Notes sur la socialisation des profs

Voici un billet que je voulais écrire depuis longtemps et que je n'ai cessé de repousser à chaque fois que j'en ai eu l'occasion... par paresse, manque de temps ou par pudeur - vous verrez pourquoi. Le succès, que certains appellent "buzz", du "pourrisage du web" d'un certain Loys Bonod, "36 ans, professeur certifié de lettres classiques dans un lycée parisien", me pousse, sinon à boucler toutes les idées, au moins à dire deux mots de ce sujet : la socialisation professionnelle des enseignants. Une socialisation qui, pour un groupe qui se sent menacé par Internet, emprunte de plus en plus cette voie.

Passons d'abord sur le contenu de la chose : un prof diffuse de fausses informations sur Internet pour mieux piéger ses élèves, espérant leur faire une leçon de morale sur le plagiat et l'Internet. Amusante au premier abord, l'expérience s'avère plus nauséabonde lorsque l'on prend la peine d'y penser (il m'a moi même fallu un peu de réflexion pour en arriver là). Les réactions négatives ont été assez fournies et bien argumentées : vous en trouverez la plupart ici, mais je vous encourage surtout à lire celle-là. J'en recopie un extrait qui résume ma propre opinion mieux que je ne saurais l'exprimer :

L’école soumet les élèves à des injonctions contradictoires : pensez par vous-même, répétez ce qu’on dit. Prenez des risques, ne vous trompez pas. Apprenez par cœur, ne plagiez jamais. Ces contradictions sont structurelles, inscrites dans les fonctions ambivalentes de l’institution. D’un côté, on impose aux élèves une culture dominante de pure autorité. De l’autre, on leur demande d’entretenir la fiction selon laquelle cette culture est librement choisie, aimée, appréciée comme supérieure par tous. La bonne élève, c’est celle qui a le bon goût de sincèrement aimer Flaubert.

Jamais les thèses de Bourdieu, honni de certains profs qui ne l'ont pas lu, ne m'auront jamais semblé plus pertinentes : ce que l'on entend juger chez un élève, ce n'est pas l'acquisition simple de savoir qu'un rapport au savoir, rapport de gratuité, rapport d'évidence, rapport de facilité. Et ce rapport n'est pas enseigné par l'école. Il vient de la famille ou il vient d'ailleurs. Ce que sanctionne l'enseignant, c'est l'anxiété d'élèves qui, face à la dureté des enjeux scolaires - combien sommes-nous à utiliser le spectre du chômage pour essayer de les motiver ? -, cherchent un secours extérieur, comme jadis on achetait des corrigés aux copains ou on se plongeait dans les annales et autres inventions du monde de l'édition, ou encore on fouillait les encyclopédies... Et plutôt que de leur apprendre à chercher de l'information, on les enjoints à se débrouiller seul, alors que c'est justement ça le problème. Oh, bien sûr, Loys Bonod prend la peine de citer "le manque de confiance en soi" dans les raisons qui poussent au plagiat. Mais, outre que l'on peut se demander ce que son expérience fait pour cette confiance en soi, les dessins dont il accompagne son récit sont sans ambiguïtés : c'est la paresse l'explication privilégiée...

Bref. Ce n'est pas tellement de cela dont je voudrais parler. Considérons plutôt la rapidité avec laquelle ce récit a circulé et va sans doute continuer à circuler parmi les enseignants : liké sur Facebook, twitté sur Twitter (j'y ai contribué, comme quoi on devrait prendre la peine de réfléchir avant de diffuser), envoyé par mails, sur les listes de diffusion, sur les forums publics et privés, discuté (ou affiché) en salle des profs, en conseil pédagogique ou en co-voiturage... Jeunes profs comme vieux routards : nous allons être nombreux à lire ce témoignage, et tout autant à devoir nous situer par rapport à lui. Chacun est sommé de se situer : pour ou contre. Et les réactions, y compris celle que vous êtes en train de lire, ont bien pour objectif de situer leurs auteurs dans un espace en conflit, entre progressistes et conservateurs, pédagogues et traditionalistes, etc.

Ce texte n'est pas le seul. Au contraire, depuis que je suis enseignant, soit depuis 2007, j'en ai vu passer plus que je ne saurais le dire : témoignages, récits soi disant sincères, appels à l'aide plus ou moins apocalyptiques, complaintes récurrentes sur le niveau des élèves, la bêtise des parents, l'inconséquence de l'ensemble du système... La triste nouvelle du suicide d'une enseignante se voit traduit en quelques jours en tribunes et prises à partie des uns et des autres qui, invariablement, circulent avec toute la rapidité qu'offre ces Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication dans lesquelles certains voient la mort du Savoir et de la Société. Certains en profitant pour se présenter comme les héros de l'humanisme contre ces traîtres laxistes qui ne partagent pas leurs idées... Un témoignage sur le racisme ordinaire dans un établissement circulera un peu moins vite, peut-être via des réseaux sensiblement différents, mais pourra toujours donner lieu aux mêmes montées en généralité.

Ce sur quoi je veux mettre l'accent, c'est qu'au-delà de ces quelques exemples ponctuels, puisés dans ce que je parviens le plus facilement à retrouver un dimanche après-midi, les enseignants reçoivent beaucoup d'informations de ce type. Elles se présentent généralement sous une forme commune : celle du témoignage ou, pour le dire mieux, de la fable. On y raconte une histoire qui a valeur d'exemple et dont on peut tirer une leçon ou une morale sur la façon dont va le système éducatif. Montée en généralité : c'est le mot. D'une "expérience" auprès d'une soixantaine d'élèves, on tire un jugement aussi définitif que "les élèves au lycée n'ont pas la maturité nécessaire pour tirer un quelconque profit du numérique en lettres".

Le numérique tant critiqué par certains a peut-être moins changé les élèves qu'il n'a changé la socialisation professionnelle des enseignants. Le partage d'expérience a toujours existé, mais pouvait rester très local : salle des profs, IUFM (souvent le contrôle d'un formateur), journées de rassemblement académique (commission du bac, etc.). S'il prenait une ampleur plus large, il devrait passer par des revues ou autres apte à exercer un certain contrôle sur les contenus. La diffusion d'information entre profs est sans doute devenue plus horizontale, et paradoxalement ceux qui sont les plus pressés à dénoncer cette transformation chez les élèves ne sont pas les derniers à l'utiliser à leurs propres fins.

J'ai parlé plus haut de "montée en généralité" : c'est le mot clef. Transformer une histoire locale et personnelle en leçon de portée générale ne se fait pas n'importe comment - et ce n'est pas Luc Boltanski qui me contredira. Dans son article consacrée à "La dénonciation", celui-ci soulignait, en étudiant un corpus de lettres reçues par le Monde, que, pour être acceptées comme légitime, les dénonciations des individus doivent proposer une mise en scène particulière : elles doivent mettre au prise des entités de taille équivalente. A chaque fois, il ne s'agit pas de parler d'une situation personnelle mais de mettre en jeu "les enseignants" comme un groupe homogène - dont on exclura éventuellement des moutons noirs - face, au choix, au Ministère et à sa politique ou à la Société (qui, pour le coup mérite bien une majuscule) et à son mépris.

Autrement dit, ces messages et témoignages sont loin d'être neutres : ils contribuent à construire les enseignants comme groupe, comme professions. C'est ce que fait finalement notre ami Loys Bonod, en donnant comme ennemi à la fois les élèves et l'Internet. Et il y a peut-être lieu de s'inquiéter : je voudrais poser comme hypothèse que c'est un autre point commun de ces messages que de mettre en scène les enseignants contre des adversaires qui, peu à peu, rassemblent à peu près tout le monde. Élèves, parents d'élèves, ministère, administrations, Internet, Wikipédia... L'image qui ressort de cette littérature est celle d'une profession encerclée, cernée de toutes part par les ennemis. Et cet encerclement, ou du moins le sentiment d'encerclement est le produit direct de la dite littérature : c'est que les enseignants peuvent d'autant plus croire ce genre de chose qu'il y trouver un moyen de "généraliser" leur propres expériences singulières. Il y aurait en tout cas beaucoup à apprendre de la contribution de la circulation numérique de l'information à la socialisation professionnelle des profs. Plutôt que de croire qu'Internet n'affecte que les élèves.
Bookmark and Share

Read More...

Marché et conservatisme au pays des super-héros

L'une des grandes vertus de l'économie de marché est, on le sait, de permettre l'innovation, la nouveauté, le changement, l'audace, le bouleversement permanent de l'ordre établi... Sur les marchés, les entreprises n'ont d'autres soucis que de satisfaire la demande puisque c'est là la condition de leurs profits. C'est ce que nous enseigne Adam Smith, Joseph Schumpeter et bien d'autres. Mais alors... pourquoi est-il si difficile pour certains marchés de se transformer ?

Considérons le marché des comics : celui-ci s'adresse depuis longtemps avant tout aux hommes et, plus particulièrement, aux garçons et adolescents masculins. Il y a bien quelques exceptions plus particulièrement destinées aux femmes - et rarement d'un féminisme très marqué - mais elles sont plutôt négligeables en termes de quantité et d'impact économique. Sans entrer dans les détails, cette situation s'est fixée avec l'arrivée des super-héros et leur développement comme thème majeur des bande-dessinées américaines.

Photo publiée sur le site Superheroes are for girls, too! (toutes les images sont cliquables dans ce post)

Pourquoi les éditeurs ne développent-ils pas, alors, des séries destinées aux femmes ? Attention, la question n'est pas "pourquoi ne développent-ils pas des comics féministes/donnant une image positive et non caricaturale des femmes ?". Ce serait évidemment un rêve, mais il est plus étonnant que les femmes ne soient pas prises en compte, ne serait-ce que de façon caricaturale, par les éditeurs. Après tout, cela existe bien au Japon avec les shojo et shonen, destinés respectivement aux garçons et aux filles. "Pas prises en compte", cela veut simplement dire qu'elles ne sont pas considérées comme des consommatrices potentielles, quelque soit la façon dont on souhaite s'adresser à elles.

Est-ce parce que, effectivement, les femmes ne s'intéressent pas aux comics ? Il existe pourtant quelque chose qui ressemble à un mouvement de défense des femmes dans les comics : un ensemble de sites qui non seulement témoignent que les femmes lisent des comics mais qui militent aussi pour que ce public soit pris en compte et reconnu. DC Wowen Kicking Ass, Superheroes are for girls, too!, Women Read Comics in Public Too (une réaction à l'International Read Comics in Public Day - nous vivons une époque formidable), les podcasts 3 Chicks sur Comics Should Be Good!, et bien d'autres encore...

Et pourtant, elles lisent...

DC Women Kicking Ass se demandait encore récemment pourquoi les éditeurs, et en particulier DC (éditeur de Batman, Superman, Green Lantern mais aussi WonderWoman ou Birds of Prey...), "laissaient de l'argent sur la table" (leaving money sitting on the table) : les lectrices existent (voir aussi ce post), elles sont un potentiel économique énorme pour développer l'audience des comics, autrement dit pour gagner de l'argent, et pourtant, rien. Il ne se passe rien. Même lorsque DC relance 52 de ses titres phares (les News 52), il n'apparaît pas particulièrement soucieux de s'adresser aux femmes, au point de prendre des personnages aussi populaires que Starfire ou Harley Quinn et de les transformer en Pin-Up à l'usage des hommes... Commentaire d'un fan ci-dessous, qui pose la même question.


Désabusée, DC Women Kicking Ass écrivait :

Apparently my money, which has been steadily pouring into DC Comics for the past decades, isn’t as good as the money from some dude who may or may not buy more than one issue of a comic.
I’m not stupid. I don’t believe that female readers alone are going to save the company. But it would be nice to hear that they are considered valuable. Important. That DC actually cares if women buy their content.

Bref, tout cela semble économiquement bien peu rationnel. Avec des marchés efficients, pourtant, des comics destinées aux femmes devraient apparaître à partir du moment où une demande existe et que celle-ci n'est pas de trop petite taille. Oh, bien sûr, il existe quelques tentatives de rallier, d'une façon générale, un public plus large aux comics. Le personnage de Batwoman a eu par exemple droit à une superbe mini-série qui donne à voir une héroïne lesbiennes sans caricature ni sexualisation (et vous avez de la chance : ça existe en français). Mais ces tentatives sont rares et éparses, même lorsqu'elles sont couronnées de succès. Le site This Is What Women In Superhero Comics Should Be recense d'ailleurs les moments intéressants, toujours trop courts. Mais dans l'ensemble, les comics continuent à être pensé pour les hommes : même la statuette de Catwoman du prochain film de Christopher Nolan, interprétée par Anne Hattaway, n'est pas destinée aux fans de sexe féminin... On en vient parfois à se poser des questions étranges.


Comment expliquer cette situation ? Tournons-nous un instant vers un autre marché, non moins masculinisé : celui des jeux vidéo. Que se passe-t-il lorsqu'un éditeur fait preuve d'un minimum d'esprit d'innovation afin d'élargir son audience ? C'est ce qu'a fait BioWare dans Dragon Age 2. Ce jeu de rôle propose au joueur non seulement de choisir le sexe de son personnage, mais aussi la sexualité de celui-ci : il sera possible, au cours de l'aventure, d'avoir des aventures romantiques avec des hommes ou des femmes quelque soit le sexe choisi. C'est toujours ça de pris à l'hétéronormativité dominante. Mais voilà, sur les forums de l'éditeur, un joueur va venir se plaindre : il reproche aux concepteurs d'avoir négligé et même blessé leur public principal, le "straight male gamer" ou "joueur mâle hétéro"... (toute l'histoire à découvrir ici)

To summarize, in the case of Dragon Age 2, BioWare neglected their main demographic: The Straight Male Gamer.
I don’t think many would argue with the fact that the overwhelming majority of RPG gamers are indeed straight and male. Sure, there are a substantial amount of women who play video games, but they’re usually gamers who play games like The Sims, rather than games like Dragon Age. That’s not to say there isn’t a significant number of women who play Dragon Age and that BioWare should forgo the option of playing as a women altogether, but there should have been much more focus in on making sure us male gamers were happy.
Now immediately I’m sure that some male gamers are going to be like “YOU DON’T SPEAK FOR ME! I LOVE DRAGON AGE 2!”, but you have to understand, the Straight Male Gamer, cannot be just lumped into a single category.
Its ridiculous that I even have to use a term like Straight Male Gamer, when in the past I would only have to say fans,...

Le pauvre se plaint même d'avoir à utiliser une expression comme "Straight Male Gamer" plutôt que simplement "fan" : il se sent donc menacé par l'arrivé d'un nouveau public sur les pratiques qu'il estime être les siennes et devoir répondre à ses seules exigences.

La réponse de BioWare est un modèle d'intelligence et mérite vraiment d'être lue : grosso modo, elle rappelle que la majorité n'a jamais un droit inhérent à avoir plus que les autres. "And the person who says that the only way to please them is to restrict options for others is, if you ask me, the one who deserves it least. And that’s my opinion, expressed as politely as possible.".

Mais cela nous renseigne sur un point : lorsque l'on essaye de sortir le marché de certaines frontières, on peut rencontrer des résistances. Le Straight Male Gamer agit comme un "entrepreneur de morale" pour reprendre un terme à Howard Becker : il cherche à modifier, manipuler et ici défendre les normes. Et pour cela, il cherche à mobiliser la puissance d'un groupe, ici celui qu'il estime majoritaire. Pour un éditeur, transformer les normes du marché en l'ouvrant à un nouveau public n'est donc pas chose si simple.

Revenons au monde des comics : il se trouve que celui-ci est l'un des plus normés qui soit de ce point de vue. Les fans sont organisés et ce depuis longtemps : le "fandom" n'a pas attendu Internet pour se développer. En un sens, et si on revient à la science-fiction, origine de ce qui allait devenir la culture geek, Hugo Gernsback en fut le premier artisan. Les conventions prirent la suite et, évidemment, les fans furent parmi les premiers sur Internet. Ils exercent un pouvoir réel sur les éditeurs : les réactions à l'annonce de prequels au majestueux Watchmen de Moore et Gibbons ont été plus bruyantes que dans bien d'autres univers sociaux.

Or les réactions aux demandes d'une plus grande prise en compte du public féminin sont pour certaines sans ambiguïté aucune. DC Women Kicking Ass rapporte par exemple celles-ci, laissées en commentaire sur son site ou envoyées via Twitter :

Have you considered starting your own independent comics publisher? Then you can make comics the way YOU think they should be made…rather than trying to get a billion dollar corporation like WBE to create something for a tiny niche minority base that ultimately will not be sustainable or profitable
Just a thought.



Et la planche à propos de la nouvelle version de Starfire que j'ai mise un peu plus haut dans ce post a elle aussi reçu des réactions intéressantes, que l'auteur a mis en scène par la suite :


Le même David Willis a en outre fait cette autre planche qui résume bien ce que j'essaye d'expliquer ici :


En un mot, les entrepreneurs de morale sont nombreux et ils défendent les frontières du marché. Modernes gardiens du temple, ils sont prêt à rappeler à l'ordre ceux qui viennent remettre en cause leur conception des comics.

Mais pourquoi sont-ils écoutés ? On peut avancer plusieurs raisons. Premièrement, ils sont la première demande que peut observer un éditeur : ce sont eux qui sont les plus visibles, que ce soit dans les conventions ou sur Internet, ce sont eux qui s'expriment le plus, y compris parfois de façon très directe auprès des producteurs. Dès lors, il peut être difficile de voir qu'il existe un autre marché potentiel ailleurs. Un produit n'est jamais simplement le fait d'un producteur qui viendrait le proposer à une demande qui ne ferait qu'accepter ou refuser. Toute production découle de la collaboration de tout un ensemble d'acteurs qui en influence la forme et le contenu : ce que Becker appelle un "monde de l'art", prenant acte que, pour produire par exemple un opéra, il faut qu'il existe un public disposé à l'écouter et armé pour le comprendre. Si votre opéra dure 12h, il a peu de chances d'être réalisé parce que l'on ne trouvera pas le public pour y assister. Même remarque si vous l'écrivez en araméen. Même chose pour les comics : les fans participent à la définition et à la conception de ce qu'ils sont. Et cela se fait par le biais de ces entrepreneurs de morale en lutte non pas avec le producteur mais entre eux : partisans du comics traditionnellement masculins contre promoteurs du "kicking ass is gender neutral". Et parce qu'ils sont inégalement dotés en termes de ressources, tous ne peuvent pas se faire entendre. Un marché comme celui des comics est donc un enjeu de lutte et d'affrontement. Il se construit dans et par le conflit entre les groupes, et non simplement parce que quelque entrepreneur schumpeterien a l'idée géniale d'une quelconque innovation.

Deuxièmement, pour un éditeur, décevoir ses fans est extrêmement risqué : s'aliéner ceux-ci, c'est voir se tarir une source essentielle de revenus. L'une des caractéristiques centrales du fan/geek, c'est qu'il achète tout : comics, produits dérivés, places de cinéma, etc. Il peut lui arriver d'être déçu par tel ou tel produit mais il l'achète quand même. Or cette attitude repose en grande partie sur l'aspect distinctif de ces pratiques : on est très fier d'être un vrai fan, d'être celui qui s'y connait le mieux (et d'ailleurs on s'affronte volontiers pour savoir qui est le plus fan, le plus savant, le meilleur connaisseur, etc.), d'apprécier ce que les autres ne peuvent seulement saisir. Là encore, c'est une attitude très proche de celle des musiciens de danse décrit par Becker : pour eux, le jazz ne se définissait presque que par le fait qu'il ne pouvait plaire aux squares. Dès lors, étendre la production à un public plus large, surtout s'il est porteur d'un stigmate comme le sont les femmes (avec la dévalorisation continuelle des pratiques féminines étiquetées comme féminines - regardez par ici par exemple), c'est faire perdre de la valeur à ses produits, leur valeur de distinction. Et donc prendre le risque que le cœur de son public ne s'en détourne. Là encore, cela donne une vision bien différente des marchés que celle généralement promue : les producteurs ne s'affrontent pas tant pour vendre des biens ou des services que pour constituer autour d'eux un petit groupe de fans susceptibles de les suivre quoiqu'il fasse. Pour cela, loin d'être porté à innover, ils sont plutôt incités à respecter des normes et des règles qu'ils ne peuvent être les seuls à manipuler et à contrôler.

Au final, il semble que le marché des comics, loin d'être disposé à l'innovation, adopte plutôt un fonctionnement favorable à un certain conservatisme. Cela ne veut pas dire que les transformations et les changements y sont impossibles, seulement que ceux-ci n'est pas aussi simple qu'une certaine pensée économique pourrait le laisser penser. Et que les conditions favorables à l'innovation sont finalement assez complexe et doivent prendre en compte les rapports de force entre groupes - ré-encastrer l'économie dans le social, encore et toujours.

Quelques questions se posent également à moi à la fin de cette note : qu'en est-il sur les autres marchés ? Peut-on aussi y repérer des "gardiens du temple", des entrepreneurs de morale qui protègent, finalement, un marché et un public bien particulier ? Il n'est pas difficile d'en voir certains sur le marché de la musique ou des films se battre corps et âmes pour défendre une organisation bien particulière de la production - celle du copyright - contre les innovations technologiques que sont la numérisation et le téléchargement. Là encore, le marché ne se conjugue-t-il pas autant ou même mieux avec le conservatisme qu'avec l'innovation ? Mais ce sont là les producteurs qui se battent pour défendre leur situation, tandis que ce sont les consommateurs de comics qui exercent, semble-t-il, le plus de poids dans la bataille que j'ai essayé de décrire. Peut-on voir des phénomènes semblables ailleurs ? Peut-être. C'est à voir.

En attendant, et comme je suis nul pour conclure, je laisse la parole à quelqu'un d'autres pour régler une question essentielle que je n'ai pas traité ici : qu'est-ce que c'est que d'être une femme dans le monde des comics ?

Bookmark and Share

Read More...