Pourquoi il faut continuer à parler du chômage en SES en seconde

Parce que même notre cher président ne sait pas que le taux de chômage se calcule sur la population active et non sur la population totale, autrement dit uniquement sur les personnes qui occupent ou recherchent un emploi. Voir ce post d'Olivier Bouba-Olga pour d'autres bétîses économiques.


Jean-Pierre Pernaud indique que le chômage des jeunes est un fléau, "1 jeune sur 4 est au chômage". Not'Président acquiesce. En toile de fond, le taux de chômage des jeunes apparaît : 23,8% de chômeurs. Pas loin de 25%, 1 jeune sur 4, donc.

Evidemment, un jeune sur quatre n'est pas au chômage, puisque beaucoup de jeunes font leurs études et sont donc inactifs. C'est dommage, c'est exactement l'erreur que j'expliquais à mes classes de seconde il y a une semaine... Avec le nouveau programme, ils ne pourront plus l'apprendre. Et pourtant, même les présidents et les "journalistes" de Tf1 en auraient bien besoin.

A lire aussi, le commentaire d'AGORA/Sciences sociales etce post sur le blog Socio-Voce, dont les auteurs en ont aussi gros sur la patate. J'approuve particulièrement ce passage qui me semble d'une justesse peu commune :

Sous couvert de cette réforme, c’est une conception monolithique et hiérarchisée des sciences qui est promue : à l’économie mathématisée la toute-puissance ! qui devient la référence, et qui pourtant masque les problématiques de notre société contemporaine.

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La victoire des bisounours (?)

Sur le blog de Gilles Raveaud, on peut trouver le futur programmes de seconde de l'enseignement d'exploration de Sciences Economiques et Sociales - rappelons que les élèves devront, si la réforme va jusqu'au bout, choisir obligatoirement entre SES et Principes fondamentaux de l'économie et de la gestion, avec possibilité de prendre les deux (1h30 par semaine chacun). Il circule depuis quelques jours entre enseignants, suite visiblement à une fuite du côté des auteurs de manuels. Je vous encourage vivement en en prendre connaissance.


Ce programme soulève une certaine méfiance chez un certain nombre d'enseignant, ce post sur le site de l'Idies essayant de synthétiser les critiques. Il a été confectionné par un groupe d'expert rassemblé pour l'occasion : Christian de Boissieu, Philippe Martin (tous deux économistes), François Dubet (sociologue), Sylvain David, président de l'APSES, Jean Etienne et Anne-Marie Dreiszker, tous deux inspecteurs. Dans un contexte difficile pour la discipline, je ne doute pas qu'ils aient fait tous les efforts nécessaires pour réaliser leur tâche au mieux.

Pourtant, à titre tout à fait personnel, je suis assez déçu par ce programme. Il y a des points qui me semblent positifs. Tout d'abord, les outils théoriques à mobiliser auprès des élèves s'avèrent un peu plus précis que dans l'ancien programme, ce qui rend les choses un peu plus claire pour l'enseignant, et souligne, pour le lecteur extérieur, la dimension scientifique de cet enseignement - laquelle ne fait en général pas de doutes pour ceux qui le pratiquent. Ensuite, certains des items choisis manquaient en seconde : aborder dès le début la question du marché est un choix judicieux, tant celui est central aujourd'hui dans nos sociétés et dans la pensée économique et sociologique.

Mais il y a bien des problèmes qui se posent lorsque l'on lit les choses dans le détail. Pour commencer, la sociologie se trouve réduite à la portion congrue : sur douze thèmes, elle n'en occupe véritablement que quatre, dont les deux derniers sont facultatifs (les enseignants sont tenus de traiter les dix premiers items). Dans le programme actuel, le thème de la famille permettait de développer véritablement une analyse sociologique dans toute sa richesse. Ici, ma discipline de prédilection est réduire au rang de petit "supplément d'âme" à l'économie. Or, nos élèves ont besoin de sociologie, non seulement parce que celle-ci leur permet de comprendre des questions qu'ils se posent, mais aussi parce que celle-ci permet de mieux comprendre l'économie. Ce choix de se centrer sur la seule économie me semble hautement contestable : nous sommes dans une formation générale, et les élèves ont besoin d'une vue plus large des sciences sociales que la seule économie.

Autre point d'achoppement à mon sens : le retrait de la plupart des questions un tant soit peu "problématiques". Exit la question de la valeur ajoutée et de son partage, exit la question de l'emploi et du chômage. Même les inégalités ne sont plus abordées qu'à partir des différences de pratiques culturelles Pourtant, ce sont des questions de premier plan aussi bien pour les scientifiques que pour les citoyens : une initiation à l'économie où l'on ne parle pas du chômage, c'est quand même étonnant quand on sait tout ce que les économistes et les sociologues ont à dire sur cette question qui interpelle les élèves. Un équilibre aurait pu être trouvé entre les précisions quant aux outils théoriques d'une part et les questions vives à traiter. C'était d'ailleurs l'une des recommandations du rapport Guesnerie. J'ai l'impression que, sur ce plan-là, les lobbys en faveur de l'économie bisounours ont marqué des points contre ce que proposait le dit rapport, et je le regrette fortement. Le communiqué de presse de l'Apses évoque à ce propos l'intervention directe du ministère dans la confection du programme : si les choses étaient avérées, ce serait très grave. Affaire à suivre.

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Le cadeau ou l'argent ?

Jean-Edouard s'en prend à la perte sèche de Noël, en essayant de dépasser les arguments habituels, c'est-à-dire en montrant que les cadeaux ne sont pas forcément sous-optimaux comme les économistes ont tendance à nous le répéter chaque année – avec un si faible effet sur les pratiques que l'on en vient à se demander comment ils ont fait pour organiser la crise (amis économistes, ne me tombez pas dessus en hurlant à la mort : c'est de l'humour). Saine initiative que celle de la moitié du couple le plus célèbre de la blogosphère. Puisqu'il me fait, par ailleurs, l'honneur d'une citation, je viens mettre mon grain de sel dans l'histoire, en proposant un autre raisonnement, complémentaire et non-exclusif, bien évidemment appuyé sur de la sociologie économique.


Reprenons au commencement : qu'est-ce que cette histoire de perte sèche de Noël ? Il s'agit d'une application d'un raisonnement économique standard à la pratique des échanges de cadeaux. L'objectif est de savoir si ces échanges sont optimaux, c'est-à-dire maximisent la satisfaction des personnes par rapport aux ressources mobilisés. La réponse est non : si je vous offre le New Super Mario Bros Wii en le payant 60€, alors que vous n'étiez prêt à l'acheter que pour moins de 40€, d'une part, vous avez des goûts vidéoludiques douteux, d'autre part, votre satisfaction est inférieure à ce que j'ai payé – il y a une perte de 20€. J'aurais mieux fait de vous donner les 60€ pour que vous alliez vous acheter un jeu sur Xbox (vous voyez que vos goûts sont douteux) qui vous satisfasse à hauteur de 60€. Multipliez cela par le nombre de cadeaux échangés chaque année à Noël, et vous avez matière à écrire un bouquin qui vous permettra d'aller faire le malin sur les plateaux télévisés.

Dans son post, Jean-Edouard suggère qu'à l'origine, il s'agissait d'un exemple donné par un enseignant pour expliquer la façon dont réfléchisse les économistes, qu'un étudiant peu scrupuleux mais désireux de se la jouer façon Freakonomics a pris un peu trop au sérieux. Hypothèse qui me semble tout à fait plausible. En gros, c'est une bonne façon d'expliquer que les économistes posent leurs questions en terme d'efficacité, et de montrer comment ils peuvent raisonner. Essayer d'en faire plus est extrêmement dangereux : comme souvent lorsque les économistes cherchent à appliquer leur raisonnement à des situations originales mais percutantes, ils le font de manière trop empressé, et ça vire au n'importe quoi. Dans le cas de la perte sèche, il y a l'idée d'un grand pouvoir de la monnaie, qui permettrait d'être plus efficace même au cours d'un don matériel. Or cela est loin d'être évident dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près d'une part à ce qu'est l'argent d'un point de vue sociologique, d'autre part à ce que signifie le don. Et tout ça, en restant centré sur les satisfactions individuelles des parties prenantes.

L'argent a une odeur

Concernant la monnaie, la conception mise en œuvre dans le raisonnement de la perte sèche s'exprime sous forme de proverbe : « l'argent n'a pas d'odeur ». Comme souvent, chez les économistes et ailleurs, on suppose que l'argent est aisément transférable d'un poste budgétaire à l'autre, d'une dépense à l'autre : l'argent que je reçois peut me servir aussi bien à acheter des chips qu'à aller voir l'exposition Soulages au centre Pompidou. C'est à cette seule condition que l'on peut dire que plutôt que de d'offrir un pull moche avec un Rudolf dessus à votre petit frère, vous auriez dû lui donner les 30€ que vous avez claqué dedans pour qu'il aille s'acheter des cartes Magic (malgré ma dévotion à Nintendo, je ne m'abaisserais pas à citer Pokemon). Mais rien ne dit que l'argent soit véritablement transférable. C'est précisément ce que montre Viviana Zelizer dans La signification sociale de l'argent. Sur la base d'une enquête solide auprès de différents ménages américains, la sociologue montre que les sommes d'argent sont socialement marquées, c'est-à-dire que les individus ne se sentent pas autorisé à les utiliser pour acheter n'importe quoi. Un cas extrême mais significatif est celui d'une prostituée qui compartimente très clairement ses sources de revenus : les produits de son « travail » lui servent à acheter drogues et alcool, tandis que les aides sociales qu'elle reçoit sont affectées aux soins de ses enfants – exemple d'une grande portée parce qu'il montre qu'il n'y a pas besoin d'être fortuné pour pratiquer le marquage social de l'argent, au contraire. De même, les héritages ne peuvent pas être utilisés pour n'importe quoi : on n'envisage pas de payer les dépenses courantes avec, on cherche à acquérir quelque chose de significatif, y compris par rapport au parent à qui on le doit (voir, sur ce point, les travaux d'Anne Gotman). Comme souvent, le bon sens populaire se trompe : l'argent a une odeur.

Que se passe-t-il si l'on intègre cela à la question des cadeaux de Noël ? Rien ne permet de dire qu'une somme d'argent offerte sera nécessairement utilisée de façon aussi optimale que le veut le raisonnement de la perte sèche. Les individus risquent d'avoir tendance à s'acheter quelque chose qu'ils ne s'achèteraient pas avec un autre argent – et donc à être moins regardant. Si c'était mon argent, je n'achèterais pas un écran plat à plus de 150€, mais puisqu'on m'a offert 200€, je peux tout dépenser... Le comportement est finalement le même que dans le cas où le cadeau ne se fait pas en monnaie sonnante et trébuchante. D'autant plus qu'il est possible que, en fonction de la personne qui m'offre l'argent, je ne me dirige pas vers les mêmes biens : une jeune fille qui reçoit 100€ de sa grand-mère ne va pas peut-être pas aller tout dépenser en dessous coquins, mais préférera s'acheter quelque chose qu'elle pourra montrer et partager avec sa mamie (je sais : cet exemple est profondément sexiste). L'utilisation de l'argent n'est donc pas aussi libre que le pense le raisonnement de la perte sèche, à moins que l'on ne souhaite partir sur une critique radicale des relations sociales et des normes qu'elles encadrent quant à leur efficacité économique... Si on accepte qu'il y a un plaisir à offrir et un plaisir à recevoir qui justifie la pratique du don de fin d'année, on ne peut pas être sûr que celui-ci serait plus optimal s'il était fait sous forme liquide – parce que justement, il ne peut pas l'être, la liquidité de l'argent n'étant qu'une illusion.

Les médias ont beaucoup glosé dernièrement sur la revente de cadeaux de Noël sur Ebay : le même raisonnement s'applique dans ce cas-là. Rien ne permet de dire a priori que l'argent retiré de cette vente n'en ressort pas marqué socialement, et que l'on accepte de s'en servir pour tout et n'importe quoi. C'est là une question qui devrait se régler au niveau empirique. Là où le raisonnement de la perte sèche donne des réponses à partir de quelques hypothèses, la sociologie économique propose de se servir des hypothèses pour mieux interroger la réalité, pour mieux enquêter.

Ça, ça n'a pas de prix

Mais, pour l'instant, on a surtout montré que la solution proposée par le raisonnement de la perte sèche n'était pas aussi efficace que celui-ci veut bien le croire. On peut aussi montrer que l'échange, le don de cadeau a une efficacité propre, qui le rend irréductible à un simple échange d'argent. En effet, le calcul de la perte sèche considère, comme c'est souvent le cas dans les modèles économiques standards, que les individus connaissent leurs préférences et sont capables de les hiérarchiser. Autrement dit, les goûts des individus sont donnés : pour une raison inconnue, je sais que je préfère des chaussettes Simpsons à des chaussettes Garfield, et je peux en outre classer ces deux biens par rapport à tous les autres biens disponibles. Par contre, celui qui me fait un cadeau ne connaît pas mes préférences et a donc toutes les chances de se planter. Tout devient différent si l'on considère que les goûts ne sont pas donnés mais sont le produit d'une socialisation, et que les échanges de biens, l'activité économique, et donc l'échange de cadeaux participent à celle-ci. Autrement dit, si, plutôt que de considérer des individus isolés, atomistiques, on considère leurs relations et l'effet de celles-ci sur les individus – ce qui est l'une des caractéristiques propres de la sociologie économique.

Les cadeaux peuvent ainsi être une occasion de voir se révéler à soi-même ses propres goûts : c'est en recevant son équipement de petit chimiste à 8 ans alors qu'il avait demandé un flipper que le petit Jimmy a découvert sa vocation et est devenu, quelques années plus tard, le Docteur Colossus. La satisfaction qu'il pouvait retirer de son cadeau ne pouvait donc être connue par lui-même avant de le recevoir. Les économistes parleraient dans ce cas-là de biens d'expérience, dont on ne peut savoir s'ils nous satisfont qu'en les consommant. Notons que ceux-ci sont beaucoup plus nombreux que l'on ne le pense généralement : les jouets, notamment, en font partie, tout comme la plupart des gadgets électroniques – puis-je être sûr qu'un Droid me satisfera plus qu'un Iphone avant d'avoir eu les deux en main ? Les choses deviennent encore plus compliquées si on intègre que la plupart des biens offerts à Noël relève de ce que Lucien Karpik appelle l'économie des singularités, c'est-à-dire où l'on recherche moins un prix qu'une qualité, où, de façon basique, l'on recherche le « bon » film/livre/travailleur/etc., un bien singulier. L'incertitude est alors fondamentale : se diriger dans des marchés de la qualité est extrêmement difficile. Lucien Karpik détaille, dans ses travaux, différents dispositifs qui permettent de surmonter cette incertitude fondamentale. On peut avancer que l'échange de cadeau à Noël est précisément l'un de ces dispositifs : l'offreur joue le rôle de prescripteur qui, par la connaissance qu'il a d'un bien qu'il sait « bon » et celle qu'il a du receveur, même s'il ne connait pas parfaitement ses préférences, permet à ce dernier de mieux se diriger dans les marchés de la qualité – où en serais-je aujourd'hui si ma mère n'avait pas eu la bonne idée d'écouter la radio et de m'acheter, sur les conseils d'un critique littéraire, mon premier Terry Pratchett (découvrir Pratchett à 12 ans, que demander de plus...) ? La recommandation n'est plus alors « offrez plutôt de l'argent » mais « choisissez soigneusement ! ». Après tout, même si l'on offre un bien qui, finalement, ne plaît pas à son destinataire, celui-ci aura au moins appris à mieux connaître ses propres goûts – et, ça, ça n'a pas de prix (pour tout le reste, il y Mastercard).

Poussons le raisonnement encore un peu plus loin : si on tient compte de ces différents éléments, on est amené à ré-évaluer les satisfactions respectives du donneur et du receveur. L'un des arguments de la perte sèche est que, si le donneur retire une satisfaction de donner à offrir, il n'y a pas de raison que celle-ci soit moins importante s'il donne de l'argent. Il y a pourtant tout lieu de penser le contraire : pour des parents offrir The Legend of Zelda : Spirit Tracks ou de l'argent n'est certainement pas la même chose, puisqu'avec l'argent, leur enfant pourra peut-être aller s'acheter cet horrible jeu qu'est GTA IV alors que Nadine Morano dit que c'est pas bien pour les jeunes (notons que cet exemple n'est pas très pertinent : n'importe qui de rationnel reconnaîtra qu'un Zelda est, par essence, infiniment plus satisfaisant que n'importe quel autre jeu). Le contenu du cadeau a donc une influence décisive sur la satisfaction du donneur.

D'ailleurs, le choix du cadeau vient manifester la qualité du lien que l'on entretient avec la personne. Ainsi, Theodore Caplow, dans un article consacré à la pratique des cadeaux de Noël dans la ville américaine de Middletown("Les cadeaux de Noël à Middletown. Ou comment faire respecter une règle sans pression apparente ?", Dialogue, 1986), montre comment la qualité des cadeaux manifeste les normes familiales : faire un plus beau cadeau à son cousin qu'à son frère n'est pas acceptable, sauf si l'histoire familiale justifie une préférence pour le premier sur le second. La cadeau apporte donc de la satisfaction parce qu'il exprime la force d'un lien. Il n'est pas forcément très bon, pour la satisfaction des individus, que cette force s'exprime en valeur monétaire. D'une part, elle rend les dons beaucoup plus mesurables, quantifiables, comparables entre eux, ce qui n'est pas forcément le sens attendu du don : au contraire, le don peut avoir besoin de se vivre dans la négation de sa valeur matérielle, afin que l'obligation de rendre ne soit pas trop manifeste – sinon, on peut se sentir humilié par un don d'argent trop important, qui implique que l'on ne pourra pas rendre autant. D'autre part, la valeur accordée à un bien peut être subjectivement et relationnellement plus grande que son prix : trouver un objet désirée par la personne a plus de valeur que le prix de l'objet lui-même : un livre d'occasion peut, par exemple, n'avoir qu'une valeur monétaire minime, mais par le sens qu'il porte quant à la relation entre les deux personnes, sa valeur peut être incommensurable. A ce moment, le contenu du cadeau, c'est-à-dire l'objet et non son prix exprimé en monnaie, peut avoir une influence décisive sur la satisfaction de celui qui le reçoit.

Au final, la monnaie n'est peut-être pas un aussi sûr moyen de maximiser la satisfaction des individus que ne le prétend le raisonnement de la perte sèche. Cela parce que les économistes ont tendance à prendre la monnaie comme un facilitateur d'échange en oubliant tout ce que ces derniers exigences de technologies sociales : pour qu'un bien puisse circuler, il faut d'abord qu'il soit mis en position de l'être. Il est des choses qui ne se vendent pas, d'autres qui ne s'échangent même pas, ou pas n'importe comment, n'importe quand ou avec n'importe qui. Comprendre l'économie implique que l'on comprenne aussi comment se dessinent et se répartissent ces systèmes d'échanges. En attendant, l'idée de perte sèche doit être pris pour ce qu'elle est : un joli exercice intellectuel, pédagogiquement utile pour tous ceux qui enseignent l'économie et pour ceux qui l'apprennent. Mais pas pour une condamnation sans appel de la soi-disante « irrationalité » de certains de nos comportements les plus quotidiens.

Note 1 : Mes collègues économistes me pardonneront de ne pas avoir exprimé tout ça avec des fonctions, des équations, et tout le bazar, mais j'avoue que j'ai un peu la flemme (bien sûr que j'en suis capable).
Note 2 : Les responsables marketing de Nintendo, Mastercard, Microsoft, Wizard of the Coast, Rock Star Games, Fox Television, Ebay, ainsi que Jim Davis sont priés de me contacter par mail pour qu'on s'arrange (pour la Fox, je veux bien une dédicace de Matt, thanks).

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A quand un quota de 30% de fils de cadres dans les lycées professionnels ?

La question peut sans doute sembler inutilement provocatrice. Pourtant, au moment où se noue un débat autour de la mise en place d'un quota de 30% d'étudiants boursiers dans les grandes écoles françaises, la poser permettrait peut-être de mieux cadrer les choses.


La conférence des grandes écoles a fait part de son désaccord avec l'idée de quota : d'accord pour augmenter la part de boursiers dans les grandes écoles, mais certainement pas pour l'imposer par quota. La question soulève déjà des réactions assez fortes, autour de la dénonciation de la main-mise d'une petite élite sur les formations les plus rentables, l'idée de maintien de "l'excellence" - le terme est à la mode - demeure consensuel. Mais on oublie un peu facilement ce qu'implique cette ségrégation scolaire et estudiantine : à l'homogénéité sociale des filières d'élite répond celle des filières dévalorisés, des lycées professionnels, des CAP, des formations « professionnelles » et autres, parents pauvres de l'éducation nationale sur lesquels les feux médiatiques oublient le plus souvent de se poser.

Et pourtant cette ségrégation n'est pas moins forte, ni moins difficile à vivre. Surtout qu'elle est rarement simplement sociale : dans de nombreux cas, elle s'articule avec une ségrégation sexuelle – certaines formations sont fortement masculinisés ou fortement féminisés, et leur valeur en est souvent affectée – et une ségrégation ethno-raciale, les « jeunes issus de l'immigration » - c'est-à-dire les Noirs et les Arabes car, évidemment, un descendant d'immigrés italiens comme moi n'est pas un "jeune issu de l'immigration" - y étant sur-représentés, du fait d'une dynamique complexe de pauvreté économique, de ségrégation urbaine et de discriminations diverses. L'université n'est pas forcément non plus un lieu de parfaite mobilité sociale : d'une discipline à l'autre, et surtout d'une année sur l'autre, particulièrement lorsque l'on va vers les années les plus élevés et vers les master les plus sélectifs, on ne rencontre pas les mêmes groupes sociaux.

Les conséquences de cette ségrégation sont plus fortes qu'on ne peut la plupart du temps le dire. En effet, la concentration des classes défavorisées dans certaines formations est à la fois le symptôme et la cause de la dévalorisation de celles-ci. Bien des formations professionnelles ont mauvaise presse parce qu'elles sont de fait réservées à certaines populations, ce qui contribue à les rendre encore moins attractives et donc encore plus ségréguées, un phénomène qui se renforce lui-même. L'invisibilisation de ces formations dans l'espace public, qui contribue à l'enfermement et aux difficultés qu'elles rencontrent et que rencontrent leurs étudiants, y compris au niveau le plus simplement économique, est l'un des problèmes majeurs qu'elles rencontrent et qui découle différemment de leur homogénéité sociale "par le bas".

Si l'on a cela en tête, il est difficile de ne pas poser les questions bien au-delà des grandes écoles. Pire, la proposition des quotas de boursiers dans ces seuls établissements, même s'il ne reste qu'au niveau des propositions, est extrêmement perverse : elle contribue en effet à maintenir l'idée que, hors des grandes écoles, il n'y a pas de salut, qu'elles sont les seules à valoir les coups, à avoir quelque chose à proposer aux étudiants. Non seulement l'université et les formations courtes du type BTS disparaissent alors qu'elles apportent une contribution significative à la mobilité sociale, à la réussite des étudiants et à la formation d'une main-d'oeuvre de qualité, non seulement les formations professionnelles ne sont mêmes pas évoquées par qui ce soit, mais surtout l'idée demeure que la guerre pour les places, pour un petit nombre de formations, est tout à fait normale. On légitime un peu plus l'idée que seule compte la réussite d'un petit groupe d'étudiants, qui formeront l'élite, et que l'on peut abandonner les autres - et que, donc, pour ceux qui ne font pas partis des "élus", c'est vae victis.

La question qui n'est pas posée, c'est donc celle de l'égalité, celle des vaincus du système scolaire. Si l'on met 30% de boursiers dans les grandes écoles, que deviendront les autres boursiers ? Que deviendront ceux qui ne veulent, n'ont pas envie, ou ne peuvent pas, pour des raisons autres que strictement financières, se tourner vers ces filières là ? Pendant combien de temps s'obstinera-t-on à penser que la seule mission du système éducatif est de former l'élite économique et politique ? Proposer des quotas symétriques - 30% de fils de cadres dans les lycées professionnels - n'est qu'une façon de soulever ces questions.

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If we illegalize gay marriage, all marriage is in danger

Alors qu'a été récemment célébré le premier mariage entre deux hommes d'Amérique latine à Ushuaïa - qui n'est pas qu'une émission de Nicolas Hulot et une marque de shampoing, mais aussi une ville d'Argentine - la question revient brièvement, comme elle le fait de façon épisodique, dans le débat. Le Monde publie ainsi un port-folio sur les pays qui ont légalisé ce type d'union, une façon de mettre en question la position de la France. Mais c'est d'un cartoon de l'excellent Saturday Morning Breakfeast Cereal dont je vais parler. Et de syllogismes aussi. Tout ça pour mieux comprendre ce qu'il y a derrière le refus de ce type de mariage.


Commençons par le cartoon, que l'on trouvera ici sur le site du talentueux Zach Weiner :




Le dessin se moque de l'argument de la "pente savonneuse", technique rhétorique éprouvée et appréciée des opposants de tous poils à toutes de libertés au nom de grands principes moraux. Il consiste, basiquement car il en existe des versions très "savantes", à dire "qui vole un oeuf, vole un boeuf" : si vous légalisez les drogues douces, alors vous devrez autoriser les drogues dures, puis le trafic et le crime ; si vous autorisez l'euthanasie, alors bientôt on pourra tuer des personnes pas assez productives ; etc. Évidemment, la façon dont on passe d'une étape à l'autre, et en quoi elles s'impliquent "nécessairement" et serait inévitable n'est pas préciser. Ce type d'argumentation est en effet caractéristique de ce que le philosophe Ruwen Ogien appelle une "panique morale" un débat dans lequel l'argumentation rationnelle devient simplement impossible tant certains acteurs semblent sensibles et prêts à tout sur la question. Une bonne façon de caractériser le débat sur le mariage homosexuel, où les arguments sont rarement explicites et le plus souvent travestis, au moins en France, le fond religieux des opposants n'étant que trop rarement assumé.

Mais l'argumentation mérite d'être questionnée plus profondément, dans un sens pas si différent de ce que fait Zach Weiner dans son cartoon. On peut en effet y appliquer une des "ficelles du métier" (tricks of the trade) d'Howard Becker. Cette ficelle a un nom : Becker l'appelle "Cherchez la majeure". Elle part du principe que la plupart des argumentations s'appuient sur le modèle classique du syllogisme, du type "Majeure : tous les hommes sont mortels ; Mineure : Or Socrate est un homme ; Conclusion : Socrate est mortel". Or, dans bon nombre de raisonnements, la majeure est implicite et seule la mineure est explicitée. C'est du moins ce dont s'est rendu compte Everett Hughes auquel Becker emprunte l'idée :

Hughes s'intéressait à la manière dont les sociologues américains s'étaient égarés, dans les années 1940, lorsqu'ils avaient cherché à réfuter un certain nombre d'affirmations racistes. Ainsi, lorsque quelqu'un avançait que les Nègres sentent plus mauvais que les Blancs, ces bonnes âmes malavisées s'efforçaient de prouver qu'en réalité les Blancs sont incapables de sentier la différence entre la sueur d'un Blanc et la sueur d'un Noir. Et ces chercheurs furent positivement ravis de voir que leurs travaux montraient également que les Américains d'origine chinoise trouvaient que la sueur des Blancs sentait particulièrement mauvais

Ainsi, nous trouvons quantité de travaux et de recherches qui tendent à montrer que les enfants élevés par des couples de mêmes sexes ne présentent pas plus de problèmes psychologiques, ne rencontrent pas plus de difficultés, etc. que ceux élevés par des couples de sexes différents. Cela est nécessaire, tout comme l'étaient toutes les études qui montraient la bêtise des préjugés raciaux, mais est-ce suffisant ? Hughes propose une autre façon de faire.

Hughes analyse ces affirmations comme suit : l'argument selon lequel les pratiques ségrégationnistes sont justifiées découle d'une majeure qui n'est ni formulée ni démontrée empiriquement, et qui affirme qu'il devrait y avoir des équipements spéciaux pour les gens qui sentent mauvais. Suit une mineure qui, elle, est explicitement formulée, mais non démontrée empiriquement, et qui dit que les Noirs, effectivement, sentent mauvais. Si - et c'est bien sûr un énorme si - ces deux prémisses sont vraies, alors il en découle inévitablement la conclusion selon laquelle les Noirs doivent avoir des équipements réservés.

Qu'a fait Hughes ici ? Il a cherché à reconstituer la majeure d'un syllogisme dont seule la mineure était explicite. Et cette majeure est particulièrement intéressante pour ce qu'elle révèle sur ceux qui emploient ce type d'argument et sur la société qui à la fois acceptent des raisonnements impliquant de telles majeures - même si elles peuvent en refuser les mineures - tout en se les cachant à elle-même. Ici, l'Amérique de Hughes, celle des années 60 (peut-être est-ce toujours valable aujourd'hui), est toute prise par ses mythes de promotion sociale et d'hygiénisme qu'il lui semble naturel que ceux qui souffrent "d'odeur corporelle" méritent une déchéance sociale. Et même ceux qui ne sont en rien raciste, et n'acceptent donc pas la mineure du raisonnement, peuvent tout de même entretenir la majeure. Prenant un autre raisonnement incomplet "les Juifs ne devraient pas avoir le droit de faire médecine parce qu'ils sont trop agressifs", Hughes écrit :

Déterminer précisement la norme du convenable en matière d'agressivité est un problème dont nous autres, Américains, n'aimons pas discuter ; nous risquerions de découvrir que la dose d'agressivité nécessaire à la réalisation de nos ambitions dépasse la limite où cette vertu se transforme en un vice condamnable.

Qu'en est-il donc pour notre raisonnement qui voudrait que l'on interdise le mariage aux personnes de même sexe ? Nous pouvons appliquer la ficelle de Becker et chercher la majeure. Elle peut sans doute se formuler de différentes façons, mais elle implique nécessairement que "certaines personnes ne devraient pas être autorisées à se marier". C'est ici que le cartoon de Zach Weiner devient d'un seul coup un peu plus qu'un seul trait d'humour : si on trouve une caractéristique X qui fait que certaines personnes ne devraient pas se marier, il n'y pas de raison de ne pas chercher cette caractéristique ailleurs que chez les personnes de même sexe. Prenons par exemple la majeure la plus souvent mobilisée : "certaines personnes ne devraient pas se marier parce qu'elles sont incapables d'élever correctement des enfants". La mineure avancée est alors généralement "Or les homosexuels sont incapables de donner une éducation correcte à des enfants". Mais après tout, s'il est légitime d'interdire aux homosexuels de se marier parce qu'ils ne peuvent pas donner une "bonne" éducation, alors pourquoi ne pas faire de même pour tous les groupes qui ne sont pas en mesure de donner cette "bonne" éducation. Si certains mariages ne sont pas souhaitables, ne devrait-on pas contrôler tous les mariages ?

Cette majeure est tout à fait intéressante quant à notre société : elle révèle à la fois notre sacralisation de l'enfance et de la famille et notre difficulté à reconnaître cela, notre malaise quant à cela. Nous pensons que l'éducation donnée par les parents est la plus importante, en oubliant facilement qu'il existe d'autres sources d'apprentissage et de socialisation, ce qui nous autorise à condamner facilement les parents dont les enfants ne se comportent pas bien - ce qui nous rassure d'ailleurs sur nos propres capacités. En même temps, nous sommes inquiets de savoir ce qu'est la bonne façon d'éduquer ses enfants et nous n'avons pas trop envie de rentrer dans ce débat-là. On pourrait paraphraser Hughes en reprenant la citation que je donnais un peu plus haut : "Déterminer précisement la norme du convenable en matière d'éducation des enfants est un problème dont nous autres, Français, n'aimons pas discuter ; nous risquerions de découvrir que la façon d'éduquer ses enfants nécessaire à la réalisation de nos ambitions dépasse la limite où cette vertu se transforme en un vice condamnable". Nous découvririons peut-être que cette bonne éducation n'est pas aussi plaisante, ni surtout aussi égalitaire que nous voudrions bien le croire. Nous risquerions de découvrir que tout le monde ne part pas égal, et que plutôt que d'évoquer la volonté des parents que nous croyions "démissionnaire", il faudrait s'intéresser à des choses que nous n'aimons pas discuter, le fonctionnement de l'école ou les inégalités.

Resterait à savoir pourquoi nous sommes aussi enclins à ce genre de raisonnement, même lorsque nous ne partageons pas la mineure qui exclut les couples de même sexe. Comme le dit Becker, il y a là matière à un véritable travail sociologique :

Ce que l'on découvrira de manière systématique, en revanche, si l'on suit l'analyse de Hughes, c'est que la majeure est si profondément ancrée dans l'expérience quotidienne des gens qu'elle ne nécessite aucune démonstration ni argumentation. De sorte que la seconde partie de l'analyse est plus sociologique que logique : elle vise à découvrir les schémas récurrents de la vie quotidienne qui produisent ce genre de certitude de bon sens, chez les gens qui ont les mêmes problèmes, les mêmes contraintes et les mêmes opportunités caractéristiques d'une situation sociale donnée

Mais c'est là une question beaucoup plus large, sur laquelle j'aurais, peut-être, l'occasion de revenir.

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Rituel

Bonne année à tous mes lecteurs et lectrices. Et puis n'oubliez pas : 2010 ne vaudra pas une heure de peine si ... [complétez selon votre préférence].

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