If we illegalize gay marriage, all marriage is in danger

Alors qu'a été récemment célébré le premier mariage entre deux hommes d'Amérique latine à Ushuaïa - qui n'est pas qu'une émission de Nicolas Hulot et une marque de shampoing, mais aussi une ville d'Argentine - la question revient brièvement, comme elle le fait de façon épisodique, dans le débat. Le Monde publie ainsi un port-folio sur les pays qui ont légalisé ce type d'union, une façon de mettre en question la position de la France. Mais c'est d'un cartoon de l'excellent Saturday Morning Breakfeast Cereal dont je vais parler. Et de syllogismes aussi. Tout ça pour mieux comprendre ce qu'il y a derrière le refus de ce type de mariage.


Commençons par le cartoon, que l'on trouvera ici sur le site du talentueux Zach Weiner :




Le dessin se moque de l'argument de la "pente savonneuse", technique rhétorique éprouvée et appréciée des opposants de tous poils à toutes de libertés au nom de grands principes moraux. Il consiste, basiquement car il en existe des versions très "savantes", à dire "qui vole un oeuf, vole un boeuf" : si vous légalisez les drogues douces, alors vous devrez autoriser les drogues dures, puis le trafic et le crime ; si vous autorisez l'euthanasie, alors bientôt on pourra tuer des personnes pas assez productives ; etc. Évidemment, la façon dont on passe d'une étape à l'autre, et en quoi elles s'impliquent "nécessairement" et serait inévitable n'est pas préciser. Ce type d'argumentation est en effet caractéristique de ce que le philosophe Ruwen Ogien appelle une "panique morale" un débat dans lequel l'argumentation rationnelle devient simplement impossible tant certains acteurs semblent sensibles et prêts à tout sur la question. Une bonne façon de caractériser le débat sur le mariage homosexuel, où les arguments sont rarement explicites et le plus souvent travestis, au moins en France, le fond religieux des opposants n'étant que trop rarement assumé.

Mais l'argumentation mérite d'être questionnée plus profondément, dans un sens pas si différent de ce que fait Zach Weiner dans son cartoon. On peut en effet y appliquer une des "ficelles du métier" (tricks of the trade) d'Howard Becker. Cette ficelle a un nom : Becker l'appelle "Cherchez la majeure". Elle part du principe que la plupart des argumentations s'appuient sur le modèle classique du syllogisme, du type "Majeure : tous les hommes sont mortels ; Mineure : Or Socrate est un homme ; Conclusion : Socrate est mortel". Or, dans bon nombre de raisonnements, la majeure est implicite et seule la mineure est explicitée. C'est du moins ce dont s'est rendu compte Everett Hughes auquel Becker emprunte l'idée :

Hughes s'intéressait à la manière dont les sociologues américains s'étaient égarés, dans les années 1940, lorsqu'ils avaient cherché à réfuter un certain nombre d'affirmations racistes. Ainsi, lorsque quelqu'un avançait que les Nègres sentent plus mauvais que les Blancs, ces bonnes âmes malavisées s'efforçaient de prouver qu'en réalité les Blancs sont incapables de sentier la différence entre la sueur d'un Blanc et la sueur d'un Noir. Et ces chercheurs furent positivement ravis de voir que leurs travaux montraient également que les Américains d'origine chinoise trouvaient que la sueur des Blancs sentait particulièrement mauvais

Ainsi, nous trouvons quantité de travaux et de recherches qui tendent à montrer que les enfants élevés par des couples de mêmes sexes ne présentent pas plus de problèmes psychologiques, ne rencontrent pas plus de difficultés, etc. que ceux élevés par des couples de sexes différents. Cela est nécessaire, tout comme l'étaient toutes les études qui montraient la bêtise des préjugés raciaux, mais est-ce suffisant ? Hughes propose une autre façon de faire.

Hughes analyse ces affirmations comme suit : l'argument selon lequel les pratiques ségrégationnistes sont justifiées découle d'une majeure qui n'est ni formulée ni démontrée empiriquement, et qui affirme qu'il devrait y avoir des équipements spéciaux pour les gens qui sentent mauvais. Suit une mineure qui, elle, est explicitement formulée, mais non démontrée empiriquement, et qui dit que les Noirs, effectivement, sentent mauvais. Si - et c'est bien sûr un énorme si - ces deux prémisses sont vraies, alors il en découle inévitablement la conclusion selon laquelle les Noirs doivent avoir des équipements réservés.

Qu'a fait Hughes ici ? Il a cherché à reconstituer la majeure d'un syllogisme dont seule la mineure était explicite. Et cette majeure est particulièrement intéressante pour ce qu'elle révèle sur ceux qui emploient ce type d'argument et sur la société qui à la fois acceptent des raisonnements impliquant de telles majeures - même si elles peuvent en refuser les mineures - tout en se les cachant à elle-même. Ici, l'Amérique de Hughes, celle des années 60 (peut-être est-ce toujours valable aujourd'hui), est toute prise par ses mythes de promotion sociale et d'hygiénisme qu'il lui semble naturel que ceux qui souffrent "d'odeur corporelle" méritent une déchéance sociale. Et même ceux qui ne sont en rien raciste, et n'acceptent donc pas la mineure du raisonnement, peuvent tout de même entretenir la majeure. Prenant un autre raisonnement incomplet "les Juifs ne devraient pas avoir le droit de faire médecine parce qu'ils sont trop agressifs", Hughes écrit :

Déterminer précisement la norme du convenable en matière d'agressivité est un problème dont nous autres, Américains, n'aimons pas discuter ; nous risquerions de découvrir que la dose d'agressivité nécessaire à la réalisation de nos ambitions dépasse la limite où cette vertu se transforme en un vice condamnable.

Qu'en est-il donc pour notre raisonnement qui voudrait que l'on interdise le mariage aux personnes de même sexe ? Nous pouvons appliquer la ficelle de Becker et chercher la majeure. Elle peut sans doute se formuler de différentes façons, mais elle implique nécessairement que "certaines personnes ne devraient pas être autorisées à se marier". C'est ici que le cartoon de Zach Weiner devient d'un seul coup un peu plus qu'un seul trait d'humour : si on trouve une caractéristique X qui fait que certaines personnes ne devraient pas se marier, il n'y pas de raison de ne pas chercher cette caractéristique ailleurs que chez les personnes de même sexe. Prenons par exemple la majeure la plus souvent mobilisée : "certaines personnes ne devraient pas se marier parce qu'elles sont incapables d'élever correctement des enfants". La mineure avancée est alors généralement "Or les homosexuels sont incapables de donner une éducation correcte à des enfants". Mais après tout, s'il est légitime d'interdire aux homosexuels de se marier parce qu'ils ne peuvent pas donner une "bonne" éducation, alors pourquoi ne pas faire de même pour tous les groupes qui ne sont pas en mesure de donner cette "bonne" éducation. Si certains mariages ne sont pas souhaitables, ne devrait-on pas contrôler tous les mariages ?

Cette majeure est tout à fait intéressante quant à notre société : elle révèle à la fois notre sacralisation de l'enfance et de la famille et notre difficulté à reconnaître cela, notre malaise quant à cela. Nous pensons que l'éducation donnée par les parents est la plus importante, en oubliant facilement qu'il existe d'autres sources d'apprentissage et de socialisation, ce qui nous autorise à condamner facilement les parents dont les enfants ne se comportent pas bien - ce qui nous rassure d'ailleurs sur nos propres capacités. En même temps, nous sommes inquiets de savoir ce qu'est la bonne façon d'éduquer ses enfants et nous n'avons pas trop envie de rentrer dans ce débat-là. On pourrait paraphraser Hughes en reprenant la citation que je donnais un peu plus haut : "Déterminer précisement la norme du convenable en matière d'éducation des enfants est un problème dont nous autres, Français, n'aimons pas discuter ; nous risquerions de découvrir que la façon d'éduquer ses enfants nécessaire à la réalisation de nos ambitions dépasse la limite où cette vertu se transforme en un vice condamnable". Nous découvririons peut-être que cette bonne éducation n'est pas aussi plaisante, ni surtout aussi égalitaire que nous voudrions bien le croire. Nous risquerions de découvrir que tout le monde ne part pas égal, et que plutôt que d'évoquer la volonté des parents que nous croyions "démissionnaire", il faudrait s'intéresser à des choses que nous n'aimons pas discuter, le fonctionnement de l'école ou les inégalités.

Resterait à savoir pourquoi nous sommes aussi enclins à ce genre de raisonnement, même lorsque nous ne partageons pas la mineure qui exclut les couples de même sexe. Comme le dit Becker, il y a là matière à un véritable travail sociologique :

Ce que l'on découvrira de manière systématique, en revanche, si l'on suit l'analyse de Hughes, c'est que la majeure est si profondément ancrée dans l'expérience quotidienne des gens qu'elle ne nécessite aucune démonstration ni argumentation. De sorte que la seconde partie de l'analyse est plus sociologique que logique : elle vise à découvrir les schémas récurrents de la vie quotidienne qui produisent ce genre de certitude de bon sens, chez les gens qui ont les mêmes problèmes, les mêmes contraintes et les mêmes opportunités caractéristiques d'une situation sociale donnée

Mais c'est là une question beaucoup plus large, sur laquelle j'aurais, peut-être, l'occasion de revenir.

3 commentaires:

p'tit PieMauss a dit…

Lecteur régulier et fan inconditionnel, je me permet une petite remarque :
Weiner a écrit "all marriage is..." Il parle non pas des mariages, mais de l'institution du Mariage. si vous gardez le titre de ce billet, vous devriez écrire "all Marriages are". Il s'agit d'une broutille, qui ne change rien a votre démonstration, mais vu la qualité de vos billets, il serait dommage que l'on pense que vous cherchez a détourner le sens d'un dessin de Weiner.
Ceci dit j'ai aussi beaucoup apprécié votre analogie avec les parents "démissionnaires" peut être qu'un jour vous pourriez nous apporter un éclairage "sociologique" sur cette question.

NB: ce commentaire n'apportant pas grand chose a votre billet , vous pouvez bien entendu le censurer!
amicalement,

Denis Colombi a dit…

Merci de la remarque!

Fr. a dit…

Excellent recours à la suggestion de Becker ! J'aime aussi beaucoup son "Wittgenstein trick", même ouvrage.

En règle générale, tout ce qui introduit quelques remarques simples de logique dans le raisonnement en sciences sociales me régale.

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