les cœurs engourdis, qui ne voient la société que comme le produit des intérêts individuels. Celles-ci inquiétaient déjà bon nombre de conservateurs qui voyaient se déliter, dans le sillage des Révolutions industrielles, les liens sociaux traditionnels, ceux des communautés villageoises où tout le monde surveille tout le monde. Durkheim oppose aux deux la force du collectif : non seulement la solidarité ne diminue pas mais se transforme, mais en outre l'individu est le produit des forces sociales et dépend de lui. Celui-ci est menacé aussi bien par un poids trop fort du social, qui l'étouffe, que par l'affaiblissement excessif de celui-ci, qui le laisse livrer à lui-même, incapable de subsister. Tout est donc affaire de mesure. Voilà la première grande leçon de la sociologie.

Revenons à notre combat et regardons les forces en présence. D'un côté, donc, le challenger : Superman. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il s'agit de l'incarnation la plus parfaite de l'individu désocialisé. Rendons-nous en bien compte : il est le dernier survivant de sa planète, et n'a pas de semblable, si ce n'est une ou deux cousines et un chien (qui, généralement, n'apparaît pas dans les films, et c'est bien dommage, c'est un personnage tellement plus intéressant). Le voici donc en moderne Robinson sur une île déserte, une figure qu'affectionnent par dessus tout les économistes. S'il y a bien d'autres humains et qu'il se sent tenu de les protéger, il ne peut pas entretenir avec eux de relations d'égal à égal : d'où son besoin de se réfugier dans sa forteresse de la solitude - le nom est quand même significatif. Si l'on reprend les processus qui, selon Durkheim, permettent à une société d'exister en tant que telle, soit l'intégration et la régulation le moins que l'on puisse dire, c'est que le niveau d'intégration de la société à laquelle appartient Superman est faible : il est menacé par ce mal que Durkheim appelle "égoïsme", à savoir l'isolement de l'individu, le manque de liens et de relations quotidiennes qui l'inscrivent dans un ensemble plus large.


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Ce n'est pas tout : Superman n'a littéralement pas de limites. Ses pouvoirs sont infinis et il peut faire pratiquement ce qu'il veut. La seule véritable frontière à laquelle il se heurte, c'est le temps - et encore, son espérance de vie est une question pour le moins complexe. C'est dire qu'il est aussi dans une situation de manque de régulation, ce processus qui, toujours selon Durkheim, assigne aux individus une place et un rôle particulier, suivant des procédures et des raisons légitimes. Le voilà donc menacé par cet autre mal moderne : l'anomie, l'absence de normes qui laisse l'individu seul face à l'infinité de ses désirs... irréalisables, puisqu'il faut malgré tout choisir...

L'anomie : une illustration

Anomie et égoïsme : on ne s'étonnera pas, du coup, que Superman pète les plombs un épisode sur deux et décide de prendre le pouvoir et de réduire le reste de l'humanité en esclavage. Durkheim avait montré en son temps le lien entre insuffisance de l'intégration ou insuffisance de la régulation d'une part et taux de suicide d'autre part. Un individu seul, sans règles, est un individu fragile. Superman est donc un super-individu super-fragile. Les liens qui le tiennent et le protègent contre lui-même se comptent sur les doigts d'une main : Loïs Lane, les Kent... S'ils se brisent, le voilà en danger. Figure tragique, Superman passe son temps à s'interroger sur sa place dans ce monde et sur ce que c'est que d'être un héros. Sa position sociale nous permet de comprendre pourquoi. S'il passe son temps à chouiner, c'est là un fait social.

Une société parfaitement équilibrée

De l'autre côté, donc, Batman. Batman est l'inverse de Superman, et pas seulement parce qu'il a un costume noir trop classe. On pourrait le voir aussi comme un héros solitaire, menacé par l'égoïsme et l'anomie, mais il n'en est rien. Batman est au centre d'un vaste réseau de relations : Alfred d'abord, mais aussi Robin ou plutôt les Robins (Dick Grayson, Jason Todd, Tim Drake, Stephanie Brown, Damian Wayne), Batgirl, les Outsiders, Catwoman, Huntress, Katana, Batwoman, le Commissaire Gordon, Lucius Fox, Cassandra Caïn, le Club des Héros, Batman Inc., j'en passe et des pas mûres. Ce réseau est certes serré, mais sans jamais devenir excessif : la solidarité y est plutôt organique, basé sur des talents et des fonctions diverses, plutôt que mécanique (basée sur la ressemblance et l'effacement des individus derrière une conscience collective toute puissante). Elle laisse donc la place à l'expression de l'originalité de chacun, qui se traduit jusque dans les costumes ou les batarangs. Batman se voit ainsi régulièrement rappelé sa mission et sa fonction. Pas de solitude pour lui, mais pas non plus d'oubli de soi. Un individu parfaitement équilibré en somme. Même s'il sort la nuit déguisé en chauve-souris géante.

La saine expression de l'originalité personnelle

Il en va de même pour ce qui est de la régulation. Ce n'est pas seulement la mission qu'il s'est donné à lui-même sur la tombe de ses parents. C'est surtout Gotham City tout entière. La ville a légitimé Batman, sans avoir besoin d'une boucle autoproductrice comme la boucle Superman-Clark Kent-Daily Planet. Batman peut donc avoir d'autant plus foi dans sa mission, et se sentir d'autant plus tenu par elle qu'elle est produite et reconnue par les autres. Y compris par des autorités à ses yeux légitimes : d'où le rôle central du commissaire Gordon. D'où, aussi, le rôle central de Robin : celui-ci rappelle sans cesse sa mission à son mentor, mais l'étend aussi en se posant en héritier d'un pouvoir qui, autrement, ne serait que charismatique. C'est dans l'éducation, la transmission et finalement la socialisation que Batman se réalise, ce que Superman est toujours incapable de faire, faute de pouvoir trouver son égal.

La croyance du groupe donne sa force à l'institution

Batman se trouve ainsi membre d'une société, et même de plusieurs sociétés, qui le dépassent sans jamais l'écraser. A parfaite distance entre l'excès et l'insuffisance d'intégration, l'excès et l'insuffisance de régulation. Batman est au plus loin du mythe du héros solitaire seul contre tous : Batman, c'est la force du collectif. Sa némesis, le Joker, est, sans surprise, l'archétype de celui qui refuse tout échange social : il élimine ses complices, trahit ses alliés, repousse la seule qui l'aime (Harley Quinn), et essaye d'une façon générale de faire fonctionner une activité seulement sur la terreur, entreprise impossible qui se brise à chaque fois sur la force du groupe de Batman. Il n'est d'ailleurs véritablement menaçant que lorsqu'il essaye de briser ce collectif, en éliminant Robin/Jason Todd ou en semant le chaos, le doute et la défiance au sein de la Batfamily.

Le combat Batman/Superman est donc le combat du collectif contre l'individu. Et le résultat est donc couru d'avance : victoire du premier contre le second. Toute la force de Superman ne peut rien contre la puissance d'un groupe aussi uni. Même dans la perspective où il vaincrait Batman, cette victoire ne serait que de courte durée, car un autre Batman s'élèvera pour le défier à nouveau. Mais cela est de toutes façons improbable : s'appuyant sur les autres, capable de préparer et de planifier le combat, son lieu, ses armes, porteur des espoirs et de la force d'ensembles qui le dépassent, Batman ne peut que triompher contre un individu isolé, fragile et facilement manipulable. Il lui suffira de s'attaquer aux quelques liens trop faibles qui unissent Superman aux autres et de les briser, le laissant ainsi plus isolé que jamais et prêt à commettre une faute... si ce n'est un suicide, par désespoir, par égoïsme, par anomie.

Voici donc la vérité scientifique : dans un match Batman contre Superman, Batman a déjà gagné. Pas parce qu'il planifie tout. Pas parce qu'il est Batman. Simplement parce que Durkheim l'a dit. La semaine prochaine, nous verrons qui est le plus fort entre l'hippopotame et l'éléphant d'après la sociologie structurale. Sortez en rang.


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