Jean-Edouard s'en prend à la perte sèche de Noël, en essayant de dépasser les arguments habituels, c'est-à-dire en montrant que les cadeaux ne sont pas forcément sous-optimaux comme les économistes ont tendance à nous le répéter chaque année – avec un si faible effet sur les pratiques que l'on en vient à se demander comment ils ont fait pour organiser la crise (amis économistes, ne me tombez pas dessus en hurlant à la mort : c'est de l'humour). Saine initiative que celle de la moitié du couple le plus célèbre de la blogosphère. Puisqu'il me fait, par ailleurs, l'honneur d'une citation, je viens mettre mon grain de sel dans l'histoire, en proposant un autre raisonnement, complémentaire et non-exclusif, bien évidemment appuyé sur de la sociologie économique.
Reprenons au commencement : qu'est-ce que cette histoire de perte sèche de Noël ? Il s'agit d'une application d'un raisonnement économique standard à la pratique des échanges de cadeaux. L'objectif est de savoir si ces échanges sont optimaux, c'est-à-dire maximisent la satisfaction des personnes par rapport aux ressources mobilisés. La réponse est non : si je vous offre le New Super Mario Bros Wii en le payant 60€, alors que vous n'étiez prêt à l'acheter que pour moins de 40€, d'une part, vous avez des goûts vidéoludiques douteux, d'autre part, votre satisfaction est inférieure à ce que j'ai payé – il y a une perte de 20€. J'aurais mieux fait de vous donner les 60€ pour que vous alliez vous acheter un jeu sur Xbox (vous voyez que vos goûts sont douteux) qui vous satisfasse à hauteur de 60€. Multipliez cela par le nombre de cadeaux échangés chaque année à Noël, et vous avez matière à écrire un bouquin qui vous permettra d'aller faire le malin sur les plateaux télévisés.
Dans son post, Jean-Edouard suggère qu'à l'origine, il s'agissait d'un exemple donné par un enseignant pour expliquer la façon dont réfléchisse les économistes, qu'un étudiant peu scrupuleux mais désireux de se la jouer façon Freakonomics a pris un peu trop au sérieux. Hypothèse qui me semble tout à fait plausible. En gros, c'est une bonne façon d'expliquer que les économistes posent leurs questions en terme d'efficacité, et de montrer comment ils peuvent raisonner. Essayer d'en faire plus est extrêmement dangereux : comme souvent lorsque les économistes cherchent à appliquer leur raisonnement à des situations originales mais percutantes, ils le font de manière trop empressé, et ça vire au n'importe quoi. Dans le cas de la perte sèche, il y a l'idée d'un grand pouvoir de la monnaie, qui permettrait d'être plus efficace même au cours d'un don matériel. Or cela est loin d'être évident dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près d'une part à ce qu'est l'argent d'un point de vue sociologique, d'autre part à ce que signifie le don. Et tout ça, en restant centré sur les satisfactions individuelles des parties prenantes.
L'argent a une odeur
Concernant la monnaie, la conception mise en œuvre dans le raisonnement de la perte sèche s'exprime sous forme de proverbe : « l'argent n'a pas d'odeur ». Comme souvent, chez les économistes et ailleurs, on suppose que l'argent est aisément transférable d'un poste budgétaire à l'autre, d'une dépense à l'autre : l'argent que je reçois peut me servir aussi bien à acheter des chips qu'à aller voir l'exposition Soulages au centre Pompidou. C'est à cette seule condition que l'on peut dire que plutôt que de d'offrir un pull moche avec un Rudolf dessus à votre petit frère, vous auriez dû lui donner les 30€ que vous avez claqué dedans pour qu'il aille s'acheter des cartes Magic (malgré ma dévotion à Nintendo, je ne m'abaisserais pas à citer Pokemon). Mais rien ne dit que l'argent soit véritablement transférable. C'est précisément ce que montre Viviana Zelizer dans La signification sociale de l'argent. Sur la base d'une enquête solide auprès de différents ménages américains, la sociologue montre que les sommes d'argent sont socialement marquées, c'est-à-dire que les individus ne se sentent pas autorisé à les utiliser pour acheter n'importe quoi. Un cas extrême mais significatif est celui d'une prostituée qui compartimente très clairement ses sources de revenus : les produits de son « travail » lui servent à acheter drogues et alcool, tandis que les aides sociales qu'elle reçoit sont affectées aux soins de ses enfants – exemple d'une grande portée parce qu'il montre qu'il n'y a pas besoin d'être fortuné pour pratiquer le marquage social de l'argent, au contraire. De même, les héritages ne peuvent pas être utilisés pour n'importe quoi : on n'envisage pas de payer les dépenses courantes avec, on cherche à acquérir quelque chose de significatif, y compris par rapport au parent à qui on le doit (voir, sur ce point, les travaux d'Anne Gotman). Comme souvent, le bon sens populaire se trompe : l'argent a une odeur.
Que se passe-t-il si l'on intègre cela à la question des cadeaux de Noël ? Rien ne permet de dire qu'une somme d'argent offerte sera nécessairement utilisée de façon aussi optimale que le veut le raisonnement de la perte sèche. Les individus risquent d'avoir tendance à s'acheter quelque chose qu'ils ne s'achèteraient pas avec un autre argent – et donc à être moins regardant. Si c'était mon argent, je n'achèterais pas un écran plat à plus de 150€, mais puisqu'on m'a offert 200€, je peux tout dépenser... Le comportement est finalement le même que dans le cas où le cadeau ne se fait pas en monnaie sonnante et trébuchante. D'autant plus qu'il est possible que, en fonction de la personne qui m'offre l'argent, je ne me dirige pas vers les mêmes biens : une jeune fille qui reçoit 100€ de sa grand-mère ne va pas peut-être pas aller tout dépenser en dessous coquins, mais préférera s'acheter quelque chose qu'elle pourra montrer et partager avec sa mamie (je sais : cet exemple est profondément sexiste). L'utilisation de l'argent n'est donc pas aussi libre que le pense le raisonnement de la perte sèche, à moins que l'on ne souhaite partir sur une critique radicale des relations sociales et des normes qu'elles encadrent quant à leur efficacité économique... Si on accepte qu'il y a un plaisir à offrir et un plaisir à recevoir qui justifie la pratique du don de fin d'année, on ne peut pas être sûr que celui-ci serait plus optimal s'il était fait sous forme liquide – parce que justement, il ne peut pas l'être, la liquidité de l'argent n'étant qu'une illusion.
Les médias ont beaucoup glosé dernièrement sur la revente de cadeaux de Noël sur Ebay : le même raisonnement s'applique dans ce cas-là. Rien ne permet de dire a priori que l'argent retiré de cette vente n'en ressort pas marqué socialement, et que l'on accepte de s'en servir pour tout et n'importe quoi. C'est là une question qui devrait se régler au niveau empirique. Là où le raisonnement de la perte sèche donne des réponses à partir de quelques hypothèses, la sociologie économique propose de se servir des hypothèses pour mieux interroger la réalité, pour mieux enquêter.
Ça, ça n'a pas de prix
Mais, pour l'instant, on a surtout montré que la solution proposée par le raisonnement de la perte sèche n'était pas aussi efficace que celui-ci veut bien le croire. On peut aussi montrer que l'échange, le don de cadeau a une efficacité propre, qui le rend irréductible à un simple échange d'argent. En effet, le calcul de la perte sèche considère, comme c'est souvent le cas dans les modèles économiques standards, que les individus connaissent leurs préférences et sont capables de les hiérarchiser. Autrement dit, les goûts des individus sont donnés : pour une raison inconnue, je sais que je préfère des chaussettes Simpsons à des chaussettes Garfield, et je peux en outre classer ces deux biens par rapport à tous les autres biens disponibles. Par contre, celui qui me fait un cadeau ne connaît pas mes préférences et a donc toutes les chances de se planter. Tout devient différent si l'on considère que les goûts ne sont pas donnés mais sont le produit d'une socialisation, et que les échanges de biens, l'activité économique, et donc l'échange de cadeaux participent à celle-ci. Autrement dit, si, plutôt que de considérer des individus isolés, atomistiques, on considère leurs relations et l'effet de celles-ci sur les individus – ce qui est l'une des caractéristiques propres de la sociologie économique.
Les cadeaux peuvent ainsi être une occasion de voir se révéler à soi-même ses propres goûts : c'est en recevant son équipement de petit chimiste à 8 ans alors qu'il avait demandé un flipper que le petit Jimmy a découvert sa vocation et est devenu, quelques années plus tard, le Docteur Colossus. La satisfaction qu'il pouvait retirer de son cadeau ne pouvait donc être connue par lui-même avant de le recevoir. Les économistes parleraient dans ce cas-là de biens d'expérience, dont on ne peut savoir s'ils nous satisfont qu'en les consommant. Notons que ceux-ci sont beaucoup plus nombreux que l'on ne le pense généralement : les jouets, notamment, en font partie, tout comme la plupart des gadgets électroniques – puis-je être sûr qu'un Droid me satisfera plus qu'un Iphone avant d'avoir eu les deux en main ? Les choses deviennent encore plus compliquées si on intègre que la plupart des biens offerts à Noël relève de ce que Lucien Karpik appelle l'économie des singularités, c'est-à-dire où l'on recherche moins un prix qu'une qualité, où, de façon basique, l'on recherche le « bon » film/livre/travailleur/etc., un bien singulier. L'incertitude est alors fondamentale : se diriger dans des marchés de la qualité est extrêmement difficile. Lucien Karpik détaille, dans ses travaux, différents dispositifs qui permettent de surmonter cette incertitude fondamentale. On peut avancer que l'échange de cadeau à Noël est précisément l'un de ces dispositifs : l'offreur joue le rôle de prescripteur qui, par la connaissance qu'il a d'un bien qu'il sait « bon » et celle qu'il a du receveur, même s'il ne connait pas parfaitement ses préférences, permet à ce dernier de mieux se diriger dans les marchés de la qualité – où en serais-je aujourd'hui si ma mère n'avait pas eu la bonne idée d'écouter la radio et de m'acheter, sur les conseils d'un critique littéraire, mon premier Terry Pratchett (découvrir Pratchett à 12 ans, que demander de plus...) ? La recommandation n'est plus alors « offrez plutôt de l'argent » mais « choisissez soigneusement ! ». Après tout, même si l'on offre un bien qui, finalement, ne plaît pas à son destinataire, celui-ci aura au moins appris à mieux connaître ses propres goûts – et, ça, ça n'a pas de prix (pour tout le reste, il y Mastercard).
Poussons le raisonnement encore un peu plus loin : si on tient compte de ces différents éléments, on est amené à ré-évaluer les satisfactions respectives du donneur et du receveur. L'un des arguments de la perte sèche est que, si le donneur retire une satisfaction de donner à offrir, il n'y a pas de raison que celle-ci soit moins importante s'il donne de l'argent. Il y a pourtant tout lieu de penser le contraire : pour des parents offrir The Legend of Zelda : Spirit Tracks ou de l'argent n'est certainement pas la même chose, puisqu'avec l'argent, leur enfant pourra peut-être aller s'acheter cet horrible jeu qu'est GTA IV alors que Nadine Morano dit que c'est pas bien pour les jeunes (notons que cet exemple n'est pas très pertinent : n'importe qui de rationnel reconnaîtra qu'un Zelda est, par essence, infiniment plus satisfaisant que n'importe quel autre jeu). Le contenu du cadeau a donc une influence décisive sur la satisfaction du donneur.
D'ailleurs, le choix du cadeau vient manifester la qualité du lien que l'on entretient avec la personne. Ainsi, Theodore Caplow, dans un article consacré à la pratique des cadeaux de Noël dans la ville américaine de Middletown("Les cadeaux de Noël à Middletown. Ou comment faire respecter une règle sans pression apparente ?", Dialogue, 1986), montre comment la qualité des cadeaux manifeste les normes familiales : faire un plus beau cadeau à son cousin qu'à son frère n'est pas acceptable, sauf si l'histoire familiale justifie une préférence pour le premier sur le second. La cadeau apporte donc de la satisfaction parce qu'il exprime la force d'un lien. Il n'est pas forcément très bon, pour la satisfaction des individus, que cette force s'exprime en valeur monétaire. D'une part, elle rend les dons beaucoup plus mesurables, quantifiables, comparables entre eux, ce qui n'est pas forcément le sens attendu du don : au contraire, le don peut avoir besoin de se vivre dans la négation de sa valeur matérielle, afin que l'obligation de rendre ne soit pas trop manifeste – sinon, on peut se sentir humilié par un don d'argent trop important, qui implique que l'on ne pourra pas rendre autant. D'autre part, la valeur accordée à un bien peut être subjectivement et relationnellement plus grande que son prix : trouver un objet désirée par la personne a plus de valeur que le prix de l'objet lui-même : un livre d'occasion peut, par exemple, n'avoir qu'une valeur monétaire minime, mais par le sens qu'il porte quant à la relation entre les deux personnes, sa valeur peut être incommensurable. A ce moment, le contenu du cadeau, c'est-à-dire l'objet et non son prix exprimé en monnaie, peut avoir une influence décisive sur la satisfaction de celui qui le reçoit.
Au final, la monnaie n'est peut-être pas un aussi sûr moyen de maximiser la satisfaction des individus que ne le prétend le raisonnement de la perte sèche. Cela parce que les économistes ont tendance à prendre la monnaie comme un facilitateur d'échange en oubliant tout ce que ces derniers exigences de technologies sociales : pour qu'un bien puisse circuler, il faut d'abord qu'il soit mis en position de l'être. Il est des choses qui ne se vendent pas, d'autres qui ne s'échangent même pas, ou pas n'importe comment, n'importe quand ou avec n'importe qui. Comprendre l'économie implique que l'on comprenne aussi comment se dessinent et se répartissent ces systèmes d'échanges. En attendant, l'idée de perte sèche doit être pris pour ce qu'elle est : un joli exercice intellectuel, pédagogiquement utile pour tous ceux qui enseignent l'économie et pour ceux qui l'apprennent. Mais pas pour une condamnation sans appel de la soi-disante « irrationalité » de certains de nos comportements les plus quotidiens.
Note 1 : Mes collègues économistes me pardonneront de ne pas avoir exprimé tout ça avec des fonctions, des équations, et tout le bazar, mais j'avoue que j'ai un peu la flemme (bien sûr que j'en suis capable).
Note 2 : Les responsables marketing de Nintendo, Mastercard, Microsoft, Wizard of the Coast, Rock Star Games, Fox Television, Ebay, ainsi que Jim Davis sont priés de me contacter par mail pour qu'on s'arrange (pour la Fox, je veux bien une dédicace de Matt, thanks).
Reprenons au commencement : qu'est-ce que cette histoire de perte sèche de Noël ? Il s'agit d'une application d'un raisonnement économique standard à la pratique des échanges de cadeaux. L'objectif est de savoir si ces échanges sont optimaux, c'est-à-dire maximisent la satisfaction des personnes par rapport aux ressources mobilisés. La réponse est non : si je vous offre le New Super Mario Bros Wii en le payant 60€, alors que vous n'étiez prêt à l'acheter que pour moins de 40€, d'une part, vous avez des goûts vidéoludiques douteux, d'autre part, votre satisfaction est inférieure à ce que j'ai payé – il y a une perte de 20€. J'aurais mieux fait de vous donner les 60€ pour que vous alliez vous acheter un jeu sur Xbox (vous voyez que vos goûts sont douteux) qui vous satisfasse à hauteur de 60€. Multipliez cela par le nombre de cadeaux échangés chaque année à Noël, et vous avez matière à écrire un bouquin qui vous permettra d'aller faire le malin sur les plateaux télévisés.
Dans son post, Jean-Edouard suggère qu'à l'origine, il s'agissait d'un exemple donné par un enseignant pour expliquer la façon dont réfléchisse les économistes, qu'un étudiant peu scrupuleux mais désireux de se la jouer façon Freakonomics a pris un peu trop au sérieux. Hypothèse qui me semble tout à fait plausible. En gros, c'est une bonne façon d'expliquer que les économistes posent leurs questions en terme d'efficacité, et de montrer comment ils peuvent raisonner. Essayer d'en faire plus est extrêmement dangereux : comme souvent lorsque les économistes cherchent à appliquer leur raisonnement à des situations originales mais percutantes, ils le font de manière trop empressé, et ça vire au n'importe quoi. Dans le cas de la perte sèche, il y a l'idée d'un grand pouvoir de la monnaie, qui permettrait d'être plus efficace même au cours d'un don matériel. Or cela est loin d'être évident dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près d'une part à ce qu'est l'argent d'un point de vue sociologique, d'autre part à ce que signifie le don. Et tout ça, en restant centré sur les satisfactions individuelles des parties prenantes.
L'argent a une odeur
Concernant la monnaie, la conception mise en œuvre dans le raisonnement de la perte sèche s'exprime sous forme de proverbe : « l'argent n'a pas d'odeur ». Comme souvent, chez les économistes et ailleurs, on suppose que l'argent est aisément transférable d'un poste budgétaire à l'autre, d'une dépense à l'autre : l'argent que je reçois peut me servir aussi bien à acheter des chips qu'à aller voir l'exposition Soulages au centre Pompidou. C'est à cette seule condition que l'on peut dire que plutôt que de d'offrir un pull moche avec un Rudolf dessus à votre petit frère, vous auriez dû lui donner les 30€ que vous avez claqué dedans pour qu'il aille s'acheter des cartes Magic (malgré ma dévotion à Nintendo, je ne m'abaisserais pas à citer Pokemon). Mais rien ne dit que l'argent soit véritablement transférable. C'est précisément ce que montre Viviana Zelizer dans La signification sociale de l'argent. Sur la base d'une enquête solide auprès de différents ménages américains, la sociologue montre que les sommes d'argent sont socialement marquées, c'est-à-dire que les individus ne se sentent pas autorisé à les utiliser pour acheter n'importe quoi. Un cas extrême mais significatif est celui d'une prostituée qui compartimente très clairement ses sources de revenus : les produits de son « travail » lui servent à acheter drogues et alcool, tandis que les aides sociales qu'elle reçoit sont affectées aux soins de ses enfants – exemple d'une grande portée parce qu'il montre qu'il n'y a pas besoin d'être fortuné pour pratiquer le marquage social de l'argent, au contraire. De même, les héritages ne peuvent pas être utilisés pour n'importe quoi : on n'envisage pas de payer les dépenses courantes avec, on cherche à acquérir quelque chose de significatif, y compris par rapport au parent à qui on le doit (voir, sur ce point, les travaux d'Anne Gotman). Comme souvent, le bon sens populaire se trompe : l'argent a une odeur.
Que se passe-t-il si l'on intègre cela à la question des cadeaux de Noël ? Rien ne permet de dire qu'une somme d'argent offerte sera nécessairement utilisée de façon aussi optimale que le veut le raisonnement de la perte sèche. Les individus risquent d'avoir tendance à s'acheter quelque chose qu'ils ne s'achèteraient pas avec un autre argent – et donc à être moins regardant. Si c'était mon argent, je n'achèterais pas un écran plat à plus de 150€, mais puisqu'on m'a offert 200€, je peux tout dépenser... Le comportement est finalement le même que dans le cas où le cadeau ne se fait pas en monnaie sonnante et trébuchante. D'autant plus qu'il est possible que, en fonction de la personne qui m'offre l'argent, je ne me dirige pas vers les mêmes biens : une jeune fille qui reçoit 100€ de sa grand-mère ne va pas peut-être pas aller tout dépenser en dessous coquins, mais préférera s'acheter quelque chose qu'elle pourra montrer et partager avec sa mamie (je sais : cet exemple est profondément sexiste). L'utilisation de l'argent n'est donc pas aussi libre que le pense le raisonnement de la perte sèche, à moins que l'on ne souhaite partir sur une critique radicale des relations sociales et des normes qu'elles encadrent quant à leur efficacité économique... Si on accepte qu'il y a un plaisir à offrir et un plaisir à recevoir qui justifie la pratique du don de fin d'année, on ne peut pas être sûr que celui-ci serait plus optimal s'il était fait sous forme liquide – parce que justement, il ne peut pas l'être, la liquidité de l'argent n'étant qu'une illusion.
Les médias ont beaucoup glosé dernièrement sur la revente de cadeaux de Noël sur Ebay : le même raisonnement s'applique dans ce cas-là. Rien ne permet de dire a priori que l'argent retiré de cette vente n'en ressort pas marqué socialement, et que l'on accepte de s'en servir pour tout et n'importe quoi. C'est là une question qui devrait se régler au niveau empirique. Là où le raisonnement de la perte sèche donne des réponses à partir de quelques hypothèses, la sociologie économique propose de se servir des hypothèses pour mieux interroger la réalité, pour mieux enquêter.
Ça, ça n'a pas de prix
Mais, pour l'instant, on a surtout montré que la solution proposée par le raisonnement de la perte sèche n'était pas aussi efficace que celui-ci veut bien le croire. On peut aussi montrer que l'échange, le don de cadeau a une efficacité propre, qui le rend irréductible à un simple échange d'argent. En effet, le calcul de la perte sèche considère, comme c'est souvent le cas dans les modèles économiques standards, que les individus connaissent leurs préférences et sont capables de les hiérarchiser. Autrement dit, les goûts des individus sont donnés : pour une raison inconnue, je sais que je préfère des chaussettes Simpsons à des chaussettes Garfield, et je peux en outre classer ces deux biens par rapport à tous les autres biens disponibles. Par contre, celui qui me fait un cadeau ne connaît pas mes préférences et a donc toutes les chances de se planter. Tout devient différent si l'on considère que les goûts ne sont pas donnés mais sont le produit d'une socialisation, et que les échanges de biens, l'activité économique, et donc l'échange de cadeaux participent à celle-ci. Autrement dit, si, plutôt que de considérer des individus isolés, atomistiques, on considère leurs relations et l'effet de celles-ci sur les individus – ce qui est l'une des caractéristiques propres de la sociologie économique.
Les cadeaux peuvent ainsi être une occasion de voir se révéler à soi-même ses propres goûts : c'est en recevant son équipement de petit chimiste à 8 ans alors qu'il avait demandé un flipper que le petit Jimmy a découvert sa vocation et est devenu, quelques années plus tard, le Docteur Colossus. La satisfaction qu'il pouvait retirer de son cadeau ne pouvait donc être connue par lui-même avant de le recevoir. Les économistes parleraient dans ce cas-là de biens d'expérience, dont on ne peut savoir s'ils nous satisfont qu'en les consommant. Notons que ceux-ci sont beaucoup plus nombreux que l'on ne le pense généralement : les jouets, notamment, en font partie, tout comme la plupart des gadgets électroniques – puis-je être sûr qu'un Droid me satisfera plus qu'un Iphone avant d'avoir eu les deux en main ? Les choses deviennent encore plus compliquées si on intègre que la plupart des biens offerts à Noël relève de ce que Lucien Karpik appelle l'économie des singularités, c'est-à-dire où l'on recherche moins un prix qu'une qualité, où, de façon basique, l'on recherche le « bon » film/livre/travailleur/etc., un bien singulier. L'incertitude est alors fondamentale : se diriger dans des marchés de la qualité est extrêmement difficile. Lucien Karpik détaille, dans ses travaux, différents dispositifs qui permettent de surmonter cette incertitude fondamentale. On peut avancer que l'échange de cadeau à Noël est précisément l'un de ces dispositifs : l'offreur joue le rôle de prescripteur qui, par la connaissance qu'il a d'un bien qu'il sait « bon » et celle qu'il a du receveur, même s'il ne connait pas parfaitement ses préférences, permet à ce dernier de mieux se diriger dans les marchés de la qualité – où en serais-je aujourd'hui si ma mère n'avait pas eu la bonne idée d'écouter la radio et de m'acheter, sur les conseils d'un critique littéraire, mon premier Terry Pratchett (découvrir Pratchett à 12 ans, que demander de plus...) ? La recommandation n'est plus alors « offrez plutôt de l'argent » mais « choisissez soigneusement ! ». Après tout, même si l'on offre un bien qui, finalement, ne plaît pas à son destinataire, celui-ci aura au moins appris à mieux connaître ses propres goûts – et, ça, ça n'a pas de prix (pour tout le reste, il y Mastercard).
Poussons le raisonnement encore un peu plus loin : si on tient compte de ces différents éléments, on est amené à ré-évaluer les satisfactions respectives du donneur et du receveur. L'un des arguments de la perte sèche est que, si le donneur retire une satisfaction de donner à offrir, il n'y a pas de raison que celle-ci soit moins importante s'il donne de l'argent. Il y a pourtant tout lieu de penser le contraire : pour des parents offrir The Legend of Zelda : Spirit Tracks ou de l'argent n'est certainement pas la même chose, puisqu'avec l'argent, leur enfant pourra peut-être aller s'acheter cet horrible jeu qu'est GTA IV alors que Nadine Morano dit que c'est pas bien pour les jeunes (notons que cet exemple n'est pas très pertinent : n'importe qui de rationnel reconnaîtra qu'un Zelda est, par essence, infiniment plus satisfaisant que n'importe quel autre jeu). Le contenu du cadeau a donc une influence décisive sur la satisfaction du donneur.
D'ailleurs, le choix du cadeau vient manifester la qualité du lien que l'on entretient avec la personne. Ainsi, Theodore Caplow, dans un article consacré à la pratique des cadeaux de Noël dans la ville américaine de Middletown("Les cadeaux de Noël à Middletown. Ou comment faire respecter une règle sans pression apparente ?", Dialogue, 1986), montre comment la qualité des cadeaux manifeste les normes familiales : faire un plus beau cadeau à son cousin qu'à son frère n'est pas acceptable, sauf si l'histoire familiale justifie une préférence pour le premier sur le second. La cadeau apporte donc de la satisfaction parce qu'il exprime la force d'un lien. Il n'est pas forcément très bon, pour la satisfaction des individus, que cette force s'exprime en valeur monétaire. D'une part, elle rend les dons beaucoup plus mesurables, quantifiables, comparables entre eux, ce qui n'est pas forcément le sens attendu du don : au contraire, le don peut avoir besoin de se vivre dans la négation de sa valeur matérielle, afin que l'obligation de rendre ne soit pas trop manifeste – sinon, on peut se sentir humilié par un don d'argent trop important, qui implique que l'on ne pourra pas rendre autant. D'autre part, la valeur accordée à un bien peut être subjectivement et relationnellement plus grande que son prix : trouver un objet désirée par la personne a plus de valeur que le prix de l'objet lui-même : un livre d'occasion peut, par exemple, n'avoir qu'une valeur monétaire minime, mais par le sens qu'il porte quant à la relation entre les deux personnes, sa valeur peut être incommensurable. A ce moment, le contenu du cadeau, c'est-à-dire l'objet et non son prix exprimé en monnaie, peut avoir une influence décisive sur la satisfaction de celui qui le reçoit.
Au final, la monnaie n'est peut-être pas un aussi sûr moyen de maximiser la satisfaction des individus que ne le prétend le raisonnement de la perte sèche. Cela parce que les économistes ont tendance à prendre la monnaie comme un facilitateur d'échange en oubliant tout ce que ces derniers exigences de technologies sociales : pour qu'un bien puisse circuler, il faut d'abord qu'il soit mis en position de l'être. Il est des choses qui ne se vendent pas, d'autres qui ne s'échangent même pas, ou pas n'importe comment, n'importe quand ou avec n'importe qui. Comprendre l'économie implique que l'on comprenne aussi comment se dessinent et se répartissent ces systèmes d'échanges. En attendant, l'idée de perte sèche doit être pris pour ce qu'elle est : un joli exercice intellectuel, pédagogiquement utile pour tous ceux qui enseignent l'économie et pour ceux qui l'apprennent. Mais pas pour une condamnation sans appel de la soi-disante « irrationalité » de certains de nos comportements les plus quotidiens.
Note 1 : Mes collègues économistes me pardonneront de ne pas avoir exprimé tout ça avec des fonctions, des équations, et tout le bazar, mais j'avoue que j'ai un peu la flemme (bien sûr que j'en suis capable).
Note 2 : Les responsables marketing de Nintendo, Mastercard, Microsoft, Wizard of the Coast, Rock Star Games, Fox Television, Ebay, ainsi que Jim Davis sont priés de me contacter par mail pour qu'on s'arrange (pour la Fox, je veux bien une dédicace de Matt, thanks).
3 commentaires:
Sur la révélation d'information quant à la qualité du lien, j'ajouterai (avec votre permission) que cela est aussi valable pour la "qualité" dans une autre acception : le "type" du lien.
Un cadeau révèle non seulement à quel point l'offreur tient à vous, mais comment il vous perçoit, cf. le grand-père qui ne se rend même pas compte qu'il offre spontanément un bijou à l'une de ses petites-filles et l'intégrale des dictées de Bernard Pivot à une autre. De même, offrir (et recevoir sans mauvaise grâce) un cadeau personnalisé "à risque", même s'il s'avère finalement mal choisi (contrairement à votre exemple du livre d'occasion), plutôt que le CD passe-partout, est une manifestation d'intimité.
Anecdote :
Ma fille de 5 ans a perdu sa première dent et la petite souris lui a apporté une pièce de 2 €. Elle s'est promenée quelques temps avec cette pièce fière d'elle-même (perdre une dent = grandir) puis a voulu acheter la première bricole vue dans un magasin.
Résultat, une double frustration : non seulement elle s'est rendue compte 3 magasins plus loin qu'elle désirait finalement une autre bricole, mais en plus lorsqu'elle a voulu montrer le soir à son grand-père la belle pièce que la petite souris lui avait apporté .... elle ne l'avait plus !
Moralité : dans votre comparatif argent / cadeau, il manque la variable "valeur donnée à l'argent par celui qui le reçoit". Pour certains, l'objet "argent" est plus important que sa valeur monétaire ... voir la réaction de ma fille certes très jeune ou celle d'adultes empilant les billets sous les matelas .....
Je pense que votre anedocte montre bien que c'est le fait de donner quelque chose en cadeau en transforme la valeur, de telle sorte que l'on ne prêtera pas la même valeur à la chose selon qu'on l'a obtenu par soi-même ou qu'on l'a reçu en cadeau.
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